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Résumé

Cet article se propose d’aborder La Religieuse à la lumière des enjeux philosophiques, esthétiques et littéraires que ce roman-mémoire revêt. Il s’agira plus particulièrement d’étudier la manière dont Diderot explore la question du mécanisme d’inspiration cartésienne, faisant de la matière romanesque le lien où s’énonce une anthropologie du sujet sentant et percevant. Une attention particulière sera accordée dans cette perspective à la construction du regard de Suzanne, véritable observatrice du monde conventuel.

Abstract

This article proposes to approach La Religieuse in the light of the philosophical, aesthetic and literary stakes that this novel-memoir has. More specifically, it will study the way in which Diderot explores the question of the Cartesian-inspired mechanism, making the novelistic material the link where an anthropology of the feeling and perceiving subject is stated. Particular attention will be paid in this perspective to the construction of Suzanne's gaze, a true observer of the conventual world.

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Évoquer La Religieuse de Diderot au regard du mécanisme, comme nous voudrions le faire dans cette contribution, c’est se heurter à première vue à une impasse. Les références y sont en effet rares et peu substantielles en apparence. Cela ne saurait nous surprendre, objectera-t-on, au vu de la dimension hautement militante de l’œuvre. Né d’une célèbre mystification dont le Marquis de Croismare fut la victime, le roman-mémoire de Diderot se présente comme une satire de la vie conventuelle, « la plus effroyable1 » de surcroît ; il donne comme essentiel le droit de chaque individu de disposer librement de lui-même et dénonce avec véhémence les intérêts mêlés de l’Église, du pouvoir monarchique et des familles. Les principes narratifs et esthétiques qui s’y déploient évacuent fort logiquement les enjeux du mécanisme et de ses diverses interprétations. Des enjeux dont la part est en revanche prépondérante dans l’œuvre philosophique de Diderot, qu’il s’agisse des textes de jeunesse ou des écrits qui accompagnent l’entreprise encyclopédique ou y succèdent. Publiée en 1749, la Lettre sur les aveugles examine la naissance des idées abstraites et le faisceau des sensations simultanées par l’entremise d’un automate inspiré de Vaucanson2. Dans les entretiens réunis sous le titre du Rêve de d’Alembert, le lecteur aura tout loisir de s’aventurer – et de se perdre – dans un matérialisme spéculatif, lequel propose une redéfinition de la substance corporelle par le biais de la sensibilité, cette « propriété générale de la matière ou produit de l’organisation3 ». S’inspirant partiellement des écrits de La Mettrie (dont il se tient pourtant à distance), Diderot utilise le terme « machine » pour mettre en péril la distinction entre substance pensante et substance étendue. D’importants échos à la tradition mécaniste traversent par ailleurs les textes politiques de Diderot, notamment les Mémoires pour Catherine II4. Les écrits esthétiques ne sont pas en reste, comme en témoignent par exemple les Essais sur la peinture5 et, plus généralement, les Salons. Quelles que soient les inflexions qui lui sont données, le mot « machine » est d’une remarquable polysémie : oscillant entre une acception littérale et une acception métaphorique, il désigne tour à tour l’objet et le sujet de la connaissance. Il accompagne dans tous les cas la démarche interprétative à laquelle se livrent le philosophe, le poète ou l’artiste afin de rendre compte des principes de la nature.

 

Il serait toutefois infondé d’exclure La Religieuse des enjeux philosophiques, mais aussi littéraires, que revêtent la machine et ses divers avatars lexicaux (« automates », « ressorts », « horloges », « poulies », « roues », « poids », « fontaine », « moulins », etc.). Rappelons tout d’abord qu’un partage strict entre écrits philosophiques et écrits littéraires n’a guère de pertinence. En effet, l’œuvre fictionnelle de Diderot est remarquablement perméable aux avancées scientifiques et aux débats philosophiques qu’elle met sans cesse en regard (il suffit de songer à des œuvres aussi différentes que Les Bijoux indiscrets, Jacques le Fataliste ou le Supplément au voyage de Bougainville). L’inverse est également vrai dans la mesure où les textes philosophiques entretiennent des liens étroits avec les œuvres de fiction, au point de se mêler parfois inextricablement. Une énonciation polyphonique traduit l’enchevêtrement des discours et invalide bien évidemment toute prétention univoque à la vérité, au risque de sacrifier la puissance du vraisemblable romanesque auquel Diderot accorde, on le sait, une importance de premier plan, notamment dans le rapport qu’il entretient avec le roman moral de Samuel Richardson. Se réclamant à plusieurs reprises des Essais de Montaigne, Diderot multiplie les strates discursives aux seules fins de saper toutes les formes de dogmatisme et d’inviter le lecteur à exercer son jugement. La discontinuité de l’œuvre de Diderot ouvre ainsi à des effets inédits de sens et à un dialogue toujours recommencé entre l’auteur et son lecteur.

 

Dans ce contexte, et à l’instar des Bijoux indiscrets, La Religieuse constitue un remarquable laboratoire dans lequel se superposent les régimes discursifs et les configurations de savoir. Des travaux récents ont ainsi montré la dette du roman de Diderot envers les sciences de son temps, au premier rang desquelles se trouve la médecine vitaliste de l’École de Montpellier, défendue notamment par Bordeu ou Ménuret de Chambaud6. L’héroïne, Suzanne Simonin, y est perçue non plus exclusivement comme une subjectivité souffrante, mais bien davantage comme l’incarnation d’un regard clinicien, entièrement voué à l’observation des manifestations du corps. À la manière d’un traité de médecine, La Religieuse présente au lecteur une succession de phénomènes psycho-pathologiques (bien que le terme soit anachronique), selon une conception résolument holistique. Les éléments constitutifs du corps humain sont pensés au travers de la solidarité qui anime les différents niveaux du vivant : la molécule, l’organe, l’organisme. Ceux-ci sont perçus dans leur singularité, rendant toute théorie générale de la maladie impossible. Ainsi les trois Supérieures que Suzanne est amenée à connaître présentent-elles tour à tour un cas à déchiffrer dans une perspective qui récuse toute essence nosologique. Dans ce contexte, il convient de souligner l’importance du lexique lié au protocole expérimental et au raisonnement inductif : sous la plume de Suzanne, les verbes « prouver », « juger », « alléguer », « attester » qualifient de toute évidence une démarche épistémologique dans laquelle les régimes d’administration de la preuve jouent un rôle essentiel. Il en va de même des modalisations qui suggèrent la nature relative des faits rapportés (« je ne sais si », « c’est ce que je n’oserais décider », « je doutais », etc.). Érigée en une instance surplombante, Suzanne évolue dans un milieu clos dont la relative stabilité permet de rendre compte de l’étroite coïncidence de la nature et de la morale, celle-là même que la religion chrétienne entend séparer.

 

Or, l’exercice du jugement est mis en péril par l’assujettissement de Suzanne aux manifestations de son propre corps : défaillance, tremblements, pleurs, folie, fureur, mélancolie, hallucinations, exaltation mystique, etc., constituent autant d’états paroxystiques qui invalident toute connaissance de soi. En cela, le récit de Suzanne mêle à dessein lucidité et cécité : il donne à voir le déchiffrement de la sensibilité par un individu précisément sensible (on sait que l’adjectif « sensible » apparaît dès les lignes liminaires du roman). Diderot a traduit stylistiquement cette aporie interprétative par la superposition du « je » raconté et du « je » racontant ; il a laissé en outre le soin au lecteur de pallier les insuffisances ou les équivoques du récit. Remarquons enfin que l’impératif épistémologique délimité par le regard de Suzanne n’entre pas en contradiction avec l’esthétique picturale que Diderot a revendiquée s’agissant de la structure même de son roman7. Les tableaux pathétiques sont toujours le lieu d’un geste interprétatif ; ils traduisent une tentative de saisie du monde par une conscience qui s’interroge sur les conditions de validité de sa propre démarche. Il faudra y revenir.

 

C’est à la lumière de ces quelques considérations liminaires que nous voudrions aborder un premier extrait de La Religieuse. Situons brièvement ce passage : née des amours adultérines de sa mère, Suzanne a été contrainte d’embrasser la vie monastique afin d’éviter à sa famille le déshonneur lié à sa condition d’enfant illégitime. Après un bref séjour dans le couvent de Sainte-Marie, elle entre au couvent de Longchamp où ses accès de désespoir mélancolique sont tempérés par la présence mystique – solaire pourrait-on dire – de sa supérieure, la Mère de Moni, laquelle deviendra pour Suzanne une mère de substitution (on soulignera du reste l’onomastique Simonin / Moni), et dont le destin préfigure celui de Suzanne. Dans la scène qui nous occupe, Mme de Moni vient s’entretenir avec Suzanne avant que celle-ci ne prononce à contrecœur ses vœux :

Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes mains qu’elle prit. Elle paraissait méditer, et méditer profondément ; elle avait les yeux fermés avec effort, quelquefois elle les ouvrait, les portait en haut et les ramenait sur moi ; elle s’agitait, son âme se remplissait de tumulte, se composait et se ragitait ensuite. En vérité, cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et le caractère. Elle avait été belle, mais l’âge en affaissant ses traits et en y pratiquant de grands plis avait encore ajouté à sa physionomie : elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-même, ou traverser les objets voisins et démêler au-delà, à une grande distance ; toujours dans le passé ou dans l’avenir. Elle me serrait quelquefois la main avec force […] Elle était à peine sortie, que la mère des novices et mes compagnes entrèrent ; on m’ôta les habits de religion ; et l’on me revêtit des habits du monde ; c’est un usage que vous connaissez. Je n’entendis rien de ce qu’on disait autour de moi, j’étais presque réduite à l’état d’automate, je ne m’aperçus de rien. J’avais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce qu’il fallait faire ; on était souvent obligé de me le répéter, car je n’entendais pas de la première fois, et je le faisais ; ce n’était pas que je pensasse à autre chose, c’est que j’étais absorbée, j’avais la tête lasse comme quand on s’est excédé de réflexion […]8.

Le regard de Suzanne procède par fragmentation (de la tête aux pieds) mais, à l’inverse d’une prosopographie traditionnelle, il donne à voir une série d’actions successives, fondées sur la conjonction de mouvements duratifs et répétitifs. Les oscillations, les moments de pause – mais aussi de paroxysme – se manifestent formellement par l’usage massif des imparfaits. La description offre une transparence, certes troublante, mais accomplie, d’une tension de l’âme, dont les gestes constituent en quelque sorte l’épiphénomène. Le regard de Suzanne déchiffre de manière spéculaire un autre regard, rendant avec la plus grande acuité la dynamique de cette exaltation mystique. Les yeux de la Supérieure sont élevés au rang de signes privilégiés d’une communion sacrée, dont on peut penser que le couvent, lieu clos et interdit au regard profane, favorise les élans. Le roman de Diderot opposera, comme nous le verrons, la ferveur mystique de Mme de Moni et les comportements dénaturés de Mme de*** dont la sensibilité exacerbée s’avèrera fatale. C’est ouvrir dans tous les cas le vaste dossier de l’hystérie et des fureurs utérines générées par la claustration conventuelle9, mais aussi suggérer l’impuissance de toute métaphysique à approcher les certitudes premières autrement que dans la diversité du sensible. Cela amène alors la narratrice à opérer des syncrétismes qui dépassent de fort loin l’enseignement du Christ. La ferveur exceptionnelle de Mme de Moni emprunte en effet à l’art divinatoire de l’Antiquité (dont on sait qu’il est essentiellement réservé aux femmes) : « En vérité, cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et le caractère ». C’est l’image traditionnelle de l’oracle de Delphes qui est convoquée ici par Diderot pour qualifier un état second, et dont l’article « Pythie » de l’Encyclopédie donne une description particulièrement saisissante :

On voyait ses cheveux se dresser sur sa tête, son regard devenir farouche, sa bouche écumer, et un tremblement subit et violent s’emparer de tout son corps. Dans cet état, elle faisait des cris et des hurlements qui remplissaient les assistants d’une sainte frayeur […] Enfin ne pouvant plus résister au dieu qui l’agitait, elle s’abandonnait à lui, et proférant par intervalles quelques paroles mal articulées que les prêtres recueillaient avec soin […]. Souvent, dit Lucain, une mort prompte était le prix ou la peine de son enthousiasme10.

Mme de Moni ne saurait toutefois être associée à de telles manifestations paroxystiques puisque son comportement relève indubitablement d’une communion apaisée avec le sacré. On y verra davantage des rémanences de la théorie néo-platonicienne du poète-vates, éclairé par une lumière intérieure, excluant de fait toute raison raisonnante. Le portrait de Mme de Moni fait indiscutablement songer aux « théosophes » et autres individus « inspirés » auxquels Diderot prête un « tempérament sombre et mélancolique », et dont « la pénétration extraordinaire et presque divine » est due « à quelque dérangement périodique de la machine11 ». Dans La Religieuse, le visible et l’invisible se confondent dans une description emplie de fascination pour ce qui est manifestement un don de voyance : « elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-même, ou traverser les objets, et démêler au-delà, à une grande distance, toujours dans le passé ou dans l’avenir ». Associant inspiration divine et hiératisme, le portrait de Mme de Moni n’est pas sans rappeler la peinture de Philippe de Champaigne, dont les portraits de religieuses jansénistes au regard à la fois absent et présent ont durablement marqué Diderot. Suzanne exprime un souci du détail qui est semblable à la propension qu’a le peintre à montrer de manière synesthésique telle « circonstance fugitive ». Cette captation de l’instant n’est pas sans faire songer à la construction picturale de l’objet telle que la pense Diderot. Le portrait de Mme de Moni est une composition tout en équilibre qui va des parties au tout ; il a pour effet de présenter, sous les yeux d’un destinataire non pas cet objet lui-même, mais ses effets. Le tableau semble alors se composer devant le lecteur-spectateur, à l’image de l’adhésion mystique que Mme de Moni suscite auprès de ses compagnes12. L’artiste et l’écrivain sont en quelque sorte saisis en travail.

 

La Religieuse relève, nous l’avons dit, d’une succession de tableaux pathétiques ; Diderot fait du reste grand usage de la souplesse narrative que lui confèrent les changements de lieux, de personnages, de temporalité. Surtout, ce dispositif permet de dramatiser l’action par le recours à des scènes contrastées. Cela est évident dans la seconde partie de l’extrait qui peint la profession de foi de Suzanne ; le départ de Mme de Moni, ainsi que les préparatifs de la cérémonie, ont pour effet de mutiler littéralement le regard de Suzanne. Les qualités d’observatrice qui avaient été auparavant les siennes lui sont retirées ; il lui est désormais impossible de procéder à une démarche de connaissance fondée sur la sensibilité et la raison – les deux éléments essentiels qui doivent caractériser le « médecin-philosophe » selon l’article « Crise » de l’Encyclopédie dû à Bordeu13. Cette dépossession de soi se manifeste stylistiquement par le retrait du « je » au profit du « on », un procédé fréquent dans le roman de Diderot14. Réification et passivité enserrent alors la narratrice : Suzanne se dit réduite à l’état d’« automate » ; son corps est traversé de surcroît par de « petits mouvements convulsifs », expression qui traduit le mouvement naturel, mais également et surtout la nature inanimée, c’est-à-dire privée de sensibilité. Diderot a recours ici à une utilisation topique – et somme toute banale – du mot « automate ». Ce terme, depuis au moins La Bruyère15, est communément péjoratif ; il désigne un individu menant une vie stupide, au sens étymologique du terme (« engourdi », « paralysé »). On pourrait se limiter à ne voir dans ce glissement sémantique qu’un moyen convenu de dénoncer l’abrutissement causé par la vie claustrale. Mais peut-être y a-t-il en filigrane une référence à la pensée de Condillac, notamment à l’image célèbre de la statue telle qu’elle est décrite dans le Traité des sensations publié en 175416 (que Diderot évoque par ailleurs dans Le Rêve de d’Alembert). Dans cet ouvrage qui reprend en le radicalisant l’héritage de Locke, Condillac se livre à une expérience de pensée afin d’asseoir le primat des sensations comme unique source des idées : une statue de marbre, « organisée intérieurement comme nous et animée d’un esprit privé de toute espèce d’idée », est dotée peu à peu de chaque sens ; elle acquiert progressivement mémoire, entendement et raison, et accède ainsi à une humanité pleine et entière. Voici ce qu’écrit Condillac :

 

[La statue] ne jugera des choses comme nous, que quand elle aura tous nos sens et toute notre expérience ; et nous ne jugerons comme elle, que quand nous nous supposerons privés de tout ce qui lui manque. Je crois que les lecteurs, qui se mettront exactement à sa place, n’auront pas de peine à entendre cet ouvrage : les autres m’opposeront des difficultés sans nombre17.

Dans l’extrait de La Religieuse qui nous intéresse, c’est en quelque sorte l’expérience inverse qui est menée : Suzanne, engourdie physiquement et intellectuellement, est le jouet d’une expérience qui la prive de son corps et de son vouloir (« j’avais la tête lasse »). Le regard, qui constitue dans la métaphore condillacienne un « toucher » indispensable à l’acquisition de la connaissance et à la construction de la conscience de soi, se voit ainsi annihilé. Les habits qui couvrent l’héroïne redoublent de toute évidence l’« aliénation » de celle-ci – le terme apparaît à plusieurs reprises dans le roman de Diderot.

 

À cette possible filiation condillacienne