L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente
(Apollinaire, « Le Pont Mirabeau »)
Si Madame Bovary a été considéré comme le roman de l’immobilité et de la vacuité, on peut à l’inverse penser que Flaubert a tout fait dans L’Éducation sentimentale pour raconter le mouvement sous toutes ses formes ; le Paris de la révolution industrielle du Second Empire en pleine mutation sert de décor à la quête erratique du héros. Prenant le contrepied d’un Balzac, sociologue d’un monde en mutation, Flaubert s’intéresse à la description d’une conscience saisie dans son tremblement amoureux, qui s’épuise corps et âme en mouvements vains. L’Éducation est ainsi parsemée de ces courses, flâneries, quêtes désespérées sur les boulevards. C’est pourquoi les errances proposent une entrée possible dans l’œuvre, offrent une métalecture que nous allons tenter de clarifier en envisageant tout d’abord la fonction narratoriale de l’errance, sa part dans la construction de l’histoire pour nous attarder dans un second temps sur sa fonction poétique, déterminante comme on sait dans l’atelier flaubertien. Nous verrons enfin que les errances ont partie liée avec les erreurs, elles-mêmes constituant une indéniable poétique de l’échec, ou du vide.
I. Intrigues
1. Motif premier
L’Éducation sentimentale est surchargée d’errances, qui composent de longs moments d’espace-temps. Ces errances ont plusieurs fonctions, la première d’entre elles étant sans doute narrative : il s’agit de l’organisation interne du récit, la déambulation dans les rues de Paris permettant aux personnages de se croiser, à l’histoire d’advenir comme par un fait naturel. Frédéric est au centre de ces chassés-croisés, avec Arnoux, sa femme, Mme Dambreuse aussi1.
La première errance du récit est-elle peut-être la plus significative, malgré sa mention particulièrement courte : au sortir de sa première visite aux Dambreuse, Frédéric tombe par hasard devant la boutique d’Arnoux :
Frédéric s'en revint à pied, en suivant les boulevards.
Il regrettait de n'avoir pu distinguer Mme Dambreuse.
Un peu plus haut que la rue Montmartre, un embarras de voitures lui fit tourner la tête ; et, de l'autre côté, en face, il lut sur une plaque de marbre :
JACQUES ARNOUX
Comment n'avait-il pas songé à elle, plus tôt ? La faute venait de Deslauriers, et il s'avança vers la boutique, il n'entra pas, cependant, il attendit qu'elle parût2.
Cette première vision3 fixe le motif de l’errance, liée à la quête de la déité4 comme système narratif. L’intrusion de la famille Arnoux dans la vie de Frédéric semble ainsi fortuite, permet de mettre en branle le processus de l’errance obsessionnelle : Frédéric n’aura de cesse d’errer pour renouveler cette expérience heureuse d’une sorte de kairos initial et initiatique.
En tant que motif, l’errance modélise la narration en séquence-type : intrusion fortuite du monde dans la conscience du personnage, et discours indirect libre (« Comment n’avait-il pas songé à elle plus tôt ? ») créant un nouvel espace de vagabondage libéré des contraintes morales, puisqu’ici la raison fautive est aussitôt rejetée sur quelqu’un d’autre (« La faute venait de Deslauriers »). Cette séquence-type fait partie de la feintise narratoriale. Faire vrai, c’est faussement restreindre l’empreinte du narrateur à l’observation du personnage déambulant, celui-ci prenant en charge par le fait même de la déambulation, et des visions y afférentes, l’organisation indirecte du récit.
De plus, les errances définissent le personnage, Frédéric Moreau, par leur direction ou la manière dont elles sont faites : que le héros aille en train, en calèche ou à pied, qu’il batte le pavé ou courre après quelqu’un, n’est pas insignifiant, au contraire. Par exemple, après avoir retiré les quinze mille francs pour les donner à M. Arnoux, Frédéric marche sur les boulevards et sa marche exprime toute son hésitation5. Velléitaire, il procède par impulsions sensibles, cède finalement à donner cet argent à Arnoux promis initialement à Deslauriers, puis une semaine plus tard se retrouve à marcher avec Arnoux, Deslauriers sur ses basques, pour récupérer cet argent que, bien entendu, il n’aura pas le caractère de réclamer6. La marche-errance aux côtés d’Arnoux (Arnoux s’arrête « de temps à autre, pour voir aux carreaux des boutiques la figure des grisettes ») n’a ici d’autre fonction de diluer le caractère du personnage, en le présentant comme un irrémédiable suiveur, ici d’un bourgeois, canaille et jouisseur.
Les errances organisent naturellement le récit, et elles le structurent aussi, comme autant de ponctuations fortes. Au sortir de la réception chez Arnoux durant laquelle il a approché sa femme, Frédéric, ayant besoin d’être seul, « quitte ses amis » et se retrouve dans un Paris nocturne et désert qui lui emplit l’âme de toutes les possibilités heureuses de l’existence. Cette errance va le conforter dans sa position romantique d’amoureux transi :
Les rues étaient désertes. […] il songeait dédaigneusement à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs, qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne se doutait qu'elle vécût ! Il n'avait plus conscience du milieu, de l'espace, de rien ; et, battant le sol du talon, en frappant avec sa canne les volets des boutiques, il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné. Un air humide l'enveloppa ; il se reconnut au bord des quais.
Les réverbères brillaient en deux lignes droites, indéfiniment, et de longues flammes rouges vacillaient dans la profondeur de l'eau. Elle était de couleur ardoise, tandis que le ciel, plus clair, semblait soutenu par les grandes masses d'ombre qui se levaient de chaque côté du fleuve.
Des édifices, que l'on n'apercevait pas, faisaient des redoublements d'obscurité. Un brouillard lumineux flottait au-delà, sur les toits ; tous les bruits se fondaient en un seul bourdonnement ; un vent léger soufflait. […] Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l'âme où il vous semble qu'on est transporté dans un monde supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l'objet, lui était venue. Il se demanda, sérieusement, s'il serait un grand peintre ou un grand poète ; — et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l'avenir infaillible7.
L’introspection flaubertienne annule de façon paradoxale la marche dans Paris. Celle-ci est longue, il sort de la rue de Choiseul (au 24 bis), et se retrouve au Pont-Neuf, ce qui fait une demi-heure de marche pour plus de deux kilomètres ; mais le monde extérieur est une masse sombre indistincte qui ne sert qu’à faire advenir l’élan vital individuel. « Eperdu, entraîné », Frédéric laisse faire le « hasard » de la marche pour cet heureux premier rebondissement dans les péripéties amoureuses, après la série des déconvenues. En passant par la généralisation et la moralisation du propos (qui sous-entend que nous avons tous connu des moments d’exaltation similaires), la conclusion finale à laquelle aboutit le discours du personnage (par le monologue narrativisé : « il se demanda », et le discours indirect libre « il avait donc trouvé sa vocation ») intervient comme un indice programmatique : Frédéric sera peintre (ou pas), tant en effet il revient au lecteur de suivre les égarements émotifs du personnage. Peu importe, l’on comprend immédiatement que le héros ne fonctionne pas selon le sens commun.
Cependant, les errances se suivent et ne se ressemblent pas ; voire même, elles s’opposent : un an plus tard, exactement, Frédéric se retrouvera à errer dans un Paris qui lui propose le pendant de sa première grande errance (p. 107) ; humilié par le succès amoureux de son ami Deslauriers, blessé de ne pas être dans le lit conjugal à la place d’Arnoux, Frédéric est mécontent :
Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.
Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement. Cependant, il restait les yeux collés sur la façade, — comme s'il avait cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs. Maintenant, sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleur endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de l'oreiller, les lèvres entre-closes, la tête sur un bras.
Celle d'Arnoux lui apparut. Il s'éloigna, pour fuir cette vision.
Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire ; il en eut horreur. Alors, il vagabonda dans les rues.
Quand un piéton s'avançait, il tâchait de distinguer son visage. De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes, décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle ; et un homme surgissait, dans l'ombre, avec sa hotte et sa lanterne. Le vent, en certains endroits secouait le tuyau de tôle d'une cheminée ; des sons lointains s'élevaient, se mêlant au bourdonnement de sa tête, et il croyait entendre, dans les airs, la vague ritournelle des contredanses. Le mouvement de sa marche entretenait cette ivresse ; il se trouva sur le pont de la Concorde.
Alors, il se ressouvint de ce soir de l'autre hiver, — où, sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu s'arrêter, tant son cœur battait vite sous l'étreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant ! […] Rien qu'un mouvement à faire ! Le poids de son front l'entraînait, il voyait son cadavre flottant sur l'eau.8
La séquence-type, déambulation, observation-pensées se retrouve ici. Mais le monde fermé qui s’offre à ses yeux, malgré l’intensité de son regard désireux de « fendre les murs », ne permet pas à Frédéric de fantasmer à son gré, d’où un autre « vagabondage » nécessaire pour chasser les pensées désagréables.
Tout l’effort est fait pour donner un sens au monde extérieur (distinguer le visage d’un piéton, s’attarder aux détails du vent, de la lumière, des sons lointains qu’il tente désormais de distinguer). Via un décryptage pour le moins univoque, le sens du monde perce enfin, mais devient soudain inexplicablement absurde ; la fin mélodramatique relève pourtant de la même ironie excessive qu’au sortir de la réception des Arnoux, un an plus tôt, lorsque le héros avait prétendument trouvé sa vocation.
Ainsi donc le lecteur est mis en garde par des scènes d’errance structurantes qui reviennent en écho : il ne saurait y avoir de vérité dans la conscience changeante du personnage.
D’autres errances se font écho, comme par exemple le moment où Frédéric marche dans la rue en donnant le bras à Madame Arnoux, sans avoir le temps de lui avouer son amour9. La scène tourne court, et ne sert qu’à faire languir davantage le jeune homme ; mais le narrateur se rattrapera après la séance de pose de Rosanette Bron chez Pellerin, commanditée par Frédéric : là, les futurs amants ont le temps d’aller chez le Pâtissier Anglais et de discuter de l’amour :
Ils allaient côte à côte, elle appuyée sur son bras, et les volants de sa robe lui battaient contre les jambes. Alors, il se rappela un crépuscule d'hiver, où, sur le même trottoir, Mme Arnoux marchait ainsi à son côté ; et ce souvenir l'absorba tellement, qu'il ne s'apercevait plus de Rosanette et n'y songeait pas. (p. 249)
Ce passage fait explicitement référence à la promenade antérieure infructueuse, comme si Flaubert avait planifié de construire un labyrinthe des mouvements amoureux10.
De la même manière, l’on relève les visites infructueuses à l’Art industriel au début du roman, Frédéric espérant vainement voir Mme Arnoux11, visites qui correspondent à d’autres visites inversement désespérantes, lorsqu’il a pénétré l’intimité des Arnoux, servant cette fois de confident aux deux époux :
Alors commença pour Frédéric une existence misérable. Il fut le parasite de la maison.
Si quelqu'un était indisposé, il venait trois fois par jour savoir de ses nouvelles, allait chez l'accordeur de piano, inventait mille prévenances […].12
2. Espérances et séries
Les déplacements entre Paris et Nogent donnent lieu à des sentiments identiques, le héros ne se sentant bien nulle part13. Ainsi, de retour à Nogent, Frédéric revit de « vieux souvenirs » et éprouve une « sorte d'angoisse, comme ceux qui reviennent auprès de longs voyages »14 , mais peu de temps après, de retour à Paris, il voit la tristesse des boulevards, éprouve un sentiment d'abandon, envisage le mariage avec Mlle Roque et se prend à rêver à des voyages romantiques15.
L’Ailleurs exotique pour fuir l’Ici et le Maintenant…
A Nogent, lors de la promenade de Louise et de Frédéric sur les berges, Frédéric en vient « à parler des contrées lointaines et des grands voyages »16 : le voyage omniprésent apparait comme le point d’achoppement du discours indirect libre ou narrativisé, l’horizon indépassable de la rêverie du procrastinateur ; il condense certes l’ironie flaubertienne (notamment la lune de miel vénitienne), mais il se pose davantage encore comme une impossibilité tant narrative et actancielle qu’ontologique : les personnages sont pris dans les rets de ce discours de l’Ailleurs qui oblitère leur présent et le vide de toute existence sensuelle/sensorielle.
D’autres déplacements structurent heureusement l’œuvre, laissant faussement croire à la possibilité du bonheur ; ils sont liés aux amours de Frédéric, qui se rend d’abord chez les Arnoux, à Saint-Cloud, puis à Auteuil17 ; et puis, il y a l’épisode hors du temps révolutionnaire, dans un autre contexte historique - à Fontainebleau ; quitter une histoire pour en investir une autre, n’est-ce pas par ailleurs ce que fait Frédéric en permanence avec l’image de Mme Arnoux, qu’il transpose en d’autres espace-temps ? A Fontainebleau, il parvient à recréer cette fantasmagorie avec Rosanette, lorsqu’ils visitent le château, lorsqu’ils se baladent en forêt. Celle-ci n’a pourtant rien de la partenaire idéale :
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n'aurait pas voulu être cette femme.
— Quelle femme ?
— Diane de Poitiers !
Il répéta :
— Diane de Poitiers, la maîtresse d'Henri II.
Elle fit un petit : « Ah ! » Ce fut tout.
Son mutisme prouvait clairement qu'elle ne savait rien, ne comprenait pas […] Frédéric l’excusa18.
Fontainebleau devient un lieu d’errance et d’abandon privilégié : « ils se trouv[ent] si bien dans leur vieux landau »19 qu’ils parcourent indéfiniment la campagne avoisinante. « Quand la voiture s'arrêtait, il se faisait un silence universel »20 ; à Fontainebleau, comme à Paris, la nature impressionne les esprits : lorsqu’ « ils arrivèrent un jour à mi-hauteur d'une colline tout en sable » et que « les sables, frappés par le soleil éblouissaient et les bêtes parurent remuer », alors « ils s’en retournèrent vite, effrayés »21. L’effet du monde extérieur sur la conscience des personnages s’applique tout particulièrement aux sentiments amoureux :
Il [Frédéric] ne doutait pas qu'il ne fût heureux pour jusqu'à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, de petites tapes sur l'épaule, des douceurs dont la surprise le charmait. Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n'était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l'eussent fait s'épanouir.22
« Ce n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que… », à moins que l’on ne sache vraiment plus ce qui est à l’origine de toute chose, ni du narrateur, ni du personnage, et encore moins du lecteur. Finalement, ces pages laissent l’impression d'un lointain voyage étrange, fantasmatique, à la durée indéfinie, composé de descriptions lyriques et d’incidents anecdotiques, lissés par l’imparfait duratif :
« Tout cela augmentait le plaisir, l'illusion. Ils se croyaient presque au milieu d'un voyage, en Italie, dans leur lune de miel »23.
Mais cette dernière phrase sonne ironiquement le glas de cette errance, illusoire, comme on l’avait compris dès l’analogie avec Diane de Poitiers. Ilot de bonheur fabriqué artificiellement, le moment bellifontain reste un pis-aller dans la structure érotico-amoureuse de Frédéric et le retour de Fontainebleau à Paris sera significativement difficile, prémonitoires et funèbres des derniers déplacements réguliers de Frédéric avec Rosanette à Andilly, pour visiter leur enfant malade24.
II. Poétique du récit
1. Egarement
Si les personnages se croisent souvent, souvent par une inadvertance des plus heureuses25, il est plus amusant de constater qu’ils se ratent aussi beaucoup. Bien évidemment, le ratage premier vient du héros avec Mme Arnoux, ratage autant physique que moral - Paris offre plus un terrain d’attente que d’entente - qui étire le temps du récit à celui de la vacuité absurde de la destinée humaine26.
Les déconvenues sont aussi sévères que le monde peut paraître illuminé. Tel est le cas lorsque le héros a rendez-vous avec Marie Arnoux avec pour ambition secrète de la conduire et de la posséder dans son garni de la rue Tronchet : l’attente est douloureuse, ce ne sont qu’aller-retours dans la rue, Frédéric « bat le trottoir »27. Dans ce passage, l’errance a la particularité d’être en quelque sorte statique et renvoie surtout à l’égarement mental ; Frédéric devient maniaque (il se « jette » dans la rue, a des « faiblesses à s’évanouir et tout à coup, des rebondissements d’espérance »).
A ce passage répond là encore un autre en écho, présenté comme une vengeance, un épisode contradictoire annulant en quelque sorte le précédent. Suite à cette première déconvenue28, Frédéric n'aime plus Mme Arnoux, « et il s'en allait au hasard, par les rues »29. Comme par un fait du hasard (pendant exact de sa découverte de « L’Art industriel »), il arrive chez Rosanette, l'emmène manger, la ramène rue Tronchet, substitution désormais célèbre. Mais par un jeu comique, l’épisode se redouble encore plus loin : Frédéric, ayant raté la Maréchale, erre à nouveau sur le boulevard30. Quatrième occurrence de la série, Frédéric apprenant le départ des Arnoux pour le Havre « march[e] au hasard, dans les rues, pour s'étourdir »31.
La répétition, parfois en miroir inversé, renvoie toujours au même et crée cette poétique de la chute. Tous les chemins de L’Éducation sentimentale, qui tracent la poésie désespérante du texte sont des chemins de la perdition, parisienne et morale.
2. Spirales
Le monde tourne autour de Mme Arnoux, comme pris d’un vertige angoissant : ce centre est annoncé dès le début du roman, en un lieu où tout s’annule :
L’Art industriel, posé au point central de Paris, était un lieu de rendez-vous commode, un terrain neutre où les rivalités se coudoyaient familièrement32.
L’image mentale de Marie Arnoux éveille la quête amoureuse de Frédéric, et son errance parisienne est aussi celle du rêve, libérée par le style indirect libre, nous entraîne dans la conscience rendue autonome du personnage, comme lors de sa promenade aux Champs-Elysées :
Il se sentait comme perdu dans un monde lointain. Ses yeux erraient sur les têtes féminines ; et de vagues ressemblances amenaient à sa mémoire Mme Arnoux. Il se la figurait, au milieu des autres, dans un de ces petits coupés, pareils au coupé de Mme Dambreuse33.
De l’indétermination du monde (« l’errance sur les têtes féminines ») naît la clarté de la « figuration » intérieure… Critique de la rêverie amoureuse, L’Éducation sentimentale est impitoyable devant l’indestructibilité du réel qu’une conscience ne saurait, finalement, reformer à sa guise. Et pourtant, c’est ainsi, à la fin du livre, que les rêveries initiales de Frédéric aboutissent… mais ne le rendent pas plus heureux : lorsque Mme Dambreuse tente de le désennuyer 34, le récit en quelque sorte revient à son point de départ ; Frédéric imaginait Mme Arnoux dans un coupé, il se promène à présent dans un coupé en pensant à elle… et cette même voiture armoriée le mènera ironiquement à la vente aux enchères des affaires Arnoux. Flaubert fait donc bien du « défaut de ligne droite » 35 la trame spiralaire de son intrigue :
toutes les rues conduisaient vers sa maison ; les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville avec toutes ses voix bruissait, comme un immense orchestre, autour d'elle36.
Ainsi, comme la chambre proustienne37, il est un lieu vers où tout converge et où tout part, et en ce lieu se trouve Marie Arnoux.
III. Errances, erreurs
1. Croisements
« Le défaut de ligne droite » ne nous indique-t-il pas la sinuosité du chemin de la vie du protagoniste ? Le roman se présente comme une route à plusieurs croisements, avec autant de destinées possibles. Lorsque le lecteur comprend que les échecs successifs du héros comme étudiant en droit, comme artiste peintre ou critique d’art sont constitutifs de son être velléitaire, il ne peut que souhaiter, par un ultime processus d’identification, que ce héros, à défaut de se créer les données possibles d’une issue positive, saisisse enfin les chances qui lui sont offertes.
Las, le héros erre dans la sinuosité des actions ratées. Ainsi du passage où Frédéric se retrouve face à une première alternative, rejoindre les Dambreuse ou aller voir Mme Arnoux (il y en aura d’autres, notamment lors de la rupture avec Mme Arnoux), Frédéric choisit bien évidemment, et contre toute attente raisonnée, d’aller à la campagne, en train, à Creil, où pense-t-il, se trouve la fabrique d’Arnoux38 : première erreur, la fabrique est à Montataire ! La visite de la fabrique se présente elle aussi comme une errance énumérative à la logorrhée technique ; Frédéric réalise son erreur, ainsi que le révèle l’incongruité du mot « patouillard » dans la bouche de Marie Arnoux. La visite à l’usine, au lieu du rendez-vous d’affaire avec M. Dambreuse, est une erreur qui a des transcriptions immédiates :
Il marchait cependant, mais sans rien voir, au hasard ; il se heurtait contre les pierres ; il se trompa de chemin.
Un bruit de sabots retentit près de son oreille ; c'étaient les ouvriers qui sortaient de la fonderie. Alors il se reconnut.39
C’est donc tout le déplacement qui à Creil puis à Montataire qui est une erreur, mais le personnage, dans un déni constant, n’en a pas conscience et en rejette toute responsabilité :
Une heure après, sur les boulevards, la gaieté de Paris le soir recula tout à coup son voyage dans un passé déjà loin. Il voulut être fort, et allégea son cœur en dénigrant Mme Arnoux par des épithètes injurieuses :
— C'est une imbécile, une dinde, une brute, n'y pensons plus !40
Peut-être y a-t-il d’ailleurs ici un enseignement ? Si le monde n’est que projections, n’a donc d’autre consistance qu’idéale et subjective, en revanche nos projections entraînent bien un effet en retour. C’est ce qui peut faire dire à Jean-Pierre Richard : « Aussi L’Éducation sentimentale est-elle d’abord le roman de l’absence, d’une réalité qui se dérobe, et dont le héros finit par accepter qu’elle doive toujours lui échapper »41. Le jugement final accusateur sur cette malheureuse et fidèle bourgeoise qui n’en peut mais, révèle comment se fait l’acceptation de cette réalité impossible à saisir, par une attitude finalement peu virile (plus conforme à la vitia qu’à la virtus romaines) ; en vérité, s’il manque une qualité au caractère de Frédéric, c’est bien le stoïcisme42.
2. « Interminable flânerie »
La fonction poétique des errances se déploie encore à travers le tissu parisien pour que les personnages s’entrechoquent, se catapultent plus ou moins volontairement et se fassent écho. Le système flaubertien est un système clos, comme l’a montré Jacques Neefs43, comme le reprécise pour L’Éducation sentimentale Isabelle Daunais44. Mais de ces correspondances internes ressort une parfaite désespérance telle que la fin elle-même de l’œuvre nous la donne à entendre.
Ainsi, après trois ans de vie provinciale, le démon arnoldien reprend l’infatigable Frédéric qui, de retour à Paris, n’a de cesse de localiser les Arnoux : commence alors une errance à la fois programmée et hasardeuse, Frédéric écumant les endroits susceptibles d’avoir été traversés par Arnoux, puis par Regimbard : quête policière, quête indiciaire, il s’agit à tout prix de relever une seule et unique trace dont le héros pourrait suivre la piste : cela commence bien évidemment par la rue de Choisel, la rue de Fleurus, puis la préfecture de police, les marchands de tableaux. Premier échec et retour à l’hôtel. Puis le lendemain, il part en quête de Regimbart, rue Notre-Dame-des-Victoires. Il le rate, alors commence une « interminable flânerie » (p. 182) de la Bourse, à la Madeleine, au Gymnase. Puis rue Sainte Geneviève, et rue des Francs Bourgeois. De nouveau, les Grands Boulevards, puis rue Paradis-Poissonnière, avant enfin de trouver le Citoyen45.
Cette poursuite [de Frédéric], écrit Jean-Pierre Richard46, « devient parfois hallucinée », « ces salles anonymes et vides, où s’éternise son attente et où semble s’étirer toute l’absurdité de sa vie, nous est comme l’image de tous les échecs successifs que doit traverser sa quête ». Richard continue : « Frédéric succombe à un malaise assez semblable à celui qu’on éprouve dans les cauchemars où l’on se sent tomber sans fin dans un vide sans fond »47.
Conclusion
Le « vide sans fond » psychologique dont parle Jean-Pierre Richard rejoint le « livre sur rien » de Flaubert et constitue l’essence de sa poétique : l’errance, mentale ou réelle, est donc constitutive de toute la grandeur et de la décadence du héros et partant, de la signification du roman, celle de l’échec.
Errance et désespoir profond, existentiel : toute la vie romanesque semble contaminée par la folle et délirante quête d’un personnage, absurde avant l’heure, qui poursuit autant ses chimères que des êtres fuyants. Dès le IVe siècle avant J.-C., sous l’influence de la pensée stoïcienne, la virtus devint, en plus du courage et de l’honneur sur le champ de bataille, le courage, la force morale pour accéder à la sagesse. Mais le héros n’a pas trouvé ce centre viril :
Et ils résumèrent leur vie.
Ils l'avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l'amour, celui qui avait rêvé le pouvoir.
[…] Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l'époque où ils étaient nés.48
Comme dans l’épisode de la visite à l’usine Arnoux, comme lors de la première vision inopinée de l’Art industriel, comme toujours, le héros refuse de voir l’essentiel, de comprendre qu’il est responsable de ses actes : il lui manque ce centre d’où assumer sa part d’être au monde.
Et si, avec Deslauriers, l’apparence d’une sagesse rétrospective semble in fine lui venir dans la remémoration des meilleurs moments de l’existence, le constat trivial qui en est fait tombe comme un couperet :
— C'est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric.
Cette répartie souvent commentée, pointe absolue du récit, ne laisse pourtant pas d’interroger sur la problématique de l’erreur, car cette parole, tout en renforçant l’assertion antérieure de l’échec de la vie, décrédibilise le héros, le récit, et nous renvoie au paradoxe d’Epiménide : que penser de la valeur d’une parole d’un homme assagi, qui a voué sa vie à la quête de l’amour absolu, et qui porte au pinacle une virée amicale (en réalité une déroute sexuelle) dans un lupanar ? Ainsi la sentence finale vient-elle confirmer et infirmer en même temps les diverses hypothèses lectoriales. Il faut finalement se rendre à cette évidence, il n’y a pas de morale à tirer de L’Éducation sentimentale, sinon qu’elle corrobore la pensée paradoxale du Crétois : comme le menteur peut se dire, le non-être peut tout-à-fait parvenir à l’existence.
Notes
« Il se trouvait sur son passage à la promenade, ne manquait pas d'aller la saluer dans sa loge au théâtre... p. 538.
L’Éducation sentimentale, Le Livre de poche, Classiques, 2002, page 69. Edition de référence. Je souligne à chaque fois.
J’omets ici délibérément la rencontre Frédéric/ Mme Arnoux en ce qu’elle n’est pas issue d’une errance. Cf Jean Rousset, « Leurs yeux se rencontrèrent », Paris, José Corti, 1981.
Notons la majuscule : « Il n’en chercha pas moins comment parvenir jusqu’à Elle » (L’Éducation sentimentale, Le Livre de Poche, Les Classiques de Poche, 2002, p. 72).
« C'est inutile, maintenant ! Je ne le trouverais pas ; j'irai ce soir ! se donnant ainsi le moyen de revenir sur sa décision, car il reste toujours dans la conscience quelque chose des sophismes qu'on y a versés ; elle en garde l'arrière-goût, comme d'une liqueur mauvaise », L’Éducation sentimentale, Le Livre de Poche, Les Classiques de Poche, 2002, p. 288.
Ibid., p. 289.
Ibid., p. 107.
Ibid., p. 145.
Ibid., p. 133.
Il annonce aussi des promenades futures : « Comme les affaires étaient suspendues, l'inquiétude et la badauderie poussaient tout le monde hors de chez soi. […] Frédéric prenait la Maréchale à son bras ; et ils flânaient ensemble dans les rues ». Ibid., p. 437.
Frédéric visite au moins trois fois la boutique d’Arnoux mais c’est sans compter les visites aux fenêtres à la tombée du jour où il les a « si souvent contemplées ». L’imparfait de la page 72 et l’adverbe de la page 97 nous laissent très dubitatifs quant à une possible précision des visites de Frédéric à l’Art industriel.
Ibid., p. 271.
Cf. le tableau des voyages sur l’axe Paris – Nogent, L’éducation sentimentale, Bertrand Darbeau, Connaissance d’une œuvre, Bréal, 2000.
Ibid., p. 367
Ibid., p. 381.
Ibid., p. 378.
« Mais souvent, la lenteur du cheval l’impatientant, il descendait puis hors d'haleine, grimpait dans un omnibus ; et comme il examinait dédaigneusement les figures des gens assis devant lui, et qui n’allaient pas chez elle !». (p. 404).
Ibid., p. 478.
Ibid., p. 481.
Ibid., p. 482.
Ibid., p. 484.
Ibid., p. 486
Ibid., ibidem.
Cf. les « niaiseries » de Rosanette : « L'enfant était à la campagne, à Andilly. On allait le voir toutes les semaines. […] Rosanette commençait par baiser frénétiquement son poupon ; et, prise d'une sorte de délire, allait et venait, essayait de traire la chèvre, mangeait du gros pain, aspirait l'odeur du fumier, voulait en mettre un peu dans son mouchoir. Puis ils faisaient de grandes promenades ». (Ibid., p. 572)
Ainsi Frédéric rencontre Hussonnet aux Tuileries, Dussardier, Arnoux à l’Alhambra, Dambreuse à la Gaité, etc…
Dans l’attente de Mme Arnoux, « Frédéric flân[a] sur les boulevards » Ibid., p. 160. La suite de cette flânerie est heureuse, le personnage étant convaincu de leur amour réciproque.
Ibid., p. 414-415.
La mauvaise interprétation de l’absence de Marie Arnoux à ce rendez-vous galant est riche d’enseignement pour le lecteur quant à la capacité du héros à la mythomanie.
Ibid., p. 420.
Ibid., p. 470.
Ibid., p. 599.
Ibid., p. 87.
Ibid., p. 73.
« Tous les après-midis, elle le promenait dans sa voiture », Ibid., p. 606.
L’Éducation sentimentale, Le Livre de Poche, Les Classiques de Poche, 2002, p. 624.
Ibid., p. 134.
« À Combray, tous les jours, dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations », Du côté de chez Swann, Gallimard, Pléiade 1989, p. 9. On pense aussi à la voiture arrivant rue royale : « Quand j'arrivai au coin de la rue Royale où était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner d'elle-même. (Proust, Temps Retrouvé, t. IV. p. 437)
Ibid., p. 299.
Ibid., p. 310.
Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation, Stendhal Flaubert, p. 209.
« Ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses mais les opinions qu'ils en ont […] C'est la marque d'un petit esprit de s'en prendre à autrui lorsqu'il échoue dans ce qu'il a entrepris ; celui qui exerce sur soi un travail spirituel s'en prendra à soi-même ; celui qui achèvera ce travail ne s'en prendra ni à soi ni aux autres », Manuel d’Epictète, chap. V. Dans le cas précis de Frédéric, outre les opinions (jugements) qui renvoient au monde rationnel, il faudrait ajouter les rêveries et imaginations.
Jacques Neefs, « La figuration réaliste. L’exemple de Madame Bovary », Poétique, IV, 16 (novembre 1973), pp. 466-476.
« Flaubert, si l’on peut dire, travaille en circuit fermé, cloisonnant la représentation dans le cadre précis de ses données initiales. Entre l’espace du récit et celui de la réalité référentielle, les limites sont marquées depuis le début ». Isabelle Daunais, Flaubert et la scénographie romanesque, Librairie Nizet, 1993, p. 23
L’errance pour trouver ce personnage insignifiant mais médiateur capital, le Citoyen Regimbart au « bock » final aphasique, surviendra deux fois. Elle renvoie indéniablement au néant ontologique du Héros.
Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation, Stendhal Flaubert, p. 210.
Ibid, p. 217.
L’Éducation sentimentale, Le Livre de Poche, Les Classiques de Poche, 2002, p. 624.
Table des matières
1. Littérature, voyages et altérités
Errances, erreurs dans « L’Éducation sentimentale »
Visions dans « L'Éducation sentimentale »
Lecture de l'épisode de la découverte du Bazar de Mahabad dans « L'Usage du monde » de Nicolas Bouvier (p. 176-177) : voir dans les interstices
18e Rencontres enseignants – chercheurs / Littérature, voyages et altérités
L'« Adieu à la Nouvelle-France » de Marc Lescarbot : altérité, fécondité, interculturalité
Le genre autobiographique en question dans le récit de voyage au XVIIe siècle
L’expérience de l’altérité dans le « Journal de voyage de Montaigne » : une entreprise d’exotisation du familier
L'altérité en temps de guerres civiles : l'exemple du Passe-temps de François Le Poulchre de La Motte-Messemé
2. Territoires et frontières du style
Les mots en question dans l’œuvre narrative de Marivaux: réflexion sur une approche stylistique
Stylistique pragmatique et écriture des poilus
Approche rhétorique, linguistique et socio-poétique de la forme littéraire. La stylistique comme étude des « formes-sens ».
Le récit enchâssé, de la poétique à la stylistique
Vers à l'antique et vers syllabiques français : réflexions sur la portée stylistique du rythme
La Journée d'étude AIS « Territoires et frontières du style »