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Ce onzième numéro de MaLiCE, intitulé Littératures caribéennes et comparatisme : panorama et perspectives, trouve son origine dans une journée d’étude organisée à Aix-en-Provence les 25 et 26 mai 2018, qui visait à dresser un état des lieux de la recherche en cours sur les littératures caribéennes, en particulier parmi les jeunes chercheurs. Il s’agissait, dans un premier temps, de poser les jalons d’une coopération accrue entre jeunes chercheurs dont les travaux portent sur l’espace littéraire caribéen.

Nous partions en effet du constat que les caribéanistes sont souvent isolés par le fonctionnement institutionnel de l’université et le cloisonnement des équipes de recherche, entre comparatistes, spécialistes de littératures francophones, anglophones, hispanophones, néerlandophones, créolophones, et qu’il n’existe pas, en dehors du pôle universitaire Antilles-Guyane, d’association ou de regroupement de chercheurs caribéanistes en littératures, ni de cadre régulier dans lequel ils pourraient se retrouver et partager le fruit de leurs travaux1. Ces journées ont ainsi été l’occasion de présenter l’association Caracol - Observatoire des littératures caribéennes, dont la création, en janvier 2018, répondait à la nécessité partagée par les jeunes chercheurs en études caribéennes de se réunir autour de leur objet d’étude2. Pour ces premières rencontres comme pour les activités à venir de notre association, nous définissons l’espace littéraire caribéen de façon extensive en incluant à la fois la grande Caraïbe – qui s’étend depuis les Guyanes jusqu’au sud des États-Unis et comprend les côtes continentales baignées par la mer des Caraïbes, de la Colombie en particulier –, et la diaspora, par exemple la communauté haïtienne au Québec.

De ces rencontres, fécondes en échanges et en discussions, sont issus les articles de ce numéro, articulés autour d’une réflexion sur la cohérence et la diversité des littératures caribéennes, qui revient régulièrement lorsqu’il s’agit de définir les contours d’une littérature caribéenne unifiée, dotée d’une dynamique propre. Dans le premier numéro de la Revue de Littérature comparée entièrement consacré aux littératures caribéennes, datant de 2002, la Caraïbe était qualifiée d’« espace comparatiste3 ». Qu’en est-il, quinze ans plus tard, des études comparatistes sur l’espace caribéen au sein de l’université française ?

Ce numéro, qui s’organise en cinq sections, révèle des points de confluence entre les littératures caribéennes, notamment autour des thèmes récurrents de l’histoire, de la mémoire et du récit de l’esclavage d’une part, de la question de l’identité d’autre part. Les liens forts qui se dessinent entre les articles, mis en valeur par l’approche comparatiste, confortent l’idée selon laquelle la Caraïbe constitue bien un espace littéraire, pour lequel il est nécessaire de forger des outils herméneutiques favorisant à la fois une approche commune et une prise en compte de la diversité des paysages, des langues, des histoires et des sociétés.

Diaspora des Caraïbes, Caraïbes diasporiques

Dans son article « Circulations afrodiasporiques dans l’œuvre de Fabienne Kanor », Marjolaine Unter Ecker montre de quelle manière la romancière d’origine martiniquaise échappe à l’enfermement identitaire en se revendiquant comme une auteure « déterritorialisée ». L’écriture, entre réel et fiction, prolonge ainsi la marche de l’écrivaine-voyageuse en quête de la « trace » laissée par l’histoire échue en partage aux Afrodescendants. Défendant son appartenance à la culture interstitielle afrodiasporique propre à l’Atlantique noir, Kanor explore et déconstruit les frontières pour faire de son œuvre une manifestation d’un « tiers espace » hybride dans lequel s’élaborent des identités fluides.

Fély Catan s’intéresse de son côté, dans « Les récits des kala pani dans la littérature indo-caribéenne : une comparaison transnationale », aux œuvres d’Ernest Moutoussamy et de David Dabydeen, qui évoquent la traversée transocéanique des Indiens engagés (« kala pani ») et leur arrivée dans la Caraïbe pour y servir de main d’œuvre après l’abolition de l’esclavage. L’indianité que défendent ces auteurs guyanais et guadeloupéen se construit non pas à travers le rêve du retour vers une Inde idéalisée, mais sur la volonté de faire souche dans le pays d’arrivée. Il s’agit pour ces derniers de montrer de quelle manière l’histoire et la culture des kala pani s’intègrent dans l’histoire antillaise, et de remonter aux origines d’un vivre-ensemble qui ne peut passer que par une hybridation interculturelle.

Écritures caraïbes au féminin : voix et identité

L’articulation entre les notions de nature et de genre est au cœur de l’analyse proposée par Natacha D’Orlando dans « L’Alléluia des femmes-jardin : Perspectives écoféministes dans les œuvres de Gisèle Pineau et Jamaica Kincaid ». Dans le contexte caribéen, l’écoféminisme permet de penser la nature d’un point de vue pragmatique et social, non seulement à partir du rôle qu’elle joue dans l’économie esclavagiste, mais aussi à travers la déconstruction de la représentation traditionnelle, stéréotypée et essentialiste du rapport femme/nature. Les romans sont ainsi analysés à travers leurs modalités de représentation du paysage caribéen, de l’analogie corps/nature ou de la polarisation du rapport homme/femme par la nature. L’article interroge également les possibles et les limites du rêve communautaire écoféministe à partir de l’exemple du roman Morne-Câpresse de Gisèle Pineau, dans lequel les membres de la « Congrégation des Filles de Cham » vivent en communauté non-mixte, en marge de la société violente et polluée des hommes. Dans cet exemple moderne de marronnage écologique et féministe, le rêve du retour aux origines rejoint le rêve d’un retour à la nature.

L’article de Pauline Amy de la Bretèque, « Voix féminines de la créolisation dans Fleur de Barbarie de Gisèle Pineau et Arrival of the Snake-Woman d’Olive Senior », met en lumière les limites du concept et du processus de créolisation dans un contexte caribéen où les voix et les expériences féminines demeurent largement minorées, et explore, à travers l’étude des personnages féminins construits par Pineau et Senior, les manières dont la créolisation peut inclure les problématiques féminines. En s’intéressant en particulier aux voix, voix imposées de l’extérieur, mélangées, réappropriées et incarnées par les protagonistes, voire réinventées par l’acte de création artistique, elle montre comment la créolisation peut se décliner au féminin.

Quête de mémoire et récit d’enfance

À travers l’examen d’Un Plat de porc aux bananes vertes de Simone Schwarz-Bart, de L’Espérance-macadam de Gisèle Pineau, et de L’Étoile noire de Michelle Maillet, Martha Asunción Alonso montre de quelle manière l’écriture se trouve au cœur de la quête identitaire menée par ces écrivaines antillaises. L’article se penche sur les modalités de la recherche du temps perdu dans laquelle se lancent ces dernières, en explorant des souvenirs dont la dimension épiphanique se traduit par le surgissement du passé au détour d’un lieu, d’une image ou d’un son. L’écriture constitue ainsi une arme salutaire contre la peur de la mort, les violences subies dans l’enfance ou lors de la déportation, et devient un outil fondamental de l’identité retrouvée.

Célia Clermont examine les spécificités des récits d’enfance lorsqu’il s’agit de représenter les sociétés caribéennes, la quête identitaire ou la naissance d’une vocation, en se penchant sur la trilogie autobiographique de l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau, Une enfance créole, et sur l’essai romancé de l’écrivaine cubaine exilée en France Zoé Valdés, La Habana, mon amour. Elle analyse d’abord les espaces et les sensations de l’enfance, puis montre comment les points de vue enfantins permettent de peindre ou de critiquer de façon détournée certaines caractéristiques des sociétés cubaine et martiniquaise, avant d’interroger l’importance des lectures et des premières expériences littéraires dans la construction des écrivains.

Archives et réécritures de l’histoire de l’esclavage

Rocío Munguia Aguilar se penche, dans « De l’archive à la fiction : écritures hybrides de l’H/histoire chez Évelyne Trouillot, Fabienne Kanor, Gisèle Pineau et Susana Cabrera », sur un corpus romanesque francophone (Rosalie l’infâme d’Évelyne Trouillot, Humus de Fabienne Kanor et Mes quatre femmes de Gisèle Pineau) et hispanophone (Las esclavas del rincón de Susana Cabrera). En prenant pour point de départ une anecdote ou un fait divers historique, les écrivaines usent de la fiction pour constituer des « contre-archives », qui revisitent l’histoire esclavagiste depuis la perspective des femmes. Une place centrale est donnée dans les romans à ces dernières, dont l’existence – entre asservissement, survie et résistance – fait l’objet d’une double marginalisation. Cette entreprise de reconstitution d’une histoire alternative est mise en lumière par le « dispositif transtextuel » que Rocío Munguia Aguilar repère et analyse dans les œuvres.

Poétique, intertextualité et imaginaire caribéens

Marion Labourey explore, dans son article intitulé « Le réalisme magique, esthétique structurante d’un possible champ littéraire caribéen au XXe siècle », la manière dont l’esthétique magico-réaliste donne une cohérence et une autonomie aux littératures caribéennes à partir des années 1950. En fondant la représentation sur un système de valeurs et de croyances propre à la Caraïbe et en mettant l’accent sur le point de vue des populations dominées qui trouvent là une expression littéraire privilégiée après des siècles de représentations eurocentrées, les récits magico-réalistes associent résistance littéraire et résistance politique. Ainsi, du real maravilloso d’Alejo Carpentier et du réalisme merveilleux de Jacques-Stephen Alexis, aux textes de Wilson Harris, de Maryse Condé ou de Jean-Louis Baghio’o, l’auteure démontre l’importance de l’esthétique magico-réaliste dans la remise en cause politique et esthétique du réalisme européen fondé sur la rationalité, mais aussi la manière dont cette esthétique magico-réaliste évolue, se nuance au fil du temps, se renouvelle et alimente les débats qui structurent et dynamisent le champ caribéen.

C’est plus précisément sur la pratique intertextuelle du poète de Sainte-Lucie Derek Walcott que se penche Marco Doudin dans son article « Comment parler d’intertextualité dans la Caraïbe ? Le cas de Derek Walcott. » Prenant pour point de départ la théorie du « méta-archipel » développée par Antonio Benítez Rojo, selon laquelle la littérature et la culture caribéennes échappent  aux cadres méthodologiques et aux critères théoriques occidentaux traditionnels, Marco Doudin affirme la nécessité d’adapter les outils herméneutiques fournis par les théories intertextuelles, d’abord développées dans le cadre du structuralisme et d’une vision abstraite du texte littéraire, aux poétiques caribéennes plus ancrées dans le monde. À partir de l’analyse de poèmes de The Prodigal (2004), Another Life (1973) et In a Green Night (1962), il montre toutes les nuances de la pratique intertextuelle déployée par Walcott, qui n’est ni hors du monde ni enfermée dans une posture systématique de contre-discours ou de subversion du canon occidental.

Hélène Davoine, enfin, dans son article « Imaginaire caribéen, imaginaire américain : comment penser un élargissement des perspectives comparatistes ? Ébauche de pistes à partir d’Édouard Glissant. », examine la place et les significations du paysage américain dans la pensée de Glissant, en mettant en relation la rêverie géographique et le postulat poétique de l’écrivain. Circulant entre plusieurs notions développées par Glissant, elle articule et décline l’imaginaire de la trace, le baroque « naturalisé », l’art du détour, dans la forme du conte en particulier, et l’opacité des origines, comme autant de jalons qui permettent de penser ensemble la pratique littéraire, le rapport à l’espace et la quête mémorielle à l’œuvre dans les textes caribéens.

Ouverture et continuations

Ce premier état des lieux a permis d’aborder un certain nombre de problématiques évoquées dans l’appel à communications4, en particulier la question de la mémoire et de l’identité plurielle ou introuvable, qui reviennent de façon lancinante. La nécessité d’aborder la complexité et la diversité des poétiques caribéennes avec des outils herméneutiques renouvelés et adaptés est également plusieurs fois soulignée, dans la mesure où elles engagent souvent un rapport différent et problématique à la langue ou aux langues d’écriture, à l’histoire, à l’identité, au cadre national, au canon littéraire, aux genres théorisés au sein de l’histoire littéraire européenne et occidentale et, en définitive, à la littérature et à son rôle socio-culturel. L’état des lieux a aussi permis de laisser une place importante aux voix féminines de la Caraïbe et à certains auteurs moins souvent travaillés, ce dont nous nous réjouissons, même s’il faut remarquer par ailleurs que de nombreux et nombreuses auteur(e)s sont ici convoqué(e)s plusieurs fois et que nous ne pouvons évidemment couvrir tout le spectre des productions caribéennes en l’espace d’une dizaine de contributions.

Ainsi, ce panorama forcément incomplet appelle évidemment d’autres rencontres, portant soit sur des thématiques restreintes soit sur des réflexions plus vastes, et de nombreuses questions soulevées dans l’appel à communications ou lors des journées mériteraient d’être approfondies, pour dégager tant les lignes de force que les angles plus rarement abordés. Par exemple, l’étude des circulations, aussi bien matérielles et éditoriales, que littéraires et intertextuelles, au sein de l’archipel caribéen ou de la diaspora, pourrait être poussée plus avant afin de cartographier les convergences et les dynamiques qui sous-tendent les littératures caribéennes. De même, la place de la poésie, du théâtre et du conte, genres peu ou pas abordés dans ce numéro, pourrait faire l’objet d’une attention plus spécifique. D’un point de vue théorique, enfin, bien que soient abordés ici certains textes fondateurs pour penser la Caraïbe, d’Édouard Glissant, d’Antonio Benítez-Rojo, d’Alejo Carpentier ou de Maryse Condé par exemple, il pourrait être intéressant de répertorier les concepts et les approches tant du monde que de la littérature forgés au sein de la Caraïbe.

Notes

1 .

Le descriptif d’une journée d’étude organisée par le laboratoire CECILLE de l’Université Lille 3 partait du même constat en 2015, mais étendait son champ d’études aux équipes de lettres et sciences humaines, avec une inflexion nette vers les sciences humaines: https://www.univ-lille3.fr/recherche/actualites/agenda-de-la-recherche/?id=1087.Même si la perspective historique, anthropologique ou sociologique est hautement complémentaire de l’approche littéraire et nécessaire pour nos recherches, nous souhaiterions nous concentrer sur la littérature. Un programme temporaire du Labex Obvil de l’Université Paris-Sorbonne a été dédié à la Caraïbe littéraire http://obvil.paris-sorbonne.fr/projets/la-valeur-litteraire-lepreuve-de-larchipel-les-ecritures-des-caraibes-et-les-etudes et a donné lieu à plusieurs journées d’étude et à une publication dans la Revue de littérature comparée (2017/4, n°364), mais n’avait pas vocation à constituer une structure pérenne. Dans le même temps où nous mettions en place l’association Caracol à vocation comparatiste ou du moins plurilingue et littéraire, une autre association a vu le jour à l’occasion des dix ans du programme d’échanges de la Filière Intégrée France-Caraïbes (FIFCA) entre Sciences Po Bordeaux, l’Université des Antilles et l’University of West Indies, intitulée « Association Francophone d’études caribéennes » (AFDEC), également tournée vers les sciences humaines, et preuve d’un réel besoin de structures de recherches dédiées à la Caraïbe.

2 .

L’association Caracol – Observatoire des littératures caribéennes a pour objet de promouvoir la recherche autour des littératures de l’espace Caraïbe, dans sa définition la plus étendue, et entend constituer un espace de fédération et d’échange entre chercheurs autour de ces thématiques. Informations, adhésion et contact : https://caracol.hypotheses.org/ (ou caracol.olc@gmail.com).

3 .

Pierre Brunel et al., « Avant-propos », Revue de littérature comparée 2002/2 (n°302), p. 133-134, p. 133 : « C’est ce prodigieux dialogue conflictuel des cultures, c’est ce rapport de forces multiforme dont la Caraïbe a été le théâtre qui font de cet espace, aujourd’hui comme hier, un espace d’études et de réflexions pour le comparatiste. » Du point de vue de l’histoire littéraire, il faut mentionner le riche travail coordonné par A. James Arnold qui a mené aux trois volumes de A History of Literature in the Caribbean, publiés entre 1994 et 1997 dans la collection Histoire comparée des littératures de langues européennes patronnée par l’AILC.

4 .

Voir le texte intégral de l’appel à communications de la journée d’étude « Littératures caribéennes et comparatisme : état des lieux » : https://caracol.hypotheses.org/99.