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Résumé

Le Dialogue des chiens situe la critique de l’Espagne dans le cadre de la représentation pénitentielle d’une humanité prisonnière du péché. Pourtant, ce pessimisme religieux est contredit par la fantaisie, la belle humeur des deux entreparleurs cabots, qui parlent moins pour faire la morale que pour jouir du plaisir un peu louche de critiquer, de digresser. Ce plaisir renonce à parler à la société, prend acte du double constat de l’impossibilité d’une parole politique et de la toute puissance de la mauvaise foi, pour proposer un point de vue distant, complice, désabusé et amusé.

Abstract

The Dialogue of the Dogs places the criticism of Spain within the framework of the penitential representation of a humanity trapped in sin. However, this religious pessimism is contradicted by the fantasy, the good humor of the two talking mutts, who speak less to moralize than to enjoy the slightly shady pleasure of criticizing, of digressing. This pleasure renounces to speak to the society, takes note of the double observation of the impossibility of a political speech and of the omnipotence of bad faith, to propose a distant, complicit, disillusioned and amused point of view.

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Après avoir quitté Séville, Berganza rencontre des bergers et, à ses moments d’oisiveté, il pense aux livres de pastorale ampoulés, faux. Scipion reprend alors la fameuse formule de Juvénal, Satire I, 30 : « Il est difficile de ne pas écrire de satire1. » Les erreurs, les abus, les vices appellent une inspiration critique au lieu d’une idéalisation conventionnelle. Cette remarque sur la satire concerne l’épisode précédent, celui des abattoirs, car c’est la maîtresse du boucher qui se délectait des amours pastorales. Mais elle est prononcée alors que Berganza est chez de vrais bergers, non des bergers de convention, et de fait il va montrer combien ils sont loin des bergers pastoraux : la satire porte donc et sur les abattoirs et sur la bergerie, et sur la grande ville, Séville, et sur la campagne. Elle n’est pas propre à un épisode, elle régit l’ensemble du récit.

D’autre part, elle vise d’abord la poésie idéalisante, la littérature. Elle est au centre d’un dialogue2 qui brosse un portrait critique de l’Espagne à travers le récit de sa vie, mais sans cesser de réfléchir sur la manière de raconter, sur les mots, les digressions licites ou illicites... Elle porte sur la littérature, elle est dénonciation morale et réflexion critique sur la représentation.

Mais si le projet est satirique et moral, comment comprendre le choix d’une fiction canine ? A la fin de la nouvelle précédente, Campuzano dit que le dialogue des chiens porte sur des sujets « grands et divers », « plus dignes d’être traités par des “hommes sages” (et non par de “respectables savants”) que par des « gueules de chiens ». Pourquoi les chiens, donc ? Aussitôt après, Cervantès fait allusion au temps de « Marie Châtaigne » (au temps où les bêtes parlaient) ou à Ésope3. La fantaisie animale semble incompatible avec le sérieux du sujet, comme elle est incompatible avec le genre de la nouvelle. Il faut réfléchir sur les rapports entre moralisme et fantaisie dans la satire.

 

Berganza fait un récit picaresque : l’errance, la succession de rencontres hautes en couleur constitutives du genre sont propres à la satire. Elles permettent de passer en revue différentes populations, différentes conditions sociales : les bergers, les huissiers, les prostituées et la pègre, les gitans, les morisques, les gens de théâtre... Un certain nombre de grands textes critiques de la Renaissance (La Nef des fous, le De incertitudine et vanitate scientiarum, l’Éloge de la folie) juxtaposent pareillement les numéros : satire des théologiens, des médecins, des hommes de loi, etc.

La lubricité, la ladrerie, le vol, la tromperie défilent sous le regard sans complaisance des chiens. Ils sont, eux, moraux, dans leur jugement et dans leur comportement : Berganza se montre bon serviteur avec les bergers, avec le marchand de Séville, et même avec la justice.

La morale est religieuse. Dès qu’il a cité Juvénal, Scipion demande à Berganza de critiquer pour éclairer le lecteur, et non pour agresser. Il illustre la distinction par une comparaison :

[Cipión] Por haber oído decir que dijo un gran poeta de los antiguos que era difícil cosa el no escribir sátiras, consentiré que murmures un poco de luz y no de sangre4.

[Scipion] Pour avoir ouï cette maxime d’un grand poète de l’Antiquité, qu’il était difficile de ne pas écrire de satires, je consentirai que tu médises un peu, mais en frère de lumière, non en frère de sang : je veux dire que tu fasses la lumière comme un porteur de cierge, non que tu frappes comme un flagellant5.

[Scipion] Pour avoir entendu dire qu’un grand poète de l’antiquité a dit qu’il était difficile de ne pas écrire des satires, je veux bien que tu médises pour un peu de lumière et pas pour du sang6.

La satire ne doit pas être attaque personnelle, mais critique de mœurs et dénonciation de vices, conformément à la recommandation de Martial, qui veut parcere personis, dicere de vitiis7. Cette éthique s’illustre par une comparaison avec les pénitents, dont les uns, dits « de luz » parce qu’ils portaient une bougie, et les autres « de sangre » parce qu’ils se flagellaient, représentent l’un la bonne satire, qui éclaire, l’autre la mauvaise, qui blesse. La satire se pense dans le cadre de la pénitence, cet ensemble de pratiques tout à la fois personnelles et collectives qui a pris une importance majeure : il n’est que de penser aux Saint Jérôme pénitent ou aux Marie-Madeleine en peinture, aux confréries, aux processions. L’époque est marquée par l’obsession du péché, l’inquiétude du salut. Le Dialogue des chiens serait-il un exercice pénitentiel ?

Toute l’histoire de Berganza est marquée par un christianisme sombre. Dès le début, lorsqu’il se montre doué pour combattre les taureaux, Scipion remarque :

Como el hacer mal viene de natural cosecha, fácilmente se aprende el hacerle. (p. 546.

Mal faire est une inclination de nature, et l’on s’en accommode aisément8 ».

Comme les mauvaises actions sont récoltées de la nature, on les apprend facilement9.

C’est évidemment le péché originel qui prédispose à mal faire. Va dans le même sens un passage capital, qui concerne aussi la satire. Berganza parle du plaisir de médire (murmurar) :

A la fe, Cipión, mucho ha de saber, y muy sobre los estribos ha de andar el que quisiere sustentar dos horas de conversación sin tocar los límites de la murmuración; porque yo veo en mí que, con ser un animal, como soy, a cuatro razones que digo, me acuden palabras a la lengua como mosquitos al vino, y todas maliciosas y murmurantes; por lo cual vuelvo a decir lo que otra vez he dicho: que el hacer y decir mal lo heredamos de nuestros primeros padres y lo mamamos en la leche. Vese claro en que, apenas ha sacado el niño el brazo de las fajas, cuando levanta la mano con muestras de querer vengarse de quien, a su parecer, le ofende; y casi la primera palabra articulada que habla es llamar puta a su ama o a su madre10.

Ma foi, Scipion, il faut être bien habile et bien ferme sur ses étriers, pour occuper deux heures d’entretien sans toucher aux limites de la médisance. Je vois pour ce qui est de moi, simple animal, qu’au bout de quatre raisonnements des paroles m’accourent à la langue, comme moucherons sur le vin, toutes malicieuses et médisantes. Je reviens à ce que je te disais : le mal faire et mal dire, nous l’avons hérité de nos premiers parents et le suçons avec le lait. Cela se voit clairement au premier geste que fait l’enfant, dès qu’il a sorti les bras de ses langes et fait mine de vouloir se venger de qui, dans sa pensée, l’a offensé. La première parole articulée qu’il prononce, c’est d’appeler putain sa nourrice ou sa mère11.

En vérité, Scipion, il faut en savoir long et aller ferme sur ses étriers pour soutenir deux heures de conversation sans commencer à médire ! je le vois bien avec moi : tout animal que je suis, au bout de quatre phrases, les paroles malveillantes, médisantes, me viennent sur la langue comme les moustiques sur le vin. Voilà pourquoi je répète ce que j’ai déjà dit une fois : nous héritons de nos premiers parents les mauvaises actions et les mauvaises paroles. Nous les tétons avec le lait. On le voit clairement avec le bébé : dès qu’il tire le bras des bandelettes, il lève la main en signe de vouloir se venger de celui qui l’a, selon lui, offensé ; en quelque sorte, à la première parole qu’il articule, il traite sa nourrice ou sa mère de putain12.

La satire vient de la malveillance, qui est la conséquence du péché originel, que révèle le nouveau-né, qui n’est pas l’image même de l’innocence, mais celle de la condition peccamineuse. De manière inattendue, le Dialogue des chiens contient tout un exposé de théologie morale sur l’endurcissement dans le péché, sur cette aberration qui fait que tout en sachant que nous nous damnons et que Dieu attend notre conversion à lui, nous retournons à notre vomi. C’est le discours le plus long de tout le livre et le centre de la dernière nouvelle. Il est donc normal que les scènes satiriques d’une humanité en proie au mal s’insèrent dans un récit qui commence à la naissance à la « Porte de la chair » (la Puerta de la carne, les abattoirs de Séville, mais aussi la chair, notre porte d’entrée dans la vie, et la chair qui revêt l’âme au moment de la naissance). Toute une série de jeux de mots associent la chair à la luxure13. Si on ajoute la mort puisque c’est un abattoir et que les bouchers sont assassins, on réalise que Berganza incarne la condition humaine sous son jour le plus déprimant. Puis il fuit les abattoirs « por los campos de Dios », non pas « à travers ces campagnes de Dieu14 » comme traduit Cassou à tort, mais par les « champs du seigneur ». C’est une traduction du psaume 64, 12 (Vulgate) : « et campi tui replebuntur ubertate, » « Tes champs seront pleins d’abondance. » La formule est ironique puisqu’au lieu de l’abondance, le chien va connaître des tribulations faméliques. Mais le langage est celui d’un prédicateur. Puis Berganza arrive à une bergerie, figure de l’Église ; il mange le pain gagné à la sueur de son front, comme le veut la Genèse15. Et le récit s’achève à l’hôpital de la Résurrection de Valladolid. Naissance par la chair, arrivée en un lieu religieux symbolisant une nouvelle vie. Le roman picaresque deviendrait-il autobiographie augustinienne, avec naissance peccamineuse, errances et tribulations dans le siècle jusqu’à la conversion finale ? La satire chrétienne sous le signe du péché voudrait-elle guider jusqu’à cette conversion, en n’étant pas loin, comme les chiens le disent, « du prêche16 » ?

 

Pourtant elle est aussi fantaisiste et gaie, et il faut prendre en considération cette gaîté. Le passage sur les gitans, celui sur les agents de justice intègrent des anecdotes qui sont là pour le plaisir. Le Dialogue des chiens retrouve la veine facétieuse ou bouffonne de Rinconete et Cortadillo ou L’Illustre frotteuse de vaisselle. Le texte est ludique, et l’épisode le plus théologique, celui de la sorcière, est aussi un numéro de grand-guignol, où la prophétie religieuse est jeu d’énigmes, oscillant entre révélation et jeu.

Si la vie de Berganza se déroule dans un espace, disons réaliste, et si les allusions à l’actualité sont nombreuses, la fiction est une fantaisie, et se donne pour modèle Apulée17, ou, on l’a vu, les contes de fées18 (p. 516). Elle tourne souvent à la farce et se rapproche du théâtre comique, plus précisément de l’intermède, à quoi renvoie l’épisode du jeune poète qui se fait retoquer. Il prépare un grand spectacle religieux, il se retrouve dans un intermède. La réversibilité est caractéristique de la nouvelle, et Berganza lui-même a été acteur d’intermèdes avant d’entrer à l’Hôpital de la résurrection.

L’énonciation est ironique. Les chiens sont ambigus. Moraux, certes. Mais s’ils prêchent parfois, ils parlent surtout pour le pur plaisir de parler. Le prêche même n’est pas toujours convaincant : Berganza « prêche » en expliquant que c’est par un comportement humble qu’il se faisait embaucher parce que « l’humilité est la base et le fondement de toutes les vertus ». Il cite Thomas d’Aquin19. Mais il ne fait que justifier une stratégie carriériste, qui devient bassesse et flagornerie lorsqu’il remue la queue en léchant les chaussures du marchand.

Et puis le pénitent est sombre, et critique par horreur du péché, pour faire une juste répréhension des excès et des vices. Mais les chiens, eux, critiquent à belles dents, avec bonne humeur, mais avec aussi une certaine envie de mordre. Le mot récurrent pour dire la critique, est murmurar, avec 40 occurrences sous différentes formes (murmurar, murmuración, murmurador…). C’est un mot péjoratif : « une manière de parler née de l’envie, pour souiller et salir la vie et la vertu d’autrui », dit le dictionnaire de Covarrubias20. Les chiens la plupart du temps se défendent de murmurer. Pourtant, ils doivent bien reconnaître que « tout ce que nous disons n’est que médisance21 », et ils ne sont pas loin de la sorcière qui reconnaît :

« Je prie peu, et toujours en public ; je médis beaucoup, et toujours en secret22 ».

« Rezo poco, y en público; murmuro mucho, y en secreto23 ».

Et c’est en murmurant (l’invocation diabolique) que la sorcière se passe l’onguent pour aller au sabbat24. Le mot est donc ambivalent. On le retrouve dans le passage capital :

¿Al murmurar llamas filosofar? ¡Así va ello! Canoniza, canoniza, Berganza, a la maldita plaga de la murmuración, y dale el nombre que quisieres, que ella dará a nosotros el de cínicos, que quiere decir perros murmuradores25.

C’est médire que tu entends par philosopher ? Fort bien, Berganza ! Canonise, canonise donc la maudite plaie de la médisance et lui donne le nom que tu voudras. Elle nous donnera à nous celui de cyniques, qui veut dire chiens médisants26.

Berganza « murmure », médit par plaisir, avec renvoi aux cyniques. Les deux chiens marchent de nuit à la lanterne pour quêter, c’est une œuvre pieuse, mais ils rappellent aussi la lanterne de Diogène. Or contrairement aux auteurs qui comme Érasme ont rapproché l’austérité et la pauvreté des cyniques de celles du christianisme, Cervantès retient seulement du cynisme une causticité enjouée. Ici, les cyniques ont du chien plus encore que de la philosophie.

Un passage illustre plaisamment le lien entre plaisir et liberté de parole. Comme dans Don Quichotte, des principes d’art poétique sont énoncés, qui sont systématiquement transgressés. Il faut être concis et non pas « largo y […] murmurador27 », que Cassou rend inexplicablement par « bavard et rediseur28 (sic.) » au lieu de « long et médisant » : il faut raconter dans l’ordre et ne pas mettre le milieu avant la fin29 ; il ne faut pas digresser, mais aller droit en racontant son histoire :

Cipión. Quiero decir que la sigas de golpe, sin que la hagas que parezca pulpo, según la vas añadiendo colas.
Berganza. Habla con propiedad: que no se llaman colas las del pulpo.
Cipión. Ése es el error que tuvo el que dijo que no era torpedad ni vicio nombrar las cosas por sus propios nombres, como si no fuese mejor, ya que sea forzoso nombrarlas, decirlas por circunloquios y rodeos que templen la asquerosidad que causa el oírlas por sus mismos nombres. […] y adelante, y no hagas soga, por no decir cola, de tu historia30.

Scipion. Je veux dire que tu la poursuives sans digressions, sans en faire un poulpe à force d’y ajouter des pattes.
Berganza. Parle avec propriété : les poulpes n’ont pas de pattes.
Scipion. Voici bien l’erreur que commit celui qui prétendit qu’il n’y avait aucune bassesse ni aucun vice à nommer les choses par leur propre nom, comme s’il n’était pas meilleur, lorsque cela n’est pas obligatoire, de les désigner par des circonlocutions et des détours qui modèrent la répugnance qu’on éprouve à les entendre tout uniment […] En avant donc, et plus de chevilles, pour ne pas dire plus de pattes31.

Scipion. Je veux dire, poursuis-la d’un trait, sans en faire une sorte de poulpe à force de lui ajouter des queues.
Berganza : Parle de manière appropriée. Pour le poulpe, on ne dit pas « queues ».
Scipion. Voilà l’erreur de celui qui a dit qu’il n’y avait ni grossièreté ni vice à nommer les choses par leurs propres noms, comme s’il ne valait pas mieux, lorsqu’on est bien forcé de les désigner, parler par circonlocutions, de manière détournée, pour atténuer le dégoût d’entendre ces noms. […] En avant, ne perds pas le fil, pour ne pas dire la queue, de ton histoire32 !

Cervantès s’amuse à opposer deux normes de la bonne élocution. D’un côté la précision du langage, user du terme propre, car on parlait des rabos et non des colas du poulpe. De l’autre côté la décence : éviter les termes malsonnants, car rabo était aussi obscène, comme queue en français – et, bien sûr, colas est à peine moins louche... L’équivoque introduit l’obscénité à propos d’une narration contraire aux normes que les chiens rappellent. Le poulpe est l’inverse de la belle forme, de l’ensemble organique. Il représente l’informe, comme dans la formidable description des Travailleurs de la mer. Mais au lieu d’une informité terrifiante, il représente ici une informité frétillante, proliférante, érectile, toute en protubérances inattendues.

La satire se voudrait normative : elle est ludique, ironique, aberrante à plaisir. Elle devrait être indignation, exhortation zélée, chrétienne répréhension, comme on disait. Elle est plaisir partagé.

Ce plaisir procède d’un double constat : la parole est impuissante, la parole est précaire, car nous n’avons pas accès à la vérité. De ce constat, le Dialogue des chiens tire une occasion de jeu.

Le bilan des deux dernières anecdotes rapportées par Berganza est sans appel. Il a eu tort de vouloir conseiller un puissant, car le pauvre doit se taire. En revanche, les favoris peuvent aboyer à leur guise33. Inutile de vouloir parler à la société, le discours vrai n’y a pas sa place.

Mais quelle vérité ? L’épisode de la sorcière, placé au centre de la nouvelle, ouvre une série d’énigmes : celle de la nature des deux chiens, celle de la réalité du sabbat, celle de l’origine des savoirs moraux et théologiques de la Canizares. Nous ne pouvons pas les résoudre. Avec le cynisme des chiens, c’est le scepticisme qui s’impose. Significativement, les deux dernières anecdotes de Berganza font suite à une conversation surprise à l’hôpital de la Résurrection. Par effet de mise en abyme, le chien rapporte une conversation entre hommes comme Campuzano rapporte la conversation des chiens au même endroit. Ces quatre hommes, un mathématicien, un poète, un alchimiste, un arbitriste, sont quatre fous et l’hôpital de la Résurrection, que nous avons pu considérer comme le port de vérité où aboutissent les tribulations de Berganza dans le siècle, devient un hôpital des fous, comme chez Tomaso Garzoni (Hospidale de’ pazzi incurabili, 1586), Lope de Vega (Los locos de Valencia, entre 1590 et 1595), ou plus tard Charles Beys34. En arrière-plan, la critique humaniste de la vanité des savoirs. L’hôpital-asile ridiculise diverses lubies, mais emblématise surtout la déraison humaine.

À ce pessimisme s’ajoute le constat de la mauvaise foi. Tous les discours humains, dans le Dialogue des chiens, sont truqués. Mensonges des bergers, du sergent, de la sorcière, formidable numéro de la tenancière d’une maison de prostitution pour prouver qu’elle est une dame respectable épouse d’un hidalgo, boniments du soldat qui donne Berganza en spectacle... Le discours de la sorcière, de loin le plus long et le plus complexe de toute l’œuvre, mêle le vrai et le faux, vrai et faux examen de conscience. Cervantès retrouve ici la rhétorique de l’éloge paradoxal, où l’orateur plaide une cause aberrante35. L’exercice avait permis à Érasme et à Rabelais de jouer sur la frontière du vrai et du faux. La sorcière, en s’excusant (je ne peux pas aller en pèlerinage parce que mes jambes me font souffrir, etc.), s’accuse. Ou l’inverse, elle s’excuse en s’accusant, en un discours à l’unisson de toutes les paroles captieuses de la nouvelle. En 1613, l’année de la publication des Nouvelles exemplaires, Le moyen de parvenir de Béroalde de Verville fait entendre la logorrhée d’un « monde de piperie ».

Mais la piperie peut se transformer en jeu, en fiction complice. La burla, en italien la beffa, la tromperie, est au centre de tant de récits de cocuage de Boccace. Elle est encore au centre de la nouvelle du Mariage truqué avec l’histoire de trompeur trompé qui débouche sur l’histoire des deux chiens : Campuzano, qui voulait rouler dans la farine sa mariée, s’est retrouvé enfariné par elle. Il a ensuite peut-être inventé l’histoire des chiens. La burla se retrouve dans la prophétie de la sorcière qui ressemble à une mystification. Le récit est une piperie.

Mais nous ne sommes pas tenus de le prendre au sérieux, et il devient plaisir partagé si nous le lisons pour nous réjouir, comme le propose Campuzano36. Alors, même si la parole est truquée, la raison défaillante, nous sommes avec les chiens qui parlent avec jubilation, et s’entendent à demi-mot, parce qu’ils parlent pour le plaisir. Ils vérifient d’abord qu’ils sont seuls avant de parler37. Ils ne veulent pas changer ou réformer le monde ni faire la leçon. Pas de grande apostrophe vengeresse, comme dans Châtiments de Hugo ou dans le livre II des Tragiques. Ils sont retirés du monde. L’hôpital de la résurrection avec ses chiens de nuit est moins un espace religieux qu’un dégagement, un retrait de l’esprit. On ne parle pas à la société, on partage entre amis un regard critique et amusé sur elle, à bonne distance d’elle. Berganza a passé son temps à fuir ses différents maîtres. Maintenant qu’il s’est retiré du monde il le regarde depuis l’extérieur de la ville, de l’autre côté des remparts. De là, il peut regarder et s’amuser, comme Peralta et Campuzano vont à l’Espolon, un point de vue38, pour regarder la ville. Quand la parole de piperie se donne comme telle et s’offre par plaisir, elle offre à l’esprit un divertissement qui permet de considérer vices et mensonges avec le sourire.

 

La satire ne veut pas réformer, mais rire, voir le monde comme une comédie. Le dialogue animalier a pour but de la séparer de la communication directe : au lieu qu’un auteur s’adresse à nous, nous surprenons sans trop y croire des chiens qui discutent avec amitié. Une même complicité doit unir le lecteur au dialogue comme celui-ci réunit les deux chiens. Alors la parole n’est plus une piperie, mais, comme le disent les chiens, un miracle, c'est-à-dire une aubaine de complicité, de partage, de jeu : Cervantès développe l’image du jeu dans le prologue39. Dans son Dialogue, sans vouloir châtier ni convertir, il propose une critique lucide qui soit un plaisir partagé, afin de faire mieux que châtier en riant : afin de libérer. Le Dialogue des chiens est, avec Don Quichotte et en particulier la continuation de 1615, un des plus beaux exemples de la façon dont les siècles classiques ont voulu, par l’observation critique, bienveillante et souriante, et par le jeu littéraire, dépasser la mélancolie.

Notes

1

Miguel de Cervantès, Nouvelles exemplaires, trad. Cassou, Paris, Folio, 1981, p. 525.

2

Dialogue, et non Colloque. Si les mots ont un sens, les colloques sont des pratiques universitaires. Ce que font les chiens de Cervantès est beaucoup moins formel, beaucoup plus vivant et intéressant. Colloquio signifiait « dialogue ».

3

[Campuzano :] Las cosas de que trataron fueron grandes y diferentes, y más para ser tratadas por varones sabios que para ser dichas por bocas de perros. […] –¡Cuerpo de mí! –replicó el licenciado–. Si se nos ha vuelto el tiempo de Maricastaña cuando hablaban las calabazas; o el de Isopo cuando departía el gallo con la zorra […] » (Miguel de Cervantès, Novelas ejemplares, éd. Jorge García López, Barcelona, Crítica, 2001, p. 536). [Campuzano :] « Les choses dont ils traitèrent furent grandes et diverses et plus dignes d’être agitées par de respectables savants que par des gueules de chiens. […] Corbleu! Fit le licencié. Le temps de Marie Châtaigne est-il revenu, alors que parlaient les citrouilles? Ou celui d’Ésope, alors que le corbeau conversait avec le renard […]? » (Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, p. 516). [Campuzano :] « Ils parlèrent de grandes et de diverses choses, plus dignes d’être traitées par de sages hommes que d’être dites par la bouche des chiens. […]  Nom d’un petit bonhomme ! Et si nous était revenu le temps du roi Guillemot, quand les courges parlaient ? ou celui d’Ésope, quand le coq discutait avec le renard ? » (Ma traduction. Je propose dans cet article une traduction nouvelle, différente de celle publiée dans le Livre de Poche, La Pochothèque, 2008.)

4

Novelas ejemplares, op. cit., p. 551-552.

5

Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, p. 525.

6

Nouvelles exemplaires, ma traduction.

7

Marcus Valerius Martialis, Epigrammaton libri XII, Liber X, § xxxiii, v. 10.

8

Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, op. cit. p. 521.

9

Nouvelles exemplaires, ma traduction.

10

Novelas ejemplares, op. cit., p. 562.

11

Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, op. cit., p. 535.

12

Nouvelles exemplaires, ma traduction.

13

Cassou a tort de traduire, p. 523 : « la viande s’en est allée à la viande ». « La chair est allée à la chair », la viande est allée à la prostituée.

14

Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, op. cit., p. 524.

15

Ibid. p. 559.

16

Ibid. p. 531.

17

Ibid. p. 564.

18

Ibid. p. 516.

19

« Humilitas [est] fundamentum omnium virtutum », Somme théologique, IIª-IIae, q. 161 a. 5 arg. 2.

20

« Es una plática nacida de embidia, que procura manchar y obscurecer la vida y virtud agena. »

21

Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, op. cit., p. 542. Cf. Novelas ejemplares, op. cit., p. 570 : « todo cuanto decimos es murmurar ».

22

Ibid., op. cit., p. 565.

23

Novelas ejemplares, op. cit., p. 597.

24

« Y sacando de un rincón una olla vidriada, metió en ella la mano, y, murmurando entre dientes, se untó desde los pies a la cabeza, que tenía sin toca » (éd. cit. p. 601). « Elle tira d’un coin un pot de terre vernissé, y plongea la main, et murmurant entre ses dents, s’oignit depuis les pieds jusqu’à sa tête sans coiffe » (p. 569).

25

Ibid. p. 567-568.

26

Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, op. cit., p. 540.

27

Novelas ejemplares, op. cit., p. 551.

28

Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, op. cit., p. 525.

29

« si ya no te fatiga querer saber los medios antes de los principios » (Novelas ejemplares, op. cit., p. 556) ; ici aussi, Cassou déraille : « à moins qu’il ne te démange de connaître les moyennes avant les príncipes » (Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, op. cit., p. 529). C’est évidemment le refus de l’ordo artificialis au nom de l’ordo naturalis : « à moins que tu sois pressé par le désir de savoir le milieu avant le commencement ».

30

Novelas ejemplares, op. cit., p. 568-569.

31

Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, op. cit., p. 540-541

32

Nouvelles exemplaires, ma traduction.

33

Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, op. cit., p. 588

34

Hélène Tropé, « Variations dramatiques espagnoles et françaises sur le thème de l’hôpital des fous aux XVIe et XVIIe siècles : de Lope de Vega à Charles Beys », Bulletin hispanique, 109, 1, 2007, p. 97-135, https://doi.org/10.4000/bulletinhispanique.

35

Voir Patrick Dandrey, L’Éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, PUF, 1997.

36

Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, op. cit., p. 516.

37

Ibid. p. 520.

38

Ibid. p. 590.

39

Ibid. p. 27.

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