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Résumé

Le Passe-temps de François Le Poulchre de La Motte-Messemé permet une réflexion sur l'altérité par un double mouvement : à travers l'éloge de certains chefs protestants, Le Poulchre tente de dépasser les dissensions causées par les guerres civiles ; mais le texte établit une autre rencontre, en évoquant une altérité temporelle, en particulier entre le présent et l'Antiquité. Révélant les similitudes et les différences entre ses contemporains et les personnages antiques, Le Poulchre crée une rencontre rendue possible par sa propre omniprésence : il est témoin et juge de ses contemporains, ainsi que truchement qui instaure non seulement une comparaison, mais aussi un dialogue hypothétique avec des personnages antiques.

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Dans une seconde moitié du XVIe siècle marquée par les guerres civiles, la question de l'altérité se révèle essentielle et problématique. Puisque la France est plongée, depuis 1562, dans une période de guerres qui rendent justement « autre » celui qui ne l'était pas, nous pouvons nous demander si l'altérité ne peut apparaître que dans le cadre d'une opposition ou s'il peut y avoir tout de même, malgré la guerre, une rencontre. Cette question se pose à la lecture du Passe-temps de François Le Poulchre de La Motte-Messemé1, une œuvre méconnue et particulièrement complexe dans sa forme, se situant entre le recueil de nouvelles et l'essai (Le Poulchre mentionne d'ailleurs Marguerite de Navarre et Montaigne), mais aussi peut-être s'apparentant au genre des mémoires. Plus précisément, le texte se caractérise par une succession d'exemples et d'anecdotes d'une part tirée de l'Antiquité et de l'autre des souvenirs de l'auteur, en un dialogue constant entre les deux. « Le cas de l’auteur du Passe-temps, s’il n’est pas éminent, n’est point banal : figure exceptionnelle, parmi nos auteurs, que celle d'un authentique homme d'épée. »2, souligne Gabriel-André Pérouse. De fait, il participa, durant les guerres civiles, notamment aux batailles de Jarnac et de Moncontour aux côtés du duc d'Anjou, le futur Henri III. Toutefois, il révèle dans ses textes son opposition à la guerre et en particulier aux guerres civiles dont il a été témoin et qu'il condamne. Nous pouvons remarquer une complexité et même une ambiguïté de la position politique de Le Poulchre : il est catholique, mais témoigne d'une certaine admiration pour les chefs protestants. Il s'agira alors de s'interroger sur la possibilité d'un rapprochement, d'une rencontre dans l'altérité que permettrait le texte. En outre, une autre forme d'altérité, temporelle cette fois, apparaît dans l'œuvre, entre l'Antiquité et les contemporains de Le Poulchre. Cette seconde altérité se trouve liée à la première puisque le recours à l'Antiquité apparaît comme un moyen à la fois de questionner et de dépasser le contexte des guerres civiles. Par le va-et-vient constant qu'il instaure entre ces deux époques, il crée une rencontre pourtant impossible. Ces deux formes d'altérité se révèlent alors indissociables de l'omniprésence de l'auteur dans le texte.

Une rencontre malgré la guerre ?

Quoique militaire, Le Poulchre dénonce dans Le Passe-temps l'horreur de la guerre et en particulier de la guerre civile.

Brief, la guerre, dy-je, amenant la ruine, la perte, & toute pitié, ce qu'elle rend encore de plus miserable & calamiteux, c'est la guerre civile, mais plustost incivile par dissension intestine : quand en un mesme pays une cité s'arme l'une contre l'autre & forme pour entretenir le feu allumé par sa turbulance, diversité de partis : comme nous avons pratiqué à nos despens en France, depuis la mort de Henry II. que soubs le pretexte de Religion, nous n'avons pardonné à aucune espece de meffait qui soit au monde, la rendant ministre de nos impietez. / L'on a dessous les pieds saboulé la justice / Au mespris de ses lois fait tant de malefice, / Fait tant de cruauté qu'il n'a resté que peu / De lieux qui n'ait passé au sac, au sang, au feu : / Jusques là de briser les sacrez habitacles / Où de nos dieux estoient posez les tabernacles […]. (f° 21r)

Par le jeu sur la polyptote antithétique « civile » « incivile », Le Poulchre change la qualification de la guerre, dont la dénonciation est renforcée par le comparatif : « de plus miserable & calamiteux ». Le passage de la prose aux vers, avec la répétition de « fait tant » et l'usage du rythme ternaire « au sac, au sang, au feu », permet l'amplification de son idée. La mention du « mesme pays » est ensuite développée : « Mais helas c'est de nos voisins, de nos compatriotes, de ceux qui respirans mesme air que nous, parlent un mesme langage, se disent en outre de mesme Religion, combien que pour ce regard ils se trompent […] » (f° 22r). Par la répétition de « même », il met ainsi en évidence le paradoxe de la guerre civile, afin de la montrer dans toute son horreur absurde puisqu'il s'agit de se battre contre celui qui est identique à soi.

De surcroît, François Le Poulchre manifeste un jugement ambigu à l'égard des protestants. Il loue certains de leurs chefs : « Le Poulchre dit son estime pour les princes huguenots »3, en particulier Louis de Bourbon, prince de Condé. La première mention de celui-ci, au début du Passe-temps, narre son sort de prisonnier auprès de François de Guise qui le traite très correctement :

Ce qui fut pratiqué par François de Lorraine Duc de Guyse apres cette tant sanglante & debatue bataille de Dreux : car comme il en eut obtenu la victoire, & que Loys de Bourbon Prince de Condé chef du party contraire, Prince autant valeureux qu'il se peult, luy eust esté amené, il le fist soupper & coucher avec luy, mais prenant à la table & au lict la place d'honneur, pour garder d'un costé le rang de Lieutenant de Roy, & de l'autre comme veinqueur, pour luy faire sentir sa condition de prisonnier. Cestuy-cy se comportant magnanimement en sa disgrace, & celuy-là modestement […]. (f° 6r, nous soulignons)

Implicitement, il y certainement ici une critique du fait que Condé ait été tué après la bataille de Jarnac alors qu'il s'était rendu ; le manque d'honneur de l'armée catholique à Jarnac s'oppose ainsi à l'attitude de François de Lorraine après la bataille de Dreux. Même si la courtoisie manifestée n'efface pas la distinction entre « veinqueur » et « prisonnier », la scène décrite contraste avec la « tant sanglante & debatue bataille ». Cependant, l'adversaire n'est ici pas complètement « autre » puisque Condé et Guise appartiennent tous deux à la noblesse ; c'est ainsi leur rang qui favorise le dépassement de l'opposition causée par leurs divergences religieuses. La valeur de Condé est évoquée à de nombreuses reprises dans le texte : « un des plus valeureux Prince que j'ay jamais cogneu, Loïs de Bourbon Prince de Condé » (f° 48r), ou encore « un Prince duquel outre la valeur qu'il avoit, le nom pour la dignité du sang dont il estoit […] » (t. II, f° 48r). Certes, l'éloge de l'ennemi est un topos du récit de guerre, puisque plus l'on souligne la valeur d'un ennemi, plus le vainqueur en retire d'honneur. Cependant, là n'est pas l'intention de Le Poulchre. Condé est un prince de sang (nous pouvons relever dans l'une des citations la mention du « sang dont il estoit ») et l'oncle d'Henri IV alors régnant au moment de la publication du Passe-temps. Toutefois, cette complexité n'est pas due au fait qu'il écrive sous le règne d'Henri IV, puisque Le Poulchre était un proche de François d'Alençon4 qui eut durant les guerres civiles une position pour le moins ambiguë, en étant à la tête du parti des Malcontents. De plus, Condé est le beau-frère de Jeanne d'Albret, mère d'Henri IV et fille de Marguerite de Navarre, elle-même la marraine de Le Poulchre5. Ce sont peut-être les liens de Le Poulchre avec la maison de Navarre qui interviennent aussi dans son rapport élogieux aux Bourbon. Mais c'est surtout un éloge sincère du prince de Condé que traduit Le Passe-temps et ainsi la possibilité d'une rencontre entre catholiques et protestants, pour dépasser les dissensions créées par les guerres civiles.

En outre, Condé apparaît comme un modèle militaire. De fait, Le Passe-temps témoigne d'une certaine nostalgie du passé qui se manifeste en particulier dans la question des anciens usages militaires, notamment par l'opposition entre les hommes d'armes en livrée (du passé) et ceux de l'époque de Le Poulchre qui sont « à la Reistre » (f° 60v-61r), mais aussi par l'opposition entre le fait de ranger l'armée en « hayes » (en lignes, usage ancien qu'il privilégie) ou en « hots » (c'est-à-dire en escadron, nouvel usage qu'il désavoue). Pour prouver la supériorité des « hayes », Le Poulchre dresse une succession d'exemples, allant des guerres d'Italie de Charles VIII aux guerres civiles, en une accumulation qui en elle-même semble marquer une continuité infinie, à l'exemple d'une formation en « haye ». Or, parmi les exemples empruntés aux guerres civiles, se trouve de nouveau Condé : « Quand ce genereux Prince de Condé qui feist une charge à la bataille de Jarnac où il meist en route mil ou douze cent chevaux de nostre avantgarde : estoit-il en hots ? non de certain […] » (f° 64r-64v). Bien que la bataille de Jarnac ait été une défaite de Condé, c'est ici une charge victorieuse qui est mise en avant. Le Poulchre fait ainsi de Condé un exemple dans le cadre de son argumentation, mais aussi un exemplum6 : l'emploi d'un vocabulaire épidictique pour souligner la « valeur » et la « génér[osité] » du Prince, ainsi que sa reconnaissance en tant que modèle militaire lui confèrent en effet une dimension exemplaire.

D'autres exemples de formation en « hayes » sont également empruntés aux protestants, l'un dont Le Poulchre a été témoin : « Je vey à saint Denys Autricourt avecques 70. ou 80. chevaux de front […] » (f° 64r), et un autre qui lui a été rapporté :

je me souviens que le Comte de Charny, Seigneur non moins valeureux que plein de courtoisie, rapportant comme les choses s'estoient passees à Dreux, disoit que ce brave Mouy, qui tenoit un des premiers lieux en valeur de l'Armée contraire vint entamer le gasteau, ce fut avecques cent casaques blanches tous marchans d'un front […]. (f° 63v-64r)

La question des « hayes » (placer l'armée « de front » selon l'expression des deux citations précédentes) apparaît alors comme un prisme par lequel Le Poulchre opère une rencontre avec les protestants puisque, bien qu'ils soient opposés sur le champ de bataille, il trouve auprès d'eux un écho de ses propres conceptions militaires. La mention de la « courtoisie » du Comte de Charny qui n'hésite pas à louer « l'Armée contraire » pourrait indiquer que ce même idéal meut Le Poulchre et l'incite ainsi à reconnaître les qualités de ses adversaires, ce dont témoigne la tournure élogieuse : « ce brave Mouy ». De même, Coligny est désigné comme « L'Admiral de Chastillon un des bons Capitaines que nous ayons veu en noz jours » (f° 48r). En outre, dans l'un des souvenirs évoqués dans le texte, Coligny demande à un capitaine de placer des sentinelles ; cependant, ce capitaine joue et ne remplit pas sa mission, ce qui avantage l'armée catholique dont fait partie Le Poulchre. Pourtant, ce dernier, en tant que narrateur, semble prendre alors le parti de Coligny lorsqu'il écrit : « mais ce malheur luy arrive » (f° 48v). C'est ainsi par une disjonction opérée entre le moment de l'écriture et le moment évoqué que Le Poulchre parvient à dépasser l'opposition causée par la guerre civile.

Altérité entre le présent et l'Antiquité : une rencontre temporelle

Autant qu'un « passe-temps », l'œuvre de Le Poulchre est peut-être aussi une réflexion sur le temps qui passe, tout en permettant un passage vers le passé. De fait, l'un des principaux aspects du texte est le va-et-vient constant entre le présent et l'Antiquité, la mise en relation entre des figures de ces deux époques. La rencontre entre ses contemporains et l'Antiquité passe d'abord dans le texte par une mise en parallèle ou en opposition des personnages.

L'on a veu en noz jours un Mess. Anne de Mommorancy Connestable de France porter aussi patiemment les revers de la fortune (ayant souvent senty des disgraces du temps de François premier) que modestement l'honneur favorable qu'il eut de posseder Henry second, sa vertu se roidissant tousjours contre toutes les secousses que le malheur luy lançoit. Il combatit souz Charles 9. avecq tant d'heur à la bataille S. Denys, qu'emporté dicelle blessé & victorieux tout ensemble à son logis à Paris, il y mourust vieil, le lendemain au grand honneur & regret des siens & au dommage de la France, au contraire / Cet Hannibal qui logea la peur dans Rome devint si arrogant apres cette memorable victoire qu'il eut à Cannes, où il tua quarante & quatre mille Romains sur la place, qu'il ne permist plus qu'on parlast à luy, que par personnes interposees là où auparavant il estoit accessible à chacun. / J'ay veu depuis trente cinq ans un gentil Prince, perdu toutesfois par sa faute, quand l'aveuglement de ses prosperitez avança sa cheute, en faire de mesme. / Paulus Æmilius se porta bien plus modestement quand il eut deffaict Persæus […]. (f° 5r-v)

Cet extrait est le premier exemple de ce mouvement constant entre les époques : après un portrait élogieux de Montmorency, inscrit dans un passé proche (« L'on a veu en noz jours »), Le Poulchre introduit un contre-exemple, celui d'Hannibal. La segmentation de cet extrait accorde à chaque personnage un paragraphe, même si la phrase continue : « au contraire / Cet Hannibal », usage fréquent dans Le Passe-temps. Cette continuité permet de renforcer l'opposition des portraits, d'autant plus qu' « au contraire » se trouve dans le paragraphe précédent. Ensuite, le texte revient au présent, ou du moins au passé proche avec cette fois un exemple plus personnel que le « on » général, introduit par la tournure : « J'ay veu ». Or, le « gentil Prince » dont il est question semble être à classer dans la même catégorie qu'Hannibal. Ensuite, nous retournons à l'Antiquité avec Paul-Émile qui se « porta bien plus modestement ». Nous nous trouvons ainsi confrontés à la fois à une structure en alternance (contemporain - Antiquité - contemporain - Antiquité) et une structure en chiasme (modèle - contre-modèle - contre-modèle - modèle). Cela met en évidence le fait que Le Poulchre n'établit pas de privilège pour l'une ou pour l'autre époque ; même s'il dénonce très fréquemment son temps et manifeste une nostalgie du passé, il révèle ici une équivalence entre les personnages des diverses époques, opérant ainsi une rencontre entre eux, par les différences de certains et les ressemblances d'autres.

Il agit de même dans le second livre du Passe-temps, avec la question de la musique.

Nous prenons plaisir à la Musique, nous faisons si peu de cas des chantres que Philippus demandoit à Alexandre son fils, s'il n'avoit point de honte de chanter si bien, c'est un honneste exercice toutesfois, & ay veu François fils & frere de Roy dernier Duc d'Anjou chanter tresbien une basse contre en sa chambre […]. (t. II, f° 34r)

Au début de cette citation, nous pouvons remarquer l'usage d'un « Nous » universel, désignant Le Poulchre et ses contemporains, mais aussi Philippe de Macédoine ; cela permet à l'auteur de poursuivre son propos avec un exemple tiré de l'Antiquité : celui d'Alexandre, qui se trouve lié par la formule « & ay veu » à un exemple contemporain, celui de François d'Alençon, dont Le Poulchre est témoin et auquel il offre ainsi une mise en parallèle avec Alexandre le Grand ; ce double exemple, présentant des personnages louables, sert à récuser, ou du moins à nuancer l'opinion initiale.

Ce système de comparaisons, par la rencontre avec un « autre » antique, lui permet de réfléchir au temps présent. À partir d'exemples sur l'ambition, il évoque et invoque les figures de Coriolan et de César pour poursuivre sa réflexion sur la guerre civile :

Je croy qu'ouy : & qu'au bout Coriolanus & Cesar sont plus aises de nous avoir fait voir de hauts exploits d'armes ensuivant les genereuses passions de leurs ames, bien que soit esté contre les leurs, que demeurez de leur party, n'avoir rien fait que de commun. / Je n'approuveray jamais l'eslevation d'un subject contre son estat, mais je diray bien, que si personnes en eurent onques occasion ce furent celles-cy. (f° 28r)

C'est ainsi le contexte des guerres civiles qui influe sur son choix d'exemples antiques.

L'Antiquité l'entraîne également dans une réflexion sur la question des faux miracles, notamment avec l'exemple de Numa qui faisait croire à ses sujets que la nymphe Égérie lui parlait : « Il avoit affaire à gens de bonne & souple creance, s'il venoit de ce temps, il y perdroit son latin, encores qu'il en fust du païs » (t. II, f° 23r). Au-delà de la plaisanterie, apparaît ici l'idée d'une différence de croyance et de perception en fonction des époques ; dans ce cas, l'avantage est aux contemporains. De même, au sujet de Pythagore qui aurait apprivoisé un aigle, le narrateur ajoute dans une parenthèse : « (mon Fauconnier en feroit bien autant, & si je ne le tiendrois pas pour Prophete ny pour Philosophe) » (t. II, f° 23v). Pourtant, au XVIe siècle aussi peut se trouver une instrumentalisation politique des faux miracles. L'exemple que prend Le Poulchre pour dénoncer cette pratique est d'autant plus intéressant qu'il est lié aux guerres de religion : il s'agit de l'aubépine qui aurait fleuri après la Saint-Barthélemy.

L'espine que la nostre [« commune »] veist florir dans le cymitiere de S. Innocent à Paris le lendemain du massacre de la S. Barthelemy, servit bien aux entremetteurs d'iceluy à faire croire au peuple, qu'il avoit esté bien aggreable à Dieu, par ce tesmoignage visible, mais si espineux à ceux qui avoyent bon nez qu'ils en sentirent incontinent la pointe pour juger sainement des circonstances du miracle advenu. (t. II, f° 24r)

L'emploi du terme de « massacre » n'est pas anodin ; dans l'introduction à son édition du Passe-temps, Brigitte Lourde écrit : « la dénomination de l'événement par le terme de “massacre” produit, plus qu'un jugement critique, le constat objectif d'une tuerie en masse »7. Néanmoins, nous pouvons tout de même nous demander s'il n'y aurait pas, dans ce refus d'éluder la vérité, une prise de position de l'auteur. La dénonciation des faux miracles est un lieu commun de la critique des pratiques de l'Église au XVIe siècle, mais ici Le Poulchre dépasse cette question en mettant en évidence la manipulation politique exercée par les « entremetteurs d'iceluy », instigateurs à la fois du « massacre » et de l'instrumentalisation du faux miracle. Ce passage traduit une opposition entre ceux qui sont manipulés (« servit […] à faire croire au peuple ») et ceux qui comprennent ce qui est en jeu et peuvent « juger sainement ». L'ironie du narrateur se manifeste à travers le vocabulaire dépréciatif employé (« entremetteurs ») et le calembour entre « espine » et « espineux », développé par « bon nez » et « sentirent […] la pointe ». Or, la « pointe », désignant la fausseté du miracle et la « pointe » de l' « espine », est aussi la « pointe » littéraire par laquelle Le Poulchre démystifie le « miracle advenu ». L'altérité entre le présent et le passé, que la question des faux miracles laissait d'abord présager, cède alors la place à une identité qui lui permet de réfléchir aux actions de ses contemporains.

Le Poulchre, témoin et truchement d'une rencontre par hypothèses

Le Poulchre construit continuellement son image de témoin, apparentant ainsi son œuvre au genre des mémoires. Pour donner crédit à son texte, il souligne sa proximité avec les personnages qu'il évoque : ainsi, « lequel Gouverneur de Nyort je cognoissois particulierement » (t. II, f° 48v) ou « [le duc de Montpensier] me fist souvenir (j'en peux parler, je me trouvé lors mon estrié contre le sien) d'Anaxagoras […] » (f° 50v). Dans ce second exemple, le hasard de la situation (« je me trouvé lors mon estrié contre le sien ») confère une autorité à la parole de l'auteur, soulignée par la tournure : « j'en peux parler » ; or, cette autorité lui permet d'établir une comparaison, et même une rencontre temporelle entre le duc de Montpensier et Anaxagore. Il cherche à se présenter comme un narrateur fiable, y compris lorsque les souvenirs qu'il évoque remontent à sa jeunesse : « Lors que François second mourut à Orleans 1560, comme je fusse bien jeune, mais deja desireux d'apprendre, j'oyois un jour ce grand personnage le Marechal de Brissac nouvellement venu de sa conqueste d'une partie du Piemont […] » (t. II, f° 11v-12r). La précision « deja desireux d'apprendre » vient contrebalancer l'objection que sa jeunesse pourrait constituer (il avait alors treize ans8) et justifie le fait qu'il ait entendu et retenu ce qu'il rapporte. Son rôle de témoin est également souligné par l'omniprésence du verbe « voir » qui sert à introduire les anecdotes : « J'ay veu le feu Mareschal de Brissac […] estre quatre & cinq heures à jouer un jeu d'eschets » (f° 46r), « j'ay veu autres-fois un seul Charles Tiercelin » (f° 46v), « j'ay veu par experience » (f° 62r), « Quand je me souviens d'avoir veu en la bataille de Moncontour, ce brave bon homme de Marchal de Cossé […] » (f° 62v). Sa présence est ainsi constamment rappelée dans le texte, il est une source directe et engage le lecteur à lui faire confiance, tout en mettant en évidence son point-de-vue. Ainsi, il se refuse souvent à parler de ce dont il n'est pas certain : « […] querelle que je laisseray aux curieux sur les bras pour la crainte que j’aurois de n’en venir pas à mon honneur » (t. II, f° 38v). Cette stratégie assez convenue du témoignage et de la fiabilité du narrateur entre en résonance avec la question de l'altérité puisque, dans ce texte, la rencontre ne semble rendue possible que par la mise en avant de la présence de l'auteur.

Pour l'évocation de faits plus anciens, il reprend le principe du témoignage par la vue, même s'il ne provient pas de lui : « Noz grands peres ont veu Louys XII. en quitter une [épouse], pour espouser la veufve de Charles huictiesme qui annexa le Duché de Bretagne à la couronne. » (f° 53r).

Pour les exemples antiques, Le Poulchre est tributaire d'auteurs qu'il ne cite presque jamais. Ainsi, il ne fait nulle mention de Plutarque qui est pourtant sa source principale : « La prééminence accordée à Plutarque selon l'avis liminaire se vérifie dans le recensement des sources, bien que le nom de l'auteur auquel il emprunte le plus ne soit jamais cité autrement que sous la forme de périphrases convenues », souligne Brigitte Lourde dans son introduction9. L'on pourrait d'ailleurs se demander s'il n'y a pas, dans le parallélisme que Le Poulchre instaure entre personnages antiques et contemporains, une réminiscence des Vies parallèles de Plutarque. Celui-ci est ainsi le plus souvent évoqué à travers des périphrases : « quand j'entens nos anciens bons autheurs nous faire ce conte icy […] » (f° 55v). En mentionnant l'exemple de Fabritius, également emprunté à Plutarque, Le Poulchre ajoute : « selon que le rapporte celuy cheux qui l'ay prinse : car je n'estois pas leur secrettaire » (t. II, f° 44v-45r) ; la prudence du narrateur, ne pouvant être témoin, est ici traitée sur le ton de la plaisanterie.

Or, la dimension plaisante du « passe-temps » apparaît fréquemment dans le texte, notamment dans le choix de formules de transition. De fait, Le Poulchre, à l'image de Montaigne, affirme suivre dans son œuvre le mouvement de sa pensée : « pour continuer l’extravagance, & ondoyment de mes discours, enclavez à ma mode, & suyvis par chaynes imperceptibles, à la descharge de mon esprit par le rapport de ses fantasques conceptions » (t. II, f° 15r). Ce mouvement continu et désordonné, dans un texte qui n'a pour seule division que celle en deux livres, nécessite alors des transitions. Ainsi, Le Poulchre commence à narrer les aventures d'Énée, puis change de sujet, avant d'y revenir en écrivant : « Mais il ne faut pas laisser perir en mer, ce miserable Æneas & ses compagnons echappez du sac & du feu de Troye, sans leur faire prendre terre en Italie & y laisser leurs descendans […] » (t. II, f° 19r). Cet exemple, jouant sur l'écart entre la nécessité évoquée (« Mais il ne faut pas laisser perir en mer ») et l'histoire d'Énée, manifeste sa volonté de trouver des tournures pour faire sourire le lecteur, une intention de divertissement qui acquiert tout son sens dans le contexte des guerres civiles10.

Les anecdotes antiques seraient ainsi un moyen de dépasser les dissensions du présent, non par une simple évocation du passé, mais par une rencontre entre les époques rendue possible par le recours à des hypothèses. Cela peut concerner un personnage d'un passé proche : par l'emploi de l'hypotypose et de la prosopopée, Le Poulchre imagine la réaction d'Henri IV si celui-ci voyait « revenir un feu Marchal de Tavannes » (f° 67r)11. Mais l'hypothèse peut aussi impliquer un personnage de l'Antiquité. Ainsi, il fait parler Parmenion : « Quant aux barbes, Parmenion nous diroit, s'il estoit vivant, que ce grand Alexandre […] luy commanda, quand il combatit Darius d'aller faire raser le menton à son armee […] » (f° 67v). La proximité avec les personnages antiques passe par le recours à cette hypothèse : Le Poulchre tenterait presque de ressusciter Parmenion (comme il l'a fait de Tavannes) pour le faire parler. C'est un rapport particulier aux sources qu'il instaure ainsi, il ne s'agit pas seulement de les évoquer ou de les citer, mais de les faire parler directement.

Le texte crée ainsi une rencontre. De manière plus évidente encore que dans l'exemple de Parménion dont la prise de parole est soumise à une condition impossible (« s'il estoit vivant »), Le Poulchre fait intervenir certains personnages de l'Antiquité pour établir un dialogue avec eux :

Mais j'entens ce Phocion, qui avoit esté vingt ans Capitaine general des Atheniens, se pleindre de moy de ne conter, Que comme les Ambassadeurs d'Alexandre luy apportans soixante mil escus qu'il luy envoyoit, l'eussent trouvé tirant de l'eau en sa maison, ce pendant que sa femme paitrissoit, les refusa […]. (f° 17r)

La proximité avec les auteurs antiques se traduit également dans une conversation qu'il imagine entre lui-même et Homère : « Ceux la (disoit Homere) soient reputez bien heureux, ausquels la fortune [a] contrepezé le bien avec le mal. / C'est bien dit : Mais je luy demanderois volontiers, qui sont ils ceux la ? » (f° 7r). L'emploi du conditionnel participe de la rencontre par hypothèses et montre l'aspect impossible de cette rencontre entre les temps que Le Poulchre, qui apparaît ici comme un truchement entre ses lecteurs et l'Antiquité, tente pourtant d'instaurer. Ces exemples relèvent eux aussi de la volonté de divertir le lecteur par des tournures plaisantes, faisant de la rencontre par hypothèses le signe à la fois du « passe-temps » et du dépassement de l'opposition temporelle.

Ainsi, Le Passe-temps met en évidence une double altérité : l'opposition entre catholiques et protestants et l'écart temporel entre contemporains et personnages antiques, que Le Poulchre tente, à chaque fois, de dépasser en établissant une rencontre. Ces deux formes d'altérité ne sont certes pas du même ordre et n'ont pas les mêmes enjeux, mais elles se trouvent liées, puisque le contexte des guerres civiles influence le rapport à l'Antiquité. La dimension plaisante du texte, qui se manifeste dans le dialogue instauré avec des personnages du passé, apparaît comme un moyen de maintenir une distance face à la guerre, mais le recours à des exemples antiques permet également une comparaison avec le temps présent, notamment pour développer une réflexion sur la guerre civile à toute époque. Le discours épidictique souligne les similitudes et les différences entre les temps. Les figures louables, appartenant pour la plupart au passé, servent à dénoncer l'indignité du présent ; lorsque l'éloge porte sur des contemporains, il s'agit souvent de protestants, ce qui permet à Le Poulchre de dépasser la désunion causée par les guerres civiles. Le texte se caractérise par l'accumulation des histoires évoquées, de contemporains, de personnages historiques ou mythologiques, dans une sorte de continuité dans le désordre même de la pensée de l'auteur. La figure de Le Poulchre se révèle omniprésente : il est à la fois témoin et commentateur des actions présentes et passées, mais c'est aussi cette voix narrative qui tente d'instaurer un passage entre les temps, aussi hypothétique et imaginaire soit-il.

Notes

1 .

François Le Poulchre de La Motte-Messemé, Le Passe-temps de Messire François Le Poulchre de la Motte-Messemé Chevalier des Ordres du Roy, seconde edition reveuë, corrigée & augmentée par luy mesme d'un second livre outre la precedente [1595], Paris, Jean Le Blanc, 1597, les citations renvoient à cette édition, disponible sur Gallica : <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k72628x.r=poulchre>. Pour plus d'éléments sur la vie de l'auteur, nous renvoyons à la préface de l'édition établie par Brigitte Lourde, Paris, Honoré Champion, 2008.

2 .

Gabriel-André Pérouse, Nouvelles françaises du XVIsiècle, Genève, Droz, « Travaux d'humanisme et Renaissance », 1977, p. 452.

3 .

Ibid., p. 462.

4 .

Gabriel-André Pérouse souligne ainsi que Le Poulchre était « Lié sans doute au duc d'Anjou, ce cadet qui causa tant d'alarmes à Henri III », ibid., p. 461. François d'Alençon est devenu duc d'Anjou après le couronnement d'Henri III.

5 .

Le Poulchre évoque ainsi Marguerite de Navarre : « Nous [Le Poulchre et son frère] estions nez en une mesme annee, à dix ou onze mois l'un de l'autre, moy le premier au mont de Marsan, & luy au chasteau d'Alençon, maisons de la Royne de Navarre, sœur du grand Roy François, Princesse si cherie de luy pour l'excellence de ses vertus, qu'il la nomma la Marguerite des Marguerites. / Qui m'ayant honoré de me tenir elle mesme sur les fons, où le Roy son frere me donna son nom, voulut me faire nourrir aupres d'elle, & manger à sa table pour avoir le plaisir de moy que l'on peut prendre des nouvelles que conte un enfant […]. » (f° 44r)

6 .

Il apparaît ainsi une filiation entre l'œuvre de Le Poulchre et celle de sa marraine Marguerite de Navarre, puisque cette double dimension de l'exemple, en tant que preuve et en tant qu'exemplum, est mise en évidence au sujet de L'Heptaméron par John Lyons : Exemplum : the Rhetoric of Example in Early Modern France and Italy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1989 (dans le deuxième chapitre : « The Heptameron and unlearning for Example », p. 72-117).

7 .

François Le Poulchre de La Motte-Messemé, Le Passe-temps [1595], édition établie par Brigitte Lourde, op. cit., p. 14.

8 .

François Le Poulchre serait né en janvier 1547, ibid., p. 41.

9 .

Ibid., p. 22.

10 .

La nécessité du divertissement dans un contexte de guerres civiles est également au centre des préoccupations des conteurs du Printemps d'Yver, « illustre compagnie de gentishommes et damoiselles, qui […] s'estoient visitées afin de soulager par amiable frequentation les ennuis receus durant cette miserable guerre civile », Jacques Yver, Le Printemps d'Yver [1572], édition établie par Marie-Ange Maignan et Marie-Madeleine Fontaine, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 2015, p. 19.

11 .

L'édition utilisée présente ici une pagination fautive : il y a deux f° 68 et aucun f° 67 ; nous rétablissons pour cette citation ainsi que pour la suivante.

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Table des matières

1. Littérature, voyages et altérités

2. Territoires et frontières du style