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Résumé

L’apparition de L’Astrée dans l’horizon littéraire de la France des toutes premières années du XVIIe siècle correspond à une phase cruciale dans la transition du moyen français au français moderne. L’émergence du français moderne précoce a sans doute commencé dans les registres de langue vernaculaires mais il gagna progressivement le français littéraire à partir du moment où la réforme malherbienne contribua à rapprocher le langage de la poésie et de la prose de l’usage commun, celui des « crocheteurs du Port-au foin » pour reprendre l’anecdote de Racan dans ses Mémoires pour la vie de Malherbe. Cet usage commun est assez différent du bon usage tel qu’il est défini non sans un certain élitisme dans la préface des Remarques sur la langue française de Vaugelas.
Le nivellement qui aboutit à rapprocher la langue écrite de la langue parlée à Paris et en Île-de-France pourrait expliquer la manifestation d’une certaine nonchalance linguistique dans le texte de L’Astrée. Il faut bien entendu faire la part des choses entre ce qui nous semble être une négligence à nous modernes, habitués que nous sommes à une conception figée de la langue écrite, notamment en ce qui concerne l’orthographe, et ce qui passait pour la marque d’un relâchement linguistique aux contemporains même d’Urfé.

Abstract

The appearance of L'Astrée in the literary panorama of early 17th-century France marks a crucial phase in the transition from Middle to Modern French. The emergence of Early Modern French undoubtedly began in the vernacular registers of language, but it gradually spread to literary French from the moment when the Malherbian reform helped bring the language of poetry and prose closer to common usage, that of the “crocheteurs du Port-au foin”, to quote Racan's anecdote in his Mémoires pour la vie de Malherbe. This common usage is quite different from good usage as defined, not without a certain elitism, in the preface to Vaugelas' Remarques sur la langue française.
The levelling out of the written language towards the spoken language of Paris and the Île-de-France region could explain a certain linguistic nonchalance in the text of L'Astrée. Of course, we have to distinguish between what we moderns, accustomed as we are to a fixed conception of the written language, particularly in terms of spelling, consider to be an oversight, and what even Urfé's contemporaries considered to be a sign of linguistic laxity.

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Lorsqu’en 1607 Honoré d’Urfé publia la première édition de L’Astrée (Ire partie, livres 1-12), le roman pastoral pouvait déjà être considéré comme un genre ancien dont l’adaptation en français constituait une première dans l’horizon littéraire de la France d’Henri IV. Au cours de son histoire le genre du roman pastoral avait connu toutes sortes de refontes à la faveur du passage d’une langue à l’autre ou d’une forme à l’autre. Au cours de la première moitié du IIIe siècle avant l’ère courante, Théocrite semble avoir inventé ce genre en consacrant 10 de ses 30 idylles (1 ; 3-11) à des thèmes bucoliques. Le modèle théocritien fut suivi par Moschus (IIe siècle avant l’ère courante) et Bion de Smyrne (Ier siècle avant l’ère courante). Une importante métamorphose dans l’histoire du genre survint lorsque Longus (IIIe siècle de l’ère courante au plus tard) adapta le genre du poème bucolique à la prose en produisant Daphnis et Chloé, une nouvelle écrite dans le genre du roman hellénistique. Or la filière qui mène de l’hexamètre dactylique composé en une Kunstsprache ionienne teintée de dorien à la prose atticisante de la Seconde sophistique se complique du fait que les rénovateurs du genre à la Renaissance s’inspirèrent non seulement de Longus mais aussi de l’imitation de Théocrite par Virgile qui composa ses 10 églogues (Bucoliques) en référence aux 10 idylles de Théocrite traditionnellement considérées comme ressortissant à une thématique pastorale.

À l’époque moderne, l’adaptation que Matteo Maria Boiardo fit du genre bucolique n’est pas une imitation de Daphnis et Chloé mais clairement des Bucoliques de Virgile : tout comme leur modèle virgilien, les Pastorali de Boiardo composés entre 1482-1483 sont au nombre de 10. En revanche, L’Arcadia, que Jacopo Sannazar publia en 1504, combine très systématiquement la prose et les vers, ce qui laisse à penser que cette œuvre séminale se situe au confluent de la prose narrative de Longus et de l’imitation en vulgaire des Bucoliques de Virgile. De leur côté, Los Siete libros de la Diana, que le Portugais Jorge de Montemayor publia en espagnol en 1559, sont un prosimètre fort peu ordonné où les morceaux en vers alternent d’une façon assez arbitraire avec les parties en prose. C’est apparemment ce modèle d’alternance libre entre la prose et le vers qu’Urfé imita en français, même si les 12 livres de la 1re partie (édition de 1607) semblent plutôt reproduire les 12 divisions de L’Arcadia1.

L’insertion de L’Astrée dans cette tradition du genre bucolique est signalée par un clin d’œil intertextuel à Virgile, non pas en tant qu’il est l’auteur des Bucoliques, mais à travers le texte des Géorgiques dont le livre II, consacré à l’élevage du bétail, se rattache à sa façon aux contextes pastoraux. De fait, le passage suivant, figurant au tout début du livre I de la 1re partie de L’Astrée, est une réminiscence voire une récriture de Géorgiques 2. 458-460 :

Or sur les bords de ces delectables rivieres on a veu de tout temps quantité de Bergers, qui pour la bonté de l’air, la fertilité du rivage & leur douceur naturelle, vivent avec autant de bonne fortune, qu’ils recognoissent peu la fortune. Et croy qu’ils n’eussent deu envier le contentement du premier siecle ; si Amour leur eust aussi bien permis de conserver leur felicité, que le Ciel leur en avoit esté veritablement prodigue2.

Il n’est que de confronter ces quelques lignes aux trois vers virgiliens qui l’inspirent pour comprendre à quel point d’Urfé est conscient de s’insérer dans une filiation qui remonte à Montemayor, à Sannazar (mentionné explicitement dans l’adresse de L’Autheur à la Bergère Astrée)3, à Boiardo et enfin à Virgile :

O fortunatos nimium, sua si bona norint
agricolas, quibus ipsa, procul discordibus armis,
fundit humo facilem victum justissima tellus !

« O trop fortunés, s’ils connaissaient leurs biens, les cultivateurs ? Eux qui, loin des discordes armées, voient la très juste terre leur verser de son sol une nourriture facile » (trad. Maurice Rat).

L’apparition de L’Astrée dans l’horizon littéraire de la France des toutes premières années du XVIIe siècle correspond à une phase cruciale dans la transition du moyen français au français moderne. L’émergence du français moderne précoce a sans doute commencé dans les registres de langue vernaculaires, mais il gagna progressivement le français littéraire à partir du moment où la réforme malherbienne contribua à rapprocher le langage de la poésie et de la prose de l’usage commun, celui des « crocheteurs du Port-au foin » pour reprendre l’anecdote de Racan dans ses Mémoires pour la vie de Malherbe4. Cet usage commun est assez différent du bon usage tel qu’il est défini, non sans un certain élitisme, dans la préface des Remarques sur la langue française de Vaugelas5.

Le nivellement qui consistait à rapprocher la langue écrite de la langue parlée à Paris et en Île-de-France pourrait expliquer la manifestation d’une certaine nonchalance linguistique dans le texte de L’Astrée. Il faut bien entendu faire la part des choses entre ce qui nous semble être une négligence à nous modernes, habitués que nous sommes à une conception figée de la langue écrite, notamment en ce qui concerne l’orthographe, et ce qui passait pour la marque d’un relâchement linguistique aux contemporains même d’Urfé.

Une orthographe hésitante

L’édition de 1612 qui a servi de base à la publication de la 1re partie de L’Astrée sous la direction de Delphine Denis fait apparaître des tendances contradictoires caractéristiques d’une époque où les normes orthographiques étaient loin d’être fixées. Celles-ci ne commenceront à l’être qu’avec la fondation de l’Académie française en 1635. Le processus de fixation de ces règles se poursuivit tout au long du XVIIIe siècle pour ne prendre fin qu’au début du XIXe siècle, avec la réforme de 1835 notamment. La décision de reproduire de façon diplomatique un état du texte parmi d’autres révèle que les notions de mouvance et de variance que Paul Zumthor6 et Bernard Cerquiglini7 ont formulées respectivement à propos du texte médiéval, produit d’une collaboration transgénérationnelle entre l’auteur et les transmetteurs, peut également être appliquée, ne fût-ce qu’au niveau microcontextuel, à l’étude d’une œuvre moderne dont certaines caractéristiques formelles, et notamment l’orthographe, sont imputables à l’auteur et/ou aux divers typographes qui se chargèrent d’imprimer les pages manuscrites de l’écrivain.

Au stade du français moderne précoce représenté par le texte de l’édition de 1612 on constate une concurrence entre plusieurs habitudes graphiques, les unes héritées du moyen français voire de l’ancien français et les autres constituant des innovations appliquées de façon peu systématique.

L’une des marques de cette oscillation entre les habitudes orthographiques du passé et le désir sporadique de les remplacer par des solutions alternative concerne l’emploi de <û> à la place du digramme <eu> provenant d’un plus ancien <eü>8 . La prononciation dissyllabique de <eü> comme [əy], qui semble avoir subsisté plus longtemps à Paris, laisse la place à une réalisation monophtonguée [y] généralement graphiée <eu> sans tréma. Dans la graphie alternative <û> l’accent circonflexe signale la syncope du [ə] de [əy]. Il ne reste en français contemporain que quelques traces de cette convention graphique comme par exemple dans sûr < seür ou dans < deu et < meu. Ces rares survivances contemporaines d’une solution graphique assez fréquemment représentée dans le texte de L’Astrée ne s’expliquent qu’en vertu de la volonté d’éviter des homographies gênantes entre sûr et sur, dû et du, et mu (nom de la lettre grecque μ). La filière de l’évolution peut donc être reconstruite comme suit : <eü> > <eu> (usage ancien) > <û> (solution transitoire employée occasionnellement dans le texte de l’édition de 1612) > <u> (usage contemporain).

L’alternance <eu>/<û> est bien attestée dans certaines formes du verbe pouvoir. Comme la graphie ancienne en <eu> correspond à un choix par défaut, ses occurrences ne méritent pas d’être relevées. Nous nous contenterons donc de faire figurer dans ce classement les formes qui font apparaître la graphie novatrices <û> :

passé simple :

Je ne pûs escouter les autres paroles9.
je ne pûs attaindre10.
Il ne pût me repliquer11 (pût < peut, 3e pers. du sg. du passé simple de pouvoir).
Durant cét esloignement qui pût estre de six ou sept lunes12.
jamais depuis elle ne lui pût pardonner13.
Il s’avança le plus avant qu’il pût14.

Dans ce dernier exemple la forme pût est bien un passé simple et non un imparfait du subjonctif comme le montre un autre passage du texte où la forme peut est employée dans une construction presque en tout point similaire : il se vint mettre à genoux le plus pres qu’il peut15.

Une graphie plus rare de la 1re pers. du sg du passé simple de pouvoir consiste en une solution qui est presque identique à l’usage contemporain : puz (au lieu de peus/pûs ou pus dans l’usage contemporain)16.

participe passé :

ne l’ayant pû retenir17.
les outrages qu’elles avoient faits à Lysis ne m’avoient pû donner de connoissance18.
de qui se fust il pû servir19.

subjonctif imparfait :

il n’avoit rien qu’il pûst refuser à mon pere20.
à fin qu’il ne s’en pûst plus dedire21.
de sorte qu’il luy sembla impossible qu’il se pûst dissimuler22.

Le caractère plutôt novateur de l’orthographe de l’édition de 1612 est confirmé par l’emploi d’une forme de passé simple 2e pers. du pl. qui ne fait pas apparaître de <s> étymologique sans pour autant qu’un accent circonflexe en signale la présence ancienne ou latente : La conclusion fut que vous lui respondites23.

Hésitation orthographique révélant la confusion entre deux tiroirs verbaux

Le texte de l’édition de 1612 contient fréquemment des inconséquences graphiques qui révèlent la tendance à confondre l’indicatif passé simple avec le subjonctif imparfait. Cette fluctuation est bien attestée en français contemporain où la 3e pers. du sg. du passé simple reçoit souvent de façon indue l’accent circonflexe de la 3e pers. du sg. du subjonctif imparfait24.

Dans le texte de L’Astrée cette confusion est d’autant plus frappante qu’elle ne réside pas dans la présence ou l’absence d’un simple signe diacritique (l’accent circonflexe) mais dans des perturbations dans l’emploi de la <-s-> étymologique dont le circonflexe constitue l’ultime souvenir graphique en français contemporain. Cette instabilité orthographique mérite d’être considérée comme allant au-delà de la dimension purement graphique. Elle révèle le brouillage entre deux tiroirs verbaux qui appartiennent pourtant à deux modes différents. Or comme ils constituent les aboutissements français de deux formes latines formées toutes deux sur le même thème de parfait, la ressemblance sémiotique l’a parfois emporté sur la distinction fonctionnelle. En latin, cette zone grise entre l’indicatif parfait, origine du passé simple français, et le subjonctif plus-que-parfait, origine du subjonctif imparfait français, s’explique d’autant plus qu’en latin vulgaire le morphème {-v-} du parfait a disparu entre deux voyelles, rendant la ressemblance encore plus troublante entre les deux tiroirs verbaux de l’indicatif parfait et du subjonctif plus-que-parfait. Cette convergence entre les deux tiroirs a pu constituer une passerelle de communication entre les deux paradigmes même à des personnes pour lesquelles la ressemblance formelle était moins évidente que la quasi-homophonie qui s’est instaurée à certaines formes, notamment la 2e pers. du pl.25 : amavistis > latin vulgaire amastis > italien amaste comme amavissetis > amassetis > latin vulgaire amastis > italien amaste.

 

L’érosion phonétique intense qui s’est fait sentir au cours du passage du latin aux langues romanes et en particulier au français a contribué encore davantage à ce brouillage des frontières entre le passé simple et le subjonctif imparfait, notamment après l’amuïssement de [-s-] devant consonne dans le courant du XIIIe siècle. En français une quasi-homophonie de fait (pas complète du fait de la différence entre [a] palatal et [a] vélaire) s’est instaurée entre les formes de 3e pers. du sg. du passé simple et du subjonctif imparfait : amavit > amaut > aima comme amavisset > amasset > aimast/aimât.

Voici donc un relevé des mouvements de va-et-vient entre les formes de 3e pers. du sg. des deux tiroirs verbaux :

subjonctif imparfait au lieu du passé simple :

Celadon ; qui cependant fust emporté de l’eau (au lieu de fut)26.
Mais ce qui luy persuada beaucoup mieux l’opinion qu’il avoit d’estre mort, fust que voyant ces Nymphes il les prist pour les trois graces27.
elle m’a depuis juré qu’elle croyoit au commencement que ce fust de Galathée de qui il vouloit parler28.
Ainsi Ligdamon fust guery29.
Que si Celadon eust de la simpathie avec Astrée, Lycidas n’eust pas moins d’inclination à servir Phillis (au lieu de eut)30.
en telle abondance que la Nymphe le trouvant encore chaud, eust opinion31.
s’il y eust de la faute, elle proceda d’ignorance32.
ce Berger se trouva si proche de Tyrcis, qu’il peust voir les larmes de Laonice (au lieu de peut/pût)33.
si ne se peust-il empescher de se plaire à ses flatteries34.
peu apres fist une tres-grande perte de sang, qui l’affoiblist (au lieu de affoiblit)35.

 

Les frontières entre passé simple et subjonctif imparfait sont si labiles qu’on trouve dans la même phrase un emploi correct de la forme de passé simple fut combiné avec une occurrence du subjonctif imparfait fut :

quel combat fut celuy de Polemas, & quel desespoir fust lors le sien36.

passé simple au lieu du subjonctif imparfait :

S’il ne vous avoit point aymée, ou que ceste amitié vous fut incogneüe (au lieu de fust, mode requis dans la conditionnelle introduite par que, conjonction vicaire de si)37.

il falloit qu’elle remplit (au lieu de remplist, mode requis dans une complétive complétant un verbe volitif)38.

Il pria Cleanthe de trouver bon qu’elle fit compagnie à sa petite fille (au lieu de fist après un verbe de sentiment ou d’assentiment dans ce cas précis)39.

Un cas particulier de la labilité des frontières entre le passé simple et le subjonctif imparfait est l’expression de l’alternative au moyen de fust… fust ou de la variante fust … ou. Cette répétition du verbe est parfois considérée comme équivalant à une conjonction de coordination40 ou à une locution conjonctive à valeur causale quand le connecteur que, venant s’ajouter à fust…fust, entre dans la composition d’une locution conjonctive.

La construction qui constitue la forme passée de soit… soit a un statut assez complexe en français. Le français contemporain emploie de toute façon soit… soit, même en contexte passé. En revanche dans des états de langue plus ancien, soit… soit était adapté au contexte passé et devenait fust… fust moyennant le passage du subjonctif présent à son corrélat au passé qui est le subjonctif imparfait. Or il existait aussi une variante de cette expression dans laquelle les formes verbales devenues des conjonctions de coordination figuraient au passé simple : fut... fut. Cette hésitation n’est pas seulement le fait du texte de l’édition de 1612 de L’Astrée. Elle caractérise aussi des périodes plus récentes de l’histoire de la langue. Il semble que la forme initialement revêtue par cette expression de l’alternative était fust… fust et que fut… fut représente une variante secondaire. Dans une phrase de Jean Calvin41 figurant dans la rubrique « Historique » du Bon usage de Grevisse, on trouve les formes fust… fust. L’emploi de fut… fut au lieu de fust… fust peut s’expliquer par une influence du tour fut-ce… fut-ce qui n’est pas une coordination double mais plutôt un emploi asyndétique de deux interrogatives directes42.

Voici donc des exemples de l’oscillation entre fust… fust et fut… fut dans la synchronie du texte de L’Astrée :

fust…fust :

fust en la blancheur de la peau, fust en l’embompoinct43.

fust que…ou que :

ou fust que sa maladie, ayant fait tout son effort, estoit sur son desclin ; ou que veritablement le “contentement de l’ame soit un bon remede pour les douleurs du corps”44.

fut…fut :

fut en fontaines, & en parterres, fut en allées & en ombrages45.
fut par les incommoditez que telle vie rapporte, fut par le desplaisir, que le pere d’Alcippe, & ses parents en recevroient46.

Hésitation sur le mode dans certaines propositions subordonnées circonstancielles

Au tout début du XVIIe siècle l’usage linguistique était encore assez fluctuant, notamment en ce qui concerne l’emploi des modes dans certaines propositions subordonnées. Dans ce cas précis les hésitations fréquentes entre l’indicatif et le subjonctif ne sauraient être imputées à une oscillation de l’orthographe mais au variationnisme caractérisant le français moderne émergent. Voici donc quelques propositions subordonnées dans lesquels d’Urfé emploie tantôt le subjonctif tantôt l’indicatif. Nous commencerons ce passage en revue des propositions subordonnées tolérant à la fois l’indicatif et le subjonctif par les consécutives négatives introduites par sans que47 :

sans qu’elle le sentit48.
sans qu’elle peut parler = put (passé simple de l’indicatif)49.

Dans un plus grand nombre d’occurrences la locution conjonctive sans que appelle le subjonctif :

sans qu’elle y pensast50.
On ne les vit jamais sans qu’ils fussent aimez51.
sans que par mes regrets la mort pust s’attendrir52.
sans que j’attende au lendemain53.
sans que les menaces des vieux & sages Bergers l’en peussent détourner54.
sans qu’il sçeust qu’elle les eust veuës55.
sans qu’elle le sçeut56.

Une hésitation similaire sur l’emploi du mode concerne les concessives introduites par la conjonction quoique (graphiée quoy que dans l’édition de 1612). Le verbe de ces propositions est parfois à l’indicatif :

quoy qu’elle ne voulut57.
quoy que vous en croyez, ou mécroyez58.

Ce dernier exemple n’est pas univoque car les formes croyez et mécroyez dissimulent peut-être des subjonctifs croyiez et mécroyiez. Mentionnons à titre de comparaison la forme de subjonctif présent 2e pers. du pl. vueillez59 où l’emploi de la desinence {-ez} au lieu de {-iez} se justifie en raison de la [ʎ] palatale à la fin du thème. Elle pourrait aussi résulter d’une confusion avec la forme d’impératif 2e pers. du pl. vueillez qui n’est autre qu’un emprunt au paradigme du subjonctif présent de vouloir.60 Quoi qu’il en soit, le subjonctif est plus fréquent dans ce genre de propositions :

quoy qu’elles eussent beaucoup à dire61.
cela faisoit paroistre le ventre plus enflé, quoy que remply de tant d’eau il le fust assez de luy-mesme62.
quoy qu’elle recogneust63.

Le flottement dans l’emploi des modes affecte aussi les propositions subordonnées temporelles introduites par avant que et après que :

avant que :

avant qu’il revint à soy64.

Dans ces propositions, le subjonctif est plus fréquent que l’indicatif :

avant que vous nous esloigniez65.

Dans ce dernier exemple le verbe eloigniez fait apparaître la désinence {-iez} du subjonctif malgré la présence de [ɲ] palatale à la fin du thème :

avant que vous ayez voulu dormir66.
avant que la Lune descreust67.

apres que :

Apres qu’elles y eurent regardé quelque temps68.

à côté de :

Apres qu’elle me l’eust promis69.

Quelques autres marques de la modernité de la langue de L’Astrée

La modernité de la langue de L’Astrée a déjà été constatée au niveau stylistique dans l’ouvrage d’Anne Sancier-Chateau70 et du point de vue lexical dans l’article de Wendy Ayres-Bennett mentionné plus haut71. Il convient de compléter l’exposé grammatical ci-dessus par deux remarques qui se situent à l’articulation entre la syntaxe et le vocabulaire.

Remplacement de pour ce que par parce que, indice de la modernité de la langue de L’Astrée

La locution conjonctive pour ce que est encore attestée chez Vincent Voiture en 1637 dans le plaidoyer en faveur de car auquel est consacrée une de ses lettres à la Marquise de Rambouillet (1637). Or on trouve déjà chez d’Urfé un emploi systématique de la locution conjonctive concurrente, graphiée tantôt par ce que72, tantôt par-ce que73 ou encore parce que74, selon l’usage actuel. L’emploi de par ce que au lieu de pour ce que témoigne non seulement de la modernité de la langue d’Urfé mais aussi de sa conformité avec le bon usage en voie de formation. Quarante ans après la première édition de L’Astrée et dix ans après la lettre de Voiture qui évoque pour ce que plutôt que par ce que, Vaugelas constate que par ce que est la locution utilisée « à la Cour, & presque par tous les meilleurs Escrivains »75. Cette innovation contribua à rompre le lien qui existait auparavant entre d’une part les compléments de cause introduits par pour, bien attestés dans le texte de L’Astrée76, et la question pourquoi ? et d’autre part les propositions subordonnées causales.

Diathèse du verbe souvenir

Le texte de L’Astrée fait apparaître une alternance remarquable entre la construction impersonnelle il me souvient héritée du moyen français et l’innovation qui consiste à transformer cette tournure en un verbe pronominal :

vous ressouvient-il pas de m’avoir veuë en vostre hameau ? Je ne sçai (respondit Celadon) belle Nimphe, si l’estat où je suis pourra excuser la faiblesse de ma memoire. Comment (dit la Nimphe) ne vous ressouvenez-vous plus que la Nimphe Silvie, & deux de ses compagnes allerent voir vos sacrifices & vos jeux, le jour que vous chommiez à la Déesse Venus77 ?

Dans le texte de L’Astrée, la construction personnelle est plus fréquente que l’impersonnelle78.

Dans l’introduction de la présente étude nous avons suggéré une corrélation entre la modernité de la langue de L’Astrée et l’affleurement de registres linguistiques plus proches non certes de la langue parlée, mais du moins des innovations qui s’étaient fait jour dans celle-ci avant de se répercuter sur une langue écrite en voie de codification. La tendance à entériner des évolutions d’un registre humble peut être rapprochée d’une distinction essentielle au sein du monde évoqué dans le roman pastoral, celle qui sépare les bergers des Nymphes. Cette différence sociale est explicitement mentionnée dans le dialogue où Léonide cherche à dissuader Galathée d’aimer Céladon79.

En vertu d’un procédé qu’on est tenté d’appeler hétéroglossique, le langage des bergers ou peut-être celui de ce roman en général inclut çà et là des affleurements des usages de la langue parlée, sans doute afin de s’adapter mimétiquement à la rusticité du monde évoqué80. Certes notre connaissance de la langue parlée à l’époque d’Henri IV et de Louis XIII n’est que partielle. Elle se devine en creux à travers les remarques, non pas seulement celles de Vaugelas citées ci-dessus, mais aussi celles de tous les représentants de ce genre très en vogue en cette époque d’instabilité linguistique81. Les observations du Docteur Héroard sur les menus propos du Dauphin (le futur Louis XIII) constituent également un indice précieux des usages linguistiques tels qu’ils étaient pratiqués au quotidien. Sans qu’il faille descendre jusqu’à ce niveau d’oralité, l’équation que nous avons suggérée à titre d’hypothèse entre l’innovation linguistique et le basilecte ou plutôt le mésolecte, espace intermédiaire entre la langue haute et la langue basse, pourrait rendre compte de certaines tendances d’Urfé à la nonchalance en matière de grammaire qui expliquerait le jugement mitigé que Vaugelas exprima au sujet de L’Astrée.

La simplicité du langage des bergers se rattache à la convention qui consiste à attribuer des mœurs frustes aux bergers des romans pastoraux est essentielle à ce genre. Elle affleurait déjà chez Théocrite lorsqu’il colorait de dorien l’hexamètre ionien de ses Idylles. Chez Virgile, la simplicité ne se traduit pas tant à travers le langage à proprement parler. On se souvient de l’incipit de la 4e églogue, l’une des seules qui ne portent pas sur des sujets bucoliques, où le poète marque sa distance de l’inspiration rustique plutôt que du style rustique à proprement parler :

Sicеlides Musae, paulo maiora canamus.
Non omnes arbusta juvant humilesque myrtae.

« Muses de Sicile, élevons un peu nos chants : tout le monde n’aime pas les arbousiers et les humbles tamaris » (trad. Maurice Rat)

Plus tard dans l’histoire du genre l’Arcadie grecque de Sannazar ou sa réplique forézienne chez d’Urfé, les bergers sont associées à la simplicité bucolique telle que l’a représentée Nicolas Poussin dans ses deux fameux tableaux où l’on voit des pâtres illettrés déchiffrant péniblement l’épitaphe Et in Arcadia ego82. Le premier de ces deux tableaux de Poussin date de 1628-1630, c’est-à-dire peu de temps après la parution posthume de la version complète de L’Astrée (1627). Le second tableau est de dix ans postérieur. En filigrane du motif funèbre signifié par cette scène de genre, le peintre exprime sémiotiquement le topos de la rusticité des bergers qui transparaît plusieurs fois dans L’Astrée. Certes ces bergers d’Arcadie représentés par Poussin possèdent au moins les rudiments de la lecture, ce qui n’est pas le cas des deux pâtres représentés par le peintre italien Le Guerchin dans un tableau peint vers 1618-1620 qui fut probablement le modèle de Poussin. Chez Le Guerchin les pâtres ignares contemplent un crâne posé sur un cippe orné de l’inscription Et in Arcadia ego, mais leurs regards ne sont pas dirigés vers l’épitaphe qu’ils ne sont sans doute pas en mesure de lire. Chez Poussin le groupe des pasteurs compte trois hommes et une femme, et dans les deux tableaux, deux de ces bergers semblent mettre leurs compétences en commun pour lire tant bien que mal la formule Et in Arcadia ego à l’intention des deux autres personnages qui les écoutent bien plus qu’ils ne collaborent à cette entreprise de décryptage. C’est peut-être la recherche de la simplicité bucolique qui explique certains choix grammaticaux et stylistiques d’Urfé, comme si l’atmosphère du monde évoquée avait influencé le médium linguistique.

Notes

1

Sur la place d’Urfé dans la tradition générique du roman pastoral, voir Mia I. Gerhardt, La Pastorale : essai d’analyse littéraire, Assen, Van Gorcum, 1950, p. 249-279.

2

Honoré d’Urfé, L’Astrée. Première partie, livre I, éd. Delphine Denis, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 119.

3

Ibid., « L’Autheur à la Bergère Astrée », p. 111.

4

Gilles Siouffi, « Enfin vinrent Malherbe et Marie de Gournay », in Alain Rey, Frédéric Duval et Gilles Siouffi, dir., Mille ans de langue française, Paris, Perrin, 2007, p. 589-763, spécialement 608-614.

5

Sur le jugement mitigé que Vaugelas émet à propos de la langue d’Urfé, voir Wendy Ayres-Bennett, « La modernité de l’usage linguistique de L’Astrée vue par les yeux d’un remarqueur », Dix-septième siècle, 235 2007/2, p. 255-273.

6

Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Le Seuil, 1972, p. 65-75.

7

Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante : histoire critique de la philologie, Paris, Le Seuil, 1989, p. 57-69.

8

Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à 1900 (tome III, 1re partie : La Formation de la Langue Classique), édition revue et corrigée, Paris, Armand Colin, 1930, III, p. 17.

9

Honoré d’Urfé, L’Astrée, éd. cit., livre IV, p. 281.

10

Ibid., livre V, p. 350.

11

Ibid., livre IV, p. 266.

12

Ibid., p. 285.

13

Ibid., livre V, p. 328.

14

Ibid., livre IV, p. 297.

15

Ibid., p. 269.

16

Ibid., p. 263 et 266.

17

Ibid., p. 282.

18

Ibid., livre V, p. 345.

19

Ibid., p. 351.

20

Ibid., livre II, p. 187.

21

Ibid., livre IV, p. 277.

22

Ibid., livre V, p. 333.

23

Ibid., p. 320.

24

Marcel Barral, L’Imparfait du subjonctif. Étude sur l’emploi et la concordance des temps du subjonctif, Paris, A. & J. Picard, 1980, p. 372-379.

25

André Lanly, Morphologie historique des verbes français. Notions générales, conjugaison régulières, verbes irréguliers, Paris, Bordas, 1977, p. 48-51.

26

Honoré d’Urfé, L’Astrée, éd. cit., livre I, p. 127.

27

Ibid., livre II, p. 170.

28

Ibid., livre III, p. 219.

29

Ibid., p. 237.

30

Ibid., livre I, p. 128-129.

31

Ibid., p. 132.

32

Ibid., livre IV, p. 289.

33

Ibid., livre I, p. 149.

34

Ibid., livre V, p. 353.

35

Ibid., livre IV, p. 254.

36

Ibid., livre II, p. 165.

37

Ibid., livre I, p. 134.

38

Ibid., p. 155.

39

Ibid., livre V, p. 342.

40

Anne Abeillé, « Les mots coordonnants », in Anne Abeillé et Danièle Godard, dir., La Grande grammaire du français, Arles, Actes Sud/Paris, Imprimerie nationale, 2021, t. II, p. 1736-1755, spécialement 1747-1748.

41

Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, III, ix, 4 cité dans Maurice Grevisse et André Goose, Le bon Usage, 15e édition, Bruxelles, De Boeck, 2011, p. 1462.

42

Kristian Sandfeld, Syntaxe du français contemporain. Les propositions subordonnées, Genève, Droz, 1977, p. 320.

43

Honoré d’Urfé, L’Astrée, éd. cit., livre V, p. 328.

44

Ibid., livre III, p. 224.

45

Ibid., livre II, p. 159.

46

Ibid., p. 188-189.

47

Sur l’emploi de l’indicatif après sans que dans le français du XVIIe siècle, voir Albert Haase, Syntaxe française du XVIIe siècle, traduite et remaniée par M. Obert, Paris, Delagrave, 1914, p. 192.

48

Honoré d’Urfé, L’Astrée, éd. cit., livre I, p. 127.

49

Ibid.

50

Ibid., p. 140.

51

Ibid., p. 144.

52

Ibid., p. 145.

53

Ibid., p. 147.

54

Ibid., livre II, p. 179.

55

Ibid., livre III, p. 205.

56

Ibid., p. 246.

57

Ibid., livre I, p. 129.

58

Ibid., p. 137.

59

Ibid., livre II, p. 163, 165, 182 ; livre III, p. 211, 233.

60

Pierre Fouché, Le Verbe français : étude morphologique, nouvelle édition, Paris, Klincksieck, 1967, p. 174.

61

Honoré d’Urfé, L’Astrée, éd.cit., livre I, p. 129.

62

Ibid., p. 131.

63

Ibid., p. 139.

64

Ibid., livre II, p. 157.

65

Ibid., p. 177.

66

Ibid., livre III, p. 205.

67

Ibid., livre V, p. 326.

68

Ibid., p. 331.

69

Ibid., p. 324.

70

Anne Sancier-Chateau, Une Esthétique nouvelle : Honoré d’Urfé, correcteur de L’Astrée, Genève, Droz, 1995.

71

Voir ci-dessus n. 5.

72

Ibid., livre I, p. 121, 125, 130.

73

Ibid., p. 139.

74

Ibid., p. 131 et 139.

75

Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, éd. Jeanne Streicher, Paris, Librairie E. Droz, 1934, p. 47-48. Sur le remplacement de pour ce que par par ce que, voir Ernst Gamillscheg, Historische französische Syntax, Tübingen, Max Niemeyer, 1957, p. 661.

76

Voir par exemple l’incipit : pour la bonté de l’air, la fertilité du rivage, & leur douceur naturelle, Honoré d’Urfé, L’Astrée, éd. cit., livre I, p. 119.

77

Ibid., p. 170.

78

Voir par exemple trois occurrences en ibid., p. 162-164.

79

Ibid., livre III, p. 211.

80

Bernard Yon, « La parole et la composition de L’Astrée », Réforme, Humanisme, Renaissance, 54, 2002, p. 139-148.

81

Wendy Ayres-Bennett, « An Evolving Genre: Seventeenth-Century Remarques and Observations on the French Language », in Rodney Sampson et Wendy-Ayres Bennett, dir., Interpreting the History of French. A Festschrift for Peter Rickard on the Occasion of his Eightieth Birthday, Amsterdam-New York, Rodopi, 2002, p. 353-368.

82

Sur le motif de Et in Arcadia ego, voir Erwin Panofsky, « Et in Arcadia ego: On the Conception of Transience in Poussin and Watteau », in Raymond Klibansky et H. J. Paton, dir., Philosophy and History: Essays Presented to Ernst Cassirer, Oxford, Clarendon Press, 1936, p. 223-254.

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