Résumé
Cet article se propose d’aborder La Religieuse à la lumière des enjeux philosophiques, esthétiques et littéraires que ce roman-mémoire revêt. Il s’agira plus particulièrement d’étudier la manière dont Diderot explore la question du mécanisme d’inspiration cartésienne, faisant de la matière romanesque le lien où s’énonce une anthropologie du sujet sentant et percevant. Une attention particulière sera accordée dans cette perspective à la construction du regard de Suzanne, véritable observatrice du monde conventuel.
Abstract
This article proposes to approach La Religieuse in the light of the philosophical, aesthetic and literary stakes that this novel-memoir has. More specifically, it will study the way in which Diderot explores the question of the Cartesian-inspired mechanism, making the novelistic material the link where an anthropology of the feeling and perceiving subject is stated. Particular attention will be paid in this perspective to the construction of Suzanne's gaze, a true observer of the conventual world.
Évoquer La Religieuse de Diderot au regard du mécanisme, comme nous voudrions le faire dans cette contribution, c’est se heurter à première vue à une impasse. Les références y sont en effet rares et peu substantielles en apparence. Cela ne saurait nous surprendre, objectera-t-on, au vu de la dimension hautement militante de l’œuvre. Né d’une célèbre mystification dont le Marquis de Croismare fut la victime, le roman-mémoire de Diderot se présente comme une satire de la vie conventuelle, « la plus effroyable1 » de surcroît ; il donne comme essentiel le droit de chaque individu de disposer librement de lui-même et dénonce avec véhémence les intérêts mêlés de l’Église, du pouvoir monarchique et des familles. Les principes narratifs et esthétiques qui s’y déploient évacuent fort logiquement les enjeux du mécanisme et de ses diverses interprétations. Des enjeux dont la part est en revanche prépondérante dans l’œuvre philosophique de Diderot, qu’il s’agisse des textes de jeunesse ou des écrits qui accompagnent l’entreprise encyclopédique ou y succèdent. Publiée en 1749, la Lettre sur les aveugles examine la naissance des idées abstraites et le faisceau des sensations simultanées par l’entremise d’un automate inspiré de Vaucanson2. Dans les entretiens réunis sous le titre du Rêve de d’Alembert, le lecteur aura tout loisir de s’aventurer – et de se perdre – dans un matérialisme spéculatif, lequel propose une redéfinition de la substance corporelle par le biais de la sensibilité, cette « propriété générale de la matière ou produit de l’organisation3 ». S’inspirant partiellement des écrits de La Mettrie (dont il se tient pourtant à distance), Diderot utilise le terme « machine » pour mettre en péril la distinction entre substance pensante et substance étendue. D’importants échos à la tradition mécaniste traversent par ailleurs les textes politiques de Diderot, notamment les Mémoires pour Catherine II4. Les écrits esthétiques ne sont pas en reste, comme en témoignent par exemple les Essais sur la peinture5 et, plus généralement, les Salons. Quelles que soient les inflexions qui lui sont données, le mot « machine » est d’une remarquable polysémie : oscillant entre une acception littérale et une acception métaphorique, il désigne tour à tour l’objet et le sujet de la connaissance. Il accompagne dans tous les cas la démarche interprétative à laquelle se livrent le philosophe, le poète ou l’artiste afin de rendre compte des principes de la nature.
Il serait toutefois infondé d’exclure La Religieuse des enjeux philosophiques, mais aussi littéraires, que revêtent la machine et ses divers avatars lexicaux (« automates », « ressorts », « horloges », « poulies », « roues », « poids », « fontaine », « moulins », etc.). Rappelons tout d’abord qu’un partage strict entre écrits philosophiques et écrits littéraires n’a guère de pertinence. En effet, l’œuvre fictionnelle de Diderot est remarquablement perméable aux avancées scientifiques et aux débats philosophiques qu’elle met sans cesse en regard (il suffit de songer à des œuvres aussi différentes que Les Bijoux indiscrets, Jacques le Fataliste ou le Supplément au voyage de Bougainville). L’inverse est également vrai dans la mesure où les textes philosophiques entretiennent des liens étroits avec les œuvres de fiction, au point de se mêler parfois inextricablement. Une énonciation polyphonique traduit l’enchevêtrement des discours et invalide bien évidemment toute prétention univoque à la vérité, au risque de sacrifier la puissance du vraisemblable romanesque auquel Diderot accorde, on le sait, une importance de premier plan, notamment dans le rapport qu’il entretient avec le roman moral de Samuel Richardson. Se réclamant à plusieurs reprises des Essais de Montaigne, Diderot multiplie les strates discursives aux seules fins de saper toutes les formes de dogmatisme et d’inviter le lecteur à exercer son jugement. La discontinuité de l’œuvre de Diderot ouvre ainsi à des effets inédits de sens et à un dialogue toujours recommencé entre l’auteur et son lecteur.
Dans ce contexte, et à l’instar des Bijoux indiscrets, La Religieuse constitue un remarquable laboratoire dans lequel se superposent les régimes discursifs et les configurations de savoir. Des travaux récents ont ainsi montré la dette du roman de Diderot envers les sciences de son temps, au premier rang desquelles se trouve la médecine vitaliste de l’École de Montpellier, défendue notamment par Bordeu ou Ménuret de Chambaud6. L’héroïne, Suzanne Simonin, y est perçue non plus exclusivement comme une subjectivité souffrante, mais bien davantage comme l’incarnation d’un regard clinicien, entièrement voué à l’observation des manifestations du corps. À la manière d’un traité de médecine, La Religieuse présente au lecteur une succession de phénomènes psycho-pathologiques (bien que le terme soit anachronique), selon une conception résolument holistique. Les éléments constitutifs du corps humain sont pensés au travers de la solidarité qui anime les différents niveaux du vivant : la molécule, l’organe, l’organisme. Ceux-ci sont perçus dans leur singularité, rendant toute théorie générale de la maladie impossible. Ainsi les trois Supérieures que Suzanne est amenée à connaître présentent-elles tour à tour un cas à déchiffrer dans une perspective qui récuse toute essence nosologique. Dans ce contexte, il convient de souligner l’importance du lexique lié au protocole expérimental et au raisonnement inductif : sous la plume de Suzanne, les verbes « prouver », « juger », « alléguer », « attester » qualifient de toute évidence une démarche épistémologique dans laquelle les régimes d’administration de la preuve jouent un rôle essentiel. Il en va de même des modalisations qui suggèrent la nature relative des faits rapportés (« je ne sais si », « c’est ce que je n’oserais décider », « je doutais », etc.). Érigée en une instance surplombante, Suzanne évolue dans un milieu clos dont la relative stabilité permet de rendre compte de l’étroite coïncidence de la nature et de la morale, celle-là même que la religion chrétienne entend séparer.
Or, l’exercice du jugement est mis en péril par l’assujettissement de Suzanne aux manifestations de son propre corps : défaillance, tremblements, pleurs, folie, fureur, mélancolie, hallucinations, exaltation mystique, etc., constituent autant d’états paroxystiques qui invalident toute connaissance de soi. En cela, le récit de Suzanne mêle à dessein lucidité et cécité : il donne à voir le déchiffrement de la sensibilité par un individu précisément sensible (on sait que l’adjectif « sensible » apparaît dès les lignes liminaires du roman). Diderot a traduit stylistiquement cette aporie interprétative par la superposition du « je » raconté et du « je » racontant ; il a laissé en outre le soin au lecteur de pallier les insuffisances ou les équivoques du récit. Remarquons enfin que l’impératif épistémologique délimité par le regard de Suzanne n’entre pas en contradiction avec l’esthétique picturale que Diderot a revendiquée s’agissant de la structure même de son roman7. Les tableaux pathétiques sont toujours le lieu d’un geste interprétatif ; ils traduisent une tentative de saisie du monde par une conscience qui s’interroge sur les conditions de validité de sa propre démarche. Il faudra y revenir.
C’est à la lumière de ces quelques considérations liminaires que nous voudrions aborder un premier extrait de La Religieuse. Situons brièvement ce passage : née des amours adultérines de sa mère, Suzanne a été contrainte d’embrasser la vie monastique afin d’éviter à sa famille le déshonneur lié à sa condition d’enfant illégitime. Après un bref séjour dans le couvent de Sainte-Marie, elle entre au couvent de Longchamp où ses accès de désespoir mélancolique sont tempérés par la présence mystique – solaire pourrait-on dire – de sa supérieure, la Mère de Moni, laquelle deviendra pour Suzanne une mère de substitution (on soulignera du reste l’onomastique Simonin / Moni), et dont le destin préfigure celui de Suzanne. Dans la scène qui nous occupe, Mme de Moni vient s’entretenir avec Suzanne avant que celle-ci ne prononce à contrecœur ses vœux :
Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes mains qu’elle prit. Elle paraissait méditer, et méditer profondément ; elle avait les yeux fermés avec effort, quelquefois elle les ouvrait, les portait en haut et les ramenait sur moi ; elle s’agitait, son âme se remplissait de tumulte, se composait et se ragitait ensuite. En vérité, cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et le caractère. Elle avait été belle, mais l’âge en affaissant ses traits et en y pratiquant de grands plis avait encore ajouté à sa physionomie : elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-même, ou traverser les objets voisins et démêler au-delà, à une grande distance ; toujours dans le passé ou dans l’avenir. Elle me serrait quelquefois la main avec force […] Elle était à peine sortie, que la mère des novices et mes compagnes entrèrent ; on m’ôta les habits de religion ; et l’on me revêtit des habits du monde ; c’est un usage que vous connaissez. Je n’entendis rien de ce qu’on disait autour de moi, j’étais presque réduite à l’état d’automate, je ne m’aperçus de rien. J’avais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce qu’il fallait faire ; on était souvent obligé de me le répéter, car je n’entendais pas de la première fois, et je le faisais ; ce n’était pas que je pensasse à autre chose, c’est que j’étais absorbée, j’avais la tête lasse comme quand on s’est excédé de réflexion […]8.
Le regard de Suzanne procède par fragmentation (de la tête aux pieds) mais, à l’inverse d’une prosopographie traditionnelle, il donne à voir une série d’actions successives, fondées sur la conjonction de mouvements duratifs et répétitifs. Les oscillations, les moments de pause – mais aussi de paroxysme – se manifestent formellement par l’usage massif des imparfaits. La description offre une transparence, certes troublante, mais accomplie, d’une tension de l’âme, dont les gestes constituent en quelque sorte l’épiphénomène. Le regard de Suzanne déchiffre de manière spéculaire un autre regard, rendant avec la plus grande acuité la dynamique de cette exaltation mystique. Les yeux de la Supérieure sont élevés au rang de signes privilégiés d’une communion sacrée, dont on peut penser que le couvent, lieu clos et interdit au regard profane, favorise les élans. Le roman de Diderot opposera, comme nous le verrons, la ferveur mystique de Mme de Moni et les comportements dénaturés de Mme de*** dont la sensibilité exacerbée s’avèrera fatale. C’est ouvrir dans tous les cas le vaste dossier de l’hystérie et des fureurs utérines générées par la claustration conventuelle9, mais aussi suggérer l’impuissance de toute métaphysique à approcher les certitudes premières autrement que dans la diversité du sensible. Cela amène alors la narratrice à opérer des syncrétismes qui dépassent de fort loin l’enseignement du Christ. La ferveur exceptionnelle de Mme de Moni emprunte en effet à l’art divinatoire de l’Antiquité (dont on sait qu’il est essentiellement réservé aux femmes) : « En vérité, cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et le caractère ». C’est l’image traditionnelle de l’oracle de Delphes qui est convoquée ici par Diderot pour qualifier un état second, et dont l’article « Pythie » de l’Encyclopédie donne une description particulièrement saisissante :
On voyait ses cheveux se dresser sur sa tête, son regard devenir farouche, sa bouche écumer, et un tremblement subit et violent s’emparer de tout son corps. Dans cet état, elle faisait des cris et des hurlements qui remplissaient les assistants d’une sainte frayeur […] Enfin ne pouvant plus résister au dieu qui l’agitait, elle s’abandonnait à lui, et proférant par intervalles quelques paroles mal articulées que les prêtres recueillaient avec soin […]. Souvent, dit Lucain, une mort prompte était le prix ou la peine de son enthousiasme10.
Mme de Moni ne saurait toutefois être associée à de telles manifestations paroxystiques puisque son comportement relève indubitablement d’une communion apaisée avec le sacré. On y verra davantage des rémanences de la théorie néo-platonicienne du poète-vates, éclairé par une lumière intérieure, excluant de fait toute raison raisonnante. Le portrait de Mme de Moni fait indiscutablement songer aux « théosophes » et autres individus « inspirés » auxquels Diderot prête un « tempérament sombre et mélancolique », et dont « la pénétration extraordinaire et presque divine » est due « à quelque dérangement périodique de la machine11 ». Dans La Religieuse, le visible et l’invisible se confondent dans une description emplie de fascination pour ce qui est manifestement un don de voyance : « elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-même, ou traverser les objets, et démêler au-delà, à une grande distance, toujours dans le passé ou dans l’avenir ». Associant inspiration divine et hiératisme, le portrait de Mme de Moni n’est pas sans rappeler la peinture de Philippe de Champaigne, dont les portraits de religieuses jansénistes au regard à la fois absent et présent ont durablement marqué Diderot. Suzanne exprime un souci du détail qui est semblable à la propension qu’a le peintre à montrer de manière synesthésique telle « circonstance fugitive ». Cette captation de l’instant n’est pas sans faire songer à la construction picturale de l’objet telle que la pense Diderot. Le portrait de Mme de Moni est une composition tout en équilibre qui va des parties au tout ; il a pour effet de présenter, sous les yeux d’un destinataire non pas cet objet lui-même, mais ses effets. Le tableau semble alors se composer devant le lecteur-spectateur, à l’image de l’adhésion mystique que Mme de Moni suscite auprès de ses compagnes12. L’artiste et l’écrivain sont en quelque sorte saisis en travail.
La Religieuse relève, nous l’avons dit, d’une succession de tableaux pathétiques ; Diderot fait du reste grand usage de la souplesse narrative que lui confèrent les changements de lieux, de personnages, de temporalité. Surtout, ce dispositif permet de dramatiser l’action par le recours à des scènes contrastées. Cela est évident dans la seconde partie de l’extrait qui peint la profession de foi de Suzanne ; le départ de Mme de Moni, ainsi que les préparatifs de la cérémonie, ont pour effet de mutiler littéralement le regard de Suzanne. Les qualités d’observatrice qui avaient été auparavant les siennes lui sont retirées ; il lui est désormais impossible de procéder à une démarche de connaissance fondée sur la sensibilité et la raison – les deux éléments essentiels qui doivent caractériser le « médecin-philosophe » selon l’article « Crise » de l’Encyclopédie dû à Bordeu13. Cette dépossession de soi se manifeste stylistiquement par le retrait du « je » au profit du « on », un procédé fréquent dans le roman de Diderot14. Réification et passivité enserrent alors la narratrice : Suzanne se dit réduite à l’état d’« automate » ; son corps est traversé de surcroît par de « petits mouvements convulsifs », expression qui traduit le mouvement naturel, mais également et surtout la nature inanimée, c’est-à-dire privée de sensibilité. Diderot a recours ici à une utilisation topique – et somme toute banale – du mot « automate ». Ce terme, depuis au moins La Bruyère15, est communément péjoratif ; il désigne un individu menant une vie stupide, au sens étymologique du terme (« engourdi », « paralysé »). On pourrait se limiter à ne voir dans ce glissement sémantique qu’un moyen convenu de dénoncer l’abrutissement causé par la vie claustrale. Mais peut-être y a-t-il en filigrane une référence à la pensée de Condillac, notamment à l’image célèbre de la statue telle qu’elle est décrite dans le Traité des sensations publié en 175416 (que Diderot évoque par ailleurs dans Le Rêve de d’Alembert). Dans cet ouvrage qui reprend en le radicalisant l’héritage de Locke, Condillac se livre à une expérience de pensée afin d’asseoir le primat des sensations comme unique source des idées : une statue de marbre, « organisée intérieurement comme nous et animée d’un esprit privé de toute espèce d’idée », est dotée peu à peu de chaque sens ; elle acquiert progressivement mémoire, entendement et raison, et accède ainsi à une humanité pleine et entière. Voici ce qu’écrit Condillac :
[La statue] ne jugera des choses comme nous, que quand elle aura tous nos sens et toute notre expérience ; et nous ne jugerons comme elle, que quand nous nous supposerons privés de tout ce qui lui manque. Je crois que les lecteurs, qui se mettront exactement à sa place, n’auront pas de peine à entendre cet ouvrage : les autres m’opposeront des difficultés sans nombre17.
Dans l’extrait de La Religieuse qui nous intéresse, c’est en quelque sorte l’expérience inverse qui est menée : Suzanne, engourdie physiquement et intellectuellement, est le jouet d’une expérience qui la prive de son corps et de son vouloir (« j’avais la tête lasse »). Le regard, qui constitue dans la métaphore condillacienne un « toucher » indispensable à l’acquisition de la connaissance et à la construction de la conscience de soi, se voit ainsi annihilé. Les habits qui couvrent l’héroïne redoublent de toute évidence l’« aliénation » de celle-ci – le terme apparaît à plusieurs reprises dans le roman de Diderot.
À cette possible filiation condillacienne se superpose l’opposition que Diderot opère entre « mémoire » et « imagination ». Dans ses Éléments de physiologie, commencés vers 1774, Diderot attribue en effet à l’imagination, cet « œil intérieur »18, un pouvoir considérable, bien qu’ambivalent, qui sert aussi bien le philosophe, l’artiste que le poète. En outre, l’imagination est une faculté active qui doit être constamment exercée ; elle est associée au regard scopique dans le prolongement des arts de la mémoire de la Renaissance tardive (« L’homme à imagination se promène dans sa tête comme un curieux dans un palais, où ses pas sont à chaque instant détournés par des objets intéressants. Il va, il revient, il n’en sort pas19 ») ; elle est la puissante alliée de la mémoire. En revanche, cette dernière est stérile, car elle constitue en soi un organe passif dont la fonction se résume à une sorte de réceptacle sensitif d’où dériveront des images. Doit-on dès lors s’étonner qu’en dépit de ses manifestations les plus diverses elle soit associée au lexique mécaniste ? Voici ce qu’écrit Diderot : « Mémoires promptes, lentes, heureuses ou fidèles, avec liaison d’idées, sans liaison d’idées comme sons purs d’une langue inconnue, et sons purs d’une langue connue, ne sont que des suites de mouvements automates20 ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans La Religieuse. À partir du moment où le voile lui est mis, Suzanne ne peut restituer qu’imparfaitement les faits puisque sa mémoire la trahit littéralement :
On disposa de moi pendant toute cette matinée qui a été nulle dans ma vie, car je n’en ai jamais connu la durée ; je ne sais ni ce que j’ai fait, ni ce que j’ai dit. On m’a sans doute interrogée, j’ai sans doute répondu ; j’ai prononcé des vœux, mais je n’en ai nulle mémoire, et je me suis trouvée religieuse aussi innocemment que je fus faite chrétienne21.
La réification du regard de Suzanne est marquée syntaxiquement par le passage d’une prose rapide, enlevée, minutieuse à un régime fondé sur la période longue, entrecoupée d’incises. Suzanne n’est plus apte à reproduire la sensation et à réfléchir – au sens optique – le monde extérieur. La mutilation physiologique et psychique dont elle est la victime apparaît plus généralement comme le versant fictionnel d’un cas psycho-pathologique, que l’on trouve généralement sous la forme de brèves séquences narratives (ou exempla) dans les articles de l’Encyclopédie ou dans Le Rêve de d’Alembert. Il s’agit d’une amplification, au sens rhétorique du terme, de ce matériau scientifique premier, laquelle permet de suppléer aux impossibilités techniques que la science médicale de l’époque rencontre s’agissant des cas de folie, d’hystérie ou de mélancolie. Le matériau fictionnel se prête de toute évidence aisément à cette dimension prospective.
Nous voudrions aborder plus brièvement une deuxième occurrence du lexique mécaniste, qui marque également un phénomène de dépossession, mais dans une perspective différente. Des trois Supérieures que Suzanne a été amenée à connaître, sans doute est-ce la Supérieure du Couvent d’Arpajon qui a suscité le plus de commentaires. Le lecteur se souvient très certainement du désir saphique que Mme de*** éprouve envers Suzanne et que cette dernière restitue avec une ingénuité feinte ; il se souvient également de l’extase toute profane de ladite supérieure. Ce n’est cependant pas cela qui nous intéressera, mais bien davantage le désir littéraire de la supérieure, celui qui consiste à se voir conter une histoire : « Raconte, mon enfant, dit-elle ; j’attends, je me sens des dispositions à m’attendrir ; je ne pense pas avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueux » (p. 143). Dédoublant son rôle de narratrice, Suzanne décrit alors dans le détail les souffrances qui lui ont été infligées, ne manquant pas de susciter chez son auditrice larmes et indignation :
Les méchantes créatures ! Les horribles créatures ! Il n’y a que dans les couvents où l’humanité puisse s’éteindre à ce point […]. Mais comment cette faible santé a-t-elle pu résister à tant de tourments ? Comment tous ces petits membres n’ont-ils pas été brisés ? Comment toute cette machine délicate n’a-t-elle pas été détruite ? Comment l’éclat de ces yeux ne s’est-il pas éteint dans les larmes ? Les cruelles22 !
Procédant à une érotisation du corps (évoqué ici de manière anaphorique), Mme de*** humanise ce qui relève a priori de l’artefact ; elle traduit le désir qu’elle éprouve pour Suzanne par une bien curieuse alliance des contraires. C’est en quelque sorte le mariage entre la « machine » (en l’occurrence « délicate ») et l’esthétique du rococo (« ces petits membres ») qui est consommé23. Il y a en effet dans la bouche de la Supérieure un discours qui préfère le présent à la transcendance (jusqu’à nier celle-ci) et qui se meut exclusivement dans les interstices du temps profane. Le pathos cède le pas à une forme de frivolité, teintée de désir. Faisant usage de divers registres rhétoriques, le discours de Mme de*** évide les mots de leur substance et leur prête une profonde équivoque. C’est ainsi que le lexique hagiographique, censé sanctifier la souffrance, est réformé dans le sens de la concupiscence, mais aussi de l’admiration, de l’émerveillement esthétique, de l’abandon aux sens. D’une certaine manière, et toutes proportions gardées, Mme de*** redouble la figure de l’artiste dans la mesure où elle recrée un tableau pathétique à la manière des fresques de martyre, un tableau pourtant dans lequel seul domine l’amour de la créature, non celui du Créateur. Mais il y a plus que cela. Les propos de Mme de*** suggèrent sur un mode semi-ironique que la source de toute machine est un mouvement naturel et que, dès lors, une distinction entre le vivant et le non-vivant est inacceptable ; ils semblent également conforter l’hypothèse selon laquelle il est impossible de penser le corps sans recourir à l’idée de variabilité, là où l’héritage post-cartésien faisait du corps mécanisé une entité dépourvue de toute irrégularité. Cet extrait n’a donc rien d’anecdotique dans la mesure où il procède, nous semble-t-il, d’une mise en crise des représentations traditionnelles de l’anthropologie mécaniste.
Au terme de ce parcours, plusieurs constats s’imposent. En premier lieu, La Religieuse de Diderot ne convoque aucunement la pensée mécaniste dans un dessein anticlérical et antichrétien. En effet, les arguments favorables à un mécanisme anti-métaphysique, tel qu’il a été puissamment formulé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle par la philosophie de La Mettrie, ne sont jamais convoqués. Il y a une raison évidente à cela. Le roman-mémoire de Diderot se livre à une apologie de la liberté, détachée d’une position athée ou matérialiste ; plus encore, selon certains critiques, c’est un christianisme évangélique, débarrassé de ses scories, qui est mis en avant24. En second lieu, La Religieuse met à l’épreuve de la fiction la notion de sensibilité ; il incombe alors à la narratrice de débrouiller l’unité physiologique du système sensoriel dans ses manifestations les plus diverses. Aussi les phénomènes de contagion mystique (Mme de Moni) ou de contagion lacrymale (Mme de***) sont-ils lus à la lumière d’une conception du corps sensible soumis à d’infinies variations. Là où l’anthropologie mécaniste enfermait le corps dans un carcan unifié, le récit de Suzanne ne cesse de peindre les soubresauts qui animent les corps et qui témoignent d’une inextricable continuité entre matière et pensée. Dans ce contexte, le lexique mécaniste, lorsqu’il est convoqué, accompagne les deux grandes orientations du roman. Tout d’abord, il légitime la part militante de l’ouvrage en reflétant sémantiquement l’emprise corruptrice du couvent ; ensuite, il apparaît comme le symptôme d’un comportement dévoyé ou du moins privé de jugement. Si, d’un point de vue épistémologique, La Religieuse suggère les limites, voire les impossibilités de l’anthropologie mécaniste, il n’en fait pas moins le support d’un puissant imaginaire mis au service de la connaissance. Un imaginaire qui éclaire en contrepoint l’attrait qu’exerce chez Diderot le versant extatique de la croyance, dont il s’agit d’expliquer les manifestations. Ainsi portée par le couple raison / imagination, la fiction aura dans tous les cas recouvré ses droits.
Notes
Lettre de Diderot à Meister, 27 septembre 1780, in Diderot, Correspondance, éd. Georges Roth et Jean Varloot, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, t. XV, p. 191.
Diderot, Lettre sur les aveugles, éd. Simon Harvey et Marian Hobson, Paris, Garnier-Flammarion, 2000, p. 109-110.
Voir Jacques Chouillet, « Les machines de Diderot (écrits politiques) », Revue des sciences humaines 186-187 (1982), p. 257-265.
Diderot, Essais sur la peinture, dans Salons, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008, voir par exemple p. 174 et 176.
Voir Anne C. Vila, « Sensible Diagnostic in Diderot’s La Religieuse », Modern Langage Notes, vol. 105, n° 4 (1990), p. 774-799 ; Colas Duflo, « Diderot et Ménuret de Chambaud », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 34 (2003), p. 25-44. Voir plus généralement l’étude magistrale de Roselyne Rey, Naissance et développement du vitalisme en France de la deuxième moitié du XVIIIe siècle à la fin du Premier Empire, Oxford, SVEC, 2000.
« C’est un ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres ; et si la vanité ne s’y opposait, sa véritable épigraphe serait : Son pittor anch’io » (Diderot, Correspondance, éd. cit., tome XV, p. 191).
Voir Dominique Jullien, « Locus hysterieus : l’image du couvent dans La Religieuse de Diderot », French Forum 15/2, 1990, p. 133-149.
Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des métiers […], Paris, 1751-1765, article « Pythie », tome XIII, p. 631. L’article est dû au Chevalier de Jaucourt.
Diderot, article « Théosophe » de l’Encyclopédie, in Œuvres complètes, éd. Herbert Dieckmann et Jean Varloot, Paris, Hermann, 1976, t. VIII, p. 390.
« Ses pensées, ses expressions, ses images pénétraient jusqu’au fond du cœur ; d’abord, on l’écoutait ; peu à peu on était entraîné, on s’unissait à elle ; l’âme tressaillait, et l’on partageait ses transports » (La Religieuse, Pléiade, p. 264).
Dans son article « Sensible Diagnostic in Diderot’s La Religieuse », Anne C. Vila évoque « a oracular communion with the patient’s particular sensible resonance » (article cité, p. 780) à propos du médecin-philosophe évoqué dans l’article « Crise » de l’Encyclopédie, et dont Suzanne est d’une certaine manière le versant fictionnel. Selon Bordeu, le « véritable médecin est un homme de génie qui porte un coup d’œil ferme et décidé sur une maladie ; la nature et le grand usage l’ont rendu de concert propre à se laisser emporter par cette sorte d’enthousiasme si peu connu des théoriciens […] il faut peindre exactement ce que l’on a aperçu dans cette sorte d’extase et l’exprimer par des traits réfléchis et combinés de manière qu’ils puissent éclairer le lecteur comme la nature le ferait » (Encyclopédie, éd. cit., art. « Crise », tome IV, p. 249 et 251).
« On m’ôta les habits de la religion ; et l’on me revêtit des habits du monde […] On me disait ce qu’il fallait faire ; on était souvent obligé de me le répéter […] » (La Religieuse, GF, p. 45).
« Le sot est automate, il est machine, il est ressort ; le poids l’emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité ; il est uniforme, il ne se dément point : qui l’a vu une fois, l’a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie ; c’est tout au plus le bœuf qui meugle, ou le merle qui siffle : il est fixé et déterminé par sa nature, et j’ose dire par son espèce. Ce qui paraît le moins en lui, c’est son âme, elle n’agit point, elle ne s’exerce point, elle se repose » (La Bruyère, Les Caractères, « De l’homme », éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975, § 142, p. 267).
Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations, Paris, Fayard, coll. « Corpus », 1984 [1754].
Diderot, Éléments de physiologie, dans Œuvres complètes, éd. Herbert Dieckmann et Jean Varloot, Paris, Hermann, 1987, t. XVII, p. 475.
On retrouve également en filigrane la topique libertine qui associe la machine et le plaisir. Voir Henri Lafon, « Machines à plaisir dans le roman français du XVIIIe siècle », Revue des sciences humaines 186-187 (1982), p. 111-121 ; voir également Michel Delon, Le Savoir-vivre libertin, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2000.
Voir Jean Macary, « Structure dialogique de La Religieuse de Diderot », in Denis Diderot, éd. Jochen Schlobach, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992, p. 169-183.
Table des matières
L’espace dans La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman
« C’était un assez agréable tableau à voir. » Scène et tableau dans La Religieuse de Diderot
Mécanisme, sensibilité et expérience dans La Religieuse de Diderot
Vertiges de la comparaison. À propos d’un passage du Temps retrouvé
Vision, style et connaissance dans Le Temps retrouvé : une littérature de la sexualité
La satire dans Le Dialogue des chiens