Aller au contenu principal

Résumé

Cet article s'attache au phénomène de la vision, de la révélation et de l’accès à la connaissance dans Le Temps retrouvé. A travers les métaphores optiques, Proust parvient paradoxalement à établir une sémiotique cohérente de la contradiction pour avancer son projet esthétique. Cette sémiotique englobe les contradictions et les mensonges des êtres, surtout liées aux questions de sexualité ; en définitive, ce dernier livre, débuté en même temps que le premier, semble autant un manifeste esthétique et littéraire qu’une justification de l’œuvre même qu’est La Recherche. Au-delà, nous y lisons une démarche auctoriale, l’usage de « l’objet-littérature » permettant la révélation tant artistique que personnelle de l’auteur dans la proclamation codée d’une vérité masquée et bien sûr, sexuelle.

Abstract

This article focuses on the phenomenon of vision, revelation and access to knowledge in Le Temps retrouvé. Through optical metaphors, Proust paradoxically manages to establish a coherent semiotic of contradiction to advance his aesthetic project. This semiotics encompasses the contradictions and lies of beings, especially related to questions of sexuality; in the end, this last book, which was started at the same time as the first one, seems as much an aesthetic and literary manifesto as a justification of the work itself that is La Recherche. Beyond that, we read an auctorial approach, the use of the "object-literature" allowing the artistic as well as the personal revelation of the author in the coded proclamation of a masked and of course, sexual truth.

Printer Friendly, PDF & Email

La grandeur de l’art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre est une question non de technique, mais de vision1.

Cette citation est une des plus importantes de La Recherche, en ce qu’elle explicite la mission même de la Littérature et du Temps retrouvé. En outre, elle trace le lien avec la photographie, l’image et plus largement la vision qui mène à une théorie de la connaissance (« la vie enfin découverte et éclaircie »). Si l’on garde en mémoire le fait que le début de La Recherche a été écrit en même temps que la fin, l’œuvre magistrale parvient à être à la fois un manifeste et sa réalisation. Aussi bien, le projet préalable (le manifeste est censé orienter l’œuvre à venir), paradoxalement relégué en fin de l’œuvre, acquiert-il une nouvelle valeur justement parce qu’il arrive en bout de quête, après la Révélation.

Selon le Narrateur, la « grandeur de l’art véritable » s’obtiendrait par une surprenante corrélation entre écriture et vision, art et biographie, et plus précisément photographie et écriture de soi, puisqu’on peut lire dans le « ressaisissement » la volonté d’un projet autobiographique. La théorie esthétique énoncée s’oppose à celle du rusé mais très philistin diplomate M. de Norpois ; le style, dit Proust, est non une question de technique, mais de vision : l’assertion est paradoxale ! Comment le style, donc l’écriture, peut-il être une opération de la vue ? La vision, et avec elle tous les procédés optiques, deviennent dès lors primordiaux2. Il va donc falloir trouver un lien entre la vision et le style, et finalement, l’écriture de l’œuvre même. Ainsi, il nous faut faire l’effort théorique d’aller au-delà de l’apparence, de la littérature et de l’image, grâce aux métaphores optiques qui permettent de passer d’un ordre sémiotique (le voir) à un autre (le dire/l’écrire).

Nous allons donc montrer comment ces procédés optiques sont utilisés pour saisir la réalité du monde, en fait pour dépasser cette réalité grâce au style justement « visuel » d’où jaillissent les considérations sexuelles, afin de conduire le Narrateur à une théorie de la connaissance, et à une finale libération par l’écriture.

Des dispositifs optiques

De la technique

    Au moment de l’écriture, la photographie a environ soixante-dix ans. Elle fascine Proust par sa puissance temporelle qui entraîne chez lui ce que Brassai a appelé une « photomanie3 ». Proust se sert de l’image pour dans son œuvre

    y décrire les hommes […] comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps4.

    Il tire de cette révolution technique tous les avantages poétiques et semble bien décidé à se servir de toutes les qualités des nouveaux dispositifs optiques pour bâtir une théorie de la médiation5.

    Par exemple, la lanterne magique ouvre le roman, et le termine aussi : instrument d’optique qui joue avec le Temps, elle le structure, et le dispense dans la narration. Elle projette une image fixe illusoirement mise en mouvement, et traduit dans ce jeu (espace, temps, récit) le déploiement de la pensée semi-consciente du Narrateur6. Mais elle fonctionne aussi comme indice : de même qu’à l’heure du coucher, on se prépare à faire de beaux rêves, à revoir les images de la journée passée ou à lire une belle histoire, pareillement, à l’orée de La Recherche, Proust nous prévient qu’il s’apprête à projeter sur le mur de la fiction une séquence d’images animées et encore indistinctes, desquelles, justement, il conviendra de définir les contours, et sur lesquelles il faudra « faire le point ».

    La métaphore contamine le dernier tome de La Recherche. Par exemple, lorsque le Narrateur se promène dans Paris éteint pour raison de guerre, les animations qu’il aperçoit à travers les rares fenêtres éclairées le renvoient à ce souvenir d’enfance. Paris s’anime et tournoie autour de lui :

    On éteignait brusquement toutes les lumières, et la nouvelle bousculade des embusqués arrachant leurs pardessus au chasseur du restaurant […] avait lieu à 9h35 dans une mystérieuse pénombre de chambre où l’on montre la lanterne magique, de salles de spectacles servant à exhiber les films d’un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses7.

    On la retrouve à plusieurs reprises lors du Bal de Têtes ; elle montre la réunion du mythe (la légende de Golo) et de la réalité fictionnelle (les Guermantes) puisque le Narrateur associe Oriane à un des personnages fantastiques. La lanterne magique sert donc de dispositif à la fois poétique (l’écriture de la légende, le ressaisissement du merveilleux enfantin), métadiscursif (elle montre l’instabilité de l’existence, des images floues à définir) et programmatique (accéder enfin à la vérité des choses derrière le tournoiement du temps et de l’espace). Elle entraîne avec elle la présence permanente de la photographie.

    Avec Proust, nous sommes bien loin de l’anecdote photographique : les photographies fleurissent dans La Recherche, accompagnées de leurs analyses, preuves d’une quasi-obsession pour l’image et pour tous les mécanismes optiques8. Elle est d’abord un moyen de situer socialement et donc de comprendre les personnes qui interagissent en fonction de leur moi social, de leur image-dans-le-monde : les personnages sont plus ou moins conformes à l’image sociale qu’ils donnent d’eux, ainsi qu’à leur photographie. De ce fait, la photographie est souvent un embrayeur, une marque de conditionnement social et psychologique :

    Gilberte ayant surpris des photographies de Rachel dont elle avait ignoré jusqu’au nom, cherchait pour plaire à Robert à imiter certaines habitudes chères à l’actrice, comme d’avoir toujours des nœuds rouges dans les cheveux, un ruban de velours noir au bras et se teignait les cheveux pour paraître brune9.

    Proust aime la photographie pour la profondeur mystérieuse et surtout temporelle qu’elle suggère, l’imagination, les questionnements qu’elle suscite. Elle est aussi un moyen d’enquête sur les personnages – la bande des jeunes filles vue à Balbec, Odette, la « dame en rose10 » – et, comme la lanterne magique, la photographie a aussi un rôle structurant, organisateur. C’est l’image de la Berma qui ressurgit quand le voile de la mort effleure son visage ; alors, le Narrateur se souvient d’une photographie initiale, qui lui avait insufflé le désir artistique de l’enquête : « Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie m’avait, un soir de mi-carême, tant troublé11 ».

    La photographie ouvre La Recherche par un questionnement sur Odette, la future madame Swann, et la clôt par la réunion des deux côtés, le côté de Guermantes et le côté de Méséglise, côtés que le Narrateur croyait pourtant éloignés. Cette réunion se fait par le don d’une photographie qui a « permis d’identifier la dame en Rose », et qui propose une synthèse métaphorique de la cohérence globale de La Recherche :

    Elles étaient nombreuses pour moi, celles [les routes] qui aboutissaient à Mademoiselle de Saint-Loup et qui rayonnaient autour d’elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les deux grands « côtés » où j’avais fait tant de promenades et de rêve – par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère le côté de Meséglise qui était le « côté de chez Swann12 ».

    C’est donc par la photographie qu’a lieu la révélation de l’intrication complète de la vie, des sentiments, des êtres, des événements. Cette réunion permet la consécration d’une sémiotique ou tout, finalement, prend sens. Roman de la vocation littéraire, de l’identité, La Recherche est le livre du souvenir :

    Quand j’arrivai au coin de la rue Royale où était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner d’elle-même13.

    Ce marchand de photographies se trouve au début de l’œuvre :

    En rentrant, Françoise me fit arrêter, au coin de la rue Royale, devant un étalage en plein vent où elle choisit, pour ses propres étrennes, des photographies de Pie IX et de Raspail et où, pour ma part, j’en achetai une de la Berma14.

    La résurgence finale valide ainsi la thématique initiale (la photographie comme valeur affective et artistique de premier plan), et cette citation du Temps retrouvé prouve que le dispositif optique de la lanterne magique (le tournoiement des images) et ses dérivés photographiques gouvernent l’œuvre. Mais les procédés optiques ne vont pas sans une pulsion scopique15 poussée qui se traduit par du voyeurisme.

    Le voyeurisme

      Avant d’aborder le voyeurisme proprement dit, voyons comment les situations extrêmes sont toujours amenées dans une mise en scène qui ressortit du dispositif fictionnel et comment l’intrigue sert de prétexte à des développements de nature essentiellement sexuelle. On se souvient que, déambulant sur les boulevards, le Narrateur hésite à reconnaître le baron de Charlus :

      Marchant derrière deux zouaves qui ne semblaient guère se préoccuper de lui, j’aperçus un homme grand et gros, en feutre mou, en longue houppelande et sur la figure mauve duquel j’hésitai si je devais mettre le nom d’un acteur ou d’un peintre également connus pour d’innombrables scandales sodomistes. J’étais certain en tous cas que je ne connaissais pas le promeneur16 […].

      Et pourtant, c’est bien lui. Même fausse annonce et hésitation pour un autre inverti, son ami Saint-Loup :

      Et ma curiosité le fut aussi quand j’en vis sortir rapidement, à une quinzaine de mètres de moi, c’est-à-dire trop loin pour que dans l’obscurité profonde je pusse le distinguer, un officier.
      Quelque chose pourtant me frappa […] de sorte que je pensai, si je ne le reconnus pas formellement, je ne dirai pas même à la tournure, ni à la sveltesse, ni à l'allure, ni à la vélocité de Saint-Loup – mais à l'espèce d'ubiquité qui lui était si spéciale. […] et je restais à me demander si je devais ou non entrer dans cet hôtel dont l’apparence modeste me fit fortement douter que c’était Saint-Loup qui en était sorti17.

      Le Narrateur glisse d’ailleurs ici le premier indice de la perte de la médaille et il faudra au lecteur une attention particulière pour comprendre où Saint-Loup a pu oublier sa médaille. Le deuxième indice se trouve quand Françoise dit au Narrateur que Saint-Loup est passé chez lui pour voir s’il n’avait pas laissé tomber sa croix de guerre (p. 147). Le troisième indice de cette fausse enquête se trouve en page 148 : « Moi qui me doutais où cette croix avait été oubliée ». Le lecteur a-t-il saisi à ce stade où et en quelle circonstance cette croix de guerre a été laissée, et ce que cela signifie symboliquement ? L’enquête trouve sa résolution à la page 160 : « J’ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu, il eût pu se faire élire député […] ». Le mystère devient limpide : les meilleurs, les plus braves, Charlus, Saint-Loup fréquentent cet hôtel de passe homosexuel.

       

      Le principe du dispositif-prétexte étant révélé, les trois scènes majeures de la découverte psychologique qui scandent La Recherche sont des scènes de voyeurisme que nous avons appelées « Gomorrhe à Montjouvain », « Sodome à Paris » et « Sade à l’hôtel18 ». La première a lieu dans Du côté de chez Swann, la deuxième dans Sodome et Gomorrhe, et la troisième dans Le Temps retrouvé.

      Dans Le Temps retrouvé, le Narrateur regarde Charlus se faire fouetter par un œil de bœuf :

      Tout à coup, d’une chambre qui était isolée au bout d’un couloir me semblèrent venir des plaintes étouffées. […] et j’entendis le bruit du claquement d’un martinet probablement aiguisé de clous car il fut suivi de cris de douleur. Alors je m’aperçus qu’il y avait dans cette chambre un œil de bœuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau ; cheminant à pas de loup dans l’ombre, je me glissai jusqu’à cet œil-de-bœuf, et là enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeaient Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus19.

      La mise en scène de ce troisième épisode de voyeurisme est cette fois beaucoup plus sobre et rapide que celle des deux autres. La perception de la scène commence par l’audition de « plaintes étouffées » et culmine avec la vision par « l’œil de bœuf latéral », selon un schéma inverse à celui de la scène précédente, encore que les éléments adjuvants soient semblables (échelle, rideau…). De nouveau, comme dans les deux scènes précédentes, le lecteur aura la gentillesse de passer sur l’invraisemblance de la situation, qui fait du Narrateur un spectateur courageux et particulièrement privilégié puisqu’on rentre et on sort de cette chambre d’hôtel sans même le remarquer, et que le Narrateur n’en continue pas moins à détailler, depuis son poste d’observation, les allées et venues de Jupien et du député, ainsi que leurs propos dans l’hôtel : le dispositif en devient encore plus évident.

      Le Narrateur arrive quand le supplice est fini, il ne peut qu’en constater les effets. L’enjeu n’est plus la peinture d’un tableau violent, émotionnellement fort ; la vue du supplice cède la place à l’audition, retardée dans le récit par des impedimenta, et qui arrive enfin : M. de Charlus se plaint à Jupien de son tortionnaire qui le frappe sans conviction, à quoi Jupien répond qu’il peut lui proposer un « tueur de bœufs, l’homme des abattoirs20 ».

      Puis, la séance masochiste étant terminée, le Narrateur descend et rentre dans la petite antichambre où Maurice, le bourreau, est en train de faire une partie de cartes avec d’autres acolytes. Charlus est là. Ils n’ont pas l’air émus (Maurice et Charlus ont des sentiments de sympathie l’un pour l’autre) et l’on apprend des gars présents qu’ils sont tous « patriotes », qu’ils préféreraient se faire tuer plutôt que de voir un « riche » mourir à la guerre. En somme, cette scène est traitée par le Narrateur avec une très grande désinvolture, et son traitement diffère de celui des deux scènes antérieures. Le seul commentaire qui en est fait est d’ordre physionomique : le Narrateur constate que les tortionnaires commandés ressemblent tous à Morel, l’ancien amant du baron, qu’ils ont « une certaine ressemblance sinon avec Morel tel que je l’avais vu, au moins avec un certain visage que des yeux voyant Morel autrement que moi, avaient pu composer avec ses traits21 ».

      Que retenir de cette scène ? A l’évidence, le voyeurisme ne procure pas ici une sorte de plaisir, tant la mise en scène est peu soignée, et le tableau rapidement brossé, mais un constat plutôt amer des voies que prend l’amour, transposé, métamorphosé, de Charlus pour Morel : de même qu’un fleuve rencontrant un barrage le contourne en de multiples ruisseaux, Proust tient ici à accréditer la thèse que cette scène s’inscrit dans la droite ligne de la relation ancienne de Charlus et de Morel, même s’il s’agit d’une déviance : l’amour peut-il se passer de subterfuges ? D’autre part, il fait le même constat que pour les filles de Sapho, pas vraiment méchantes en leur fond : le bourreau Maurice a bon cœur, n’a trouvé que cet expédient pour vivre, et s’empresse aussitôt « d’envoyer ça à [ses] vieux, et [d’en garder] un peu pour son frangin qui est sur le front22 ». Le vice s’accommode donc de la bonté, au grand dam du baron. La tentative de Proust est bien de rendre banale cette scène de perversion, et de la déplacer sur le plan du langage. On verra plus loin qu’elle soulève une des contradictions humaines : survenant à la fin de La Recherche, cette scène se pose alors comme la marque ultime de la déviance narratoriale (double voyeurisme, visuel et auditif), marque au-delà de laquelle il n’y a plus rien de satisfaisant, ni plaisir, ni douleur, ni même vice – juste peut-être une triste excitation et une grande lassitude. En définitive, les scènes de voyeurisme nous emmènent toujours plus loin dans les compréhension de la complexité des personnages qui ne sont jamais tels qu’on les imagine :

      Mais depuis longtemps je savais que nos pensées ne s’accordent pas toujours avec nos paroles ; non seulement j’avais un jour, de la fenêtre de l’escalier, découvert un Charlus que je ne soupçonnais pas, mais surtout, chez Françoise, puis hélas chez Albertine, j’avais vu des jugements, des projets se former, si contraire à leurs paroles, que je n’eusse, même simple spectateur, laissé aucune des paroles justes en apparence de l’empereur d’Allemagne, du roi Bulgare, tromper mon instinct, qui eût deviné comme pour Albertine ce qu’ils machinaient en secret23.

      La vision permet l’accès au seuil de la connaissance par un phénomène constant de révélation et l’on verra que cette connaissance est celle de la contradiction des êtres. L’entreprise de l’écrivain, toute visuelle, s’annonce donc clairement comme psychologique et didactique. Mais il va maintenant lui falloir trouver son style…

      La question du style

      La première partie a montré comment Proust se défie de la réalité en tant que telle, qu’il n’envisage que sous l’angle de la subjectivité et au moyen de nouveaux apports de l’image. Dans cette deuxième partie, nous verrons les considérations stylistiques liées au mode visuel chez un Narrateur qui va progressivement affiner son approche esthétique.

      « L’objet-littérature »

        Le Narrateur, de façon quelque peu ironique, regrette au début du Temps retrouvé de ne pas avoir de « dons pour la littérature24 » en remarquant comment il est peu sensible aux personnages historiques et aux mirages de la littérature mémorialiste. Réfléchissant au pastiche des Goncourt, l’auteur en vient à définir son style, par une attitude artistique, une philosophie de vie :

        Comme un géomètre qui dépouillant les choses de leurs qualités sensibles ne voit que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m’échappait, car ce qui m’intéressait, c’était non ce qu’ils voulaient dire mais la manière dont ils le disaient, en tant qu’elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules25.

        Ainsi la forme débouche sur le fond qui lui-même revient à être une question de vision, c’est-à-dire, non pas à une compréhension mais à une observation fine de la façon dont les choses ont été dites, ou faites.

        Le Temps retrouvé insère deux pastiches, l’un des Goncourt, l’autre d’un imaginaire critique mondain. Par cela, Proust se tient entre imitation et création, et joue avec le cadre générique26. De même que pour les rencontres fortuites, essayons d’analyser l’insertion ironique du pastiche, pour évaluer ensuite la portée sémiotique de ce nouveau dispositif.

        Au début du Temps retrouvé, le Narrateur se retrouve avec Gilberte pour de longues promenades et des moments de confidences. C’est un moment de rassérènement qui prélude à la révélation : le Narrateur y découvre qu’il est passé à côté de Gilberte comme d’Albertine et de tous les êtres en général, que l’on ne peut jamais connaître ; il découvre la connexion possible entre Combray et Méséglise et relie tous les côtés de sa géographie imaginaire ; la véritable nature de Saint-Loup transparaît. Le principe de réalité a définitivement pris l’ascendant, l’heure est aux révélations : le Narrateur demande ouvertement à Gilberte le type de sexualité d’Albertine.

        Arrive alors la littérature sous la mention de Balzac :

        Justement, reprit Gilberte, le livre que je tiens parle de ces choses. C’est un vieux Balzac que je pioche pour me mettre à la hauteur de mes oncles, La Fille aux yeux d’Or. Mais c’est absurde, invraisemblable, un beau cauchemar. D’ailleurs, une femme peut peut-être être surveillée ainsi par une autre femme, jamais par un homme27.

        Le « justement » de Gilberte n’est pas relevé cette fois par le Narrateur comme révélateur d’un lien inconscient28, mais il y a pourtant un lien entre le questionnement du Narrateur et le sujet du livre de Balzac29. Ce « justement » trahit une ultime dénégation de Gilberte, un dernier mensonge puisque le Narrateur sait d’une part qu’un homme peut séquestrer par amour une femme (lui l’a bien fait) et que d’autre part, Gilberte avait fait des avances à Albertine ; de ce fait, les justifications de Gilberte (se mettre par la lecture à la hauteur de ses oncles) rejoignent la série des justifications du Narrateur dans le même refus d’afficher la vérité, le même déni de soi (à l’aide de la littérature). Gilberte (et le Narrateur) s’abrite derrière Balzac qui fournit une réponse indirecte.

        Le Narrateur en vient, dans le détachement de la vieillesse, à considérer toutes ses anciennes amours (les jeunes filles de la petite bande) reliées dans la même pulsion sexuelle assez indistincte :

        Aucune de ces hypothèses n’était absurde, car chez des femmes comme la fille d’Odette ou les jeunes filles de la petite bande il y a une telle diversité, un tel cumul de goûts alternants si même ils ne sont pas simultanés, qu’elles passent aisément d’une liaison avec une femme à un grand amour pour un homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile30.

        Puis il pose à Gilberte une dernière question sur la nature du goût d’Albertine, qui lui délivre un certificat de bonne mœurs, ce qui l’amène maintenant à douter du goût de Gilberte et à supposer qu’il fut la cause même de son mariage avec Saint-Loup et l’explication du comportement homosexuel de son ami, « espérant des plaisirs qu’il n’avait pas dû trouver chez lui puisqu’il les prenait ailleurs31 ».

        Or ce qui doit attirer particulièrement notre attention, c’est justement la conclusion de toute cette enquête, ultime conversation avec son premier amour :

        Je ne voulus pas emprunter à Gilberte sa Fille aux yeux d’Or puisqu’elle la lisait. Mais elle me prêta, le dernier soir que je passai chez elle, un livre qui me produisit une impression assez vive et mêlée. C’était un volume du journal inédit des Goncourt32.

        Cette dernière pirouette fait la transition entre l’interrogatoire sexuel et le morceau célèbre du pastiche des Goncourt. Ainsi, le Narrateur délaisse Balzac au profit d’un pastiche, alors que La Fille aux yeux d’or déploie toute la passion amoureuse impossible dont il est évidemment question dans La Recherche (avec ses transgressions, ses réclusions et son issue tragique) : syllepse intertextuelle33, l’intertexte convoqué (Balzac) laisse la place signifiante à un deuxième intertexte (le pastiche des Goncourt), qu’il faudra comprendre en fonction du premier. Nous sommes à la fin de La Recherche, et l’impression « vive et mêlée » que devrait lui procurer la connaissance finale des amours albertiniennes, si longtemps désirée, s’applique maintenant à un livre, le « journal inédit », qui affiche d’emblée son inexistence réelle !

        La vérité sémiotique se trouve donc ailleurs, au-delà du pastiche des Goncourt, dans le retournement de l’écriture dont Proust dénonce par ailleurs le style artiste, l’épithète rare.

        On comprend dès lors que la littérature sera, pour Proust et contrairement aux Goncourt, une littérature toujours embrayée non sur le récit du monde, mais sur le mystère de la sexualité. Entre Balzac et Goncourt, entre le fond (une histoire d’homosexualité) et la forme (une écriture artiste), il ne s’agit pas tant de choisir que de fusionner les deux, de parvenir à en faire la synthèse (« l’impression assez vive et mêlée »), c’est-à-dire d’écrire une œuvre esthétique dont les enjeux d’écriture dissimuleraient – tout en les reflétant – les préoccupations profondes, personnelles : l’homosexualité pour le fond, l’art pour la forme ; entre un roman et un journal, entre la biographie et l’art pour l’art.

        Dans les deux cas, celui de Gilberte ou celui du baron34 face auquel elle veut significativement « se mettre à la hauteur », la littérature vient à l’appui d’un désordre personnel, indice pour le lecteur d’une médiation et d’un dispositif scénique. La littérature est convoquée pour définir le style : c’est « l’objet-littérature35 ». Si la nature du style est définie par la Littérature, elle l’est aussi par la promenade parisienne qui occupe une grande partie du livre.

        La promenade parisienne

          La promenade parisienne commence quand le Narrateur décide d’aller visiter Mme Verdurin, début 1916 : la guerre est la toile de fond de ce discours à la fois sexuel et esthétique. Cette promenade est sous le signe du spectacle et plus précisément du cinéma pour ceux qui, à l’heure du couvre-feu, se ruent dans les salles obscures. Mais pour le Narrateur qui préfère déambuler dans les rues d’un Paris en état de guerre, le cinéma n’est pas moins présent :

          Mais parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un étage d’un hôtel, ou même seulement une chambre d’un étage, mais n’ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l’air de se soutenir tout seul sur d’impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu’en levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre dorée, prenait dans cette nuit où l’on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d’une vision d’Orient36.

          La promenade est donc l’occasion de faire se succéder différents types de visions, visions exotiques des soldats des différents corps d’armées étrangères, visions imaginées ou transfigurées d’un Paris bouleversé, et enfin images des souvenirs.

          Esthétiquement, la promenade va progressivement mener le Narrateur vers les chemins de la connaissance et de la compréhension des choses. Toutefois, si la guerre semble remettre en question le système des valeurs, Proust entend prendre le contrepied de cela pour rester dans l’observation poétique du monde :

          Un chant d’oiseaux dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de l’odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l’Empire. Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand dans les Mémoires d’Outre-Tombe des pages d’une valeur infiniment plus grande37.

          C’est donc pour le promeneur écrivain le moment de mettre en avant l’importance de la sensation (l’ouïe et l’odorat dans la référence à Chateaubriand) et de l’art dans ce contexte de guerre :

          Avant l’heure où les thés d’après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin deux petites taches brunes qu’on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons, ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne on pourrait croire que c’est un nuage. Mais on est ému parce qu’on sait que ce nuage est immense, à l’état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému que les taches brunes dans le ciel d’été ne fussent ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris38.

          Les promenades sont l’occasion de descriptions de spectacles nocturnes contradictoires entre l’horreur et la frayeur de la guerre : la nuit est éclairée par les projecteurs et les déplacements des avions partant en chasse font « étoile », « constellation », « apocalypse » :

          mais ceci n’existait pas chez Saint-Loup, à Paris, à propos d’un raid insignifiant, mais qui de notre balcon, dans ce silence d’une nuit où il y avait eu tout à coup une fête vraie avec fusées utiles et protectrices, appels de clairon qui n’étaient pas que pour la parade, etc. Je lui parlais de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. « Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c’est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation, et obéissent en cela à des lois toutes aussi précises que celles qui régissent les constellations car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu’on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n’aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s’en détachent pour partir en chasse, ou rentrer après la berloque, le moment où ils font apocalypse, même les étoiles ne gardant plus leur place39 ?

          Cette transfiguration de la réalité céleste se poursuit à la page suivante en une gradation, le spectacle de ces aviateurs Walkyries sur la musique d’un « chevauchée » wagnérien40, spectacle sonore à la fois au ciel et sur terre, dans les soirées mondaines parisiennes ou même tout simplement dans la rue, avec des « Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enturbannés de blanc41 ».

          Dans ce Paris exotique, ce nouvel Orient (le mot revient trois fois), le Narrateur va rencontrer Charlus et développer l’analyse de l’inversion42. Le discours porte essentiellement sur l’homosexualité (il converse avec Charlus, traque toutes les traces de sa déviance) et est entrecoupé de visions d’un Paris transfiguré, comme auréolé d’un nouveau ciel glorieux. Par exemple, une vision fictionnelle et esthétisante d’un Paris pompéien entraîne la digression sur Sodome et sur l’esthétisation des corps. L’alliance du haut et du bas crée la confusion des valeurs :

          Je ne sais si ce fut ce nom de Sodome et les idées qu’il éveilla en lui, ou celle du bombardement, qui firent que Monsieur de Charlus leva un instant les yeux au ciel, mais il les ramena bientôt sur la terre. « J’admire tous les héros de cette guerre, dit-il. Tenez mon cher, les soldats anglais […] eh bien rien qu’esthétiquement ce sont tout simplement des athlètes de la Grèce, vous entendez bien, de la Grèce mon cher, ce sont les jeunes gens de Platon, ou plutôt des Spartiates43.

          Ainsi, la promenade révèle que toute vision poétique est liée à la compréhension, l’analyse sexuelle des personnages, ce qui participe en soi d’une démarche stylistique.

          Du rôle de la métaphore

            Nous avons évoqué le rôle de la photographie comme élément d’enquête, comme moyen de vision d’une réalité autre, et comme stimulateur imaginaire. On peut aussi parler d’« écriture photographique », le rappel dans le texte de la technique ou de l’art photographique venant apporter une charge scientifique nouvelle à la mise en œuvre traditionnelle des procédés descriptifs de représentation visuelle. L’« écriture photographique » de Proust est significative, dans la démarche explicative, poétique, narrative ou encore psychologique, lorsqu’il y a intrusion d’isotopies, de considérations propres à la technique de l’image qui sont du bruit par rapport au contexte. Cette intrusion se fait au moyen d’une contamination lexicale, de la métaphore ou de l’analogie. Faire voir comme le fait la photographie revient à soumettre au procès de la représentation le paradoxe de l’immédiateté de la perception visuelle. Si l’analogie photographique se veut un adjuvant à l’hypotypose (rendre vivant/présent) en sollicitant les savoirs notionnels et référentiels du lecteur, elle en condamne la démarche mathésique et didactique, celle qui ordonne et dispense dans l’ordre du texte les savoirs sur le monde.

            Ainsi, lorsqu’à la fin de La Recherche le Narrateur sort d’une maison de santé et se rend au bal des Guermantes, il se retrouve dans un décor qu’il qualifie de théâtral et devant lequel le temps s’arrête pour laisser place à la description, mais une description entomologiste en trois ou quatre dimensions44 : la vision, prise comme un spectacle qu’il convient donc de saisir, est immédiate révélation.

            La métaphore optique renvoie à la réalisation narratoriale de l’œuvre, c’est-à-dire à une espèce de mise en abyme a posteriori. Plus précisément, la mention de la lanterne magique finale confirme le pressentiment qui nous était donné initialement, que toute l’œuvre de La Recherche ne serait qu’une grande projection (métaphore baroque connue) mettant à égalité de réalité la légende de Geneviève de Brabant et de Golo, leurs représentations pariétales par-dessus le bouton de porte, et la société plus ou moins aristocratique et décadente du boulevard Saint-Germain :

            A ce moment-là, l’idée que telle personne dont j’avais fait la connaissance dans le monde était la cousine de Mme de Guermantes, c’est-à-dire d’un personnage de lanterne magique, me semblait incompréhensible, et tout autant que les plus beaux livres que j’avais lus fussent - je ne dis pas même supérieurs ce qu’ils étaient pourtant - mais égaux à cet extraordinaire François le Champi45.

            L’image (le procédé optique) entraîne le nivellement catégoriel… François le Champi si marquant pour le jeune Narrateur vaut les grandes œuvres46 ; le magma fusionnel de l’enfance, dans le moment où se chevauchent les images, les sonorités, les légendes, les personnages réels et imaginaires, se répand, métaphorique, métaleptique. Aussi est-il normal de les retrouver associés dans l’ultime projection du « Bal de têtes » :

            Par tous ces côtés une matinée comme celle où je me trouvais était […] ce qu’on appelait autrefois une vue optique, mais une vue optique des années, la vue non d’un moment, mais d’une personne située dans la perspective déformante du Temps47.

            La « vue optique » finale est une anamnèse débouchant sur une recomposition littéraire des images premières. A ce moment, le Narrateur a l’occasion d’embrasser la présence du temps, visible dans cette « perspective déformante » et de « l’approcher de l’intelligence » :

            On éprouve, mais ce qu’on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas mis près d’une lampe, et qu’eux aussi il faut regarder à l’envers : on ne sait pas que ce que c’est tant que l’on n’a pas approché de l’intelligence48.

            Le rappel du processus de développement photographique argentique souligne la complexité d’une réalité cachée, qu’il faut faire advenir. Si cette matinée chez les Guermantes est particulièrement précieuse, c’est que le héros obtient des images en diachronie ; en effet, le Narrateur nous avait jusqu’ici habitués à des vues fragmentées des êtres, en synchronie. Sans doute quelques représentations ont bien traversé toute l’œuvre (les photographies d’Odette), mais à ce moment le Narrateur a l’occasion d’embrasser, dans une appréhension presque complète, la présence du temps, visible dans cette « perspective déformante ».

            En définitive, l’effort optique semble n’avoir pas été vain : le but est atteint d’accéder à la tridimensionnalité, d’infuser dans l’image des émotions, des sentiments, de la faire se dilater comme le goût de la madeleine ou le jeu japonais consistant à jeter dans un bol d’eau des petits papiers qui deviennent un ensemble cohérent et animé, qui « s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables49 ».

            Pareillement à ce déploiement, le développement photographique comme métaphore de l’appareil psychique et des processus mémoriels rappelle le Wunderblock de Freud50 : les êtres ont plusieurs images, qu’ils essaiment, et que nous devons recomposer dans le temps. Médiation du livre, médiation de l’image, tous deux nécessitent la chambre pour se révéler. Du point de vue métalinguistique, la chambre permettra à cette « certaine image » de se développer et d’aboutir au Livre par un processus cognitif : « Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas “développés51” ».

            Le Livre à venir sera donc celui de l’intelligence, de la lumière faite sur la sombre complexité du Temps.

            Vers une théorie de la connaissance

            Pour résumer le dernier tome de La Recherche et comprendre ce développement, il faut garder à l’esprit que Le Temps retrouvé progresse au moyen de trois narrations structurantes que sont la découverte du mensonge des personnages, la découverte du masochisme à l’hôtel de passe et la connexion entre les moments présent et passé par la sensation à l’hôtel des Guermantes. La connaissance de son côté, s’acquiert par les cinq sens : la madeleine (le goût et l’odorat), la cuiller (l’ouïe), le choc des pavés (le contact) et François le Champi (la vue). La révélation à l’hôtel des Guermantes se fait en trois temps : dans la cour52, dans la bibliothèque53, au salon54.

            Ainsi le Narrateur – et à travers lui Proust – met-il en place le principe spirituel qui permet l’approfondissement de sa théorie artistique, présenté à la fois comme une démonstration méthodique et comme un manifeste. Ce principe a commencé par un constat, celui de la duplicité des êtres.

            Duplicité du monde

              Premier constat : les personnages ne sont jamais qui ils prétendent être : chaque personne, mais aussi chaque sentiment est double et souvent les couples d’opposés cohabitent avec une grande part de mauvaise foi. Tous les êtres sont en fait en contradiction avec eux-mêmes : « Une chose me frappa plus encore chez tous les êtres que les changements physiques, sociaux, qu’ils avaient subi, ce fut celui qui tenait à l’idée différente qu’ils avaient les uns des autres55 ».

              L’entreprise d’un Narrateur écrivain est alors de collationner aussi bien les paroles que les actes des personnes, de façon à former pour chacun une identité psychologique complète. En effet les paroles, pas davantage que les actes en eux-mêmes, ne suffisent ; il faut y ajouter toute l’attitude en société du personnage, par exemple Charlus amoureux de Morel.

              L’écrivain qui cherche à comprendre les lois qui unissent tout, les individus et les nations, effectue la difficile ascèse intellectuelle que personne ne fait :

              Ils [les humains] s’occupent de leurs affaires sans penser à ces deux mondes [l’infiniment petit et l’infiniment grand], l’un trop petit, l’autre trop grand pour qu’ils aperçoivent les menaces cosmiques qu’ils font planer autour de nous56.

              C’est que les êtres sont perclus de contradictions, qu’ils vivent sans les reconnaître mais en les justifiant et donc en se trompant. Ainsi Françoise est absolument contre la violence et l’horreur de la guerre, mais a des sentiments patriotiques belliqueux ; ainsi Mme Verdurin, en même temps qu’elle mange son croissant, se dit horrifiée par tous les naufragés du Lusitania, mais son air « était plutôt celui d’une douce satisfaction57 ».

               

              Toutefois, nous avons compris que l’homosexualité intéresse plus principalement le Narrateur. Son enquête psychologique met justement en avant tout la duplicité de ces caractères invertis. A ce titre, l’excès de virilité représente, de façon paradoxale, une part de l’homosexualité :

              L’idéal de virilité des homosexuels à la Saint-Loup n’est pas le même mais aussi conventionnel et aussi mensonger. Le mensonge gît pour eux dans le fait de ne pas vouloir se rendre compte que le désir physique est à la base des sentiments auxquels ils donnent une autre origine58.

              C’est ainsi que Saint-Loup adopte une attitude virile, se plaît au contact de ses hommes de troupes sans se rendre compte de cette attirance plus sexuelle que patriotique (ou qu’il enrobe de patriotisme) et, valeureux, meurt en combattant héroïque. Les homosexuels vivent dans la tromperie permanente, des autres et d’eux-mêmes. Ils permettent au Narrateur de généraliser le principe du mensonge, de l’erreur, parce qu’ils sont « ennuagés d’idéologie59 ». De là, toutes sortes d’erreurs psychologiques de ces personnes qui n’ont pas une vue claire, même dans ce domaine précis où il seraient censés être le plus compétents : « Ainsi M. de Charlus, le plus compétent des hommes dans cette matière, s’était entièrement trompé tant la vérité est partielle, secrète, imprévisible60 ».

              Finalement, dans Le Temps retrouvé, tout le monde se trompe, tout le monde ment. Charlus, le liftier, le duc et le prince de Guermantes, Jupien… Même Françoise aussi se trompe en s’aveuglant sur les intentions de Saint-Loup ou de Charlus. Nous l’avons vu, Gilberte et Albertine mentent sur leur sexualité.

              La sexualité paraît donc comme une des principales causes du mensonge. Les personnages mentent de bonne foi, par ignorance, ou méconnaissance d’eux-mêmes, par aveuglement. Le cas de Charlus, affirmant de Morel qui le quitte pour un autre garçon : « C’est un garçon fou de femmes et qui ne pense qu’à cela61 », montre l’aveuglement amoureux de qui ne peut supporter que l’objet de sa passion puisse aimer d’autres hommes.

              De son côté, Morel, amant de Charlus, et qui a pourtant bénéficié de toutes ses délicates largesses, cherche à le flétrir justement pour ce qu’il n’est pas : « Ainsi, quand il cherchait par ses articles à le faire souffrir, dans sa pensée ce qu’il bafouait en lui ce n’était pas le vice, c’était la vertu62 ».

              Figure majeure de l’homosexualité, le baron de Charlus est l’incarnation même de la contradiction entre les actes et les paroles, tout particulièrement au sujet de son homosexualité :

              De plus, on était agacé d’entendre accuser tout le monde, et probablement bien souvent sans aucune espèce de preuves, par quelqu’un qui s’omettait lui-même de la catégorie spéciale à laquelle on savait pourtant qu’il appartenait et où il rangeait si volontiers les autres63.

              Le langage est à décrypter en ce sens. Le langage ne dit pas vraiment ce qu’il voudrait dire mais en même temps révèle, trahit son auteur, son locuteur. C’est par exemple l’expression « la belle Françoise » qu’Albertine adresse à Françoise lorsqu’elle pénètre inopinément dans la chambre où elle est couchée nue avec le Narrateur, qui lui vaut en retour un « Putana64 » : l’émotion a fait dire à Albertine un adjectif improbable et l’a trahie. Même chose pour l’un des deux homosexuels qui hésite à entrer dans l’hôtel de passe et qui n’arrête pas de répéter « Après tout, je m’en fiche », répétition qui dément le contenu même de la phrase.

              Charlus est l’exemple de cette recherche impossible de l’absolu dans le langage par le sadisme et la perversité : « ils ne parlent pas leur crime65 », juge le Narrateur à propos des faux bourreaux de Charlus. Cette inadéquation entre l’acte et la parole rend le baron malheureux et installe tous les personnages dans une instabilité existentielle.

              Aller vers la connaissance passe donc obligatoirement par le décryptage des mensonges ou des attitudes contradictoires permanentes.

              Le temps transcendé

                Deuxième constat : le temps doit être saisi dans son entièreté. Pour dépasser le Temps, la première démarche est d’abolir la dictature du moment en comprenant que le temps présent, pourtant bien réel, ne détient pas davantage de vérité que celui passé. Toute société en constante évolution est un système homéostatique, qui se maintient toujours, qui croit toujours détenir une vérité supérieure à celle des temps passés, vérité illusoire. Tel est l’exemple de la Berma dépassée par Rachel, pourtant bien inférieure :

                Et de même que tel auteur du XVIIe siècle qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d’aujourd’hui […] de même la Berma était, comme on dit, à cent piques au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu’Elstir, avait surfait une médiocrité et consacré un génie66.

                Après avoir descendu de son piédestal le temps présent (sa mode, ses idées…), il convient ensuite de le confronter au temps passé pour faire sortir une autre vérité. Le Narrateur se retrouve au bal de la duchesse de Guermantes, face à Argencourt :

                En effet, quelques riens avaient beau me certifier que c’était bien Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d’états successifs d’un visage ne me fallait-il pas traverser si je voulais retrouver celui de l’Argencourt que j’avais connu67.

                Le portrait est plus intéressant pour ce qu’il ne dit pas que pour ce qu’il dit. Argencourt est traité comme un paysage (« inénarrable et pittoresque »), dont la description appelle des plans, et les « états successifs » font penser à ces strates accumulées qui se sont superposées et que l’archéologue-écrivain doit mettre au jour. Pour chaque personne, la superposition temporelle des images donne de la profondeur.

                Au bal des Guermantes, le Narrateur se retrouve dans un décor qu’il qualifie de théâtral et devant lequel le temps s’arrête pour laisser place à la description : les personnages qui lui apparaissent semblent des « poupées extériorisant le Temps68 », et son regard est un regard décrypteur, qui analyse les couches de la société en mouvement en la posant sur une scène de la représentation. Juste auparavant, il voyait l’avantage de « regarder derrière le vitrage instructif d’un muséum d’histoire naturelle69 » :

                Des poupées, mais que pour les identifier à celui qu’on avait connu, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail d’esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder en même temps qu’avec les yeux avec la mémoire, des poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. Aussi immatériel que jadis Golo sur le bouton de porte de ma chambre de Combray, ainsi le nouveau et si méconnaissable d’Argencourt était là comme la révélation du Temps, qu’il rendait partiellement visible70.

                Le miracle d’une projection fabuleuse se déploie sous les yeux des spectateurs, transformant les êtres et leurs images – images qu’ils veulent projeter et dont diffèrent de façon criante celles qu’ils projettent réellement.

                Chaque personnage en confronte un autre avec une image qui diffère de celle que l’autre gardait en mémoire. L’analogie photographique sert à montrer le décalage, source d’émerveillement philosophique sur la nature humaine et sur la vie : comment, pour l’écrivain, saisir toutes les facettes d’une personnalité, ses aspérités, pour en rendre un portrait cohérent ?

                La grandeur de l’analyse intérieure que met à jour le Narrateur est donc la dimension subjective de tout portrait, de toute analyse, tant physique que psychologique, puisque en les strates du Temps se glisse le processus imaginaire :

                Même pour la duchesse de Guermantes, comme pour certaines pages de Bergotte, son charme ne m’était visible qu’à distance et s’évanouissait quand j’étais près d’elle, car il résidait dans ma mémoire et dans mon imagination71.

                Ce temps tronçonné, stratifié par la métaphore optique, donne donc de la profondeur au personnage, mais cette profondeur doit être comblée par une subjectivité artiste.

                 

                Par ailleurs, la révélation du Temps passe par la révélation de la vieillesse. Seule la perception de sa propre vieillesse par le regard de l’autre permet cette prise de conscience existentialiste. Sans cela, sans cesse en mouvements et toujours « ratés », les personnages de La Recherche s’éloignent d’eux-mêmes, projettent une image de leur être-dans-le-monde à laquelle ils tentent de se rallier, et montrent une succession de visages :

                Ainsi chaque individu – et j’étais moi-même un de ces individus – mesurait pour moi la durée par la révolution qu’il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu’il avait occupées successivement par rapport à moi72.

                Ces « révolutions » sont à relier au spectacle de la lanterne magique et aux vues de la chambre autour du jeune Narrateur. Entre le premier regard et la confirmation narratoriale finale, une durée s’écoule qui correspond au temps nécessaire (celui de la vieillesse) pour que les deux images – l’image réelle et l’image projetée – finissent pas se correspondre, grâce à l’intellection artistique.

                La vérité de l’art

                  Troisième constat : écrire, c’est produire des images, ut pictura poesis. Si l’écrivain jalouse le peintre, en réalité il fonctionne comme lui : son portrait correspond à un ensemble d’images et de croquis qu’il a emmagasinés sans s’en rendre compte :

                  Et alors l’écrivain se rend compte que si son rêve d’être un peintre n’était pas réalisable d’une manière consciente et volontaire, il se trouve pourtant avoir été réalisé et que l’écrivain, lui aussi, a fait son carnet de croquis sans le savoir73.

                  Comme pour le livre du monde de l’écolier montaignien74, tout peut faire matière75 : par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, les gens manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux, aussi bien les choses concrètes que les choses abstraites comme la trahison, la haine, dont l’artiste a d’ailleurs plus besoin que quiconque : c’est donc à une transmutation du mal (la réalité du monde) en bien (l’œuvre d’art) que le Narrateur nous convie.

                  Toutefois, cette sublimation grâce à la profondeur ne va pas sans quelques difficultés et un paradoxe à la fois artistique et philosophique : rendre compte du Temps et comprendre son action destructrice empêcherait d’en rien dire : « je découvrais cette action destructrice du temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d’intellectualiser dans une œuvre d’art, des réalités extra-temporelles76 ».

                  Cette aporie ne saurait être résolue par un esprit méthodique, ni rationnel ni particulièrement cultivé, au contraire. De nouveau, il s’agit d’une façon de voir le monde qui ne peut être que subjective et personnelle. La quête de cette vérité se fera donc par l’instinct et la sensation, comme l’est la littérature77, et c’est de la confrontation des images que doit advenir une synthèse proche de la vérité… une vérité proustienne toute personnelle, faite de métaphores, et de substitution, voire de subversion des valeurs.

                   

                  Malgré les saisissements ontiques de vérités supérieures, la révélation artistique n’est pas présentée comme une sorte de satori, mais comme une démarche progressive et didactique, et assez semblable à celle du Discours de la méthode cartésien. L’isotopie du Bal de Têtes comme un spectacle78 entomologique instructif, voire édifiant, ostensiblement déroulée sur plusieurs pages, signe la démarche didactique du Temps retrouvé qui place la vision, en amont, comme inspiratrice de la connaissance, et en aval comme démonstration par l’exemple : tout le développement qui a lieu à l’hôtel de Guermantes, d’abord dans la cour, puis dans la bibliothèque, est en réalité un manifeste esthétique qui trouve, au salon, lors du Bal, son application. Le Narrateur y pénètre alors raffermi par sa compréhension récente et ne craint plus d’être dérangé dans sa nouvelle profondeur par la mondanité, par la superficialité des apparences79.

                  Qu’est-ce que cette nouvelle compréhension artistique du monde ? Elle est accès à une profondeur de l’existence, à une vérité faite de réminiscences qui prennent forme à la surface de la conscience ; à un dépouillement de la réalité ordinaire au profit d’une réalité augmentée qui fait la part belle au rêve :

                  Le rêve était encore un de ces faits de ma vie, qui m’avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerais pas l’aide dans la composition de mon œuvre80.

                  Ainsi, le Narrateur, à la fin du Temps retrouvé, définit le début d’une nouvelle ascèse pour une œuvre qui serait à écrire – et qui est en réalité déjà écrite. Elle est présentée comme artistique, en premier lieu, mais aussi comme humaine ; épreuve qui ne va pas de soi, elle suppose de se défaire de la superficialité de l’existence, des illusions sentimentales. L’art sera plus fort que l’amitié, plus fort que l’amour, et l’artiste se placera au-dessus des autres hommes.

                  L’ascèse esthétique est la découverte du sens de la vie, en une sorte de circularité infinie, par l’art qui est justement de saisir cette réalité augmentée. Swann, à l’origine de toute la quête du Narrateur, Swann le maître qui n’a jamais réussi à écrire son fameux essai sur Vermeer, est donc dépassé de façon posthume par le disciple.

                  Finalement, le manifeste littéraire implicite proustien se pose en opposition à la littérature légère comme une causerie (celle de Sainte-Beuve), à la littérature comme une affectation (celle des Goncourt) ou à une littérature utile, factuelle, objective (celle de Norpois) : elle se veut, elle sera une littérature subjective et psychologique de la profondeur : «  les vrais livres doivent être des enfants non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence81 ».

                  Le « vrai livre » vient des profondeurs de l’être qui permet de révéler « ce livre intérieur de signes inconnus » dans un travail contradictoire de lecture en soi et de création82. Le livre que le Narrateur se propose d’écrire est un livre où les lecteurs se verraient eux-mêmes à travers « une sorte de ces verres grossissants comme ce que tendait à un acheteur l’opticien de Combray83 ». Ce livre mélangerait le plaisir et la douleur, la confusion des images et des sensations, ce qui, notons-le, représente la marque même de l’épisode de la révélation de l’amour homosexuel entre Jupien et Charlus.

                  Il y a donc, pour l’artiste, une transcendance à opérer pour s’échapper de la réalité, de l’apparence de sa vérité, et pour accéder à une vérité, un bonheur supérieurs. Considérant la contradiction complexe du monde et des êtres, Proust, dans sa quête d’unité et d’harmonie, doit fonder sa propre sémiotique. Flaubert voulait la « grande synthèse » artistique des genres, ainsi de Proust qui souhaite le renouvellement de la métaphore, par la révolution du système comparatif :

                  On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style84.

                  Conclusion

                  La lanterne magique trace la métaphore générale de La Recherche, déclinée en de multiples variantes techniques et épistémiques, comme un immense conte de fées, une projection d’images arrêtées, analysées, et se rapportant toutes à maints différents désirs, mais à une seule unique pulsion, infantile, visuelle et sexuelle. Il y a bien chez Proust une volonté de se servir des technologies contemporaines (en premier lieu de l’image photographique, mais aussi de tous les dispositifs optiques) pour aborder la littérature et pour rendre visible un monde fantomatique. En effet, quel autre monde est-il plus fantomatique que celui du passé, dont les ombres sont pourtant si présentes qu’elles nous constituent ?

                  Tout n’est que vision, mais il faut apprendre à voir au-delà de la réalité, comme nous y aident les instruments optiques. L’écriture photographique et cette volonté de creuser le temps, les êtres, d’en extraire les strates, comme autant d’images figées et recréées par l’intellection, le rêve et l’imagination, participent de cette quête spirituelle et esthétique. Le style relève alors de cette vision englobante, qui, comme les rayons X, voit en profondeur à travers les êtres, les actes et les paroles de chacun.

                  A ce titre, les révélations homosexuelles justifient l’écriture de la contradiction, contradiction révélée des personnages, mais aussi celle de la poièsis, cette fabrique du discours dont on a vu le constant dispositif de révélation sexuelle. Livre de la complexité, Le Temps retrouvé se présente donc comme une œuvre de propagande homosexuelle ainsi qu’une argumentation progressive vers une théorie littéraire justificatrice. Vision et style mènent à la connaissance, qui elle-même change la façon de voir le monde, et de le rendre par l’écriture ; l’harmonie artistique vitalement recherchée montre enfin la nécessité impérieuse, personnelle, de l’écrivain de trouver sa place au sein de la Littérature et, enfin unifié, de s’y révéler.

                  Notes

                   

                  1

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard, Paris, Folio classique, 1990, p. 202. Toutes les références au Temps retrouvé seront à cette édition au programme de l’agrégation 2022-2023.

                  2

                  Marcel Proust définit son projet par opposition à un autre type de littérature contemporaine qu’il condamne comme ne donnant pas accès à la véritable réalité de l’être, infiniment complexe et psychologique (cf. p. 194). Par exemple, le Réalisme, pour lui, en tant qu’école littéraire, est bien loin de la véritable réalité tout comme l’image photographique qui, prise telle quelle, sans désir ou affect, ne propose pas de véhicule suffisamment puissant pour rétablir « la communication de notre moi présent avec le passé » : « sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le style, la littérature qui s’écarteraient de leurs simples données seraient un hors-d’œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité ? » (Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 196)

                  3

                  Le lien général entre l’œuvre et le principe photographique a été mis en avant par Brassaï (La Recherche est une « photographie gigantesque ») dans Brassaï, Marcel Proust sous l’emprise de la photographie, Paris, Gallimard, 1997, et entre l’homosexualité et la photographie par Mieke Bal dans Images littéraires ou Comment lire visuellement Proust, Montréal, XYZ éditeur et Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997. On sait que Proust s’est démené pour obtenir des photographies de personnes qui lui importaient, Robert de Montesquiou, par exemple.

                  4

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 353.

                  5

                  Par exemple, l’hypostase du Golo, ce que Proust appelle la « tranvertébration », révèle son aptitude à se métamorphoser, s’anamorphoser P dans les plis du rideau, à prendre finalement de l’épaisseur dans la tenture, et à devenir un être de la mémoire.

                  6

                  Georges Poulet, qui a bien vu l’importance de ce passage dans Du côté de chez Swann, en conclut à la « superposition juxtaposante » de la lanterne magique. Voir Georges Poulet, L’Espace proustien, Paris, Gallimard, Tel, 1963, p. 116.

                  7

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 41.

                  8

                  Cf. Roger Shattuck, Proust’s binoculars; a study of memory, time, and recognition in “A La Recherche du temps perdu”, New York, Random House, 1963.

                  9

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 8.

                  10

                  Ibid., p. 335.

                  11

                  Ibid., p. 303.

                  12

                  Ibid., p. 334.

                  13

                  Ibid., p. 165.

                  14

                  Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, La Pléiade t. I, 1989, p. 478.

                  15

                  La pulsion scopique est désir de voir, et les pulsions scopiques sont des exemples de pulsions sexuelles non génitales. A ce titre, elles ne sont donc pas encore sexuellement déterminées, d’où l’amour indistinct de Proust pour les deux sexes. Lacan explique ce désir par le jeu de mots « dans le savoir, il y a du voir ».

                  16

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 70.

                  17

                  Ibid., p. 117

                  18

                  Cf. Patrick Mathieu, Proust, une question de vision. Pulsion scopique, photographie et représentations littéraires, Paris, L’Harmattan, 2009.

                  19

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 122.

                  20

                  Ibid., p. 124.

                  21

                  Ibid., p. 124.

                  22

                  Ibid., p. 133.

                  23

                  Ibid., p. 81.

                  24

                  Ibid., p. 29.

                  25

                  Ibid., p. 24.

                  26

                  Insérées dans le roman, ces pièces ludiques expriment aussi le travail de l’écriture, la fabrique de l’écrivain. Les pastiches qui parsèment La Recherche sont autant des preuves de virtuosité que des preuves d’impuissance à générer un langage propre. Ils sèment le doute sur l’authenticité de leur provenance dans un brouillage volontaire, d’ailleurs général ; les vitraux représentant des personnages saints renvoient à des tragédies sanglantes et, désignant la finalité pessimiste de la représentation, « le reflet d’un verre de lanterne magique et d’un vitrail d’église commence à éteindre ses couleurs ». Dans les morceaux descriptifs, Paris équivaut à Venise ou à Haarlem. La rumeur enfin qui enveloppe les personnages dans un bruissement mondain incessant achève de rendre la parole confuse : « C’est ainsi que l’atmosphère où Mme de Guermantes existait en moi, après n’avoir été pendant des années que le reflet d’un verre de lanterne magique et d’un vitrail d’église, commençait à éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l’imprégnèrent de l’écumeuse humidité des torrents. » (Proust, Le Côté de Guermantes, Paris, Gallimard, Pléiade, t. II, 1989, p. 311)

                  27

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 12.

                  28

                  28 Proust définit l’adverbe « justement » comme un marqueur, un révélateur de ce langage inconscient, en l’attribuant à M. de Cambremer (La Prisonnière, Paris, Gallimard, Pléiade, t. III, 1989, p. 596).

                  29

                  Le comte Henri de Marsay convoite Paquita, jalousement gardée par la marquise de San-Real. Paquita, déchirée entre ces deux passions, mourra. On note aussi que Charlus, dans le train qui le mène à la Raspelière, lit Balzac et en vante au petit groupe le côté « hors-nature » (Op. cit., t. III, p. 440) –] comprendre homosexuel – relevé par Taine dans Le Journal des débats, 1858. La notice nous indique que Proust avait l’intention d’en faire le pendant de la conversation de Marcel avec Charlus (Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, Pléiade, t. IV, Notice, 1989-1990, p. 1009 ; p. 1017).

                  30

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 14.

                  31

                  Ibid., p. 14.

                  32

                  Ibid, p. 15.

                  33

                  Michael Riffaterre, « La syllepse intertextuelle », Poétique, 40, novembre 1979, p. 496.

                  34

                  Cf. note 29.

                  35

                  Cf Patrick Mathieu, Proust, une question de vision, Pulsion scopique, photographie et représentations littéraires, op. cit., p. 235-290.

                  36

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 43.

                  37

                  Ibid., p. 34.

                  38

                  Ibid., p. 41.

                  39

                  Ibid., p. 65.

                  40

                  Ibid., p. 66.

                  41

                  Ibid., p. 70.

                  42

                  Ibid., p. 70-71.

                  43

                  Ibid., p. 114.

                  44

                  Cf. infra, notes 68 et 77.

                  45

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 190.

                  46

                  Le lien n’est pas nouveau entre le livre de George Sand et la littérature par le biais de la mère. Julia Kristeva rappelle que Proust a par ailleurs longtemps critiqué Sand tout en gardant dans ses cahiers, ses « paperoles », cette référence centrale au livre de François le Champi, Julia Kristeva, Le Temps sensible, Paris, Gallimard, Folio essais, 1994, p. 23.

                  47

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 232.

                  48

                  Ibid., p. 203.

                  49

                  Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, La Pléiade, t. I, 1989, p. 47.

                  50

                  Sigmund Freud, Huit études sur la mémoire et ses troubles, Paris, Gallimard, [1925], 2010, p. 129.

                  51

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 202.

                  52

                  Ibid., p. 173-189.

                  53

                  Ibid., p. 189-224.

                  54

                  Ibid., p.  24-fin.

                  55

                  Ibid., p. 280.

                  56

                  Ibid., p. 79.

                  57

                  Ibid., p. 80.

                  58

                  Ibid., p. 52.

                  59

                  Ibid., p. 53.

                  60

                  Ibid., p. 54.

                  61

                  Ibid., p. 87.

                  62

                  Ibid., p. 74.

                  63

                  Ibid., p. 94-95.

                  64

                  Ibid., p. 129.

                  65

                  Ibid., p. 134.

                  66

                  Ibid., p. 309.

                  67

                  Ibid., p. 228.

                  68

                  Ibid., p. 231.

                  69

                  Nous retrouvons ici la même analogie entomologique que dans la découverte des amours de Charlus et de Jupien.

                  70

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 231.

                  71

                  Ibid., p. 282.

                  72

                  Ibid., p. 336.

                  73

                  Ibid., p. 207.

                  74

                  74 « Tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières », Montaigne, Essais, « De l’institution des enfants » (1, 26).

                  75

                  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 208.

                  76

                  Ibid., p. 236-237.

                  77

                  Ibid., p. 196.

                  78

                  « Pourtant je n’eus pas l’idée de lui dire mon admiration pour la vision extraordinaire qu’il offrait […] J’avais l’impression de regarder derrière le vitrage instructif d’un Museum d’histoire naturelle ce que peut être devenu l’insecte le plus rapide, le plus sûr, en ses traits, et je ne pouvais pas ressentir les sentiments que m’avait toujours inspiré Monsieur d’Argencourt devant cette molle chrysalide, plutôt vibratile que remuante », Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, Folio classique, 1990, p. 229.

                  79

                  Cf. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 224-225.

                  80

                  Ibid., p. 221.

                  81

                  Ibid., p. 204.

                  82

                  Ibid., p. 186.

                  83

                  Ibid., p. 338. Si La Recherche raconte une succession de visions donnant lieu à des réflexions psychologiques, le livre que le Narrateur se promet d’écrire à la fin se présente conséquemment comme un autre dispositif optique permettant au lecteur de se voir, de s’analyser et donc de se comprendre : « L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre aux lecteurs afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eut peut-être pas vu en soi-même » (Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 217).

                  84

                  Ibid., p. 196.

                  Printer Friendly, PDF & Email