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Exils

Dans les années trente et quarante du siècle dernier, de nombreux auteurs émigrés d’Allemagne et d’Autriche ont commencé à publier dans les langues parlées dans leur pays d’accueil, la plupart en français et en anglais. Il ne s’agit pas seulement de textes littéraires, mais aussi de textes philosophiques, sociologique ou théorique, si bien que cela concerne non seulement les écrivains, mais aussi des philosophes et des théoriciens qui ne pouvaient ou ne voulaient pas être publiés dans des maisons d’édition germanophones. Nombre d’entre eux commentent ce fait et soulignent explicitement qu’il ne s’agit pas d’un changement marginal, mais d’un changement fondamental de leurs conditions de travail. Ainsi, depuis les années 30 du XXe siècle, se développe un discours assez personnel, souvent autobiographique et en même temps très théorique sur « culture et langue ». Des problèmes de traduction, l’abandon de la langue maternelle et les conséquences de ces défis caractérisent les expériences de ces exilés.

Certaines questions d’aliénation productive, d’adéquation linguistique, d’expression possible et d’un nouveau style sont soulevées et discutées. La liste des auteurs est longue. On peut nommer entre autres Rudolf Arnheim, Hannah Arendt, Erich Auerbach, Béla Balász, Norbert Elias, Walter Benjamin, Sergei Eisenstein, Ludwik Fleck, Erich Fromm, Ernst Gombrich, Max Horkheimer, Roman Jakobson, Ernst Kantorowicz, Herbert Marcuse, Bronisław Malinowski, Erwin Panofsky, Wilhelm Reich, Fritz Saxl, Leo Spitzer et Ludwig Wittgenstein. Pour un grand nombre de ces auteurs, le changement de langue ne signifie pas un changement superficiel de médium d’expression linguistique, mais une profonde reconfiguration de l’argumentation, de l’objectif et de la structure des textes. Le choix d’une autre langue — souvent douloureux et compliqué, mais parfois aussi libératoire et heureux — déclenche parfois un changement de style — comme dans l’œuvre d’Erwin Panofsky — provoque un changement de position théorique — comme dans le cas de Siegfried Kracauer — ou entraîne la correction de thèses philosophiques — comme dans le cas de Hannah Arendt.

Le monolinguisme de l’autre, ou La prothèse de l’origine (1996) de Jacques Derrida fait écho à ces voix, se situe explicitement dans leur tradition, radicalise les thèses et les met en relation avec le colonialisme mondial. Ce texte à la fois littéraire et philosophique est une méditation autobiographique sur la « francophonie » et la « franco-écriture ». En même temps, il s’agit aussi d’une réflexion très abstraite sur les antinomies de la langue, sur les défis de la déconstruction et de la parole en exil. Le texte s’inspire donc des expériences et des thèmes d’émigrants juifs dans les années 30 et 40 et en même temps des théories postcoloniales des années 90, couvrant ainsi un espace entre les langues de l’exil et celles du colonialisme.

Langues

Le multilinguisme est un sujet abordé dans de nombreux contextes scientifiques. Il s’agit notamment de questions pédagogiques et psychologiques, de perspectives politiques et sociologiques, d’aspects philosophiques et linguistiques (Chiellino 2000). En outre le bi- ou multilinguisme joue aujourd’hui aussi un rôle de plus en plus important dans l’histoire de la littérature et a été de plus en plus discuté ces dernières années dans le cadre de ce qu’on appelle la « littérature migratoire » en Allemagne (Schmeling 1995 ; 2002, Schmeling et Schmitz-Emans 2002), les « littératures anglophones » et la Francophonie. Il s’agit de diverses formes de polyglossie, qui peuvent aller d’un changement radical et unique de langue — comme Vladimir Nabokov l’a fait — à une transition en cours ou au bilinguisme continu : Les exemples les plus marquants sont Samuel Beckett et Émile Cioran, Paul Celan, Georges-Arthur Goldschmidt et Jorge Semprun1. D’autre part, il y a aussi des auteurs qui ne choisissent qu’une seule langue d’expression littéraire, mais qui continue d’utiliser par ailleurs leur langue maternelle. On parle ici du bilinguisme latent ou ouvert dans le texte. Parmi ces auteurs, on trouve des écrivains contemporains tels que Akinwande Oluwole Soyinka, Yoko Tawada, Herta Müller, Ilija Trojanow, Feridun Zaimoglu et Terézia Mora2. Le multilinguisme, le changement constant de langue, le mix des langues et le « palimpseste linguistique » ne sont que quelques-unes des possibilités que l’on peut trouver dans les poèmes, les romans et les films, où l’appartenance, l’inclusion et l’identité, la discrimination et l’exclusion d’individus ou de groupes ne sont pas nécessairement un sujet, mais font toujours partie de l’esthétique littéraire ou médiale (Tadevosyan-Ordukhanyan 2006; Mitgutsch 2004; voir aussi Raab et Butler 2008; Gunnesson 2005; Miller 1982; Lerer 1996; Goldschmidt 1988; Huston 1999). La langue elle-même, sa perte, son silence, les changements et la disparition des langues deviennent un thème central de la philosophie et de la littérature, changeant ainsi les langues de la littérature et de la philosophie.

« Je n’ai pas encore écrit une phrase en roumain dans mes livres. Mais, bien sûr, le roumain écrit toujours le long parce qu’il a poussé dans mes yeux » (Müller 2001, 21 ; trad. par D. K.). C’est ainsi que Herta Müller décrit son multilinguisme. Dans son essai, Müller fait référence à Jorge Semprun, pour qui « en fin de compte, ma patrie n’est pas la langue, ni la française ni l’espagnole, ma patrie c’est le langage. C’est-à-dire un espace de communication sociale, d’invention linguistique : une possibilité de représentation de l’univers. » (Semprun 2003 : 287; voir Müller 2002, 26) Pour Müller — comme pour Semprun — il n’y a pas de « chez moi », pas de « patrie » linguistique, car les deux sont irrémédiablement détruits par les régimes criminels, fascistes et communistes. L’effet du monolinguisme imposé par le colonialisme représente pour Derrida une expérience comparable à celle de Müller et de Semprun.

La philosophie critique et éminemment politique de Derrida — ou l’un de ses aspects — va être comparée ici à des positions de la « Théorie critique » des membres de l’ « École de Francfort » et de Hannah Arendt, dans une perspective qui est encadrée par la situation historique de l’exil d’un côté et du colonialisme de l’ autre.

Monolinguisme et polyglossie

Les valeurs attribuées au monolinguisme et à l’importance d’une « langue maternelle » sont toujours associés à une « théorie » de la culture. Il en va de même pour le multilinguisme, pour le multilinguisme dans l’Europe politique moderne ainsi que pour la notion de lingua franca, mais aussi pour les utopies qui conçoivent une langue idéale et unifiée, pour ceux qui attendent un nouveau miracle pentecôtiste, ou qui croient aux dystopies qui se situent un moment après la destruction de la Tour de Babel. Alors que le monolinguisme est le plus souvent associé à une notion irénique d’unité culturelle, sociale, nationale et politique, tout en trouvant une raison mythique dans l’idée d’une Ursprache, une « langue maternelle » unique et originale, le multilinguisme est associé à la confusion babylonienne des langues, à la punition divine et à la perte de l’unité et de l’identité culturelle ou nationale (Steiner 1981 ; voir aussi Steiner 2003).

Le monolinguisme n’était jamais une catégorie seulement descriptive et devient plus tard, avec le romantisme politique, un principe normatif qui, lié à l’identité individuelle ou nationale, marque l’objectif d’un état homogène et à connotation positive. La dimension historique est négligée en faveur de cet état soi-disant naturel :

Cependant, si l’on considère le tournant du XIXe siècle vers une langue nationale unique et unifiée dans la structure globale de la production littéraire de textes, cette existence d’une littérature nationale dans une langue nationale standard, qui est encore vendue comme « normale », s’avère être un épisode assez court dans une longue histoire de la littérature, puisque les textes monolingues et monoculturels […] n’étaient nullement la norme avant le XIXe siècle […]. (Sturm-Trigonakis 2007, 115 ; trad. D. K.)

Cela vaut non seulement pour le XIXe siècle, mais aussi pour le passage de la situation coloniale à la situation postcoloniale, par exemple en Inde et au Pakistan3, dans les États du Maghreb ou en Afrique subsaharienne, ainsi que pour le développement de l’Empire austro-hongrois, la politique linguistique de l’Union soviétique et des États post-soviétiques ou des régions balkaniques depuis 1989. La question du multilinguisme ou du monolinguisme est toujours importante pour les modèles dominants d’intégration, de discrimination, de construction d’une nation.

In Europe, historical formations, characterized by pluricultural communication (as against merely multicultural coexistence) which could have been usefully compared to postcolonial India such as the Habsburg Empire or Yugoslavia lost out against the romantic idea associated with Herder of the bond between language, people (Volk) and nation becoming as congruent as possible in that social form of organization called a nation-state. (Bhatti 2014, 194)

Le bilinguisme ou le multilinguisme constituent aujourd’hui la situation quotidienne de nombreux pays et cultures non européens, alors que d’autres cultures — en particulier européennes — se définissent toujours par leur homogénéité linguistique et culturelle — réelle ou imaginaire. Le privilège de la langue maternelle et son pouvoir de construction d’une identité quelconque cache le mythe d’une origine pure, c’est une « prothèse de l’origine » (Derrida 1996) qui exige une critique déconstructive: « Comme dans tous les domaines, sous toutes ses formes, je n’ai jamais cessé de remettre en question le motif de la “pureté” (le premier mouvement de ce qu’on appelle la “déconstruction” la porte vers cette “critique” du phantasme ou de l’axiome de la pureté […]. » (Ibid., 78) Le racisme, le colonialisme et le culturalisme dictatorial font tous référence à un mythe d’origine et de pureté ou d’unité originale pure. La langue de ce mythe est toujours — la seule — langue maternelle.

« Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne » (ibid., 13), c’est ainsi que Derrida exprime sa situation en Algérie, où les autres langues qui l’entourent, l’arabe ou l’hébreu, ne lui étaient pas accessibles. Son essai de dialogue Le monoliguisme de l’autre est une sorte de biographie linguistique qui retrace les expériences d’un manque de multilinguisme rendu impossible par la politique coloniale. Le manque de multilinguisme s’inscrit comme un schéma latent dans les concepts théoriques de la déconstruction : la déconstruction, pourrait-on dire, est la philosophie du multilinguisme — toujours manqué et toujours désiré.

Langue maternelle

« Je n’ai pas à vous dire à quel point je suis excité par votre livre sur le film. Ne me prenez pas pour le vieux Caton quand je vous rappelle encore et encore que les choses de grande portée que nous avons à dire ne peuvent être dites qu’en allemand. » (Adorno/Kracauer 2008, 482 ; trad. D. K.) C’est ce que Theodor W. Adorno écrit le 1er septembre 1955 de Francfort à son ami Siegfried Kracauer à New York. Apparemment, celui-ci ne s’est pas laissé impressionner par l’avertissement, car sa théorie du film Theory of Film. The Redemption of Physical Reality paraîtra en anglais en 1960. Il répondit à Adorno par retour du courier le 5 septembre 1955 :

Je sais à quel point vous avez raison si vous me prévenez que nous ne pouvons dire les choses décisives qu’en allemand. Ce que vous dites s’applique certainement à certains domaines de la littérature — la poésie, le roman et, très probablement, l’essai. [...] Mais votre dictum catonien ne s’applique certainement pas aux œuvres de la pensée, de la théorie — et je veux exprimer mes propres pensées, ma propre théorie. Mon idéal stylistique est que le langage disparaisse dans la matière comme le peintre chinois disparaît dans l’image, sachant que le peintre et l’image, le penseur et la chose sont un — up to a point. (Ibid. ; trad. D. K. ; voir Hempe 2018)

Kracauer évoque ici l’histoire du peintre chinois, que mentionnent aussi Ernst Bloch et Walter Benjamin. C’est une légende qui raconte dans de nombreuses versions différentes comment des personnes disparaissent dans un tableau : une sorte d’histoire de Pygmalion inversée, qui ne place pas l’œuvre d’art — généralement la femme — dans le monde de l’artiste — généralement l’homme — mais place plutôt l’artiste dans le monde de l’œuvre d’art — et parfois celle de l’amante — (Bloch 1969 ; voir Greiner 1999). Dans des récits chinois plus anciens, cependant, ce n’est pas un artiste, mais un savant qui entreprend ce voyage, et il ne disparaît pas non plus dans son propre travail, mais dans celui d’un autre (Sung-Ling 19825) : c’est le sage qui se perd dans les pays du savoir. Les images et les textes ouvrent des paysages auxquels personne n’a accès normalement ; difficile de dire s’il s’agit-il d’une promesse ou d’un bannissement.

Kracauer semble laisser entendre ici que la langue (étrangère) n’est pas un instrument lui permettant d’exprimer quelque chose, mais plutôt un espace où voyager et à explorer. C’est un voyage vers l’inconnu, sans garantie de retour, et celui qui revient n’est jamais le même. Le nouveau langage est comparé à un congé de la réalité vers un espace pictural extraterritorial, vers l’exil de l’art.

Walter Benjamin et le langage des enfants

Le multilinguisme, la traduction et l’auto-traduction jouent un rôle absolument central dans l’œuvre de Benjamin. Certains de ses textes les plus importants ont d’abord été publiés en français, puis en allemand. « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique » (1936) et ses réflexions sur la « La tâche du traducteur » (1923), qui servaient d’introduction à sa propre traduction de Baudelaire, sont aujourd’hui des textes « canoniques » non seulement dans les études de la traduction, mais aussi dans la philosophie des médias et la philosophie déconstructive de la langue (voir Derrida 1997 ; De Man 1997).

Je vais ici choisir un passage d’un texte de Benjamin moins théorique, mais non moins pertinent. Dans son autobiographie programmatique — en partie écrite pendant son exil parisien —, Berliner Kindheit um 1900 (Enfance berlinoise vers 1900), le Berlin réel, à l’époque fasciste et donc inaccessible pour l’intellectuel juif et sa propre enfance irrémédiablement passée deviennent des « ex-territoires », à la fois passés et lointains. L’extraterritorialité narrative se place — psychanalytiquement, épistémologiquement et esthétiquement — sur le seuil entre le langage poétique et le murmure des choses, entre une image et un nuage de couleur :

Mais de tout cela […] j’ai préféré la porcelaine chinoise. Une croûte colorée couvrait ces vases, vaisseaux, plaques, boîtes, qui n’étaient certainement que des produits d’exportation bon marché. Néanmoins, ils ont attiré mon attention comme si j’avais à cette époque déjà connu l’histoire, qui, après tant d’années, m’a de nouveau conduit à l’œuvre des Mummerehlen. Elle vient de Chine et parle d’un vieux peintre qui a montré son dernier tableau à ses amis. Un parc y était représenté, un sentier menait le long d’une rivière et à travers un bois se terminant devant une petite porte qui s’ouvrait à l’arrière d’une maison. Mais alors que les amis se tournaient vers le peintre, il était parti et dans le tableau. Puis il marcha sur le chemin jusqu’à la porte, s’arrêta devant elle, tourna le dos, sourit et disparut dans la porte entrouverte. Je me suis senti moi-même déplacé dans le tableau avec mes bols de couleurs et les pinceaux. Je ressemblais à la porcelaine dans laquelle j’ai emménagé avec un nuage de couleurs. (Benjamin 1972, 262f. ; trad. D.K)

La partie sur les « Mummerehlen » — il s’agit en fait de la commère Rehlen (« Muhme Rehlen », ibid.6) — est peut-être l’une des plus célèbres de L’enfance berlinoise de Benjamin, non seulement parce qu’il s’y trouve un ton benjaminien très spécifique, mais surtout parce qu’ici de nombreux motifs centraux de la philosophie de Benjamin se rencontrent : le XIXesiècle désuet avec ses intérieurs poussiéreux et mystérieux, la magie de la photographie, la relation des enfants aux choses et la question de la similitude des signes aux monde. « Le don de reconnaître des similitudes n’est, en effet, rien d’autre que les traces affaiblis de l’ancienne contrainte à devenir semblable aux autres, et à se conduire comme eux. Cette contrainte, c’étaient les mots qui l’exerçaient sur moi. » (Ibid., 261 ; trad. D.K.)

La recherche des « Mummerehlen » se révèle être un chemin vers des espaces qui se situent au-delà d’une langue de désignation, c’est-à-dire là où le peintre se retire sur le tableau. Les similitudes, les images et les mots ne sont pas des instruments de signification, au contraire ils saisissent et enveloppent l’enfant qui n’en est pas conscient. Celui qui le décrit plus tard dans son autobiographie est devenu étranger à l’enfant qu’il était. Le texte — comme beaucoup d’autres textes de Benjamin — est dans cette perspective une « recherche du temps perdu », qui est en même temps une « recherche du langage perdu » et enfin et surtout d’un « pays perdu ». Benjamin en trouve de semblable dans la littérature française :

L’éternité dont Proust ouvre des aperçus est un espace temporel entrelacé et non pas illimité. [...] Suivre la récurrence du vieillissement et du souvenir, cela nous permet d’entrer dans le cœur du monde de Proust, dans l’univers de l’imbrication. C’est le monde dans l’état de ressemblance ou dominent les « correspondances », qui était pour la première fois compris et saisi par le romantisme et surtout — de la façon la plus intime — par Baudelaire, mais que Proust seul a pu faire émerger dans nos vies. (Benjamin 1991, 320 ; trad. D.K.)

Un retour à l’enfance est tout aussi impossible qu’une promenade à travers Berlin ou à travers une image, et pourtant cela reste une promesse. La promesse ne vise pas à redevenir jeune, à ne jamais vieillir ou à arrêter le moment, mais plutôt à revenir à un état de lien magique entre la langue et le monde, ou à un état où toutes les langues sont pareilles à une seule langue, et où l’exil existentiel est surmonté : C’est cette promesse qui donne une couleur très spécifique au style à la fois mélancolique et messianique de Benjamin.

Siegfried Kracauer et les langues de l’extraterritorialité

Siegfried Kracauer comprend l’histoire du peintre chinois, qui disparaît dans l’image, non pas comme une « recherche du temps perdu », mais comme exemple pour la « recherche » du savant. Pour Kracauer c’est surtout l’historien comme « anti-pygmalion » qui traverse le seuil, s’expose à l’étranger et s’y perd lui-même. En cela, l’exilé et l’érudit se ressemblent. L’histoire de la vie de l’émigrant est déchirée, « son moi “naturel” est placé à l’arrière-plan de son esprit [...]. Cependant, puisque son ancien moi continue sous son présent monde, son identité doit être fluide [...] » (Kracauer 2009, 96 ; trad. D. K.)

Il s’agit d’une « perte de soi » heuristique, une position que Kracauer aimait décrire en anglais — selon les mots d’Erwin Panofsky — comme un « self-effacement » (Breidecker 1996, 180). Pour Kracauer, cette condition est à la base de l’existence de l’historien. Il est toujours en voyage, pas nécessairement dans l’espace, mais aussi dans le temps, dans un no man’s land spatio-temporel spécifique. De plus, il ne revient jamais le même de ces voyages. Kracauer appelle cette forme de discours antinomique, qui ne se veut pas être ambivalent, mais plutôt « double », « la pensée antichambre » (« Vorraumdenken »).7

Bien que Kracauer ait dès ces débuts réfléchi à un concept productif de « l’étranger » ou plutôt d’être un étranger — cela s’applique tant à l’étude sociologique Die Angestellten qu’à de nombreux feuilletons — ce n’est que vers la fin de sa vie, en véritable exil aux États-Unis, que cette idée d’exil immuable devient un concept qui décrit la position de l’intellectuel, mais surtout celle de l’historien8. Dans sa théorie de l’histoire — History — Last Things Before the Last9 — comprise par lui-même comme une sorte de « summa » de son travail, il résume ce concept. Kracauer y souligne explicitement qu’il existe certaines formes de connaissance qui ne peuvent être comprises et respectées qu’en exil. « En tant qu’étranger dans un monde évoqué par des sources, il se voit confronté à la tâche — la tâche des exilés — de pénétrer ses apparences superficielles afin d’apprendre à comprendre ce monde de l’intérieur. » (Ibid., 96) L’exilé et l’historien vivent dans « le vide quasi parfait de l’extraterritorialité »10, un “no man’s land » (« Niemandsland », Kracauer 2009 ; 95 ; trad. D. K.). « Ce n’est que dans cet état d’autodestruction ou de sans-abrisme que l’historien peut garder un contact intime avec la matière qui lui tient à cœur. » (Ibid., 96 ; trad. D. K.)

Tant la référence à l’étranger que la référence au « no man’s land » renvoie à divers auteurs que Kracauer mentionne à plusieurs reprises dans ce contexte, entre autres Arthur Schopenhauer, Hans Blumenberg, Ernst Bloch et Paul Valéry11, mais c’est surtout — comme chez Benjamin — Marcel Proust, qu’il cite à plusieurs reprises pour montrer comment l’aliénation et la distanciation deviennent les moteurs de la perception et de la réflexion esthétique. « Son image intérieure cède la place à une photographie exactement au moment où il cesse d’être d’une personne aimante pour n’être plus qu’un étranger impersonnel. » (Ibid. ; trad. D. K.)12

Contrairement à ce que l’on aurait pu espérer, cependant, être étranger dans la langue aux États-Unis ne lui ouvre pas les nouveaux espaces intellectuels comme Kracauer l’avait espéré. L’anglais le confronte à l’expérience douloureuse de l’insuffisance. La correspondance de Kracauer avec son éditeur américain, montre à quel point il essaie d’écrire non seulement un anglais correct, mais aussi un anglais idiomatique — et à quel point il y échoue. Il écrit aux Presses Universitaires de Princeton en juin 1945 :

I cannot help feeling very depressed over what you say of the English. I have worked hard on the English and my manuscript is continually revised by people who are not too bad writers themselves. [...] At any rate, I feel somewhat ashamed of my failure […]. In fact, I am possessed by the ambition soon to write an immaculate English13.

Contrairement à ce qu’Adorno lui avait conseillé, il ne tente en aucun cas de continuer à écrire en allemand, mais au contraire il fait tout ce qu’il peut pour écrire un bon anglais : « It is, in fact, one of my greatest ambitions to become a perfect English writer » (28. Juni 1945). Plus que Hannah Arendt ou Erwin Panofsky, Kracauer souffrait du fait que son anglais n’était pas élégant, voire souvent même incorrect. Le rêve du peintre qui disparaît dans l’image, ou dans une langue qui se transforme en objet, ne s’est pas réalisé, même s’il n’aurait certainement jamais admis cela devant Adorno.

Theodor W. Adorno et l’allemand

Adorno reste fidèle à sa conviction que le passage d’une langue à une autre aurait des conséquences dévastatrices, voire qu’il s’agit en fin de compte de la seule raison plausible de retourner dans le pays du national-socialisme et du racisme. Dans un court texte intitulé « Was ist Deutsch ? » (« Qu’est-ce que l’allemand ? »), il explique pourquoi la langue était une raison de revenir :

Cela dit à l’avance, je risque de parler de ce qui m’a facilité le retour. Un éditeur, d’ailleurs un Européen immigré, a exprimé le désir de publier en anglais la partie principale de la « philosophie de la nouvelle musique », dont il connaissait le manuscrit allemand. Il m’a demandé un brouillon de la traduction. Quand il l’a lu, il s’est rendu compte que le livre qu’il connaissait était « badly organized », mal organisé. Je me suis dit qu’en Allemagne, du moins, malgré tout ce qui s’est passé, je serais épargné. [...] Je ne donne pas d’exemples pour me plaindre du pays où j’ai été sauvé, mais pour expliquer clairement pourquoi je ne suis pas resté. (Adorno 1977, 691 sq. ; trad. D. K.)

Adorno représente d’une façon assez radicale la thèse selon laquelle on ne pourrait que penser, écrire et publier en allemand.

Comparé aux horreurs du national-socialisme, mes expériences littéraires étaient des bagatelles. Mais étant donné que j’avais survécu, il était probablement excusable que j’aie choisi les conditions de travail qui demandaient le moins de changements. Je savais que l’autonomie que j’ai défendue en tant que droit inconditionnel de l’auteur à la forme intégrale de sa production avait en même temps quelque chose de rétrograde par rapport à l’exploitation économique hautement rationalisée des structures intellectuelles. Ce qui m’a été demandé n’était rien d’autre que l’application des lois d’une concentration économique fortement accrue sur les produits scientifiques et littéraires. (Ibid., trad. D. K.)

Les thèses sur « l’industrie culturelle » de La dialectique de la raison imprègnent ces affirmations, qui ont cependant aussi des conséquences existentielles tout autant que la tentative de Kracauer de s’établir dans une nouvelle langue : enfin, le retour à Francfort signifiait pour Adorno un retour dans un pays encore profondément marqué par l’antisémitisme et le racisme.14

Il semblerait évident de faire référence ici non seulement à la thèse de l’ « industrie culturelle » de La dialectique de laraison, mais aussi à la digression « Odysseus oder Mythos und Aufklärung » (« Ulysse ou Mythe et Aufklärung15 »). Il s’agit sans aucun doute d’un des chapitres les plus irritants de l’ensemble de l’œuvre, comme la sympathie presque touchante qu’Adorno et Horkheimer éprouvent pour les monstres et les sorcières, les sirènes, les mangeurs de lotus et les cyclopes de l’Odyssée est presque aussi explicite que leur aversion flagrante pour Ulysse, le héros du grand voyage à travers la Méditerranée. Ulysse est tenu pour responsable de la disparition de l’amour qui se consume lui-même — l’épisode de Circé —, la disparition de la véritable jouissance de la vie — chez les mangeurs de lotus — et aussi le mépris cynique des « producteurs » pour ceux qui ne prennent de la nature que ce que la nature leur donne — dans l’histoire de Polyphème. Ulysse met au monde le « froid bourgeois » (ibid., 80; trad. D. K.), il humilie les femmes, les nomades et les peuples d’Orient et il tue la musique : « Depuis la rencontre heureuse et manquée d’Ulysse avec les Sirènes, tous les chants ont attrapé une maladie [...]. » (Ibid., 67; trad. D.K.)

La langue dans laquelle chantent les Sirènes est la langue du mythe et de la magie, dans laquelle « mot et objet » (ibid., 67) ne font qu’un, c’est l’ancienne langue des similitudes, comme le dirait Benjamin. Ulysse, en revanche, a appris « que le même mot peut désigner des choses différentes ». (ibid., 67) Il est nominaliste et sait que la langue signifie, que les signes et les choses signifiées forment un lien arbitraire, voire manipulable, et la langue devient donc pour lui un instrument pour réaliser ses plans et ses ruses. La langue « commence à se transformer en désignation » (ibid., 67). Selon Horkheimer et Adorno, cela ressemble à une trahison, à une fraude et à un abus.

On ne peut pas ignorer que les « digressions » d’Ulysse sur le chemin du retour à son foyer aboutissent toujours chez « l’autre », chez le « totalement étranger » (ou ce qui semble pour Adorno et Horkheimer l’Étranger) : l’Orient — ce sont les heureux mangeurs de lotus qui ne travaillent pas — l’érotisme de la femme — celui de Circé, qui est tout sauf une épouse tisserande —, le berger et le simple d’esprit, le nomade — dans la grotte de Polyphème —, mais aussi le chant, une langue qui promet un accès magique au monde. La langue étrangère, comme en témoignent les précautions compliquées nécessaires pour y résister, est, parmi tous ces dangers, le plus grand défi : c’est la véritable séduction.

Personne ne le savait mieux que Kafka, l’auteur d’une « littérature mineure » sur son île linguistique (presque) monolingue au milieu de Prague. Son texte énigmatique du « Das Schweigen der Sirenen » (1917/31)16 raconte l’histoire d’un Ulysse assez bête, dont les petits moyens idiots, cire et liens, n’auraient jamais servi à rien contre le chant des sirènes. On peut donc en déduire que les sirènes ne chantèrent pas, qu’elles restèrent silencieuses quand il passa devant elles. Il n’y a pas de remède contre la nostalgie de la langue de l’autre ou d’une langue autre que sa propre langue, personne ne peut y résister. La scène de Kafka avec les sirènes muettes et le sourd Ulysse ressemble à un film muet dans lequel les beaux monstres et le héros rusé se regardent sans bruit (voir Zischler 1996). La langue de l’autre (comme le peintre chinois) a disparu à jamais du tableau... peut-être.

  1. Hannah Arendt et l’anglais

« J’écris en anglais, mais je n’ai jamais perdu la distance. Il s’agit d’une différence considérable entre la langue maternelle et une autre langue » (Arendt 1964, s. p. ; trad. D. K.), telle est la réponse donnée par Hannah Arendt au journaliste allemand Günter Gaus à propos de son passage à l’anglais. Derrida commente en détail cette interview dans Monolinguisme.

Pour Arendt, la langue nouvellement acquise n’était pas seulement un phénomène de communication quotidienne, mais aussi un élément important de sa réorientation théorique en exil.

Arendt shared the overall experience of exile with many other refugees and Jewish-German intellectuals in New York — many of whom were struck by depression and stand still, falling into silence and an inability to act at all, some of them busy with their mutation into the ‘perfect American,’ others stuck in their home customs and language and in their enclosed circles of German-speaking émigré friends, and yet others struggling to develop a bilingual and bicultural life as was customary in the United States with its long history of immigration. In the case of Hannah Arendt, however, the escape from Nazi Germany took the shape of a genuine metamorphosis. (Weigel 2012, 59)

Dès l’automne 1950, c’est-à-dire juste avant la publication de son premier livre américain, elle écrit : « Pluralité des langues : s’il n’y avait qu’une seule langue, nous pourrions peut-être être sûrs de la nature des choses » (Arendt 2005, 42). Pour elle, le multilinguisme est un problème philosophique : « À l’intérieur d’une communauté des êtres humains homogène, le mot « table » clarifie l’essence de la table aux bords de cette communauté, cette clarté vacille et est ébranlée » (ibid., 42 sq. ; trad. D. K.). Cette « ambiguïté fluctuante » du monde n’est cependant pas, comme le montre Arendt ailleurs, seulement un phénomène marginal ou un phénomène de périphérie, mais plutôt un élément central de la réflexion sur la pensée et la parole. « Penser c’est ce que l’on se dit à soi-même ; des discours sont prononcés sur » (ibid., 214 ; trad. D. K.). Dans le « sur », il est dit « que nous avons en commun le monde » (ibid.) Arendt traite dans certaines entrées de son « Denktagebuch » (« Journal de pensée »), mais aussi dans de nombreuses lettres adressées à ses amis — également émigrés —, sur le changement de langue, l’auto-traduction de ses livres de l’anglais vers l’allemand, mais surtout de la question de savoir comment la culture, la langue et la pensée sont liées l’une à l’autre. « The Denktagebuch thus forms a German Parerga to the work of a Germanspeaking English-writing author » (Weigel 2012, 5817), constate Sigrid Weigel18. La publication de The Origins of Totalitarianism (1951) indique déjà « un changement significatif dans l’utilisation de son bilinguisme, qui n’a jusqu’à présent reçu que trop peu d’attention dans l’examen de ses écrits » (Weigel 2005, 130; trad. D. K. ; voir Ludz 1994 et 2005).

Arendt rapporte les deux langues, l’allemand et l’anglais, aux pôles de la philosophie et de la théorie politique respectivement (voir Weigel 2012). Pour Hannah Arendt, l’allemand était — et est demeuré — la langue de la philosophie, l’anglais est devenu la langue de la politique ou de la philosophie politique, et le choix de l’anglais s’accompagne donc d’un changement d’orientation théorique. Arendt associe la pensée politique et une sorte de pratique à l’anglais, qui par contre ne permet pas un certain type de discours philosophique, de sorte que l’on peut effectivement parler d’un changement radical de son travail. Elle ne veut explicitement plus être considérée comme philosophe.

  1. Jacques Derrida et le français

Le monolinguisme de l’autre (1996) a connu une longue genèse et surtout une genèse dialogique. À Bâton Rouge (États-Unis), lors du colloque « Echoes from Elsewhere / Renvois », Derrida reprend certaines considérations qu’il avait déjà faites à Paris et à Montréal au début des années 1980. Au cours de ces années, il entretient une amitié étroite avec Abdelkabir Khatibi, un sociologue, écrivain et philosophe marocain dont Derrida cite et commente les écrits, les thèses et les notions, entre autres dans Le monolinguisme. Depuis le début des années 1980, chacun a repris des concepts et des idées de l’autre, ce qui les a liés dans une sorte de « complicité intellectuelle ». Parmi ces concepts sont toujours centrales les questions relatives au colonialisme et à la politique linguistique, la décolonisation et la déconstruction, la traduction et le multilinguisme, l’orientalisme et le logocentrisme (Combe 2016).

Dès 1974, dans l’article « Décolonisation de la sociologie », également repris dans Maghreb pluriel en 1983, Khatibi se réfère à Derrida pour rapporter la nécessaire décolonisation de la pensée à la déconstruction, contre la tentation du logocentrisme et de l’ethnocentrisme. Quelques années avant la parution de L’Orientalisme, publié par Edward W. Saïd en 1979, Khatibi appelle à « décentrer en nous le savoir occidental », à « nous décentrer par rapport à ce centre, à cette origine que se donne l’Occident. (Ibid., 2)

Khatibi répond à la citation de son Amour bilingue mise en exergue dans Le monolinguisme de l’autre par son texte «Derrida, en effet» (2004).19

À première vue, tous ces textes, leurs allusions et leurs citations peuvent sembler très autobiographiques, quelque peu ludiques et peu « sérieux » sur le plan philosophique. C’est trompeur, car la problématique discutée n’est pas seulement importante, mais vise le lien central, voire fondamental, entre la déconstruction et la décolonisation. La critique de la langue « unique », de « la » langue maternelle, de la langue maternelle « perdue », la critique de la langue maternelle comme prothèse et mythe, c’est le point, peut-être plutôt le pli où se rencontrent les théories de la déconstruction et de la décolonisation.

C’est donc là aussi l’endroit où les liens de la pensée de Derrida — mais aussi ses différences — avec la Théorie critique de l’École de Francfort et celle de Hannah Arendt deviennent visibles. Le « décentrement » des Lumières européennes — de ses théories, de ses pratiques et de sa langue — constitue le point de fuite reliant Kracauer, Benjamin, Arendt et Derrida, mais aussi Roland Barthes, et Khatibi. La question de savoir s’il y a un héritage européen à préserver dans ce processus peut séparer Derrida des penseurs comme Frantz Fanon et Theodor W. Adorno, pour qui poser une telle question serait déjà une affirmation de l’ « industrie culturelle ».

Derrida se réfère, dans Le monolinguisme, à des expériences qu’il a faites en même temps que Arendt, Kracauer et Adorno, non pas aux États-Unis, ni en tant qu’adulte et surtout pas en tant qu’émigrant, mais en tant qu’enfant dans son pays d’origine, l’Algérie. Les expériences ne sont donc pas identiques, mais comparables.

« Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne » (Derrida 1996, 13) : C’est probablement la phrase la plus connue et la plus souvent citée du « monolinguisme » et elle sert de fil rouge dans un texte qui, divisé en parties distinctes, oscille entre un récit autobiographique, des anecdotes, des réflexions et des références à ses propres publications.

Le texte semble — en particulier au début — être une parodie des dialogues socratiques et il est donc — étonnamment — assez drôle. Au début, un interlocuteur quelque peu naïf demande sans cesse des définitions exactes, ce qui est comparé à l’orthodoxie bornée des philosophes allemands qui insistent sur les définitions sophistique.

Car les phénomènes qui m’intéressent sont justement ceux qui viennent à brouiller ces frontières, à les passer et donc à faire apparaître leur artifice historique, leur violence aussi, c’est-à-dire les rapports de force qui s’y concentrent et en vérité s’y capitalisent à perte de vue. Ceux qui sont sensibles à tous les enjeux de la « créolisation », par exemple, le mesurent mieux que d’autres. (Ibid., 24).

Par la suite, certaines formes de définition philosophiques sont parodiées — par exemple celle d’Aristote — qui aboutissent à la conclusion — absurde — que Derrida est le seul Franco-Maghrébin qui puisse s’appeler ainsi à juste titre. Ces tentatives insensées de définition révèlent la base quasi raciste ou culturaliste de ces catégories. Cependant, la question de l’identité, de l’interaction de la nation, la culture, la citoyenneté et la langue n’est ainsi ni résolue ni déclarée obsolète.

Cette communauté aura été trois fois dissociée par ce que nous appelons un peu vite des interdits. 1. Elle fut coupée, d’abord, et de la langue et de la culture arabe et berbère (plus proprement maghrébine). 2. Elle fut coupée, aussi, et de la langue et de la culture française, voire européenne qui n’est pour elle qu’un pôle ou une métropole éloignée, hétérogène à son histoire. 3. Elle fut coupée enfin, ou pour commencer, de la mémoire juive, et de cette histoire et de cette langue qu’on doit supposer être les siennes, mais qui à un moment ne le furent plus. Du moins de façon typique, pour la plupart de ses membres et de façon suffisamment « vivante » et intérieure. (Ibid., 93 sq.)

Derrida est coupé des gens du même âge que lui, qui vivent tout près et vont dans la même école mais qui parlent l’arabe entre eux, une langue qui est enseignée comme « langue étrangère » dans l’école francophone d’Alger ; il est aussi coupé de la France dont le français est importé et d’où proviennent le savoir — une histoire et une géographie par exemple dans lesquelles l’Algérie n’existe tout simplement pas —, la littérature et la politique. Enfin, il est coupé de toute tradition juive, sépharade, ashkénaze, linguistique et culturelle.

Je suis monolingue. Mon monolinguisme demeure, et je l’appelle ma demeure, et je le ressens comme tel, j’y reste et je l’habite. Il m’habite. […] C’est moi. Ce monolinguisme, pour moi, c’est moi. Cela ne veut pas dire, surtout pas, ne va pas le croire, que je sois une figure allégorique de cet animal ou de cette vérité, le monolinguisme. Mais hors de lui je ne serais pas moi-même. Il me constitue, il me dicte jusqu’à l’ipséité de tout, il me prescrit, aussi, une solitude monacale, comme si des vœux m’avaient lié avant même que j’apprenne à parler. Ce solipsisme intarissable, c’est moi avant moi. À demeure. (Ibid., 12 sq.)

Contrairement à Khatibi, qui parle l’arabe comme langue quotidienne et maternelle, qui écrit (et parle) le français comme langue littéraire et scientifique, Derrida n’a qu’une seule langue, le français.

Depuis les années 1970, Khatibi n’a cessé de décrire et d’analyser les formes spécifiques du bilinguisme au Maghreb, mais il a également souligné les différences entre les Arabes et les Juifs ou entre les Marocains et les Juifs algériens (voir Khatibi 2008). Alors que Derrida insiste sur le fait que le bilinguisme est un énorme avantage, Khatibi souligne que son arabe — principalement parlé — et son français — qu’il a appris — sont aussi des langues étrangères ou aliénées : « Quand j’écris, je le fais dans la langue de l’autre. Cette langue n’est pas une propriété » (Khatibi 2008, 119; voir Combe 2016, 4).

La différence réside toutefois non seulement dans les conditions linguistiques préalables, mais aussi dans les discriminations spécifiquement antisémites qui s’ajoutent au colonialisme. Les Algériens juifs ont été privés de la citoyenneté française par le régime de Vichy en 1940. Derrida en parle à plusieurs reprises : « Or j’ai connu cela. Avec d’autres, j’ai perdu puis recouvré la citoyenneté française. Je l’ai perdue pendant des années sans en avoir d’autre. Pas la moindre, vois-tu. » (Derrida 1996, 34).

Hannah Arendt jouera un rôle très important dans la suite de l’argumentation. Pourtant Derrida ne fait pas référence ici à ses thèses sur la citoyenneté et sur l’arbitraire dictatorial. Arendt parle déjà en 1944 des Juifs déportés et apatrides en tant qu’ « hôtes du no man’s land », « en dehors de la loi » : « ils proviennent du no man’s land, parce qu’ils ne peuvent être expulsés ou déportés » (Arendt 1989, 151, trad. D. K.). Ainsi, ils « mettent en danger la légalité normale de chaque pays qui les accepte » (ibid., 152 ; trad. D. K.) et portent à ses limites la miséricorde qui est et doit être la première réaction aux réfugiés. Arendt qualifie d’erreur politique le fait de s’appuyer sur cette miséricorde rapidement consommée, en disant qu’il s’agit d’une « demande surhumaine » qui ne provoque alors que des réactions « trop humaines », c’est-à-dire de rejet (ibid. ; trad. D. K.). Une solution n’existerait que par légitimité, c’est-à-dire si les Juifs étaient libérés non seulement du camp, mais aussi du no man’s land et de l’absence des lois.

Cette argumentation a fait l’objet de nombreuses critiques car elle est au cœur de son rejet des droits de l’homme qu’elle considère comme naïfs ou irréalisables (voir, à cet égard, Arendt 1986, 546 sq. ; Menke 2007). Les droits de l’homme selon Arendt n’ont toujours eu de sens que dans la mesure où ils étaient considérés comme des droits civils. Seul l’État-nation garantit le « droit d’avoir des droits » (Arendt 1986, 462 ; trad. D. K.).

Dans Le monolinguisme, Derrida ne fait pas référence aux théories d’Arendt l’apatride, bien que leur pertinence soit évidente. Il reprend les déclarations d’Arendt dans une interview tardive et les contextualise avec Franz Rosenzweig et Emmanuel Levinas. Tout cela est traité dans une note de bas de page qui en occupe plusieurs. Le texte est en quelque sorte divisé en deux parties. De la page 91 à la page 115, l’annotation et le corps du texte sont parallèles, comme les rives de la Méditerranée (c’est Derrida lui-même qui le suggère20). Du côté européen — dans la note de bas de page — sont placés Rosenzweig, Arendt, Levinas, Benjamin et Kafka. Adorno est également citée avec son texte « Was ist deutsch ? ». Du côté du Sud, dans le corps du texte, l’accent est mis sur les questions topologiques et leur lien avec l’Algérie.

La note commence par une digression sur Der Stern der Erlösung de Franz Rosenzweig, suivie d’une longue section sur Hannah Arendt, et à la fin se trouve un commentaire sur Levinas. Ainsi, le monolinguisme colonial que Derrida a connu est souligné ou « souscrit » par la réflexion sur l’allemand comme langue maternelle.

« J’ai toujours refusé de perdre la langue maternelle. J’ai toujours gardé une certaine distance tant par rapport au français, que je parlais très bien à l’époque, que par rapport à l’anglais, que j’écris aujourd’hui. » (Arendt 1964, s. p., trad. D. K.) Curieusement, Derrida occulte la phrase suivante selon laquelle ce sont des poèmes qu’Arendt a conservés en allemand comme bruit de fond musical, pour ainsi dire, qui lui permettent une pratique créatrice de la langue qui n’est pas à sa disposition en anglais :

En allemand, je connais par cœur une grande partie des poèmes allemands. Ceux-ci se déplacent toujours dans l’arrière-plan — in the back of my mind. Il va de soi qu’il n’est jamais possible d’y parvenir. En allemand, je m’autorise des choses que je ne m’autoriserais pas en anglais (Ibid. ; trad. D. K.)

À la différence d’Adorno, et à l’instar de Khatibi, Arendt affirme que les deux langues ne sont pas séparées l’une de l’autre, mais que l’allemand existe « in the back of my mind » ce qui fait de l’anglais d’Arendt un idiome très particulier. Contrairement à Kracauer, elle ne s’efforce pas d’atteindre un anglais parfait et elle ne refuse pas de parler ou d’écrire l’allemand, comme l’ont fait des autres émigrés : « Je me suis dit, que faut-il faire ? Ce n’est pas la langue allemande qui est devenue folle. » (Ibid. ; trad. D. K.)

Dans ses phrases, Derrida entend l’écho d’un fantasme d’origine familiale et de langue maternelle. « Surtout quand ils célèbrent si légèrement la “fraternité”, c’est au fond le même problème, les frères, la langue maternelle, etc. » (Derrida 1996, 61) Derrida retrouve chez Arendt le phantasme de la « prothèse de l’origine », qui réunit la famille et la langue maternelle.

Il s’agit peut-être d’un malentendu, comme Arendt associe toujours l’humanité à l’amitié et non à la parenté (voir aussi Plessner 1981). Les métaphores familiales elle les a toujours perçues — comme Kafka, Kracauer et Roland Barthes (voir Kimmich 2020) — comme une structure profonde de propagande réactionnaire, voire fasciste. Elle souligne que « l’humanité ne se manifeste pas dans la fraternité, mais dans l’amitié : l’amitié n’est pas intimement personnelle, mais présente des revendications politiques et reste attentive au monde » (Arendt 1983, 42 ; Derrida 1994).

Mais la notion de « langue maternelle » reste toujours dangereuse pour Derrida — même si elle se trouve dans le contexte d’un œuvre comme celui d’Arendt. Pour le Juif français d’Alger, la « mère », la langue maternelle a toujours été loin, de l’autre côté de la « Mer » Méditerranée.

Entre le modèle dit scolaire, grammatical ou littéraire, d’une part, et la langue parlée d’autre part, il y avait la mer, un espace symboliquement infini, un gouffre pour tous les élèves de l’école française en Algérie, un abîme. Je ne l’ai traversé, corps et âme ou corps sans âme (mais l’aurai-je jamais franchi, autrement franchi ?), pour la première fois, d’une traversée en bateau, sur le Ville d’Alger, qu’à l’âge de dix-neuf ans. Premier voyage, première traversée de ma vie, vingt heures de mal de mer et de vomissements — avant une semaine de détresse et de larmes d’enfant dans le sinistre internat du « Baz’Grand » (dans la « khâgne » du lycée Louis-le-Grand et dans un quartier dont je ne suis quasiment jamais sorti depuis). (Derrida 1996, 75)

Qualifier le français de « langue maternelle » est une provocation. Rien n’est plus originel que la mère, il n’y a qu’une seule mère, une mère ne peut pas être remplacée et une (langue-)mère ne doit pas être déplacée : elle ne doit pas devenir folle (ver-rückt / folle, dit Arendt), mais être toujours à sa place, toujours à domicile. La mère folle représente le traumatisme auquel Arendt donne le nom d’Auschwitz.

Le déplacement pénible du jeune Derrida d’Alger vers le pays de « sa » langue maternelle et le mal du pays qu’il y ressent démontrent un décentrement radical et tout à fait physique avec des conséquences philosophiques. « Si bien que ce débat avec le monolinguisme n’aura pas été autre chose qu’une écriture déconstructive » (Derrida 1996, 115). Il ne s’agit pas de la différence entre différentes langues, pas même entre les langues maternelle et paternelle, mais de la différence dans la langue elle-même, de la langue comme différence.

Le monolinguisme ne se termine pas sur un ton désespéré ou amer mais plutôt — le lecteur en est quelque peu surpris — sur une sorte de promesse de bonheur21 : « [J]ouant de la non identité à soi de toute langue. En jouant et en jouissant. […] Une langue n’existe pas. » (Derrida 1996, 123.) La langue comme différence sert « à l’infini » (ibid., 130).

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Valéry, Paul. Cahiers I, Édition établie. Présentée et annotée par Judith Robinson. Gallimard, 1973.

Walser, Martin. Der Tod eines Kritikers, Suhrkamp, 2002.

Weigel, Sigrid. « Sounding through — poetic difference — self-translation : Hannah Arendt’s thoughts and writings between different languages, cultures, and fields ». « Escape to life ». German Intellectuals in New York. A Compendium on Exile after 1933, édité par Eckart Goebel und Siegrid Weigel, de Gruyter 2012, pp. 55-79.

Weigel, Sigrid. « Dichtung als Voraussetzung der Philosophie. Hannah Arendts Denktagebuch ». Text und Kritik IX (2005), pp. 125-137.

Zischler, Hanns. Kafka geht ins Kino, Kiepenheuer & Witsch, 1996.

 

Notes

1

On peut aussi mentionner Milan Kundera, Agota Kristof, Andreï Makine, Rainer Maria Rilke, August Strindberg, Oscar Wilde, Joseph Conrad, Vladimir Nabokov, Bruce Lowery, Adelbert de Chamisso, Tristan Tzara, Jean Potocki, Panaït Istrati, Czesław Milosz, Eugène Ionesco, Romain Gary, Julien Green, Jules Supervielle, Elias Canetti, Elie Wiesel, Georges-Arthur Goldschmidt, Nancy Huston, Hector Biancotti, Vassilis Alexakis, François Cheng, Stefan Zweig, Albert Memmi, Kateb Yacine, Abdellatif Laâbi, Ahmadou Kourouma, Albert Cossery, Victor Segalen et Georges Perec.

2

Voir Durzak et Kuruyazıcı 2004 ; Extra et Verhoeven 1999. Voir aussi : wespennest 179, 2020.

3

Voir pour l’Inde et le Pakistan: Roi 1998; Rahman 2003 [1998].

4

Cf. Bhatti 2005 et 2006.

5

Une traduction anglaise du même récit (avec une introduction détaillée) se trouve dans Histoires étranges d’un studio chinois, traduit et édité par Herbert A. Giles, Shanghai, Hong Kong [entre autres] 1936 [1926].

6

Ce mot ne peut pas être traduit. C’est un mot mal entendu par le petit Walter Benjamin, « Le Muhme » (anciennement « tante ») Rehlen (un nom de famille).

7

L’idée de penser dans l’» antichambre », où il n’est pas question de justifications ultimes, est examinée dans le dernier chapitre de Geschichte — Vor den letzten Dingen (Kracauer 2009, 210 sq.; trad. D. K.) il est censé s’agir d’une réflexion « durch die Dinge » (« à travers les choses »), et non d’une réflexion au-dessus d’elles. Voir Grunert et Kimmich 2010.

8

Voir dans ce contexte notamment Ginzburg 1999.

9

Titre de l’édition originale : History — Last Things Before The Last, Oxford University Press 1969. La première édition allemande, traduite par Karsten Witte, a été publiée par Suhrkamp en 1971.

10

Le terme est également utilisé par Deleuze et Guattari dans leur célèbre ouvrage sur Kafka (Deleuze et Guattari 1983, 29).

11

Chez Paul Valéry, il y a une phrase qui décrit quelque chose de semblable : « Tant que les choses ont une signification et même une forme nous sommes dans l’anthropomorphisme. Nous approchons du réel, peut-être, quand nous apercevons dans un discours chargé de sens, muni d’un but, et aussi organisé que discours peut l’être, le vide, l’absence de sens, le hasard, l’instantané. Ainsi que nous approchons du réel d’un mot, quand nous le percevons, à force de le répéter, fût-il le plus familier, le plus connu, comme un étrange bruit … comme l’entend une bête. » (Valéry 1973, VI, 681, p. 557)

12

Dans La recherche du Temps perdu de Marcel Proust, il y a un passage où Marcel passe inaperçu au-dessus du seuil d’une pièce : « Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j’aperçus ma grand’mère, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les êtres chéris que dans le système animé [...]. Et, comme un malade, [...] pour qui ma grand’mère c’était encore moi-même, moi qui ne l’avais jamais vue que dans mon âme, [...] j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, [...] une vieille femme accablée que je ne connaissais pas. » (Proust 1954, 140 sq.)

13

La correspondance non publiée entre Kracauer et Smith se trouve dans les archives de la littérature allemande à Marbach, la succession de Kracauer : respectivement 72.2844-2847 et 72.1798-99.

14

Voir par exemple encore en 2002 Martin Walser, Der Tod eines Kritikers, Suhrkamp et le débat qui s’en est suivi.

15

Voir Adorno et Horkheimer 1972 [1944], 128-217 (« Kulturindustrie, Aufklärung als Massenbetrug ») et 50-87 (« Odysseus oder Mythos und Aufklärung »).

16

Noté dans le « Oktavheft G » (18 octobre 1917 - fin janvier 1918), Kafka 2002, p. 40-42 ; voir Menke 2006, p. 116-130; Menninghaus 2005, Honold 2005.

17

Erwin Panofsky, comme Hanna Arendt, commente également la façon dont l’autre public exige désormais une autre façon d’écrire, et commente à divers moments les changements que la langue de l’émigration a entraînés dans son écriture et sa pensée : Il les voit plutôt positifs. (Panofsky 1978, 386f.).

18

En dehors de Weigel, seule Julia Kristeva, qui était elle-même multilingue, mentionne le rôle central du bilinguisme dans sa présentation des œuvres de Hannah Arendt (cf. Kristeva 1999).

19

Il fait allusion au sous-titre de Glas, le premier livre qu’il a reçu en cadeau de Derrida.

20

« Depuis la côte de cette longue note, c’est comme si je prenais en vue l’autre rive du judaïsme, sur un autre littoral de la Méditerranée, en des lieux qui me sont encore plus étrangers, d’une autre façon, que la France chrétienne. » (Derrida 1996, 91)

21

En allemand « promettre » signifie à la fois « sich versprechen » faire une erreur en parlant — au sens où l’entend Freud — et promettre quelque chose à quelqu’un.

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