Commentaire de la fin du deuxième acte de Comme tu me veux de Luigi Pirandello
La question de l’incertitude identitaire, dont la forme théâtrale constitue une métaphore privilégiée, irrigue l’œuvre de Pirandello. Comme tu me veux est inspiré d’un fait divers qui avait occupé l’Italie en 1927 et fait la une des journaux, l’affaire Bruneri-Canella, dans laquelle un homme frappé d’amnésie pendant la guerre, Canella, pourtant reconnu par son épouse et ayant repris sa vie conjugale, est soupçonné d’être un escroc et un simulateur, et fait l’objet d’une enquête, alimentée par des témoignages contradictoires et par le recours à des documents photographiques. Dans Comme tu me veux, cette question de l’authentification identitaire et de ses liens, singulièrement problématiques, avec l’authenticité des êtres et des relations humaines est posée frontalement à la fin de l’acte II, que je propose d’examiner ici de manière détaillée, en me concentrant essentiellement, dans la perspective, quelque peu élargie ici beaucoup plus détaillée que ne l’admettrait l’exercice, du commentaire d’agrégation, sur les pages 91 à 104, de « Qu’est-ce qu’il a écrit ? » jusqu’à la fin de l’acte1.
Le passage est situé à la fin de l’acte II, au cours duquel l’Inconnue a compris les intérêts financiers qui auraient pu conduire Bruno à vouloir la reconnaître pour son épouse, Lucia. Après quatre mois de tête-à-tête conjugal, alors qu’elle ne connaît encore que l’oncle Salesio et la tante Lena, elle a enfin accepté une entrevue avec le reste de la famille qui est sur le point d’arriver à la villa. Elle s’est, pour cette occasion, habillée et coiffée exactement comme la Lucia du portrait qui orne le mur, son extraordinaire ressemblance avec l’image ayant donné lieu, dans la première partie de l’acte, à un long échange avec Salesio et Lena. Cette conversation est interrompue par l’irruption de Bruno, dont c’est la première apparition sur scène, et de son ami Boffi : ces derniers, très troublés, après avoir congédié Lena et Salesio, avouent à l’Inconnue, avoir reçu une lettre de Salter, son ancien amant berlinois, dont l’arrivée imminente en compagnie d’une aliénée qu’il prétend être la vraie Lucia, menace de perturber les retrouvailles familiales. La fin de l’acte, qui annonce ainsi l’arrivée de la folle, dont Salter et le psychiatre viennois qui les escortent, affirment pouvoir prouver l’identité, justifie et prépare la confrontation de l’Inconnue et de son double à l’acte suivant et la crise de reconnaissance à laquelle elle donne lieu : à l’acte III, la famille, venue à la rencontre de Lucia, sera confrontée à une double possibilité et devra affronter ses propres doutes. La fin de l’acte II, dans lequel l’Inconnue rappelle avoir dit à Bruno « fais-moi comme tu me veux2 », est ainsi le moment qui justifie le titre de la pièce dont il condense les enjeux en affirmant l’impossibilité des certitudes identitaires.
L’ensemble du passage est aimanté vers la déclaration finale, particulièrement ambiguë, voire contradictoire, de l’Inconnue, qui désigne le portrait dont elle semble l’incarnation vivante : « celle-là, elle ne peut plus être vivante – autrement qu’en moi3. » Elle accuse et récuse tout ensemble sa consubstantialité avec Lucia en revendiquant, face à son modèle, simple imago, morte peinte ou peinture morte, le privilège d’un autre médium, l’incarnation dramatique, qui substituerait aux fantômes de la représentation picturale le miracle d’une présence vivante – dont il reste à savoir si elle n’est pas, elle aussi illusion.
Cette question médiale structure l’ensemble du passage : depuis le début de l’acte II et jusqu’à la fin de l’acte III, le plateau est dominé par la présence, silencieuse, mais bien visible, du portrait peint de Lucia. Mais si celui-ci était initialement apparu comme l’image exacte et irrécusable de l’épouse disparue, les appréciations de Lena et Salesio, qui débattent, au début de l’acte II, de sa ressemblance avec l’Inconnue, ont entrepris d’en contester la fidélité tout en révélant le processus de sa fabrication. A partir de l’arrivée de Bruno et Boffi, le texte mobilise un ensemble de média : ouvert sur la révélation du contenu de la lettre de Salter (1er médium) qui est aussi l’occasion d’allusions au retentissement de l’histoire de la folle dans la presse (2e médium), il se poursuit par un échange sur la photographie de la folle (3e médium), puis par des supputations sur la valeur et le pouvoir des documents (4e médium) propres à faire naître le soupçon d’une imposture de l’Inconnue qui aurait simplement joué un rôle (5e médium). Le départ de Boffi, chargé par l’Inconnue d’organiser, voire de mettre en scène, la confrontation de Salter et de la folle avec la famille, laisse place à un tête-à-tête entre Bruno et l’Inconnue, devant le portrait cependant, et à une explication dans laquelle l’héroïne rappelle à son prétendu mari le pacte fondateur de son identité paradoxale (« fais-moi comme tu me veux »), se donnant par là pour la créature de l’autre et pour l’agent, infiniment plastique, d’une incarnation. Face aux preuves et aux documents objectifs, elle impose ainsi une redéfinition de la notion même d’être dont sa relation au portrait, qu’elle déclare, à la fin de l’acte II, vouloir supplanter et non simplement imiter, esquisse le programme.
Le passage dessine ainsi une tension entre les médias, et notamment les différents types d’images convoqués dans la scène et l’identité de l’Inconnue-Cia qu’elles soulignent et révoquent tour à tour, tandis que le personnage, rebelle au quadrillage des représentations et des discours, conquiert au fil du passage une vérité alternative. On repère ainsi une dialectique du rittrato, du portrait, que j’envisagerai d’abord comme représentation, photographique, picturale ou dramatique, ensuite comme illusion, puis en suivant une piste interprétative proposée par Jean-Luc Nancy dans L’Autre portrait, comme retrait : « en même temps que le portrait, ritratto désigne aussi le retrait, la rétraction ou le retirement – sens qui se retrouve dans le français “retrait” »4 . Cette perspective met l’accent sur l’opacité de l’être dont la représentation manifeste le caractère impénétrable autant qu’elle en révèle l’apparence. Ce déplacement permettra enfin d’aborder la redéfinition identitaire proposée par l’Inconnue en mettant en évidence le passage virtuose de la sphère ontologique à la sphère esthétique, et plus spécifiquement dramatique.
Le portrait photographique
Dans un premier temps, répondant à une question directe de l’Inconnue, Bruno et Boffi lui révèlent la teneur de la lettre de Salter, qui arrive de Vienne où il est allé chercher dans un asile celle qu’il prétend être la véritable Lucia. On apprend ainsi l’existence de la folle, c’est-à-dire d’une concurrente de l’Inconnue, susceptible de lui damer le pion et de correspondre, mieux qu’elle, à l’image de l’épouse disparue. L’Inconnue, jusqu’ici agréée par tous les protagonistes comme Lucia et dont les retrouvailles familiales doivent ratifier la qualité, voit l’évidence de cette identité contestée : on a désormais, pour un même rôle, deux candidates requalifiées par là-même en actrices. Alors que l’Inconnue, au premier acte, avait souhaité n’être qu’un corps investi par la pensée et la mémoire d’un autre5, vœu que rappelle, à la fin de l’acte II, la formule « Fais-moi comme tu me veux », un second corps sans mémoire, cette folle sans esprit (« demente » en italien) menace de la supplanter. Tout au long du passage, on note, sur un plan psychologique, la méfiance croissante de l’Inconnue vis-à-vis de Bruno dont elle épie les réactions : elle cherche à deviner s’il pense sincèrement qu’elle est Lucia et si son trouble, à la perspective de l’irruption de l’autre, n’accrédite pas l’hypothèse selon laquelle Bruno aurait feint de la reconnaître elle-même par pur intérêt, quelle que soit sa véritable identité. On apprend que l’amant éconduit a, dans un précédent courrier, envoyé à Boffi une photographie de la folle qui suscite chez Bruno et Boffi un affolement d’autant plus suspect que Boffi se dit soulagé que Salter n’ait pas « mêlé les autorités à tout ça6. La photographie, pièce centrale dans l’édifice possible des preuves, apparaît comme susceptible de confirmer un état civil et s’inscrit dans le maillage panoptique d’une surveillance généralisée où la personne, arrachée à la réalité de son être, n’est que le produit des signes qui la circonscrivent et des images mécanisées (la photographie) qui la rapportent à un nom et à une parentèle. On peut noter au passage le rôle des médias dans le dispositif moderne de l’assignation identitaire puisque, au début du passage, les personnages évoquent l’attention jadis portée par les journaux à la disparition de Lucia Pieri7. Bien que mentionné très fugitivement, ce battage médiatique, allusion évidente au retentissement l’affaire Bruneri-Canella, signale à la fois la puissance du système de contrôle des personnes, auquel participe la presse et le scandale que constitue dans une société moderne caractérisée par ses passeports, ses registres, ses actes notariés et ses papiers d’identité, la présence d’une sans-papiers, dépourvue de nom et d’identité, échappée à la reconnaissance institutionnelle et sociale. Ce dispositif de surveillance se prolonge dans les ragots de voisinage qui signent une inspection quasiment totalitaire : « Ici, la moindre allusion et tout le monde sait tout ! On ne fait que nous épier et parler de nous8 » se plaint Bruno qui reprend un peu plus loin : « Il y a déjà eu assez de ragots avec la vie confinée que nous avons menée ici pendant ces quatre mois9. On voit ainsi se nouer, dans une perspective qu’a analysée Foucault, la conjonction entre normalisation des êtres et identité comme conformité à un système de signes : « Une société normalisatrice est l’effet historique d’une technologie de pouvoir centrée sur la vie10 ».
Alors que Bruno et Boffi subissent la tyrannie des signes et des preuves, dont la photographie, empreinte mécanisée du réel, commande le paradigme, c’est l’Inconnue, depuis le déficit identitaire et onomastique qui est le sien, qui se charge de le mettre en perspective et d’en déployer les possibilités menaçantes. D’une part, elle met en évidence le fonctionnement de ce système, celui d’une appréhension purement extérieure de l’être, auquel elle s’est prêtée elle-même en composant sa ressemblance avec le portrait qui surmonte la scène : elle le rappelle en attirant l’attention des deux hommes sur une similitude aussi incontestable que factice :
Bruno : […] Comment ça, m’abuser moi-même ? En croyant que tu es Cia ?
L’Inconnue : Cia, oui – un fait bien établi à l’heure qu’il est – sois tranquille !
Elle montre le portrait.
Celle-là ! Hein ! qui dit mieux ?11
D’autre part, à cette prétendue preuve, elle oppose un peu plus loin une contre-preuve, celle de la marque de naissance qui manque sur sa hanche et que la démarche inquisitrice des institutions familiale, politique, juridique et scientifique ne manquera pas de relever12. De la photographie de la folle au relevé des marques corporelles, la part visible de l’être est soumis aux procédures du contrôle qui prétendent objectiver un savoir sur l’individu, savoir archivé par les images – la photographie, forme mécanique de la mémoire – et par la compétence mnésique des proches, habilités à reconnaître et à comparer.
C’est la photographie de la folle qui déclenche l’inquiétude de Boffi. S’il déclare posséder la photographie, il ne l’a pas sur lui et ne peut la montrer, circonstance qui coupe court aux comparaisons. Car étonnamment, ni Bruno ni Boffi n’évoquent le degré de ressemblance de cette photographie avec la Lucia disparue, qu’ils ont pourtant connue l’un et l’autre, alors qu’ils cherchent à dévaluer, comme malvenue et surtout comme dangereuse l’injonction de Salter de la montrer à la famille13. Ce déficit de commentaire qui ménage, sur le plan de la fable, une imposture concertée par les deux complices, renvoie plus fondamentalement à la question des relations entre portrait et identité. Qu’en est-il de ce visage dont la dramaturgie pirandellienne escamote les traits et qui n’apparaîtra, d’une manière singulièrement décevante, qu’à l’acte suivant, avec l’entrée en scène de la folle ? Si le passage élabore la possibilité d’une appréhension sémiotique de l’identité, il en élude aussi la démonstration comme si la vérité de la personne se soustrayait aux images qui prétendent tour à tour le représenter.
C’est par la description, non par la monstration, que ce visage advient, elliptiquement, dans le texte, lorsque Bruno évoque la folle, « une pauvre idiote qui rit dans son monde avec son visage…14 », évocation qui se fonde, dit-il ensuite sur la fameuse photographie envoyée par Salter. Cette femme sans d’identité certaine, initialement présentée par Bruno comme « demente », qui est également, dans le texte italien l’appellation attribuée au personnage dans les didascalies, est ici donnée pour « scema » : comme l’a remarqué Gérard Vittori à propos d’un autre personnage pirandellien, ce terme, dérivé du latin « semis » (la moitié) « indique bien par son étymologie que le sujet est diminué. […] L’aliénation de la conscience ici devient une réduction de la conscience, qui en fait presque une conscience animale15 ». Dans la brève description de Bruno, c’est aussi une faille que manifeste le visage de la folle, qualifiée de « svanita », « dans son monde » ou plus littéralement « absente » – voire, plus littéralement encore, « disparue » –, en tout cas exilée des échanges humains et dont le rire n’est pas expression, mais régression en-deçà des signes et du langage.
Cette folle, cependant, a un visage ou plutôt une face (faccia) que les points de suspension renvoient dans l’indéterminé ou dans l’inqualifiable. Et c’est ici sans doute que se noue la question majeure du passage : Hans Belting rappelle qu’il n’y a réellement visage que dans la relation entre celui qui regarde et celui qui est vu et qu’il n’est de véritable visage que sous-tendu par un moi16 Indépendamment de l’acte de représentation qui viendrait s’essayer à le reproduire, le visage est déjà, par lui-même, une manière de portrait où se reconnaît un sujet qui pourrait, au moins virtuellement, entrer dans le jeu d’un échange des regards. Mais ici, l’emploi du mot faccia et l’inachèvement de la phrase de Bruno suggèrent au contraire le paradoxe de ce visage-faciès qui, à l’acte suivant, sera sans cesse dévisagé : ce visage amorphe ou insignifiant, qui ne saurait se prêter à nulle reconnaissance, n’est qu’une face qui ne ressemble à rien parce qu’elle n’est que la surface d’un être dépourvu d’intériorité, isolée du monde et d’elle-même, et par là impropre à devenir présence. Aussi ce visage-masque échoue-t-il à devenir visage-portrait – et il est frappant qu’à l’acte III, où l’Inconnue souligne à nouveau sa propre ressemblance avec le médaillon peint, aucun des protagonistes ne songe à confronter la folle avec la peinture dont elle pourrait être le modèle comme si, dérobé à la représentation de soi par soi, le personnage disqualifiait d’entrée de jeu l’exercice de la reconnaissance.
On note cependant que la photographie, signe indiciaire, image-empreinte, ne tient son privilège iconique, celui de la conformité à son modèle, que de l’indétermination, de l’absence de choix, du caractère mécanique qui sont réputés fonder la technique photographique et font de l’image photographique une trace du référent qu’elle prétend reproduire17. Ce processus, qui fonde la prétendue exactitude de la photographie est paradoxalement l’exact revers de son manquement à la mimèsis : parce qu’elle ne serait pas construite en vue de faire advenir un sens, comme l’ont voulu la Poétique d’Aristote, puis les théoriciens classiques de la peinture, parce qu’elle relèverait d’un régime technique et non d’une pensée organisant et hiérarchisant son objet, la photographie contrevient à la représentation – au disegno, au dessein, à intention et à la signification18 – précisément dans la mesure où l’invisibilité du médium19 passe pour de l’objectivité. Aussi Boffi, pris entre la menace de la photographie comme preuve irréfutable (d’autant plus irréfutable que, précisément, elle ne résulte pas du jeu des interprétations) et son savoir de photographe, assure-t-il malgré son inquiétude : « Croyez-moi, elle ne vaut pas qu’on en fasse une histoire20 ».
Le portrait comme illusion
Cependant, cette image photographique s’inscrit dans une série : si elle est destinée à être confrontée au souvenir (à l’image mémorielle) que ses parents ont conservée de Lucia, elle constitue aussi une alternative possible, quoiqu’encore invisible, à deux autres représentations : le portrait de Lucia, réalisé d’après une photographie agrandie21, qui se dresse sur la scène, et l’Inconnue elle-même, qui a cherché à en incarner l’apparence et à en devenir la version vivante. On note, à cet égard, le protocole troublant qui a préparé l’avènement du fac-similé vivant et par lequel l’Inconnue a cherché à devenir le reflet renvoyé par les yeux de Bruno. Littéralement clichée sur le regard de l’autre, devenue réflexion, développée pendant le long repli du tête-à-tête avec Bruno, l’héroïne s’inscrit elle aussi dans la série des images photographiques qui, conformément à leur vocation reproductible, prolifèrent à l’acte II. Mais dans le cas de l’Inconnue, l’entreprise semble avoir été couronnée de succès, comme y a insisté la longue comparaison entre la femme et le tableau à laquelle se sont livrés Salesio et Lena. Ceux-ci ont cependant conclu que, si l’Inconnue ressemblait à la peinture, la peinture, en revanche, n’avait jamais vraiment ressemblé à Lucia. Le texte semble ainsi consacrer l’échec du portrait dont le prototype se dérobe dans les incertitudes du souvenir. Or ce tableau a été réalisé, non d’après un modèle vivant, mais d’après une photographie du modèle disparu : copie de copie, il constitue ainsi un double dégradé dont le référent absenté, la photographie de Lucia, fait écho, à la fin de l’acte, à celle de la folle. Non sans doute qu’il s’agisse de la même photographie (l’écart temporel entre les prises de vue l’exclurait) ; mais le dénominateur commun, le médium photographique, n’en introduit pas moins un rapprochement troublant entre les deux images, soustraites au regard et impropres l’une et l’autre à fonder la reconnaissance. Car pour réaliser le médaillon peint, le peintre ne s’est pas borné à copier le cliché ; il a également travaillé d’après les indications de Bruno, dont le souvenir, empreinte mnésique, a permis de rectifier l’image photographique. On pourrait penser que ces correctifs à la reproduction mécanisée, qui visent à restituer au portrait la vérité et pas seulement l’apparence de son modèle, le rendent à la sphère de l’art et lui rendent l’aura confisqué par la reproduction mécanique. Pourtant, on le sait grâce aux jugements de Lena et Salesio, le portrait peint n’est pas ressemblant – même s’il est vrai que le texte, particulièrement retors, multiplie à loisir les témoignages contradictoires de l’oncle et de la tante et disqualifie par-là la fiabilité de la mémoire.
Ce portrait insatisfaisant qui résulte de l’hybridation de deux images se conforme par son mode de fabrication à une procédure particulière dont Boffi est donné pour l’inventeur, celle du portrait photographique stéréoscopique22 qui permet, à partir de deux clichés distincts mais très proches, de produire un effet tridimensionnel lorsqu’elles sont regardées dans un appareil approprié (un stéréoscope) : la superposition des images dans le stéréoscope en suscite une troisième, qui n’existe que dans la perception du spectateur et qui lui donne l’illusion du relief23. Dans le cas du médaillon peint cependant, l’intervention de l’artiste qui substitue à la fantasmagorie en relief créée par la vision binoculaire une image plane, tangible et objectivée, s’avère insuffisante. Au lieu d’imposer l’effet d’une présence authentique, propre à surmonter l’hétérogénéité et les contradictions des souvenirs, au lieu de faire advenir un sujet, la peinture reste un simulacre sans vie dont Lena et Salesio peuvent évaluer l’exactitude. Aussi se trouve-t-il supplanté par sa propre copie, l’Inconnue elle-même qui réalise l’incarnation refusée à la peinture et qui accomplit, dans son corps même, l’illusion dont la vision stéréoscopie a posé le paradigme. Dans cette perspective, l’Inconnue résulte d’un double processus : la saisie d’une ressemblance, reflétée dans les yeux de Bruno et ajustée au gré de ses approbations, puis la composition de soi d’après le médaillon peint. Lorsqu’elle entre en scène, au début de l’acte II, elle est le double, illusoire mais parfait, produit par la superposition du tableau dont elle s’est inspirée et de l’image captée dans les prunelles de l’homme aimé. Elle rappelle elle-même à son mari le processus mémoriel, par lequel elle s’est métamorphosée en cette Lucia qu’elle est peut-être, processus singulièrement analogue d’abord à l’élaboration de la vision stéréoscopique qui synthétise la diversité des images en une saisissante illusion, puis au travail de retouche dont la reproduction picturale de la photographie a fait l’objet :
Ce n’était plus moi qui voyais par ces yeux ; ce n’étaient plus les miens, même pour me voir moi-même. Ils étaient comme ça – comme ça – dans les tiens – sans arrêt – pour que mon image, dans tes yeux se reflète dans les tiens, et que je me voie comme toi tu me voyais ! […] je t’ai dit : […] non, non, plus de souvenirs, les siens, aucun : donnez-moi les vôtres, tout ce que vous avez gardé d’elle comme c’était alors pour vous ! Maintenant, ils redeviendront vivants en moi, vivants de toute cette vie qui est la vôtre, de cet amour qui est le vôtre, de toutes les premières joies qu’elle vous a données ! Et combien de fois ne t’ai-je pas demandé : - « comme ça ?... comme ça ? »24.
Projection fantasmagorique créée par l’image de Lucia (et l’on se souvent que la lumière est l’agent de la photographie), l’Inconnue elle-même n’est guère que ce corps sans âme et sans mémoire, disponible et malléable, propre à devenir « comme tu me veux » auquel elle avait déjà souhaité se réduire à l’acte I. Elle n’est au fond, guère différente de la folle avec qui elle se trouve mise en concurrence à la fin de l’acte II, au point qu’il est tentant d’avancer que ces deux personnages n’en sont qu’un seul, reconduisant, dans la structure dramatique la gémellité des clichés stéréoscopiques. La brève description de la folle par Bruno, qui élude la question de la conformité à l’apparence physique de Lucia pour ne retenir que son hébétude, la renvoie à une indétermination qui ouvre le champ à tous les possibles et que son apparition à l’acte III ne permet nullement de résoudre. L’état d’aliénée qui constitue paradoxalement sa seule caractéristique est précisément celui de l’Inconnue qui a d’ailleurs, au premier acte, avoué sa régression vers un état bestial25, revendiqué sa folie26 et avoué son vide intérieur. La différence, contingente, entre ces deux personnages, l’un et l’autre dénués de nom, tient à ce que l’Inconnue joue un rôle (fût-il le sien), ressource dont la folle est privée – du moins jusqu’au moment où elle entre en scène pour tenir celui de la « Demente », précisément quand l’Inconnue semble renoncer à l’aliénation de la comédie. Comme je l’ai suggéré précédemment, la photographie de la folle, décrite, mais non montrée, fait écho à celle de Lucia qui a servi de matériau pour le tableau, laissant ainsi ouverte la possibilité que cette image, originelle sinon originale, ait été à son tour un simple ectoplasme en mal de forme propre, que l’Inconnue – ou l’art dramatique – parvient à exprimer.
Le portrait comme retrait
De ces êtres sans visage, réduits à n’être qu’une absente (Lucia), une face sans expression et sans âme (la folle) ou un simulacre incertain (l’Inconnue), est-il possible de faire un portrait ? Le portrait comme conformité formelle à un modèle, auquel se raccrochent désespérément et naïvement les personnages pirandelliens ne résiste pas face à la nécessaire présence, dans l’image, du sujet qu’elle prétend représenter. L’image stéréoscopique, illusion tridimensionnelle, peut ainsi paraître constituer le modèle, et peut-être l’horizon, de l’illusion dramatique à un moment où le cinéma s’affirme comme un art auquel Pirandello, après de longues réticences, est en train de se rallier27 . Dans cette perspective, l’Inconnue apparaît bien comme un personnage, un masque (qui ne cache d’ailleurs peut-être rien, sinon la vacuité d’une identité indéfiniment disponible) : elle en résume le programme en revendiquant ce qu’on pourrait appeler une forme d’existentialisme : « Être ? Être n’est rien ! ce qu’on est, c’est ce qu’on fait de soi ! et moi, je me suis faite elle28 ! » C’est dans cette perspective que l’on pourrait relire la longue tirade dans laquelle elle reconstruit sa relation avec Bruno, érigé en Pygmalion et chargé, par le double miracle de l’amour (pour elle) et du souvenir (de Lucia) de lui infuser les archives de son identité évanouie. Elle se remémore le protocole qui a organisé son comportement depuis qu’elle a accepté de prendre en charge le rôle de Lucia et d’endosser l’identité d’une autre, que cette autre soit la femme qu’elle a été et dont un traumatisme amnésique l’a coupée, ou qu’il s’agisse d’une personne différente. Dans les deux cas, congé est donné au fondement ontologique du moi, qui devient la projection de la mémoire et du désir de l’autre. Si l’on peut lire ici une véritable charte du jeu de l’acteur, on y retrouve aussi la charte de l’élaboration du portrait que j’ai détaillée précédemment. Comme le souligne Belting, le théâtre fait de l’acteur un portrait vivant : « Le théâtre moderne fait tomber le masque antique. D’où une montée en puissance du visage qui doit désormais assumer la fonction expressive des masques ». […] le masque, c’est le rôle, joué par un visage29. » Dans Comme tu me veux, être n’est jamais que jouer – l’on connaît la tradition critique qui, non sans arguments, a d’abord vu dans l’auteur de Chacun sa vérité le virtuose d’un métathéâtre qu’illustre ici l’Inconnue.
Cependant, la fin de l’acte II qui constitue, sur le plan psychologique, un moment de désillusion dans lequel la croyance à l’amour, qui garantit et légitime la possibilité de conformer son être au désir de l’autre, s’effondre, est aussi celui dans lequel l’Inconnue semble s’émanciper de cette identité imposée et peut-être artificielle pour imposer sa volonté, construire son propre rôle, voire conquérir un moi et advenir comme sujet. L’acte II, où s’orchestre la concurrence entre l’Inconnue et la Lucia du portrait peint, est tout entier aimanté vers la revendication de l’héroïne : « Oui – moi – Cia ! moi, je suis Cia ! – moi seule ! – moi ! moi ! pas celle-là (elle désigne le portrait) […]30. Cette naissance du moi, conditionnée par la révocation du portrait comme de son modèle, s’affiche comme une autoproclamation, exemptée de tout fondement objectif : « Et moi, je me suis faite elle ! » La fin de l’acte consacre cependant l’ambiguïté : « […] je vais oser crier à la face de tous que Cia, c’est moi – moi – parce que celle-là (elle désigne le portrait), elle ne peut plus être vivante – autrement qu’en moi31. » Si passionnée soit-elle, cette déclaration, digne d’un casuiste, maintient l’incertitude qui fait l’objet du drame. L’Inconnue ne dit pas qu’elle est Cia32, mais qu’elle va dire qu’elle l’est, préservant ainsi l’hypothèse d’une comédie dont la fin de la phrase indique les modalités nouvelles : il ne s’agit plus pour l’héroïne d’être la copie du portrait, mais de l’incarner en intériorisant son modèle. Elle déplace ainsi à l’intérieur d’elle-même la coupure entre le modèle et la représentation, passe du masque au visage et crée une schize constitutive du sujet qui l’autorise à identifier être et jouer et à prolonger, au moment le plus puissant de son affirmation identitaire, sa nature de représentation.
Jusqu’ici, l’Inconnue, perçue comme un portrait vivant actualisant la peinture, pouvait passer pour une contrefaçon. Mais la valeur d’un portrait pourrait ne pas résider dans l’excellence de l’imitation, mais plutôt dans l’effet de présence qu’il impose à ceux qui le contemplent, disqualifiant ainsi la mémoire de l’original disparu au profit d’une épiphanie. Jean-Luc Nancy assure :
Le portrait est moins le rappel d’une identité (mémorable) qu’il n’est un rappel d’une intimité (immémoriale). L’identité peut être au passé, l’intimité n’est qu’au présent. Mais encore : le portrait est moins le rappel de cette intimité qu’il n’est un rappel à cette intimité. Il nous convoque à elle ou vers elle, il nous conduit en elle : là, à même la peinture offerte à notre regard, on entre dedans comme ça se présente au dehors33.
Si l’Inconnue proclame la mort de « celle-là », discréditée comme imago, comme effigie mortuaire, à qui elle dénie jusqu’à son nom, pour s’affirmer elle-même comme incarnation vivante, sa déclaration déplace la question de la ressemblance en dépréciant les similitudes formelles au profit d’une dialectique de la présence et du secret. A la fin de l’acte II, après avoir longuement insisté sur la marque à la hanche qui caractérisait Lucia et dont elle-même est dépourvue, et après avoir revendiqué, en dépit de ces dissemblances formelles, être la véritable Cia, enfin vivante, l’Inconnue quitte la scène pour aller se changer, témoignant par là qu’elle renonce au mirage de la simple imitation. Cette décision vient clore un passage qui dénonce le caractère dérisoire des preuves positives de l’identité, mais qui met aussi en évidence les conditions d’une identité authentique.
Le passage est celui dans lequel l’héroïne semble enfin conquérir un moi propre et advenir comme sujet à part entière. À l’imposture dont on pourrait l’accuser, elle oppose l’autonomie de ce qu’elle est : « Mais peu importe ! Me voilà. Je suis prête à en répondre. Mais seulement pour moi, attention34 ! » Et elle poursuit : « C’est moi qui vais jouer ! Mon jeu35 ! » Le « je » qui s’affirme ici s’est préalablement émancipé de l’asservissement envers les preuves, que l’Inconnue ironise sur l’anxiété de Bruno36, qu’elle objecte à Boffi le caractère indémontrable de son propre état civil (« Des preuves, moi, je n’en ai pas37 ») ou qu’elle rappelle la marque à la hanche qui caractérisait Lucia et dont elle-même est dépourvue, en développant, sur un ton railleur, les réactions que cette dissemblance ne manquera pas de susciter38. La nécessité des preuves, dont l’Inconnue constate froidement l’importance que leur accorde Bruno, apparaît comme le symptôme d’une absence de confiance qui revient à nier la réalité de la personne dont on prétend établir l’identité :
[…] il faut toujours que les faits aient raison ! les faits terre-à-terre ! Par l’esprit tu peux t’élever un moment, t’évader, au-dessus de toutes les horreurs que le sort t’a fait subir : oui, tu te sens voler, tu recrées une vie à l’intérieur de toi ; et quand tu te sens plein de cette vie – à terre ! –Tu dois redescendre, redescendre, et te heurter encore et encore à ces faits qui te la gâchent, te la piétinent, te la souillent, te l’écrasent – ces intérêts, ces discordes, ces conflits39…
Le procès qu’intente l’Inconnue aux faits objectifs s’oppose à la vérité qu’elle entend affirmer, une vérité tout intérieure, purement spirituelle, qui se manifeste dans le sentiment, inassignable d’une plénitude. C’est à cette occasion que l’héroïne affirme le primat de l’intériorité qui la libère de l’asservissement au portrait : il ne s’agit plus de ressembler à l’image, mais de créer sa propre image qui renvoie à la profondeur de l’être. Jean-Luc Nancy observe :
La « révélation » ne consiste pas simplement dans la levée d’un voile, mais bien plutôt dans l’ostension du voile lui-même en tant que lumière : le voilé se montre en tant que voilé et dans la vérité du voile qui adhère à la « chose » sous lui – au « sujet » –, la dissimulant et la situant, désignant sa forme dans une esquisse vague, sa présence dans son imminence, son attrait dans son retrait. […] La mimesis, ici, se pense en sa vérité sans modèle donné et dont le vrai modèle est dans son exécution même40.
Portrait vivant, l’Inconnue n’est pourtant plus portrait de l’autre, mais portrait de soi qui signale ainsi l’écart entre ce qu’elle montre et ce qu’elle est, et instaure, dans ce retrait, l’épaisseur ontologique qui lui faisait défaut jusqu’ici. Ce qu’elle cache se trouve requalifié, le soupçon de l’imposture se change en mystère de l’être, le vide de l’amnésie se convertit en profondeur de l’inconscient, le rôle qu’elle dit vouloir jouer devient l’expression d’une volonté propre.
De la profondeur de l’être à l’esthétique théâtrale
L’instauration du sujet, cependant, n’est pas l’acte d’une conscience solitaire. Elle n’est possible que dans la relation avec autrui, dans le dialogue théâtral où l’héroïne veut être reconnue par Bruno non pour une autre, mais pour elle-même : la reconnaissance n’est plus alors recognition du même, mais acquiescement à l’altérité :
L’autre portraituré, c’est aussi bien l’autre retiré, et par conséquent l’autre reconnu – si la ressemblance vaut reconnaissance – est aussi bien l’autre rendu plus inconnu qu’avant cette reconnaissance. Il est plus inconnu parce qu’il est retiré dans son altérité. Mais ce retrait révèle le mystère de cette altérité : il ne le dévoile pas, il révèle au contraire qu’il s’agit d’un mystère – et que sans doute il n’est pas question de le dissiper41.
Il est significatif que cette scène, où l’Inconnue naît à elle-même sans pour autant dénouer le mystère de son identité légale, soit aussi la première où apparaît Bruno, alors que l’héroïne vient de comprendre, lors de sa conversation avec Lena et Salesio, que ses motivations sont peut-être moins pures qu’elle ne l’avait cru et qu’il pourrait avoir un intérêt financier au retour de son épouse. Alors même qu’il s’agit de savoir si Salter pourra « démasquer42 » (smascherarti) l’Inconnue, celle-ci, indifférente à la menace, n’est attentive qu’aux manigances qu’on lui a dissimulées et s’emploie à observer Bruno qu’elle « fixe43 », « scrute44 », « étudie45 » en cherchant à le percer à jour et en supposant à son tour qu’il joue un rôle :
L’Inconnue : […] Je te vois si…
Bruno : Et comment tu me vois ? Tu me vois soucieux !
L’Inconnue : Non, mon chéri : je te vois comme quelqu’un qui s’attend à ce que sa maison s’écroule ou que le sol se dérobe sous ses pieds46.
Elle finit par conclure qu’elle s’est trompée sur son compte47, lui découvrant arrière-pensées et replis inavoués, en même temps qu’elle-même, devenue impénétrable, acquiert une intériorité. La situation n’est cependant pas symétrique car, contrairement à celui de l’Inconnue, le mystère de Bruno, simple mobile financier, n’a rien d’insondable – même si ses réactions, apeurées, éperdues, suppliantes, désignent peut-être un personnage moins cynique que sa femme ne semble le penser. Mais l’explication entre les époux, resté en tête-à-tête après le départ de Boffi, est plus intéressante. L’Inconnue revient sur les mois d’intimité passés avec Bruno, qui constituent dans la pièce, une ellipse temporelle et un repli hors-scène du couple, soustrait à la fois au theatrum mundi de la vie sociale et à la scène théâtrale. Cette remémoration qui reconstruit le moment privilégié de la communion amoureuse et du don absolu de soi vise ainsi le champ, utopique pour le personnage de théâtre, du retrait hors du spectacle, dans une coulisse inaccessible où une vérité aurait été possible – celle de la transparence des êtres et du plaisir des corps : je jouissais, rappelle l’Ignota, « de la joie que mon corps faisait naître en toi, et qu’il ressentait autant que toi48. Mais que ce temps épiphanique de l’amour partagé, conditionné par le secret d’une inaccessible coulisse, subisse l’épreuve de la scène, fût-ce dans le discours qui l’évoque, voilà qu’il révèle son caractère falsifié : à peine l’Inconnue a-t-elle retracé, non sans lyrisme, la plénitude des quelques mois où elle s’est livrée tout entière à Bruno qu’elle rappelle immédiatement l’arrière-pensée, tue jusque-là, qui n’a cessé d’altérer l’apparente authenticité de la relation amoureuse :
Tu crois que je n’ai pas senti tes mains, tes mains cherchant sur moi…
elle indique vaguement un point de son corps, un peu au-dessus de la hanche… Je ne sais pas… Une marque que tu pensais trouver là… […] Parce que je savais – je m’en étais aperçue – que depuis le début tu la cherchais – ce n’est pas vrai49 ?
Au-delà des ressorts psychologiques du passage, le tête-à-tête des époux, redevenu théâtre par la présence des spectateurs, a changé de nature : au retrait des amants s’est substituée une scène d’explication qui requalifie l’ancienne idylle en un temps de soupçon et qui débouche sur une anagnorèse. La remémoration à laquelle se livre l’Inconnue la constitue brusquement en être de mémoire, même si cette mémoire ne remonte pas au-delà de la scène primitive de ses nuits avec Bruno et même si elle commence par rappeler l’être vide, amnésique, disponible pour être « comme tu me veux » qu’elle était alors. Le dispositif textuel instaure un écart entre présent et passé, entre effusion de l’être et secrets dissimulés, qui révoque la superficialité d’un simple jeu des apparences tout en énonçant la division intérieure seule à même de fonder un sujet. Jusqu’ici contrainte au rôle par carence d’être, l’Inconnue trouve désormais dans la distance entre ce qu’elle montre et ce qu’elle est l’épaisseur psychologique dont elle était privée. En renonçant à n’être que le fac-similé de la Lucia du portrait pour la faire revivre en elle-même, au mépris des indices et des preuves que l’on pourrait lui opposer, l’Inconnue impose une redéfinition radicale de la ressemblance et disqualifie l’imitation au profit de la création, conformément à l’analyse proposée par Nancy :
Le portrait est une fiction - c’est-à-dire une figuration non pas au sens de représentation mimétique d’une figure mais au sens beaucoup plus fort et actif de création d’une figure, de modelage (fingo, fictum) et de mise en scène d’une « figure » au sens de « personnage » ou de « rôle » et aussi d’ « emblème », d’« expression » ou de « forme remarquable » (en tous les sens de « représentant » qui ont été signalés plus haut). Toutefois, la figure que le portrait doit proposer n’a pas à figurer ni à mettre en scène autre chose qu’elle- même50.
L’affirmation identitaire revendiquée par l’Inconnue est ainsi essentiellement dramatique. Cette fin de l’acte II de Comme tu me veux procède à un déplacement radical de la mimèsis théâtrale et importe à l’intérieur du personnage la distinction entre la représentation et son modèle comme entre l’acteur et son rôle. L’avènement de cette schize déjoue ainsi les pièges de la ressemblance formelle au profit d’une autre ressemblance – de ce que Jean-Luc Nancy appelle un « autre portrait » – la ressemblance à soi-même qui vient reconnaître, dans le sujet représenté, la part d’insondable qu’il voile. Néanmoins, la conquête qu’opère ici l’Inconnue n’a pas pour objet un terrain ontologique, mais esthétique : l’être qu’elle devient au cours de ce passage n’est nullement reconquête d’une identité perdue ou d’une personnalité oubliée, mais bien construction revendiquée de l’incarnation théâtrale.
Alors que s’annoncent les différents protagonistes d’une scène de reconnaissance (la famille, Salter, le psychiatre, la folle), l’Inconnue s’arroge la conduite des opérations. Décidée, dit-elle, à répondre des accusations d’imposture, elle entend cependant assurer sa défense à sa manière, sans en référer aux deux hommes qui ont jusqu’ici pris en charge son destin :
Bruno : Qu’est-ce que tu veux faire ?
L’Inconnue : Tu verras51 !
Elle organise l’entrée des acteurs de l’acte suivant à la manière d’un metteur en scène, ordonnant à Boffi : « Voyez même s’ils ne pourraient pas débarquer juste pendant que les autres seront là – encore mieux52 ! » Au moment où elle conquiert la position d’un sujet, c’est pourtant bien à sa condition théâtrale qu’elle se réfère, revendiquant le jeu comme la condition de son être, et invitant à déporter sur le terrain de l’art ce qui apparaît d’abord comme une question existentielle :
N’aie pas peur, n’aie pas peur de les laisser jouer leur jeu ! Ils ne pourront pas jouer ! C’est moi qui vais jouer ! Mon jeu ! Je sens déjà qu’il me possède ! et ce sera pour tous – et même pour moi – un jeu terrible53 !
Le jeu, devenu son jeu, n’est plus l’appropriation artificielle de la défroque d’un autre. Il suppose ici une intériorisation et un engagement de la personne qui font de la performance théâtrale un moment vécu54. Réciproquement, il n’est, du moins sur le plateau de théâtre, d’existence qu’esthétique.
La fin de l’acte II, en révoquant les illusions de la ressemblance telles que la photographie et la peinture en fournissent le modèle, ne disqualifie nullement la mimésis dramatique. Elle met en évidence son rapport complexe avec la nécessaire théâtralité de la vie, mais la resitue sur son terrain propre, celui de la création artistique.
Notes
Luigi Pirandello, Comme tu me veux, trad. Stéphane Braunschweig, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2021.
Ibid., acte II, p. 102. « Fammi tu, come tu mi vuoi », Come tu mi vuoi in Così è (se vi pare). Il giuoco delle parti. Come tu mi vuoi, Milan, Garzanti, 1993, p. 207.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 104. « Quella non può più essere viva così – altro che in me ! », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 209.
« Ce que je veux ? – oui, me fuir moi-même, voilà ce que je veux […] : un corps, n’être que ce corps […] – un corps, un corps sans nom qui attend que quelqu’un s’en empare ! – Alors, oui : si lui veut me recréer, redonner une âme à ce corps, qui est le corps de sa Cia – qu’il s’en empare et le recharge de ses souvenirs – les siens […] », Comme tu me veux, op. cit., acte I, p. 51-52. « Voglio ? – sì, fuggire da me stessa, voglio […] : corpo – essere soltanto questo corpo […] – un corpo, un corpo senza nome in attesa che qualcuno se lo prenda ! – Ebbene, sì : se mi ricrea lui, se glie la ridà lui un’anima, a questo corpo che è della sua Cia – se lo prenda, se lo prenda, e vi metta dentro i suoi ricordi – i suoi […] », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 175-176.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 94. « Fortuna che non gli è venuta l’idea di rivolgersi all’autorità ! », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 202. Boffi rappelle à deux reprises son soulagement, à quelques lignes d’intervalle.
Ibid., p. 95. « Qua basta un cenno, e si sa tutto ! Non si fa altro che guardare a noi e parlare di noi… », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 202.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 99. « S’è già dato tanto pretesto a ciarle con la vita che abbiamo fatto qui, quattro mesi appartati... », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 205.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 100. « Bruno : Quale inganno ? Che tu sei Cia ? / L’Ignota : Cia, sì, – ah, bene assodato questo, ora – stai tranquillo ! (Indica il ritratto) Quella ! Eh, più di così ? », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 205.
Ibid., p. 93. « Una povera scema che ride, svanita, con una faccia… ? », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 201.
Gérard Vittori, Pirandello et son temps, Paris, Alfil, 1994, p. 27. Vittori, qui choisit de traduire le mot par « demeuré », commente ici le héros d’une nouvelle de 1912, « Ciàula scopre la luna » (« Ciaula découvre la lune »).
Hans Belting, Faces. Une histoire du visage, trad. Nicolas Weill, Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires ». Voir notamment les chapitres « Mimiques, masque, visage » (p. 33-54) et « “Vrai visage” de l’icône et “visage ressemblant” » (p. 180-192).
Ces questions ont été largement étudiées et débattues. On pourra revenir au livre de Rosalind Krauss, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1991. Sur les relations de la littérature et des dispositifs photographiques, voir Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 2002.
Voir les analyses de Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, coll. « Idées et recherches », 1989.
Voir Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, op. cit. Bien entendu, que le médium photographique se fasse oublier au profit du référent qu’il met en avant ne fait jamais qu’attester son pouvoir. Cette invisibilité joue aussi bien au niveau sémiotique qu’au niveau médiologique.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 94. « Creda, non era da farne alcun caso, nemmeno per ombra... », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 202. La traduction, qui introduit ici, de manière intéressante, le mot « histoire », élude en revanche l’expression idiomatique « nemmeno per ombra » (« pas même pour l’ombre », c’est-à-dire « en aucune manière ») qu’il est tentant d’interpréter comme une allusion à la procédure photographique.
Pirandello commet ici une inexactitude, évidemment délibérée, car la stéréoscopie est mise au point par Charles Wheatstone en 1838 et adaptée à la photographie dès 1841. Des appareils photographiques stéréoscopiques apparaissent en 1849 et deviennent d’une utilisation courante à la fin du XIXe siècle. Le procédé connaît un regain d’intérêt au XXe siècle, jusque dans les années 1920. Voir William C. Darrah, The World of stereographs, Gettysburg, W.C. Darrah, 1977. L’anachronisme semble indiquer que Pirandello tenait particulièrement au lien entre Boffi et la stéréoscopie, qui fait de ce personnage un maître de l’illusion.
Pour une mise au point plus détaillée sur la vision binoculaire et le fonctionnement de l’image tridimensionnelle, on pourra se reporter au livre d’Olivier Cahen, L’image en relief. de la photographie stéréoscopique à la vidéo 3D, Paris, Presses des Mines, 2011.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 102. « Non vedevano più per me, questi occhi ; non erano più miei, nemmeno per vedermi ! Sono stati così – così – nei tuoi – sempre – perché in essi, dai tuoi, potesse nascere l’aspetto di me stesso, come tu mi vedevi ! […] ti ho detto : […] no, no ; nessun ricordo più, dei suoi, nessuno : dammi tu i tuoi, i tuoi, tutti quelli che tu hai serbati di lei come fu allora per te ! Ora ridiventeranno vivi in me, vivi di tutta quella tua vita, di quel tuo amore, di tutte le prime gioje che ti diede ! ». E quante volte non t’ho domandato : – ’così ?... così ?’. », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 207.
À Mop, qui la traite de folle, elle répond : « Oui, je sais ! C’est le privilège des folles que de pouvoir hurler – clairement – certaines choses à la face du monde ». Comme tu me veux, op. cit., acte I, p. 49. « Eh sì, lo so ! Le pazze soltanto hanno il privilegio di poterle urlare – chiare – davanti a tutti – certe cose ! », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 174.
Voir Fabio Andreazza, « La conversion de Pirandello au cinéma », Actes de la recherche en sciences sociales, 2006/1-2 (n° 161-162), p. 32-41, https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales….
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 103. « Essere ? essere è niente ! essere è farsi ! E io mi sono fatta quella ! », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 208.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 103. « Sì – io, Cia ! – io, sono Cia ! – io sola ! – io ! io ! – non quella (indica il ritratto) », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 207.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 104. « […] in faccia a tutti avrò il coraggio di gridare che Cia sono io – io – perché quella (indica il ritratto) non può più essere viva così – altro che in me ! », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 209.
Il est vrai qu’elle dit, quelques lignes auparavant : « Je suis Cia – toute neuve » (Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 104), mais le correctif indique bien qu’il ne s’agit pas de la Lucia originale. « Io sono Cia - nuova ! », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 208.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 100. « Ma non importa ! Eccomi qua. Sono pronta a risponderne. Soltanto per ‘me, però, badiamo ! », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 205.
Ibid., p. 101-102. « Debbono aver sempre ragione i fatti ! terra terra ! Con l’anima ti puoi levare un momento, uscir fuori, su da tutto quello che di più orribile t’aveva potuto far provare la sorte : sì, vola, ricrea in te una vita ; quando te ne senti tutta piena – giù – devi scendere, devi scendere, a riurtare nei fatti che te la sconciano, te la pestano, te la insudiciano, te la schiacciano – gl’interessi, gli attriti, le contese... », Come tu mi vuoi, op. cit., pp. 205-206.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 92. « sempre fissando Bruno », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 201.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, 93. Bruno s’énerve d’être « scruté » : « vigilato », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 201.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 97. « L’Ignota : […] Ti vedo così... / Bruno : Come mi vedi ? Mi vedi inpensiero ! / L’Ignota : No, caro : come uno che s’aspetti di vedersi crollare addosso la casa, o mancare il terreno sotto i piedi. », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 203.
Ibid., p. 103. « […] beandomi della gioja che in te rinasceva dal mio corpo che la sentiva come te ! », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 207.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 103. « Che hai compreso ? Ma se ho sentito, se ho sentito le tue mani cercarmi qua... (indica, senza precisare, un punto del suo corpo un po’ più su del fianco :) ... io non so... qualche segno che sapevi di dover trovare... […] Che hai compreso ? Ma se ho sentito, se ho sentito le tue mani cercarmi qua... (indica, senza precisare, un punto del suo corpo un po’ più su del fianco :) ... io non so... qualche segno che sapevi di dover trovare... », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 207-208.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 101. « Bruno : Che vorresti fare ? / L’Ignota : Lo vedrai ! », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 205.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 101. « Veda anzi se sarà possibile che sopraggiungano, mentre saranno qua quegli altri – meglio ! meglio ! », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 206.
Comme tu me veux, op. cit., acte II, p. 101. « Non temere, non temere che giochino loro ! Non giocheranno ! Il gioco lo farò io ! lo farò io ! Già me ne sento tutta presa ! E sarà per tutti – anche per me stessa – un terribile gioco ! », Come tu mi vuoi, op. cit., p. 206. Je reprends ici une réplique déjà citée précédemment.
Sur l’articulation du jeu et du vécu, on pourra voir l’analyse détaillée de Gérard Genot, « Théâtre, signification et communication », in Gérard Genot dir., Pirandello. 1867-1975, Paris, Minard, Lettres modernes, 1968, pp. 115-166.
Table des matières
Mémoire(s) de Labé. Temps et expérience dans les Euvres de 1555
L’Astrée : une langue moderne pour un genre ancien
Le gardien de la Porte
Dire l’indicible : pour une esthétique de la réticence dans le théâtre de Nathalie Sarraute
La poétique réaliste magique de Gabriel García Márquez, Salman Rushdie et Yan Lianke
Comme tu me veux : le portrait congédié