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Résumé

La représentation de l’expérience de la créolisation dans les œuvres des écrivaines de la Caraïbe met au jour les obstacles à une créolisation idéale dans un environnement où les femmes sont doublement infériorisées, en tant que femmes et sujets coloniaux. De plus, la théorie de la créolisation, en majeure partie pensée par des intellectuels masculins, ne prend pas toujours en compte les expériences des femmes. J’étudierai la poétique de créolisation chez Pineau et Senior à travers une analyse des voix féminines caribéennes dans leurs textes. Je mettrai en lumière les différents modes de créolisation dans Fleur de Barbarie et dans Arrival of the Snake-Woman et la manière dont ces auteures s’approprient le discours sur la créolisation. Cet article montrera comment une perspective féminine peut être intégrée dans une réflexion sur la créolisation des cultures, traditionnellement dominée par des voix masculines.

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Introduction

Dans Introduction à une poétique du divers, Édouard Glissant définit le processus de créolisation comme la rencontre brutale d’éléments venus d’horizons culturels complètement différents1. Ces éléments s’imbriquent et fusionnent de manière imprévisible pour former une nouvelle réalité. Ce processus de créolisation n’est jamais complet, jamais achevé tandis que les cultures et les identités sont en constante transformation dans notre monde globalisé qui favorise les échanges et les rencontres culturelles. La notion de créolisation a gagné une certaine influence dans le domaine de la littérature postcoloniale de la Caraïbe, notamment depuis la publication d’Éloge de la Créolité en 19892. Il faut préciser que la notion de créolisation à la fois rejoint et se distingue de celle de la créolité développée par Chamoiseau, Confiant et Bernabé. Ces notions se recoupent, et semblent désigner un même processus de mélange et de fusion culturelle et linguistique. Pour Édouard Glissant cependant, « créolité » qualifie plutôt un état et non pas un processus, et ce qui fait la spécificité de la créolisation c’est son caractère imprévisible : « La créolisation est un mouvement perpétuel d’interpénétrabilité culturelle et linguistique qui fait qu’on ne débouche pas sur une définition de l’être. Or la créolité définit un être créole3 ». Ces deux termes, bien qu’ils soient liés, apportent cependant deux visions différentes de la question identitaire. Ainsi, la notion de créolité implique une fixité et une essentialisation que refuse la théorie de la créolisation.

De plus, la notion de créolité a fait depuis les années 1990 l’objet de nombreux débats et critiques dénonçant son caractère essentialiste et les directives esthétiques qui lui sont attribuées. Bernabé, Confiant et Chamoiseau semblent enfermer la littérature créole dans des principes fondamentaux et figent ce qu’ils considèrent une littérature créole authentique. Ceci va à l’encontre du principe de créolité qu’ils disent vouloir défendre, mais surtout à contre-courant du concept de créolisation, fondé sur l’instabilité, la liberté et son imprévisibilité. La théorie de la créolisation, malgré sa dimension d'inclusion, fait elle aussi l’objet de débats houleux. Certains auteurs comme Maryse Condé ou James Arnold mettent en lumière l’aspect masculiniste des écrits théoriques de la créolisation. Dans Penser la Créolité 4, Condé révèle le phallocentrisme de la critique littéraire caribéenne et fustige avec ferveur les auteurs tels que Césaire, Glissant, Roumain ou Chamoiseau. De plus, Condé dénonce les fondations de l’identité créole posées par l’Éloge de la Créolité qui perpétuent les catégories d’exclusion traditionnelles, et en particulier l’exclusion genrée. Dans ce même ouvrage, James Arnold examine l’absence problématique du rôle culturel des femmes dans les textes fondateurs de la créolité. Dans son article, « The Gendering of Créolité: the Erotics of Colonialism5 », il analyse la figure du Marron dans les textes des auteurs caribéens masculins. Le Marron, nous dit Arnold, est souvent représenté comme un surhomme qui devient emblématique de la résistance à l’esclavage. Arnold ajoute que la figure du Marron est complétée par celle du griot, porteur de la culture orale créole et de la langue créole. La créolité est pourtant aussi transmise de génération en génération par les femmes, notamment par la pratique des religions syncrétiques comme l’Obeah. Le rôle des femmes dans le processus de créolisation mais aussi dans son écriture n’est que trop peu reconnu.

De plus, les éléments qui composent les sociétés caribéennes sont imprégnés de valeurs patriarcales. Dans Writing Rage, Paula Morgan et Valerie Youssef rappellent que « le système de genre dans la Caraïbe […] est issu de plus d’un héritage culturel et a évolué en une mosaïque complexe d’idéologies et de valeurs liées au genre6». Or, Édouard Glissant nous dit bien que si la créolisation ne se déroule par dans l’équilibre entre les éléments culturels mis en présence, et si certains éléments sont infériorisés par rapport à d’autres, elle est alors empreinte d’amertume7. En effet, lorsque les éléments culturels mis en relation ne sont pas sur un pied d’égalité, la créolisation apparaît plutôt comme la manifestation d’une dominance sexuelle, ethnique et culturelle, par laquelle les cultures occidentales absorbent et marginalisent les cultures subalternes8. C’est pourquoi il est nécessaire d’interroger la place des auteures caribéennes dans le discours sur la créolisation et la manière dont elles contribuent à une vision plus ouverte et plus inclusive de ce phénomène.

Cet article étudie les différents modes féminins de la créolisation à travers une étude de la voix car, en effet, la question de la voix et du silence constitue une problématique centrale des écrits des auteures caribéennes. Selon Gayatri Chakravorty Spivak, le subalterne est l’individu qui n’a pas de voix ni de représentation dans la société, mais aussi celui qui est défini par sa différence : « Pour le groupe subalterne “réel”, son identité est sa différence9 ». De plus, Spivak insiste sur la situation de double réduction au silence que subissent les femmes subalternes : « Si dans le contexte de la production coloniale, le subalterne n’a pas d’histoire et ne peut pas parler, la femme subalterne est encore plus dans l’ombre10 ». Les femmes dans la Caraïbe sont doublement infériorisées car leurs voix sont étouffées à la fois par le système de domination colonial et par le système de domination patriarcal. Afin d’interroger la place des auteures caribéennes dans le discours sur la créolisation, j’ai choisi de me concentrer sur deux ouvrages, le roman Fleur de Barbarie de Gisèle Pineau et le recueil de nouvelles Arrival of the Snake Woman d’Olive Senior. Ces deux auteures, l’une de la Caraïbe francophone, l’autre de la Caraïbe anglophone, soulèvent dans leurs œuvres des problématiques similaires liées à la créolisation, comme le déplacement et la migration, la nécessité de s’adapter à un nouvel environnement, la perte de repères et la quête d’une identité en marge de la société.

Gisèle Pineau est née à Paris en 1956 de parents guadeloupéens. Elle grandit en banlieue parisienne puis part en Guadeloupe pour travailler. Son roman Fleur de Barbarie, publié en 2007, est centré sur un personnage de jeune femme, Josette, née en Guadeloupe mais abandonnée par sa mère et placée dans une famille d’accueil dans la Sarthe. Cette famille se situe en marge de la société, dans la classe ouvrière et défavorisée de l’est de la France. Lorsqu’elle a neuf ans, sa grand-mère décide que Josette doit aller en Guadeloupe pour renouer avec ses racines. Or, ce renouement est impossible pour ce personnage qui n’a en réalité aucun autre lien avec son île natale que celui d’une filiation élimée. Dès lors, Josette se trouve irrévocablement tiraillée entre ces deux espaces d’appartenance, sans jamais vraiment appartenir ni à l’un ni à l’autre. Elle décide finalement d’exprimer sa quête inespérée d’une identité à travers la littérature. Le roman de Pineau examine les complexités de la créolisation en marge de la société ainsi que la place de l’auteure caribéenne dans le monde.

Olive Senior est une auteure jamaïcaine née en 1941 dans une région rurale de la Jamaïque. Arrival of the Snake-Woman, publié en 1989, est un recueil de nouvelles qui se déroulent en Jamaïque. Le titre du recueil est aussi celui de la première nouvelle qui inclut la culture indo-caribéenne dans le processus de créolisation. Le recueil est centré sur le conflit entre les valeurs traditionnelles des milieux ruraux en Jamaïque et les changements rapides provoqués par la mondialisation, le capitalisme et les migrations.

Cet article examinera les différents modes de créolisation qui informent les poétiques de Gisèle Pineau et d’Olive Senior et montrera comment leurs textes s’engagent, chacun à leur manière, à redonner une voix aux femmes dans le discours de la créolisation, soit pour en dénoncer les limites, soit pour les repousser. Dans un premier temps, cette étude s’intéressera aux voix désincarnées, et plus spécifiquement au discours dominant qui met en place les normes et les catégories d’exclusion. Puis, dans un deuxième temps, elle proposera une analyse des voix incarnées de ces ouvrages, c’est-à-dire de la manière dont les femmes retrouvent une voix, à travers la résistance physique ou sexuelle, ou à travers un engagement social. Enfin dans une dernière partie, cet article soulignera l’importance de la voix des femmes en tant qu’artistes et la place des femmes dans la création d’une culture en créolisation.

Voix désincarnées

Examinons tout d’abord le rôle que jouent les voix désincarnées dans le processus de créolisation. Ces voix peuvent être celles de personnages particuliers ou bien de la société en général et donnent à entendre un discours traditionaliste et normatif.

Dans les œuvres de Pineau et de Senior, les voix de la normativité sont omniprésentes et extrêmement influentes. Dans la nouvelle « Arrival of the Snake-Woman », l’arrivée d’une travailleuse indienne, nommée Miss Coolie, dans une communauté rurale jamaïcaine fait apparaître les normes sociales rigides qui dirigent la société. La voix du narrateur, Ish, qui fait partie de cette communauté, informe le lecteur des « habitudes barbares11 » de Miss Coolie. Notons que le nom de Miss Coolie qui lui est donné par les habitants du village l’enferme déjà dans une catégorie ethnique et sociale. La voix de la communauté est relayée par le discours du narrateur : elle est moralisante, exclusive et en partie forgée par la morale chrétienne stricte qui régit la société depuis l’arrivée d’un missionnaire venu des États‑Unis. Le discours de ce pasteur juge les habitudes culturelles et sociales du village selon une vision extérieure qui est finalement imposée aux habitants comme une norme. Au moment de l’arrivée de Miss Coolie, cette nouvelle norme est assimilée et hégémonique.

En plus des discours normatifs imposés aux personnages, les voix autoritaires d’autres personnages s’infiltrent dans les voix narratives. Dans Fleur de Barbarie, le discours de Josette est imprégné des voix autoritaires qui l’entourent. Par exemple, les règles strictes et les instructions données par sa grand-mère guadeloupéenne, Théodora, ressurgissent fréquemment dans la narration, d’abord au discours direct sous forme de phrases impératives : « “Tiens-toi droite ! Assieds-toi ! Cesse de te gratter ! Debout ! Regarde devant toi ! Assise ! Arrête de gigoter ! Arrange ta robe ! Remonte tes chaussettes12 ! […]” », puis au discours indirect, sous forme de verbes à l’infinitif intégrés à la narration, comme dans ces deux exemples :

Je devais prendre garde à moi… Ne pas laisser traîner mes affaires à l’école. Ne pas jeter mes cheveux à la poubelle, mais les brûler. […] Ne pas prêter mes livres13. 

Ne pas abandonner de crasse ni de cheveux dans le lavabo de la salle de bains. Ne pas tenir les murs car ils n’allaient pas s’écrouler ; mes doigts y laissaient des traces […]. Le matin, ne pas lui adresser la parole tant que mes dents n’étaient pas brossées. Changer ma serviette de toilette tous les trois jours. Brûler mes cheveux accrochés sur mon peigne dans un vieux pot de lait Nestlé et attendre qu’il n’en subsiste pas un brin14 .

D’autres voix (celles des membres de sa famille adoptive de la Sarthe, de sa grand-mère etc.) se superposent à celle de Josette et finissent par la recouvrir totalement. Comme Miss Coolie, elle est sans cesse renommée, rebaptisée par son entourage : appelée Joséphine par sa famille d’accueil, puis de nouveau Josette par sa grand-mère, puis Jo par l’écrivaine de renom Margareth Solin. Cette dernière, en tant que figure de proue de la littérature antillaise, devient le mentor de Josette et l’encourage à se consacrer à l’écriture. Leurs deux familles entretiennent cependant une relation ambigüe car la famille de Josette est depuis plusieurs générations au service de la famille Solin.

De même, la voix de la narratrice de la nouvelle de Senior « The Tenantry of Birds » est étouffée par celles de son mari et de sa mère. Nolene n’ose pas s’exprimer et se répète sans cesse qu’elle n’a rien d’important à dire ni à apporter aux autres : « elle avait peur de discuter avec Phillip, d’esquisser une opinion, de suggérer quoi que ce soit15 ». Sa mère, dont la voix couvre également la sienne, lui impose des idées sur la manière dont une femme doit se comporter :

 

She felt herself restricted, as if she were a person not in herself but a creation, an extension of her mother who even though she was not there was nevertheless a presence which she could not shake off long enough to express herself, to be16 .

Elle se sentait restreinte, comme si elle n’était pas une personne en soi mais une création, une extension de sa mère qui, même lorsqu’elle n’était pas là, était malgré tout une présence dont elle ne pouvait se débarrasser assez longtemps pour s’exprimer, pour exister.

Le substantif « extension » exprime bien l’effacement de la personne de Nolene, qui n’existe plus que selon la volonté des voix qui l’entourent. On peut ainsi voir qu’un certain nombre de voix extérieures qui expriment un discours normatif et autoritaire ont tendance à imprégner et à étouffer les voix des personnages féminins. Écrasées par la société, il semble au premier abord qu’elles ne peuvent ainsi pas participer au processus de créolisation – Édouard Glissant précise que les éléments mis en contact lors de ce processus doivent être perçus comme équivalents en valeur. Ainsi, les textes de Senior et de Pineau mettent en relief les limites de l’idée d’une créolisation idéale, car, à travers le regard des femmes, la rigidité des catégories de genre apparaît comme un obstacle à la créolisation.

Remarquons cependant que, dans le cas de Josette dans Fleur de Barbarie, les multiples voix de la narration sont assimilées, appropriées et participent ainsi de la construction de son identité. Par exemple, la lettre que Tata Michelle, sa mère adoptive, adresse à Josette est directement intégrée à la narration : « La lettre de Tata était un feu d’artifice. Les photos du carnaval l’avaient secouée au-delà des mes espérances. Tu ne peux pas savoir le choc que ça m’a fait, écrivait-elle. Comme tu as grandi, ma petite Joséphine. Comme tu es belle17 ». De plus, de nombreuses expressions de son entourage qui apparaissent d’abord au discours direct, sont ensuite directement intégrées au discours narratif, comme l’expression « faire la tronche de Durandal18 ». Sa voix est un mélange et une fusion de diverses voix qui s’incarnent en elle. Cette nouvelle voix qui émerge d’un processus d’assimilation peut aussi illustrer une forme de créolisation.

Voix Incarnées

Gisèle Pineau, dans son essai « Écrire en tant que Noire » affirme que la question de l’identité continue de hanter les populations de la Caraïbe : « Les nègres des anciennes colonies françaises se posent et se reposent sans cesse le pathétique et merveilleux problème de l’Identité19 ». L’identité féminine est souvent dénoncée comme étant une construction sociale, un produit façonné par la société patriarcale. Miss Coolie est représentée par le narrateur comme une femme parfaite pour son mari :

Here he had a woman who devoted all her time to his needs, who kept his belly full and his house clean, who presumably made him happy at nights and who asked for nothing, who was silent and smiling all the while, and who was so hard working20 .

Il avait là une femme qui consacrait tout son temps à ses besoins, qui gardait son estomac plein et sa maison propre, qui lui donnait probablement du plaisir la nuit et qui ne demandait rien, qui restait silencieuse et souriante tout le temps, et qui travaillait si dur.

Pourtant, malgré sa soumission visible, Miss Coolie apparaît aussi comme un personnage fort et déterminé qui se crée une place influente dans la communauté. Elle fait tout d’abord preuve d’une volonté ferme de s’adapter : « elle avait laissé derrière elle tout ce qui lui rappelait l’ancien, abandonné son identité et son histoire, se transformait en ce tout ce qu’on voulait21 ». Le narrateur, Ish, un jeune homme appartenant à cette communauté, souligne la capacité d’intégration et d’adaptation de Miss Coolie. Elle est transformée par son nouvel environnement, mais le narrateur n’a pas immédiatement conscience du fait que, simultanément, elle contribue à changer la communauté. Elle apporte avec elle une toute nouvelle culture, de nouveaux vêtements, une nouvelle manière de cuisiner, de nouveaux ingrédients et de nouvelles croyances qui jettent le doute et portent la confusion au sein de cette communauté quant à la légitimité de leurs propres traditions. Elle remet par exemple en cause la méfiance des habitants par rapport aux hôpitaux : « L’hôpital ! Cet endroit que nous craignions tant ! […] Quoi qu’il arrive, l’hôpital était perçu comme un endroit purement mortel […] Et là, Miss Coolie était arrivée et avait brisé un autre tabou22 ». Miss Coolie brise les tabous et met en perspective les normes établies dans le village. L’influence est réciproque entre elle et son nouvel environnement. Elle est pourtant un personnage pétri d’ambivalence. Elle parvient finalement à une ascension sociale et reconfigure la vie de la communauté mais elle incarne aussi un nouvel ordre capitaliste et inégalitaire : elle met en place des intérêts sur les crédits et accumule de grosses sommes d’argent. Elle emménage dans la propriété des anciens missionnaires, qui était à l’origine celle de la famille de propriétaires de la plantation. Elle ne remet pas non plus en cause les catégories de genre traditionnelles car on apprend qu’elle éduque ses propres filles selon la tradition patriarcale, alors qu’elle pousse son fils à devenir avocat : « Miss Coolie n’avait pas pris la peine d’éduquer ses filles, mais elle les éleva bien et leur apprit comment contenter un homme23 ». La figure ambivalente de la femme-serpent intègre la culture indienne dans le processus de créolisation en Jamaïque, mais montre également les limites d’une telle créolisation dans un contexte de domination économique et la manière dont ce processus est en réalité entravé par les catégories patriarcales (et le système capitaliste, en l'occurrence).

Dans Fleur de Barbarie, Josette affirme plus distinctement sa voix alors qu’elle s’affranchit des restrictions normatives, notamment à travers la sexualité. Le désir féminin est un tabou qui est nettement brisé dans le roman de Pineau où apparaissent des descriptions très crues et très explicites de relations sexuelles ou du désir de la protagoniste. Le roman contient aussi plusieurs scènes de rébellion au cours desquelles Josette s’insurge contre des figures d’autorité comme celle de sa grand-mère. À travers l’écriture, elle s’accepte enfin et cesse de se chercher une identité fixe.

D’un côté, Josette défie les voix autoritaires et intègre ses diverses influences culturelles dans sa propre voix. De l’autre côté, les nouvelles de Senior semblent plutôt pessimistes quant au potentiel de créolisation puisque, même lorsque les femmes ont un rôle à y jouer, elles restent enfermées dans des catégories de genre traditionnelles. Il semblerait que l’émergence d’une voix artistique soit cruciale dans la réappropriation du processus de créolisation. Selon Édouard Glissant, la poésie et l’imaginaire apparaissent comme les seuls moyens de faire face à la quête impossible de l’identité : « Le lieu de la parole, du texte, de la voix, du cri est immense mais on peut le fermer par des murailles spirituelles, psychologiques. La poétique de le Relation peut ouvrir ce lieu sans le diluer 24 ».

Voix artistiques

Pineau et Senior réaffirment dans leurs œuvres la légitimité des femmes à créer. Dans le recueil de Senior, la nouvelle « The Two Grandmothers » est narrée du point de vue d’une petite fille qui écrit des lettres à sa mère lorsqu’elle est en vacances chez l’une ou l’autre de ses grands-mères. Une des deux grands-mères, Grandma Del, vit dans un milieu rural et conservateur. La petite fille est passionnée par les histoires que cette grand-mère lui raconte :

Grandma knows such lovely stories; she tells me stories every night not stories from a book you know, Mummy, the way you read to me, but stories straight from her head. I am going to learn stories from Grandma so when I am a grown-up lady I will remember all the stories to tell my children25.

Grand-mère connaît de si belles histoires ; elle me raconte des histoires tous les soirs, pas des histoires sorties d’un livre tu sais, Maman, comme celles que tu me lis, mais des histoires sorties directement de sa tête. Je vais apprendre les histoires de Grand-mère, comme ça, lorsque je serai grande, je me souviendrai de toutes les histoires pour les raconter à mes enfants.

James Arnold dans son essai « The Gendering of Créolité : the Erotics of Colonialism26 » dénonce l’exclusion de l’ancêtre-conteuse dans les écrits sur l’histoire et l’identité créoles car la figure du conteur est, selon lui, une figure majoritairement représentée comme masculine dans les écrits canoniques de la Caraïbe. Ici, à travers la figure de la grand-‑mère, la femme conteuse et son rôle dans la transmission d’une identité créole sont rétablis et renforcés par la volonté de la petite fille de transmettre à son tour ces histoires à ses enfants. La transmission de savoir passe aussi par les recettes de confitures de sa grand-‑mère. La fabrication de confitures est un processus de mélange, de création culinaire, puis de conservation. Les confitures ainsi conservées acquièrent un goût différent avec le temps et peuvent être lues comme une métaphore de la narration orale puisque celle-ci est également une création qui peut être transmise et conservée et qui acquiert une saveur différente d’un conteur à l’autre. Les mémoires transforment et créolisent les histoires qu’elles conservent. On peut cependant percevoir une limite à cette forme de transmission, puisqu’elle ne dépasse pas le cadre familial : les voix des personnages féminins sont donc encore une fois cantonnées à la sphère domestique et intime.

Dans Fleur de Barbarie, la voix de l’auteure féminine est restituée, dans la sphère publique cette fois, à travers la figure de l’écrivaine qu’est Josette : elle écrit son histoire dans des romans afin d’exprimer sa quête identitaire. La figure de l’écrivaine est introduite dès le début du roman au même titre que de nombreuses réflexions sur la langue et l’inspiration artistique. Josette utilise l’écriture pour se créer une identité quand elle est en France avec son cahier de bêtises. À son arrivée en Guadeloupe, elle réécrit sa propre histoire sur le mode de la fiction. Le pouvoir des mots est presque surnaturel, tandis qu’ils semblent acquérir une certaine autonomie : « j’étais persuadée que les mots détenaient le pouvoir. Eux seuls commandaient et décidaient27 ». Josette, à travers les mots et l’écriture, gagne en puissance et affirme une identité dont elle est l’auteure. Le roman offre une réflexion poussée sur le processus d’écriture. Les mots ont aussi une dimension matérielle : ils sont « le boire et le manger28 » des pages blanches. Margareth Solin, « Grande femme de Lettres29 » a un appétit d’ogre, pour la nourriture autant que pour les mots30. Josette pense d’abord que « femme de lettres » signifie que Margareth Solin œuvre pour une émission culturelle comme Des Chiffres et des Lettres, et que son métier consiste à chercher des mots : des mots « timides qui n’osaient plus sortir de leur cachette et qu’elle seule persuadait de se montrer au grand jour. Des mots hétéroclites, imprononçables et spectaculaires31 ». Les mots ne sont pas transparents et cachent quelque chose. Le métier d’écrivain apparaît ainsi d’abord comme mystérieux et idéalisé, comme « une espèce un peu particulière […] supérieure32 ».

La voix de Josette en tant qu’auteure/narratrice est affirmée avec de plus en plus de force au fur et à mesure du roman. La maîtrise des mots lui donne d’abord un sentiment de puissance, mais elle les remet peu à peu en question avant de s’en affranchir en raison de leur caractère biaisé. Ils sont chargés de sens, remâchés :

Des mots puant la naphtaline et qui avaient sans doute un goût amer […] des mots décortiqués comme des crevettes, puis mastiqués, syllabe après syllabe. Et des tournures de phrases labyrinthiques, qui s’adressaient aux initiés et dans lesquelles se perdaient mes oreilles de profane33 .

En effet, les mots sont pervertis par le poids du discours et de la langue hégémonique auxquels ils appartiennent et doivent être réappropriés. La distinction binaire entre français et créole est ébranlée, notamment à travers la remise en question du créole comme langue exclusive de la littérature caribéenne. En effet, le créole, langue qui a d’abord longtemps été considérée comme étant inférieure et approximative, est aussi parfois revendiquée comme l’unique langue correspondant à une identité créole authentique. Josette est attaquée par un critique littéraire pour cette raison :

Les écrivains de vos régions, comme ceux de l’Afrique racontent le vécu, la guerre, le racisme, la misère, la prostitution, la drogue, les séquelles de l’esclavage […] Ils écrivent dans une langue où perce le créole. Votre conte enfantin plaît au public français, mais il y a, pardonnez-moi, de la honte à cette caricature. Plus tôt vous évoquiez l’esclavage, la traite négrière. Qu’en est-il de ce petit bouquin ? […] vous y perdez votre âme34 ...

Pineau dénonce les attentes qu’ont les critiques et les lecteurs par rapport à ce qu’ils pensent être de la littérature caribéenne qui doit, entre autres, systématiquement traiter de l’esclavage et des plantations, comme si la littérature postcoloniale avait en quelque sorte été recolonisée par les exigences d’un lectorat global. Pineau brise les barrières imposées à la littérature caribéenne et ouvre la notion de créolisation qui n’est plus réduite à une liste de critères linguistiques ou thématiques, tels que l’emploi de la langue créole ou la réflexion sur des problématiques considérées comme étant constitutives de la littérature caribéenne. Fleur de Barbarie propose ainsi une réflexion non seulement sur l’écriture, mais aussi sur le rôle de l’écrivain, et sur l’hypocrisie de certains milieux littéraires, élitistes, dans lesquels les mots n’ont plus de sens, mais ne servent que d’apparat, tels des chapeaux auxquels ils sont comparés, et sont la marque hiérarchique d’une élite intellectuelle. La figure de l’écrivain qui se dessine à travers le personnage de Josette est au contraire un personnage à la recherche de mots afin de les réhabiliter et de les charger d’un sens nouveau, de ranimer le passé et de conjurer la mort. L’écrivain n’est pas présenté comme figure d’autorité, ni comme une voix fiable, mais comme un réinventeur de la réalité.

Dans Fleur de Barbarie, le langage écrit est imprégné d’autres formes d’expression artistique comme la musique. Le « Ram-pam-pam » de Joséphine Baker rythme la narration notamment, lorsque son premier roman est publié :

Ram-pam-pam… Toute nue, je dansais pour la vie qui m’était offerte. Ram-pam-pam… Nue, sur un fox-trot endiablé qui me collait à la peau et entrait dans tous les trous de mon corps et cognait dans ma tête. Ram-pam-pam… Nue, comme le jour où j’étais née, et Tata Michelle m’avait tirée crasseuse du bain35 .

Dans cet extrait, le rythme de la chanson de Baker constitue une sorte de refrain et donne un aspect hybride au texte qui se situe entre roman et chanson. La naissance littéraire de Josette s’accompagne musicalement, tandis qu’elle est mise en parallèle avec sa naissance biologique. Par ailleurs, le roman met en scène l’acte d’écriture de l’auteure Margareth Solin auquel Josette assiste : le jazz et le blues, comme les morceaux de John Lee Hooker, sont souvent cités et indispensables au processus de création littéraire. La peinture occupe aussi une place importante dans le roman : l’ekphrasis est en effet récurrente dans le texte, dont la plus frappante est celle de La Jungle de Wilfredo Lam36, tableau régulièrement mentionné pour illustrer les sentiments de Josette. Josette, déjà personnage de roman et écrivaine, devient une figure des toiles de David, son compagnon. Il la représente comme une créature formée de centaines de lettres : « Créature dont la tête était coiffée de lettres bleues mêlées les unes aux autres. Des centaines de lettres qui, au hasard des rencontres, composaient des mots. Des mots tressés serrés dans sa chevelure. Des mots qui partaient en mèches folles37 ». Josette devient à son tour femme de lettres, au sens propre et au sens figuré. Le texte littéraire, mais surtout l’identité de Josette, sont le résultat de rencontres hasardeuses. Ainsi fusent en elle peinture et littérature. Le texte se créolise tandis qu’il met en relation diverses voix artistiques.

Conclusion

La réappropriation de la notion de créolisation par les femmes passe d’abord par la dénonciation des limites des théories qui la restreignent. Les rôles traditionnels impartis en fonction du sexe ou de la couleur de peau persistent à travers le processus de créolisation qui se fait alors sur un mode amer (comme on l’a vu dans « Arrival of the Snake-Woman »). C’est à travers l’émergence d’une voix artistique, faite de l’entremêlement de différentes voix et de la rencontre de diverses influences culturelles, qu’une voix féminine de la créolisation peut se faire entendre : la créolisation est un processus sans fin, elle se fait alors sur le mode de l’inclusion et ne saurait être perçue comme une marque d’authenticité. Les auteures caribéennes portent en elles la possibilité d’une écriture de la créolisation ouverte et c’est ce que conclut Pineau dans son essai « Écrire en tant que Noire » : « Écrire en tant que femme noire créole, c’est vivre l’espérance d’un monde vraiment nouveau, peuples, langue, races, cultures mêlées, imbriquées, s’enrichissant, se découvrant sans cesse, se respectant et s’acceptant dans la belle différence38 ».

 

Notes

1

Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.

2

Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989.

3

Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 125.

4

Maryse Condé, Madeleine Cottenet-Hage (éd.), Penser la créolité, Paris, Karthala, 1995.

5

James Arnold, « The Gendering of Créolité : the Erotics of Colonialism », Penser la créolité, op. cit., p. 21-40.

6

Toutes les traductions, sauf indication contraire, sont mes traductions. « the gender system in the Caribbean […] has origins in more than one cultural heritage and has developed into a complex mosaic of gender ideologies and values ». Paula Morgan, Valerie Youssef, Writing Rage. Unmasking Violence through Caribbean Discourse, Kingston, University of the West Indies Press, 2006, p. 70.

7

Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 70.

8

Voir Prem Misir, Cultural Identity and Creolization in National Unity, Lanham, Maryland, University Press of America, 2006, où la créolisation est décrite comme une réalité néfaste, la manifestation d’une dominance ethnique et comme une assimilation forcée à la culture occidentale.

9

« For the “true” subaltern group, whose identity is its difference ». Gayatri Chakravorty Spivak, A Critique of Postcolonial Reason, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1999, p. 272.

10

« If in the context of colonial production, the subaltern has no history and cannot speak, the subaltern as female is even more deeply in shadow ». Ibid. p. 274.

11

11« barbaric ways ». Olive Senior, « Arrival of the Snake-Woman » dans Arrival of the Snake-Woman, [1989], Ontario, Tsar Books, 2009, p. 5.

12

Gisèle Pineau, Fleur de Barbarie, Paris, Gallimard, 2007, p. 74.

13

Ibid., p. 94-95.

14

Ibid., p. 101-102.

15

« she had been afraid to argue with Phillip, to venture an opinion, to suggest anything ». Olive Senior, « The Tenantry of Birds » dans Arrival of the Snake-Woman, op. cit., p. 51.

16

Ibid., p. 53.

17

Gisèle Pineau, Fleur de Barbarie, Paris, Gallimard, 2007, p. 196.

18

Ibid., p. 119.

19

19 Gisèle Pineau, « Écrire en tant que Noire » dans Penser la créolité, op. cit., p. 293.

20

Olive Senior, « Arrival of the Snake-Woman » dans Arrival of the Snake-Woman, [1989], Ontario, Tsar Books, 2009, p. 9.

21

« she had left behind all that reminded her of the old, shed her identity and her history, became transformed into whatever we would make of her ». Ibid., p. 7.

22

« The hospital! the place we had a dread of so! […] in any event, the hospital was regarded as a place of pure death. […] And here, Miss Coolie had come and had broken another taboo ». Ibid., p. 33-34.

23

« Miss Coolie had not bothered to educate any of her girls, but she brought them properly and taught them how to please a man ». Ibid., p. 44.

24

Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 29-30.

25

Olive Senior, « The Two Grandmothers » dans Arrival of the Snake-Woman, [1989], Ontario, Tsar Books, 2009, p. 70.

26

James Arnold, « The Gendering of Créolité: the Erotics of Colonialism », op. cit., p. 21-40.

27

Gisèle Pineau, Fleur de Barbarie, Paris, Gallimard, 2007, p. 59.

28

Ibid., p. 57.

29

Ibid., p. 109.

30

Ibid., p. 111.

31

Ibid., p. 86.

32

Ibid., p. 115.

33

Ibid., p. 127.

34

Ibid., p. 301.

35

Ibid., p. 331.

36

Ibid., p. 227.

37

Ibid., p. 404-405.

38

« Écrire en tant que Noire » dans Penser la créolité, op. cit., p. 295.

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