Résumé
En confrontant les réflexions théoriques sur la littérature caribéenne développées par Antonio Benítez-Rojo dans son essai La isla que se repite avec la pratique poétique de Derek Walcott, cette réflexion vise à interroger la notion d’intertextualité, telle qu’elle a été élaborée par la critique structuraliste, depuis l’espace de la Caraïbe. De manière souvent autoréflexive, Walcott théorise son écriture comme continuation ou contestation d’œuvres antérieures, et comme façon de se placer dans un réseau d’écrivains et d’artistes, antérieurs ou contemporains. L’analyse de poèmes extraits des recueils The Prodigal (2004), Another Life (1973) et In a Green Night (1962) met en lumière différents aspects de la pratique de l’intertextualité chez Walcott, et révèle la nécessité d’évaluer les outils d’analyse à l’aune des caractéristiques propres de l’espace littéraire caribéen. Comment penser l’intertextualité dans un contexte – culturel, politique, historique – où la rupture et la recomposition priment sur la continuité des sources ? Comment, en retour, saisir l’unité d’une littérature caribéenne qui, alors qu’elle se présente comme telle, semble se défaire de son autonomie pour assumer un caractère ouvertement composite ?
Introduction
Tel qu’il a été développé par la critique structuraliste, et notamment par Julia Kristeva et Gérard Genette1, le concept d’intertextualité pose « la » littérature comme un espace homogène et autonome, où les appropriations et transformations de textes par d’autres textes ne soulèvent que des questions d’ordre rhétorique, et où les textes ne connaissent que des influences par nature textuelles. Forgée pour remplacer un paradigme de la production littéraire comme rencontre entre des sources ou des traditions et l’écrivain créateur, l’intertextualité, employée comme outil critique, imposerait ainsi une approche abstraite d’une littérature détachée du monde, perçue comme un système de textes naissant d’autres textes. Or cette abstraction pose problème en contexte postcolonial, où la littérature est difficilement dissociable de ses enjeux culturels, politiques, et sociaux, et a fortiori dans la Caraïbe, espace littéraire problématique qui questionne les cadres habituels d’analyse et impose de repenser des schémas théoriques qui se voudraient universels. Dans ce cadre, l’intertextualité reste un concept nécessaire pour analyser comment les auteurs se positionnent et situent leur écriture dans la Caraïbe et dans l’« espace littéraire mondial », pour reprendre l’expression de Pascale Casanova2 – mais son usage implique une redéfinition, ou une réévaluation, de sa valeur comme moyen d’analyse. Notre réflexion soulève deux interrogations symétriques : la question de savoir s’il y a, ou si l’on peut saisir, « une » littérature caribéenne est en effet indissociable de la question des notions et des cadres théoriques qu’on emploie pour l’étudier. Tiphaine Samoyault a bien montré que la notion d’intertextualité est polymorphe, et que les sens que cette notion recouvre dépendent fortement des contextes théoriques dans lesquels elle est mobilisée. « L’intertextualité doit être comprise avant tout comme une pratique du système et de la multiplicité des textes3 », écrit-elle, et il importe ainsi de l’interroger à l’aune des pratiques concrètes des écrivains que l’on analyse.
Notre réflexion se construira autour de deux points de repère : Antonio Benítez-Rojo, à travers son célèbre essai « La isla que se repite 4 », et Derek Walcott, poète et dramaturge originaire de Sainte-Lucie. Benítez-Rojo, en développant sa vision d’une littérature caribéenne centrifuge qui échappe aux critères traditionnels (c’est-à-dire, essentiellement, européens) de la littérarité, récuse explicitement la pertinence de l’analyse structuraliste et poststructuraliste dans la Caraïbe. Ces réflexions théoriques serviront de point de départ à une analyse des pratiques intertextuelles que Walcott met en œuvre dans sa poésie5. Son œuvre a souvent été étudiée dans ses interactions avec d’autres textes, notamment ceux du « canon » occidental, et avec d’autres formes d’art, surtout la peinture6. De façon autoréflexive, Walcott théorise sa pratique de l’écriture comme continuation ou contestation d’œuvres antérieures, et comme façon de se placer dans un réseau artistique, un réseau souvent caribéen – on pense aux rapports qu’il a entretenus avec Brathwaite, avec Glissant, ses conflits avec V. S. Naipaul – mais aussi mondial et transhistorique : des recueils comme In A Green Night (1962) ou Midsummer (1984) font en effet paraître l’importance pour Walcott des poètes métaphysiques et des romantiques anglais, et Homère et Dante occupent une place majeure dans Omeros (1990). Cette pratique intertextuelle explicite nous permet de remettre en question, dans le sillage de Benítez-Rojo, une vision structuraliste trop étroite de l’espace littéraire, et peut de ce fait nous amener à repenser une approche trop restreinte ou trop formelle des rapports intertextuels et des dynamiques d’appropriation et de réécriture dans la Caraïbe.
La Isla que se repite : la littérature caribéenne comme non-lieu
Dans La Isla que se repite, Antonio Benítez-Rojo adopte une position anti-théorique, seule à même d’aborder une Caraïbe dont il estime qu’il n’est pas satisfaisant de la définir par sa « résistance aux diverses méthodologies conçues pour son étude7. » Ce positionnement critique n’est toutefois pas un acte de renonciation face à un objet incompréhensible : la Caraïbe, écrit-il, peut être comparée à un texte, dont la première lecture serait toujours insatisfaisante. Il propose ainsi une « relecture » de la Caraïbe qui ne s’arrête pas au constat de la difficulté de la théoriser, et se présente comme un projet d’interprétation, ou une méthode herméneutique : dans cette analyse, la Caraïbe « révèle sa propre textualité8 », et n’est plus un objet à définir mais un réseau de significations dont il s’agit de saisir le fonctionnement. Cette orientation amène Benítez-Rojo à poser une redéfinition paradoxale de la Caraïbe : celle-ci se voit définie comme un « méta-archipel », un lieu qui n’a, comme l’infini pascalien, ni centre, ni limites9. La Caraïbe est ainsi un objet qui n’en est pas un, ou un lieu qui n’a pas de lieu : toujours définie hors d’elle-même, ou au-delà d’elle-même sur un plan « méta- » de la pensée, la résistance que la Caraïbe oppose à la théorie aboutit à une redéfinition de son statut même en tant qu’objet théorique.
De cette redéfinition de la Caraïbe découle une réévaluation de sa littérature. Le texte caribéen serait l’analogue symétrique de cette Caraïbe anti-théorique, et Benítez-Rojo le place en effet sous le signe du paradoxe. « Le mouvement le plus perceptible qu’accomplit le texte caribéen », écrit-il, « est, paradoxalement, celui qui tend le plus à le projeter hors de sa condition de texte10 ». Celui-ci est marqué par un désir d’« évasion hors des réseaux de l’intertextualité » et tend à « s’intégrer à des systèmes non-discursifs ou transhistoriques11 ». Benítez-Rojo développe ainsi le caractère non-structuraliste de la Caraïbe affirmé plus tôt dans son essai : si celle-ci ne peut être envisagée dans un schéma de pensée structuraliste, il s’ensuit que sa littérature n’est pas à concevoir comme un système autonome, autosuffisant, où les textes seraient en interaction avec d’autres textes, sans prise sur le monde qui les entoure. Dans ce sens, la réflexion de Benítez-Rojo peut s’insérer dans les développements qu’a connus la théorie de l’intertextualité, que Tiphaine Samoyault considère comme des assouplissements de la notion qui nuancent le formalisme du moment structuraliste12. La réflexion de Benítez-Rojo sur la littérature est difficile à saisir tant elle se retourne sur elle-même par moments : force de développer le paradoxe comme caractère fondamental de la littérature caribéenne, il en vient à élaborer une littérature au bord de l’auto-contradiction, toujours aux limites de sa propre définition en tant que littérature. Benítez-Rojo redouble en effet le paradoxe qui marque le texte caribéen : celui-ci serait « fugitif par nature », même si « un texte est et sera ad infinitum un texte, bien qu’il veuille être autre chose13 », et cette fuite hors de sa nature de texte se solderait nécessairement par un échec.
Dans ce cadre de pensée, la notion d’intertextualité est inopérante, du moins partiellement. Dans le sens que lui donnent Kristeva et Genette, elle présente deux problèmes, qui correspondent à deux valeurs qu’on peut attribuer à cette notion, que nous reprenons ici à Tiphaine Samoyault14. La première valeur de l’intertextualité est descriptive : elle sert de critère définitoire de la « littérarité » en posant la littérature comme un système autonome, où des textes interagissent avec d’autres textes. C’est surtout cette première définition qui est mise en échec par Benítez-Rojo, qui montre que la littérature caribéenne ne forme pas un système dont on pourrait décrire le fonctionnement interne. Les textes caribéens sortent de la littérature, et ne forment pas des discours au sens habituel – dans un des moments plus énigmatiques, et peut-être discutables, de son essai, Benítez-Rojo aboutit à une définition de la littérature caribéenne comme « discours non-discursif15 ». Difficile à définir clairement, cette notion invite à penser la littérature caribéenne comme un jeu sur la littérature elle-même, et donne à penser que, pour Benítez-Rojo, la littérature caribéenne se définit par un aspect d’emblée métalittéraire. La deuxième valeur de l’intertextualité est celle qu’on dira heuristique : c’est un outil d’analyse, de critique, et de compréhension des textes. C’est surtout cette valeur de l’intertextualité qui incite à la réflexion : comment les rapports intertextuels peuvent-ils être étudiés en tenant compte des analyses de Benítez-Rojo ? Quelle valeur heuristique l’intertextualité présente-t-elle dans un cadre où les présupposés structuralistes sont mis à mal ?
Walcott, poète intertextuel
La poésie de Walcott présente un intérêt particulier pour l’étude de l’intertextualité du fait de la pratique auto-commentative de Walcott, laquelle est souvent métapoétique : non seulement Walcott se plaît à parsemer ses poèmes de références explicites à d’autres poètes ou à d’autres artistes, mais il emploie ces références pour tenir un discours sur l’intertextualité de sa propre poésie. Un exemple intéressant de cette pratique est à trouver dans le premier poème du recueil The Prodigal, publié en 2004. Le poème commence par une scène banale, celle d’un voyageur dans un train qui va en Pennsylvanie : le voyageur pose le livre qu’il est en train de lire, et le mouvement du train est alors identifié aux voyages intellectuels permis par le livre en question. Plus loin, le voyageur est explicitement identifié au je du poète :
In the middle of the nineteenth century,
somewhere between Balzac and Lautréamont,
a little farther on than Baudelaire Station
where bead-eyed Verlaine sat, my train broke down,
and has been stuck there since. When I got off
I found that I had missed the Twentieth Century16.
Au milieu du dix-neuvième siècle,
Quelque part entre Balzac et Lautréamont,
Un peu plus loin que la station Baudelaire
Où s’asseyait Verlaine au regard perçant, mon train est tombé en panne,
Et depuis, il est coincé là. Quand je suis descendu
J’ai découvert que j’avais raté le Vingtième Siècle.
Un poète caribéen anglophone, écrivant au début des années deux mille, s’associe à un romancier et trois poètes français du XIXe siècle. Ainsi Walcott, qui, rappelons-le, est aussi francophone, ayant grandi dans un pays où la langue de tous les jours est un créole à base lexicale française, se place lui-même aux côtés de grands écrivains, et se déplace hors de son temps et de son espace géographique. L’exemple que nous avons cité relève d’une intertextualité au sens large, qui se situe plus dans l’évocation d’un rapport avec d’autres textes : il n’y a pas ici de référence proprement textuelle, et il ne suffit pas que Walcott cite des noms d’auteurs pour qu’on puisse établir un lien d’influence ou de réécriture avec ceux-ci. C’est toutefois le cas plus loin dans le recueil, dans le troisième poème, où le train du poète (il n’est désormais plus clair si le train est réel ou métaphorique) se dirige vers Florence :
Blessed are the small farms conjugating Horace,
and the olive trees as twisted as Ovid’s syntax,
Virgilian twilight on the hides of cattle
and the small turreted castles on the Tuscan slopes17.
Bénies soient les petites fermes qui conjuguent Horace,
Et les oliviers aussi tordus que la syntaxe d’Ovide,
Le crépuscule virgilien sur le cuir du bétail,
Et les petits châteaux crénelés sur les pentes toscanes.
Le poète se place cette fois-ci en Italie, voyant dans le paysage une grammaire et une syntaxe qui évoquent la mémoire des poètes romains. Cette évocation est doublée d’un jeu intertextuel, au sens le plus strict de reprise de textes antérieurs, qui est à la fois réécriture et intertextualité générique. Le premier vers, en effet, reprend en écho le geste de bénédiction du célèbre vers des Géorgiques, « O fortunatos nimium, sua si bona norint / agricolas » (« Ô trop heureux les paysans, s’ils connaissaient les biens qu’ils ont18 »), où le poète exalte la simplicité de la vie rurale, et peut être lu comme une réécriture de celui-ci. Cette reprise virgilienne, à laquelle le lecteur est préparé justement par l’évocation du nom de Virgile, trouve naturellement son pendant sur le plan générique, dans un passage pastoral qui peut être compris comme une référence au genre antique de l’églogue.
En créant ces rapports de citation et de réécriture, Walcott se projette hors de son espace géographique et de son temps : la poésie devient un lieu de simultanéité historique, reliant le moment présent de l’écriture avec la France du XIXesiècle et la Rome augustéenne. Elle est également un lieu d’abolition des distances géographiques : The Prodigal se présente en effet comme un récit de voyage où le voyage intérieur se confond avec le voyage réel du poète à travers l’Europe. On retrouve ici le mouvement centrifuge que Benítez-Rojo attribue à la littérature caribéenne : elle n’a pas de lieu propre, et reflète l’éclatement géographique de la Caraïbe par sa fuite vers l’extérieur. Pour Walcott, l’intertextualité est un outil pour analyser sa place problématique dans le monde : les thèmes du voyage, de l’exil, de la solitude de l’expatriation sont des thèmes récurrents dans son œuvre. The Prodigal est un recueil réflexif d’un poète déjà âgé et mondialement reconnu, mais Walcott traite ces thèmes avec bien plus d’angoisse et de mélancolie plus tôt dans sa carrière. Dans The Castaway, publié en 1965, Walcott emploie la figure de Robinson Crusoé pour symboliser sa situation d’expatrié aux États-Unis. Comme le remarque John Thieme à propos de ce recueil, la reprise d’une figure littéraire canonique de la littérature anglaise qui est indissociablement liée à l’histoire coloniale crée l’attente d’un « contre-discours » qui viendrait contester « l’autorité hégémonique » du texte canonique. Mais Walcott ne subvertit pas tant la hiérarchie qu’il ne met en échec l’idée même qu’il y aurait une hiérarchie de valeur entre des textes canoniques de la tradition européenne et sa propre intervention au sein de cette tradition :
La décision de prendre ce type de textes comme point de départ donne inévitablement lieu à l’attente que le « contre-discours » qui en résulte contestera l’autorité hégémonique des récits-maîtres anglais qui sont leur source supposée. […] Au lieu de contester ou d’inverser les hiérarchies préconçues du texte colonial, Walcott crée une multiplicité de Crusoé, qui collectivement démantèlent l’idée même de positionnement hiérarchique19.
La poétique de Walcott est donc marquée par un travail sur les intertextes qu’il mobilise, et ce travail prend un sens éminemment politique. Mais cette intertextualité n’est pas réductible à une forme de « contre-discours20 », ou à un mouvement de writing back, une écriture en réponse qui serait le propre de la littérature postcoloniale21 : la poésie de Walcott met en question la binarité de ces schémas d’analyse qui insistent sur le caractère contestataire de l’écriture en contexte postcolonial et tendent à la figer dans un face-à-face avec la littérature et la culture des anciennes puissances coloniales. C’est dans ce sens qu’on peut rapprocher la poésie de Walcott des affirmations de Benítez-Rojo sur le « discours non-discursif » que représente la littérature caribéenne : en bousculant la hiérarchie et l’autorité des textes canoniques, Walcott illustre le caractère non-diachronique et l’« interplay culturel22 » que l’essayiste cubain voit comme l'une des caractéristiques fondamentales de l’écriture dans la Caraïbe.
Si l’intertextualité chez Walcott peut ainsi s’associer au mouvement centrifuge mis en avant dans La Isla que se repite, elle manifeste aussi le mouvement inverse, ramenant vers la Caraïbe des références et des influences extérieures. Benítez-Rojo parle de la Caraïbe comme d'une « machine23 », fonctionnant à la fois par flux et par interruption, où les cultures du monde se retrouvent, et dont on retrouve les cultures partout dans le monde. La Caraïbe, région ouverte et diffractée (pour reprendre une expression chère à Édouard Glissant24) aux frontières introuvables, se situerait en réalité partout, ramenant vers elle des influences et des éléments culturels venus d’ailleurs. Dans Another Life, long poème autobiographique que Walcott publie en 1973, l’enfance du poète à Sainte-Lucie se nourrit de références intertextuelles, à commencer par le titre, qui fait écho à la Vita Nuova de Dante. Ces références sont à la fois caribéennes et mondiales : à titre d’exemple de la façon dont Walcott se place dans un réseau caribéen, on peut remarquer la citation de La Lézarde (1958) d’Édouard Glissant en épigraphe. On lit au début du poème une réminiscence sur les jours d’école de Walcott, où la question d’un enseignant sur la mythologie antique est le point de départ d’un passage qui célèbre les Saint-Luciens de son enfance, sous la forme d’un abécédaire qui est en même temps un catalogue homérique de héros :
Boy! Who was Ajax?
Ajax,
lion-coloured stallion from Sealey’s stable,
by day a cart horse, a thoroughbred
on race days, once a year,
plunges the thunder of his neck, and sniffs
above the garbage smells, the scent
of battle, and the shouting25
Enfant ! Qui était Ajax ?
Ajax,
étalon couleur de lion de l’écurie de Sealey,
cheval de trait dans la journée, pur-sang
les jours de course, une fois l’an,
ploie son cou de foudre, et renifle
au-dessus des relents des détritus l’odeur
de la bataille, les clameurs26
Avec irrévérence, Walcott passe ainsi en revue chaque héros, par ordre alphabétique : se mêlent ainsi les références homériques, les références bibliques, et les éléments banals, voire crus, du quotidien. Si Ajax est un cheval qui rêve de guerres, Hélène est une prostituée :
Helen?
Janie, the town’s one clear-complexioned whore,
with two tow-headed children in her tow,
she sleeps with sailors only, her black
hair electrical
as all that trouble over Troy27
Hélène ?
Janie, la seule prostituée de la ville à teint clair,
deux enfants d’un blond d’étoupe à sa remorque,
elle ne couche qu’avec des marins, sa noire
chevelure électrique
comme tous ces malheurs à propos de Troie28
Entre les deux, à la lettre B, la vieille Berthilia prend les traits de Cassandre : devenue sénile, elle tient des discours que personne ne veut écouter. Tous ces personnages qui habitent « Troy town », comme Walcott renomme sa ville natale de Castries, sont célébrés et magnifiés à travers le prisme de ces références antiques prestigieuses. Walcott reprend la parole à la fin du poème :
These dead, these derelicts,
that alphabet of the emaciated,
they were the stars of my mythology29.
Ces morts, ces épaves,
cet alphabet des émaciés,
c’étaient les étoiles de ma mythologie30.
En superposant ses souvenirs d’enfance et les références homériques, Walcott célèbre les personnages quelconques, humbles, voire misérables de son île natale. Mais il ne s’agit pas simplement de donner des lettres de noblesse aux Saint-Luciens grâce au prestige de l’intertexte antique : le poète met les deux sur le même plan et superpose la référence homérique à la Caraïbe, sans qu’Homère soit un élément culturel extérieur qui ne servirait qu’à rehausser la dignité des habitants de Sainte-Lucie. L’intertextualité, dans l’exemple cité, fonctionne ainsi à double sens. Les personnages de l’enfance de Walcott sont lus à travers les références homériques, qui sont nécessaires à l’interprétation du poème : le rapprochement du cheval Ajax avec un « lion » n’a de sens que parce que cette comparaison est topique dans l’Iliade, et les paroles de Berthilia qui tombent dans des oreilles sourdes prennent un double sens par son identification à Cassandre. En même temps, et de manière symétrique, l’intertexte homérique est lui aussi relu dans un sens caribéen. On constate dans ce poème d’Another Life un procédé similaire à ce que Walcott met en œuvre, trente ans plus tard, dans Omeros (1990), long poème narratif structuré par la référence à Homère. Dans un entretien de 1997, Walcott récuse l’idée qu’Omeros serait une simple réécriture de l’Iliade ou de l’Odyssée, en affirmant qu’il ne souhaite pas que son poème soit évalué et apprécié comme une imitation d’un modèle classique. Il réfute certains critiques qui ont vu dans Omeros « une réinvention de l’Odyssée, mais dans la Caraïbe », et met en avant les parallèles selon lui naturels qui lient la Caraïbe à la mer Égée. « Si on pense l’art uniquement en termes de chronologie », dit-il, « on sera nécessairement condescendant envers certaines cultures31 » : l’antériorité n’implique pas la supériorité, et la valeur de sa poésie ne saurait être évaluée à travers une hiérarchie culturelle qui placerait les classiques européens au-dessus des textes d’écrivains contemporains issus d’anciennes colonies.
Si l’intertextualité chez Walcott se présente comme une abolition des hiérarchies culturelles et politiques, elle est en même temps une abolition des distances temporelles et géographiques. En superposant les références, Walcott les présente comme simultanées et indissociables. L’intertextualité peut donc devenir un outil pour voir et comprendre le monde : on aboutit là à une définition qui, dans la perspective structuraliste, serait entièrement paradoxale, puisque l’intertextualité, les réécritures et les références textuelles sortent de cette manière du domaine de la littérature à proprement parler et deviennent les outils d’un discours sur le monde. Un exemple parlant en est le poème « Ruins of a Great House », dans le recueil In a Green Night (1962), recueil qui est déjà placé sous le signe de l’intertextualité par son titre pris au poème « Bermudas » d’Andrew Marvell, cité en épigraphe. « Ruins of a Great House » met en scène un personnage-poète qui contemple une ancienne maison de maître tombée en ruine, allégorie de l’empire britannique effondré et de ses cicatrices présentes symboliquement, mais aussi physiquement, dans le paysage de l’île. Le poème ne se laisse pas lire de manière univoque comme un acte de dénonciation ou de récrimination : en tendant vers une tonalité élégiaque, le poète donne une dimension spirituelle à sa colère face aux injustices historiques, et pousse le poème vers une méditation sur la vanité de la vie et du pouvoir. Cette dernière interprétation est annoncée par l’épigraphe du poème, tirée de l’essai Urn Burial de Sir Thomas Browne, médecin et auteur anglais du XVIIe siècle, qui, à partir d’une réflexion sur la découverte archéologique d’urnes funéraires, développe une méditation sur la mort et sur la vanité des choses de ce monde32. Cette référence fort savante montre également que la réflexion historique et morale est indissociable ici d’une réflexion sur la littérature. Après avoir cité deux vers de « The Night » de William Blake, le poète décrit ainsi le domaine en ruines :
Marble as Greece, as Faulkner’s south in stone,
Deciduous beauty prospered and is gone;
But where the lawn breaks in a rash of trees
A spade below dead leaves will ring the bone
Of some dead animal or human thing
Fallen from evil days, from evil times.
[…]
I climbed a wall with the grill ironwork
Of exiled craftsmen, protecting that great house
From guilt, perhaps, but not from the worm’s rent,
Nor from the padded cavalry of the mouse.
And when a wind shook in the limes I heard
What Kipling heard; the death of a great empire, the abuse
Of ignorance by Bible and by sword33.
Comme des marbres grecs, comme le Sud de Faulkner en pierre,
Une beauté éphémère prospéra, et est disparue ;
Mais là où la pelouse cède à une éruption d’arbres,
Une pelle, sous les feuilles mortes, résonnera contre l’os
De quelque animal mort ou chose humaine
Déchue des mauvais jours, des temps du mal.
[…]
J’escaladai un mur orné de la ferronnerie
D’artisans en exil, la protection de cette grande maison
Contre ses remords, peut-être, mais pas contre le loyer du ver,
Ni la cavalerie feutrée de ses souris.
Et quand un vent fit trembler les citrons verts j’entendis
Ce qu’entendit Kipling ; la mort d’un grand empire, l’abus
De l’ignorance par la Bible et par l’épée.
Ici les références, culturelles ou proprement intertextuelles, fonctionnent comme des métonymies ou comme des raccourcis qui permettent d’évoquer simultanément une histoire, une culture et des textes : ainsi la Grèce et « le Sud de Faulkner » prennent sens ensemble en tant que références à des sociétés anciennement esclavagistes. La référence à Kipling fait sans doute allusion à son poème « Recessional » écrit en 1897, après le jubilé de diamant de la reine Victoria. Kipling y prend le contre-pied des célébrations publiques de la puissance de l’Empire britannique, et de ses propres écrits antérieurs, en adoptant un ton plus pessimiste sur l’avenir de l’Empire, destiné comme tout empire à s’effondrer un jour. Walcott redouble ainsi sa propre vision d’un empire mort par celle de Kipling, devenue a posteriori prémonitoire : l’allusion intertextuelle vient renforcer le sens moral du poème, et celle-ci participe à la mise en scène de la psychologie du poète-personnage, qui affiche sa répugnance pour les reliquats de la colonisation tout en restant tributaire des références anglaises pour exprimer les sentiments. On retrouve ce paradoxe dans les références à John Donne sur lesquelles le poème se termine :
My eyes burned from the ashen prose of Donne.
Ablaze with rage, I thought
Some slave is rotting in this manorial lake,
And still the coal of my compassion fought:
That Albion too, was once
A colony like ours, ‘Part of the continent, piece of the main’
[…]
All in compassion ends
So differently from what the heart arranged:
‘as well as if a manor of thy friend’s34…’
Mes yeux brûlaient de la prose cendrée de Donne.
Enflammé de rage, je pensai :
Un esclave quelconque a pourri dans ce lac seigneurial,
Mais la braise de ma compassion luttait toutefois :
Cette Albion fut une fois aussi
Une colonie comme la nôtre, « fragment du continent, une partie de l’ensemble »
[…]
Tout trouve dans la compassion une fin
Si différente de ce qu’avait prévu le cœur :
« Comme si c’était le manoir de vos amis... »
Sous la forme des citations, la référence intertextuelle confère au texte de Donne « No Man Is an Island » une place importante dans la structure du poème et en fait un acteur à part entière du conflit intérieur au poète-personnage : sa rage ne s’exprime qu'à travers la référence intertextuelle, mais en même temps, c’est justement cette référence qui met en évidence la symétrie entre les deux îles, la Grande Bretagne et Sainte Lucie, colonisatrice et colonisée, et qui ouvre ainsi la possibilité d’une « compassion » évoquée à la fin du poème. La citation finale remotive la métaphore de Donne, où la mort est signifiée par l’image d’un manoir sur un promontoire qui s’écroule, en la superposant à la great house, et élargit ainsi le sens allégorique du poème. Celui-ci acquiert donc une dimension de réflexion métatextuelle sur le sens politique du canon anglais, présent à travers des citations fragmentaires qui sont autant de ruines symboliques. La « compassion » du poète donne ainsi la clé de voûte d’une poétique de l’intertextualité qui assumerait la charge politique de l’héritage culturel anglais, tout en dépassant un rapport purement conflictuel entre le poète et la tradition impérialiste face à laquelle se situe son écriture. En se mettant en scène lui-même, Walcott interroge son rôle de poète en contexte postcolonial en employant des références intertextuelles comme outils d’analyse, comme points de repère pour se situer lui-même et pour interroger le sens de sa prise de parole et le rôle de l’écriture poétique elle-même.
Conclusion : un nouveau paradigme de l’intertextualité ?
La pratique de l’intertextualité dans la poésie de Walcott permet une double réévaluation de cet outil herméneutique. D’une part, l’intertextualité chez Walcott est surtout un travail avec et sur les intertextes : l’intertextualité n’est ainsi pas à comprendre seulement comme un trait définitoire de la littérature, mais comme une pratique commentative et métalittéraire à part entière. D’autre part, l’intertextualité chez Walcott implique un engagement avec le monde : paradoxalement, les références, les citations et les réécritures n’ont pas pour seule fonction de tisser des liens entre textes, mais fonctionnent comme des instruments d’optique et des outils d’analyse qui construisent le lien entre le poète et le monde qu’il habite. Revenons à la question posée en introduction : qu’est-ce que l’outil critique de l’intertextualité nous apprend sur la littérature caribéenne ? Si l’on veut parler de « la » littérature caribéenne comme d’un ensemble, il faut admettre avec Benítez-Rojo qu’elle n’a pas de lieu, ou pas de lieu fixe. Analogue textuel possible de la Relation de Glissant35, l’intertextualité dans la Caraïbe fonctionnerait comme un nœud dans un réseau mondial qui ne connaît pas d’identités fixes ou de hiérarchies définitives. De manière plus générale, une intertextualité élargie pour décrire des interactions entre textes dont le sens serait à trouver en dehors du système littéraire permet d’éviter deux écueils : une intertextualité comprise dans un sens strict et sans prise sur le monde, ou, de l’autre côté, une littérature caribéenne comprise uniquement comme un discours en réponse, une forme de writing back qui figerait l’écriture postcoloniale dans un rapport de confrontation avec l’héritage colonial.
Notes
Nous faisons référence surtout à Julia Kristeva, Sèmeiôtikè : recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, et Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
Antonio Benítez-Rojo, « La Isla que se repite: para une reinterpretación de la cultura caribeña », Cuadernos Hispanoamericanos, n. 429, mars 1986, p. 115-132. C’est à cet article que nous faisons référence : celui-ci donne lieu, quelques années plus tard, à la publication d’un livre qui porte le même titre : La isla que se repite, Barcelona, Casiopea, 1998.
Nous avons choisi de nous concentrer sur la poésie plutôt que le théâtre, pour ne pas réduire le travail de Walcott comme dramaturge et metteur en scène à la stricte textualité de son œuvre théâtrale.
Voir notamment Maria Cristina Fumagalli, The Flight of the Vernacular: Seamus Heaney, Derek Walcott and the Impress of Dante, New York, Amsterdam, Rodopi, 2001, et Roberta Cimarosti, Mapping Memory: an Itinerary through Derek Walcott’s Poetics, Milan, Cisalpino, 2004.
A. Benítez-Rojo, art. cit., p. 115 : « Así, se acostumbra definir el Caribe en término de su resistencia a las distintas metodologías imaginadas para su investigación. » Les traductions sont de nous.
Ibid. : « para la sociedad post-industrial ya ha llegado el momento de una re-lectura del Caribe ; esto es, la situación en que todo texto empieza a revelar su propia textualidad. »
Id., p. 116 : « Esto es así porque el Caribe es un meta-archipiélago […] y en tanto meta-archipiélago tiene la virtud de carecer de límites y de centro. »
Id., p. 129 : « pienso que el movimiento más perceptible que ejecuta el texto caribeño es, paradójicamente, el que más tiende a proyectarlo fuera de su condición de texto. »
Ibid. : « Este intento de evadir las redes de la inter-textualidad para integrarse en sistemas no discursivos o trans-históricos ».
C’est notamment le cas d’Antoine Compagnon : La Seconde Main, ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979.
Ibid. : « A fin de cuentas un texto es y será ad infinitum un texto, por más que se proponga ser otra cosa. No obstante, este intento de fuga fallido deja su marca en la superficie del texto, y la deja no en términos de acto frustrado sino de voluntad de perseverar en la fuga. Se puede decir que los textos caribeños son “fugitivos” por naturaleza. »
Tiphaine Samoyault, op. cit., p. 16. T. Samoyault fait la distinction entre « une intertextualité en surface (étude typologique et formelle des gestes de reprise) et une intertextualité en profondeur (étude des relations nombreuses nées des contacts des textes entre eux). »
Derek Walcott, The Prodigal [2004], New York, Farrar, Straus and Giroux, 2005, p. 5. Sauf indication contraire, les traductions de Walcott sont de nous.
Virgile, Géorgiques, II, v. 458. Traduction d’Alain Michel, dans Virgile, Œuvres Complètes, Jeanne Dion et Philippe Heuzé (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 151.
John Thieme, Derek Walcott, Manchester, Manchester University Press, 1999, p.78. Nous traduisons : « The decision to take such texts as departure-points inevitably raises expectations that the resultant “counter-discourse” will contest the hegemonic authority of the English master-narratives that provide its supposed sources. […] instead of contesting or inverting the assumed hierarchies of the colonial text, Walcott creates a multiplicity of Crusoes who collectively dismantle the very idea of hierarchical positioning. »
D’abord un concept de Foucault, le « contre-discours » a été érigé en paradigme de l’écriture postcoloniale par l’article influent de Helen Tiffin, « Post-colonial Literatures and Counter-discourse », Kunapipi, vol. 9, nº 3, 1987, p. 17-39.
Nous reprenons l’expression de Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, The Empire Writes Back, London, Routledge, 1989.
A. Benítez-Rojo, art. cit., p. 130 : « esta proclividad a la fuga fuera del sistema literario […] se origina en la acción de los componentes africanos en el interplaycultural. »
Id., p. 118 : « se dirá […] que una misma máquina puede verse alternativamente en términos de flujo y de interrupción, y en efecto, así es. Tal noción, como se verá, es fundamental para esta re-lectura del Caribe. »
Pour Édouard Glissant, la Caraïbe est « une mer qui diffracte » (Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 14). Cette notion de diffraction occupe une place importante dans sa pensée et sa poétique, comme l’a bien montré Michael Dash dans son article « Île Rocher/Île Mangrove. Éléments d'une pensée archipélique dans l'œuvre d'Édouard Glissant », dans Jacques Chevrier (dir.), Poétiques d'Édouard Glissant, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 17-24.
Derek Walcott et Gregson Davis, « Reflections on Omeros », South Atlantic Quarterly, vol. 2, n. 96, p. 241 : « If you think of art merely in terms of chronology, you are going to be patronizing to certain cultures. »
Sir Thomas Browne, Hydriotaphia, Urn-Burial, or, A Discourse of the Sepulchral Urns lately found in Norfolk, 1658. Inspiré par la découverte d’urnes funéraires qu’on croyait romaines (les archéologues établiront plus tard qu’elles sont anglo-saxonnes), Browne rédige un essai qui part de réflexions sur les coutumes funéraires des peuples antiques pour ouvrir sur une méditation sur la mort et la vanité de la vie.
Dans l’œuvre théorique de Glissant, la Relation est une notion polymorphe définie dans une série de paradoxes dans Poétique de la Relation. Fondamentalement, elle décrit une approche non-essentialiste de l’être et une pensée du monde qui insiste sur les mises en rapports et les liens plutôt que sur des identités fixes. Voir notamment Poétique de la Relation, p. 199 sqq.
Table des matières
Sommaire
Circulations afrodiasporiques dans l’œuvre de Fabienne Kanor
Les récits des kala pani dans la littérature indo-caribéenne : une comparaison transnationale
L’Alléluia des femmes-jardin : Perspectives écoféministes dans les œuvres de Gisèle Pineau et Jamaica Kincaid
Voix féminines de la créolisation dans Fleur de Barbarie de Gisèle Pineau et Arrival of the Snake-Woman d’Olive Senior
À la recherche du « tan » perdu : les cas des écrivaines antillaises Simone Schwarz-Bart, Gisèle Pineau et Michèle Maillet
Enfances caribéennes : l’exemple de Zoé Valdés et de Patrick Chamoiseau
De l’archive à la fiction : écritures hybrides de l’H/histoire chez Évelyne Trouillot, Fabienne Kanor, Gisèle Pineau et SusanaCabrera
Le réalisme magique, esthétique structurante d’un possible champ littéraire caribéen au XXe siècle
Comment parler d’intertextualité dans la Caraïbe ? Le cas de Derek Walcott
Imaginaire caribéen, imaginaire américain : comment penser un élargissement des perspectives comparatistes ? Ébauche de pistes à partir d’Édouard Glissant.