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Jacques Derrida et l’homme de la campagne devant la loi

C’est à Prague que notre parcours commence. Mais plutôt que de retracer l’histoire de cette ville si fascinante et mystérieuse1, ou de reconstituer le milieu culturel où Kafka est né et a vécu2, on fera référence à un voyage3 dont pour quelque temps on suivra les traces.

À cheval entre 1981 et 1982, Derrida vit l’une des expériences les plus choquantes de sa vie. Il se trouve à Prague pour parler au séminaire secret organisé par l’Association Jan-Hus4. À ce moment-là, Derrida travaille aussi sur l’œuvre de Kafka et il est en train de préparer le texte de la conférence pour le colloque Lyotard Préjugés. Devant la loi5, qu’on étudiera bientôt. Il en profite donc pour visiter sa tombe et d’autres lieux significatifs de la ville. À Paris, à l’aéroport d’Orly, où Derrida était parti le 26 décembre, il avait eu comme le pressentiment d’être suivi. Dès l’arrivée à Prague, il réalise que ce pressentiment était juste. Il donne une première séance mais il est effrayé et désormais certain d’être suivi. Il décide donc d’annuler la deuxième séance et, le 30 décembre, comme prévu, il se rend à l’aéroport pour rentrer en France. Là, il est arrêté et fouillé par la police. Les policiers trouvent dans sa valise quatre sachets de drogue, qui ont été placés là spécialement à son insu. Il est accusé de trafic de drogue. Après avoir été interrogé pendant six ou sept heures il est conduit à la prison de Ruzyne où, le matin du 31 décembre, il est soumis aux pénibles formalités d’enregistrement, séance de photographie comprise6. Heureusement, l’indignation de l’opinion publique, l’action de la diplomatie française et l’intervention du Président François Mitterand permettent d’obtenir la libération du philosophe. Dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, les mêmes policiers qui avaient arrêté Derrida la veille le libèrent, avec déférence cette fois. Comme il a été plusieurs fois question de Kafka pendant l’interrogatoire, l’avocat dit à Derrida en aparté : « Vous devez avoir l’impression de vivre une histoire de Kafka. » Et plus tard : « Ne prenez pas la chose au tragique, considérez cela comme une expérience littéraire7. »

Ces mots prononcés avec légèreté et avec un ton légèrement moqueur par l’avocat, sont pour nous, en revanche, très importants. Qu’entend-il par « expérience littéraire », ou bien, qu’est-ce qui donne à une expérience – ou à un texte – la spécification de « littéraire » ? Autrement dit, quelle est l’« essence » de la littérature ? Et qu’est que ces questions ont à faire avec la loi et l’œuvre de Kafka ?

Pour répondre à ces questions, nous nous écarterons du récit biographique du voyage pragois et de ses conséquences, pour regarder de plus près l’œuvre de Derrida – bien conscients que pour des raisons théoriques fondamentales, quand on nomme Jacques Derrida, on ne peut jamais détacher totalement sa biographie de son écriture8.

Marc Crépon, dans son article intitulé « Kafka e Derrida : l’origine della legge9 », resitue Derrida dans la « seconde constellation » des philosophes qui se sont intéressés, dans les années 1970 et 1980, à l’œuvre de Kafka. Si les philosophes de la première constellation (Arendt, Benjamin, Anders, Mann), dans les années 1930 et 1940, « dans l’univers de Kafka découvrent de temps en temps la description ou la prophétie du cauchemar dans lequel l’Europe est en train de se précipiter10 », ceux de la seconde (Blanchot, Deleuze, Lyotard, Derrida) trouvent, dans les textes de l’auteur du Château, la voie « pour penser l’ “ essence ” ou la “ fonction ” de la littérature, là où elle n’est pas séparable d’une réflexion sur le droit11 ».

Dans Préjugés, Derrida tient ensemble les deux questions de l’« essence » et de la « fonction » de la littérature et celle de l’origine de la loi, en montrant comment elles ne vont pas seulement de pair, mais aussi comment elles tendent, dans leur inaccessible point d’origine, à devenir indistinguables.

En effet, Devant la loi raconte l’histoire d’un homme de la campagne qui, parvenu aux portes de la loi, se trouve confronté à un gardien qui l’empêche d’entrer. Il patiente pendant plusieurs années durant lesquelles, se heurtant toujours au même refus, il renouvelle à chaque fois sa demande. Enfin, épuisé et harassé, il s’étonne d’être depuis si longtemps le seul à réclamer l’accès à la loi, et obtient la réponse suivante : « Ici, nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n’était faite que pour toi. Maintenant, je m’en vais et je ferme la porte12. »

Selon Derrida, le récit de l’affaire de l’homme de la campagne et du gardien de la loi, met en scène la tension paradoxale qui existe entre le caractère de généralité de la loi et celui de singularité absolue du sujet auquel cette loi-ci s’applique. « Il y a une singularité du rapport à la loi, une loi de singularité qui doit se mettre en rapport sans jamais pouvoir le faire avec l’essence générale ou universelle de la loi13. » Dans cette tension, ce qui est en jeu, n’est pas tant la nature ou le fonctionnement d’une loi spécifique – loi naturelle ou loi morale – que ce « qui reste invisible et caché en chaque loi14 ».

Cet angle mort, inaccessible en tant que tel, « c’est la loi elle-même, ce qui fait que ces lois sont des lois, l’être-loi de ces lois15 ». Toutefois, pour autant que son lieu soit inaccessible, le désir de démasquer le mystère ou le secret de la loi est indéniable, même inéluctable.

Inéluctables sont la question et la quête, autrement dit l’itinéraire en vue du lieu et de l’origine de la loi. Celle-ci se donne en se réfutant, sans dire sa provenance et son site. Ce silence et cette discontinuité constituent le phénomène de la loi. Entrer en relation avec la loi, à celle qui dit “Tu dois” et “Tu ne dois pas”, c’est à la fois faire comme si elle n’avait pas d’histoire ou en tout cas ne dépendait plus de sa présentation historique, et du même coup se laisser fasciner, provoquer, apostropher par l’histoire de cette non-histoire16.

Le lieu qui reste inaccessible à chaque individu qui, comme l’homme de la campagne, se trouve devant le gardien et devant la porte de la loi, c’est ce que, dans Force de loi17, Derrida appelle, en empruntant une expression de Montaigne, le « Fondement mystique de l’autorité ». Une référence à ce texte est nécessaire parce qu’elle nous permet de placer l’interprétation que Derrida, dans Préjugés, propose de la légende kafkaïenne dans le contexte plus large de ses recherches autour des questions de l’accessibilité à la loi, de la possibilité de la littérature, de l’invention, de la justice. À mon avis, ce n’est que dans cette perspective plus large qu’on peut saisir la portée de ce qui est en jeu, pour Derrida, dans le texte de Kafka. Tout d’abord, la référence à Force de loi nous permet de mieux articuler les points suivants :

1. Le premier – il s’agit du thème traité dans la première partie du texte – concerne justement le « Fondement mystique de l’autorité ». L’expression désigne la résistance de la loi, à savoir le fait qu’elle garde son autorité catégorielle seulement si son fondement reste secret.

L’autorité de la loi se fonde sur la force, sur la violence, sur ce qu’on cherche à occulter, à dissimuler ; autrement dit, la force produirait par elle-même la loi, qui à son tour occulte sa propre origine.

Le « Fondement mystique de l’autorité » est précisément le secret qui entoure la genèse de la loi, et la relation qu’elle entretient avec la violence. Le droit mythologique – pour parler comme l’auteur de Zur critik der Gewalt, à la lecture duquel Derrida consacre la seconde partie de Force de loi – trouve dans la dialectique, ou mieux dans la « contaminationdifférantielle18 » entre la violence fondatrice et la violence conservatrice, le mécanisme sur lequel se fonde son autorité. Fondement qui doit rester secret, qui est occulté et refoulé au nom d’une loi qui, en montrant ce qu’elle est vraiment, à savoir rien d’autre que la force, perdrait son autorité.

2. Bien que la loi résiste, et on arrive ici au deuxième point, le désir de démasquer son mystère est inéluctable. Le désir de l’origine est inépuisable. Et celui-ci dure toute une vie, comme le montre l’affaire de l’homme de la campagne. Il l’occupe dans tout son être : le corps et l’esprit sont employés, jusqu’à la mort, pour satisfaire ce désir impossible de traverser la porte de la loi, de raconter son histoire. On a donc, d’une part, le paradoxe d’une loi qui doit être nécessairement générale, mais qui s’applique chaque fois à un cas différent et irréductible à tous les autres. D’autre part, devant la loi, on trouve l’homme de la campagne, l’individu, avec son désir irrépressible d’en démasquer le « Fondement mystique ». Ce besoin d’origine porte l’homme de la campagne, l’individu, à désirer l’impossible, à désirer donc de raconter l’histoire de la loi. « C’est se laisser tenter par l’impossible : une théorie de l’origine de la loi, et donc de sa non-origine19. »

3. Donc le troisième point porte sur l’invention d’une théorie, d’une langue (invention de la littérature), elle aussi absolument singulière, qui raconte l’histoire, la non-histoire, de la loi et qui permet donc de franchir enfin, si c’est possible, sa porte. Mais un telle invention, est-elle possible ?

Avant de répondre à cette question, l’aspect sur lequel il faut porter l’attention est la façon dont, selon Derrida, la question de l’accessibilité (ou de l’inaccessibilité) de la loi se révèle effectivement indissociable de celle de la possibilité (ou de l’impossibilité) du récit, et donc de sa pleine réalisation. Il est à noter que les deux questions de l’origine du droit et de l’« essence » de la littérature, trouvent leur point d’indiscernabilité en montrant la tension paradoxale qui existe entre la généralité de la loi et de la langue, d’un côté ; et l’irréductible particularité de chaque énoncé et de chaque individu, de l’autre.

Ce qui est alors en jeu dans cette tentative, et il en va de la justice, c’est précisément la singularité du singulier. Rendre compte de cette singularité signifie pouvoir raconter l’histoire de la singularité du singulier et l’origine de la loi. Le problème est que l’épreuve de la singularité est condamnée à un double échec : la loi parvient à garder secret son fondement, et la singularité de celui qui se lance dans la recherche de l’origine se heurte à la généralité du langage. Il faut bien préciser que cet échec ne doit pas être considéré comme une condition qui empêche toutes les actions, mais plutôt comme la condition même de l’échec, ce que Derrida appelle l’impossible, et qui constitue la chance, peut-être la seule, de pouvoir penser l’invention de la singularité, qui est toujours, comme on verra, nécessairement, invention de l’autre.

L’invention impossible de la singularité de l’autre

Mais alors l’invention d’une théorie, d’une langue, d’un récit littéraire qui rende compte de l’origine secrète de la loi et de la loi de la singularité, est-elle possible ? Elle est clairement impossible : il s’agit précisément de l’impossible. Nous ferons bientôt référence au texte dans lequel Derrida aborde la question de l’invention de plus près, c’est-à-dire à Psyché. L’invention de l’autre20. Premièrement, il convient de souligner que l’impossible, pour Derrida, n’est pas ce qui s’oppose terme à terme au possible, il n’est pas son contraire. L’impossible est plutôt ce qui réveille, sollicite l’imprévisibilité du possible. Autrement dit, l’impossible est ce qui sauve l’indétermination du possible, ce qui fait en sorte que le possible n’aboutisse jamais à la réalisation d’un projet. La dynamique entre le possible et l’impossible21, peut-être la thématique fondamentale de toute l’œuvre de Derrida, se réfère ici, comme on a dit, à la nécessité d’inventer sa propre singularité dans la langue. La langue, tout comme chaque texte, demande à être déchiffré d’une manière absolument singulière. Chaque conte, demande donc l’invention impossible d’une langue qui le lise d’une manière singulière.

Pour Derrida, l’invention du récit de Kafka, comme on l’a vu, consiste à rendre visible le hiatus entre la singularité et la généralité de la loi. Il le rend visible, il le laisse voir, il le fait devenir lisible, mais il ne le comble pas : c’est là toute sa grandeur.

Vor dem Gesetz est le récit de cette inaccessibilité, de cette inaccessibilité au récit, l’histoire de cette histoire impossible, la carte de ce trajet interdit : pas d’itinéraire, pas de méthode, pas de chemin pour accéder à la loi, à ce qui en elle aurait lieu, au topos de son événement22.

L’invention de la singularité, de sa langue, de sa signature, de sa loi, est toujours une invention impossible. Invention, donc, de l’autre, à savoir de ce qui ne peut jamais être prévisible, calculable, possible avant la venue de son événement (autre nom de l’impossible).

Il faudrait donc dire que la seule invention possible serait l’invention de l’impossible. Mais une invention de l’impossible est impossible, dirait l’autre. Certes, mais c’est la seule possible : une invention doit s’annoncer comme invention de ce qui ne paraissait pas possible, sans quoi elle ne fait qu’expliciter un programme de possibles, dans l’économie du même23.

L’invention, et il en va de la justice, est toujours une tentative, autant qu’il est impossible, d’aller hors-la-loi. « Une invention suppose toujours quelque illégalité24 ».

Hors-la-loi. Du droit à la justice

À ce moment, après avoir lu ces passages de Psyché, une référence supplémentaire à Force de loi, notamment à la première partie du texte (Du droit à la justice), nous aide à poursuivre le chemin de notre réflexion.

Nous nous demandons alors : qu’est-ce que la justice ? Derrida nous donne une première réponse négative en citant Montaigne : la justice n’est pas la loi. La loi n’est que la force, n’est que la violence, bien que cela doive rester secret. C’est dans ce secret – on l’a vu – que consiste le « Fondement mystique de l’autorité des lois ». Il convient ici de lire le passage de Montaigne dans lequel se trouve l’expression citée par Derrida :

Or les loix se maintiennent en crédit, non parce qu’elles son justes, mais par ce qu’elles sont loix. C’est le fondement mystique de leur autorité : Elles n’en ont point d’autre […]. Quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes, ne leur obeéi pas justement par où il doit25.

Derrida commente ce passage de la façon suivante : « visiblement, Montaigne distingue ici les lois, c’est-à-dire le droit, de la justice. La justice du droit, la justice comme droit n’est pas la justice26. » Si la justice n’est pas le droit, qu’est-ce proprement que la justice ?

La justice est une expérience de l’impossible. Une volonté, un désir, une exigence de justice dont la structure ne serait pas une expérience de l’aporie n’aurait aucune chance d’être ce qu’elle est, à savoir juste appel de la justice. […] Le droit n’est pas la justice. Le droit est l’élément du calcul, et il est juste qu’il y ait du droit, mais la justice est incalculable, elle exige qu’on calcule avec de l’incalculable ; et les expériences aporétiques sont des expériences aussi improbables que nécessaires de la justice, c’est-à-dire de moments où la décision entre le juste et l’injuste n’est jamais assurée par une règle27.

L’invention du texte Vor dem Gesetz, écrit par Franz Kafka, représente proprement un exemple de cette expérience de l’aporie. Mais qu’est-ce qu’une aporie ? L’aporie est une interruption, l’interruption d’une expérience, l’interruption de la loi :

Une expérience est une traversée. […] L’expérience trouve son passage, elle est possible. Or en ce sens, il ne peut y avoir d’expérience pleine de l’aporie, à savoir de ce qui ne laisse pas le passage. Aporìa, c’est un non-chemin28.

Le récit, en montrant la relation entre le droit et la littérature, trouve, dans la tension paradoxale qui existe entre la singularité et la généralité de la loi, une voie vers une expérience impossible de la justice.

Si on se déplace encore une fois dans la biographie de Derrida, on peut faire coïncider le désir irrépressible qui pousse l’homme de la campagne à vouloir connaître à tout prix le secret de la loi, avec le « premier désir » dont Derrida parle, dans le même entretien susmentionné, pour justifier ce qui, depuis le début, l’a poussé à écrire. « Mon “premier” désir ne me portait sans doute pas vers la philosophie, plutôt vers la littérature, non, vers quelque chose que la littérature accueille mieux que la philosophie29. »

Qu’est-ce que la littérature accueille mieux que la philosophie ? L’instance de la justice comme expérience de l’aporie. Tout ce qui se joue en montrant, en rendant lisible le paradoxe de la loi qui règle la relation entre le singulier et le général, est une certaine idée de la justice. Il ne s’agit pas, toutefois de la justice des lois, – cette dernière, si on suit Montaigne et Derrida, n’est jamais la justice – mais d’une idée de justice qui doit nécessairement chercher d’aller au-delà du droit. Il s’agit, donc d’une « “idée de la justice” infinie, infinie parce qu’irréductible, irréductible parce que due à l’autre – due à l’autre, avant tout contrat, parce qu’elle est venue, la venue de l’autre comme singularité toujours autre30. »

Il faut alors laisser venir l’autre, il faut lui laisser passage sans pour autanr se préparer à sa venue, sans le calculer, sans le prévoir, mais en même temps, sans tomber dans une inertie prête à tout accepter. « Inventer, ce serait alors “savoir” dire “viens” et répondre au “viens” de l’autre. Cela arrive-t-il jamais ? De cet événement on n’est jamais sûr31 ». C’est précisément dans cette occasion dont on n’est jamais sûr qu’elle se présentera qu’on doit reconnaître une chance pour l’événement de la singularité de l’autre, la chance de la justice. « Il faut savoir aussi que cette justice s’adresse toujours à des singularités, à la singularité de l’autre, malgré ou en raison même de sa prétention à l’universalité32. »

Le désir de la déconstruction

On a l’habitude de se référer à la philosophie de Jacques Derrida, à son invention, en lma désignant par le terme de déconstruction. Si nous lisons ce qu’il a écrit sur la déconstruction et sur la justice on comprend bien comment ce désir qui dans sa jeunesse l’avait orienté vers la littérature est inextricablement lié, dès le début de son travail, à cette idée de justice que nous avons évoquée plus haut. « La justice en elle-même, si quelque chose de tel existe, hors ou au-delà du droit, n’est pas déconstructible. Pas plus que la déconstruction elle-même, si quelque chose de tel existe. La déconstruction est la justice33» Pour être plus précis, la déconstruction, comme Derrida le remarque juste après, se place dans le hiatus entre droit et justice : « la déconstruction a lieu dans l’intervalle qui sépare l’indéconstructibilité de la justice et la déconstructibilité du droit. Elle est possible comme une expérience de l’impossible34. » Comme Caterina Resta l’a bien expliqué dans L’Evento dell’altro, « ce hiatus, cet intervalle, est en fait un saut, une interruption, une aporie : il n’y a pas de la justice sans l’expérience de cet impossible passage, sans l’expérience – jamais possible jusqu’au bout – d’un chemin qui s’interrompt, qui ne peut pas d’aller plus loin, sans l’expérience d’un arrêt35. »

Dans le désir irrépressible et fou de l’homme de la campagne de dévoiler le fondement de la loi, on doit discerner le même désir de la déconstruction, le désir de l’invention de la singularité de l’autre qui habite dans chaque instance de la justice. « La déconstruction est folle de cette justice-là. Folle de ce désir de la justice. Cette justice-là, que n’est pas le droit, c’est le mouvement même de la déconstruction36. »

Dans cette perspective, l’échec de l’homme de la campagne n’est pas une histoire à considérer comme une défaite inexorable. Sans doute, l’homme de la campagne ne peut pas franchir la porte de la loi, il ne peut toucher la loi ni la regarder de près. Néanmoins, en posant sa dernière question au gardien de la loi, il peut entrevoir le caractère paradoxal du mécanisme de la loi. Comme l’écrit Kafka,

“Si chacun aspire à la loi, dit l’homme, comment se fait-il que durant toutes ces années personne d’autre que moi n’ait demandé à entrer ?” Le gardien de la porte, sentant venir la fin de l’homme, lui rugit à l’oreille pour mieux atteindre son tympan presque inerte : “Ici, nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n’était faite que pour toi. Maintenant, je m’en vais et je ferme la porte37.”

L’homme de la campagne, juste avant sa mort, découvre le paradoxe de la loi. Mais ce n’est pas tout. Sa question, en plus de donner suite à la réponse du gardien, fait que le gardien même, avant de partir, ferme la porte de la loi. Dans ce geste qui ferme, qui barre la porte de la loi, on doit reconnaître cet arrêt, cette interruption, ce non-chemin, sans lequel l’instance de la justice n’est pas concevable. Telle est l’invention littéraire signée par Franz Kafka : non seulement Vor dem Gesetz met en scène la tension paradoxale qui existe entre le caractère de généralité de la loi et la singularité absolue du sujet auquel elle s’applique, mais la fiction rend visible, avec le geste du gardien qui ferme la porte de la loi, l’interruption qui ouvre à la venue de l’autre, à l’à venir de la justice. Autrement dit, le récit rend visible, sans le combler, le hiatus qui sépare la finitude du droit déconstructible de la demande infinie et indéconstructible de justice.

Maintenir sensible ce hiatus, montrer l’impossibilité du passage à l’infinité de la justice, ne signifie pas être paralysé dans cet échec qui annonce l’expérience de l’aporie ; au contraire, c’est précisément à partir de cette interruption, de l’arrêt, de l’échec, de l’aporie que la déconstruction puise sa source intarissable, son désir fou de justice, « qui sans cesse questionne les limites, les marges de cette aporie, pour transformer les profils, pour négocier et traiter avec l’intraitable, sinon pour en révolutionner, quand c’est possible, les assiettes consolidées38. »

La justice reste à venir, elle a à venir, elle est à-venir, elle déploie la dimension même d’événements irréductiblement à venir. Elle l’aura toujours, cet à-venir, et elle l’aura toujours eu. Peut-être est-ce pour cela que la justice, en tant qu’elle n’est pas seulement un concept juridique ou politique, ouvre à l’avenir la transformation, la refonte ou la refondation du droit et de la politique39.

Certainement, quand on s’ouvre à l’autre – et cela a à voir aussi avec la loi – on peut tout ruiner, comme le montre l’affaire de Joseph K. dans Le Procès et les nombreuses autres histoires que vivent les personnages de Kafka. Toutefois, c’est seulement dans l’ouverture inconditionnelle à la venue de l’autre, seulement dans cette ouverture sans défense, sans calcul, ouverte au risque, qu’on peut penser la justice. C’est cette ouverture messianique40 à la justice qui se laisse voir dans le geste du gardien qui ferme la porte de la loi. Devant la loi, non seulement montre que « la loi n'est ni la multiplicité ni, comme on croit, la généralité universelle41 », mais il trace aussi la voie vers l’expérience impossible de la justice. Ce n’est qu’après la clôture de la porte de la loi, après l’interruption de la loi, après son arrêt, hors-la-loi, qu’il devient possible d’entrevoir les contours imprécis du spectre de la justice infinie. Après la clôture de la loi, il y a de l’autre, il y a l’autre, il y a l’à-venir, il y a « le messianique : la venue de l’autre, la singularité absolue et inanticipable de l’arrivant comme justice42 ».

Se référant à son expérience kafkaïenne de Prague, d’où nous sommes partis, Derrida confie en 1999 à C. Malabou que, dans sa vie, elle « fut au fond le voyage le plus digne de ce nom43 ». Cela pourrait être dû au fait que par son arrestation il a fait l’expérience de cette interruption de chemin qui est la seule occasion possible de penser la justice.

 

Notes

1

Angelo Maria Ripellino, Praga magica, Torino, Einaudi, 1979.

2

Patrizia Runfola, Praga al tempo di Kafka. Una guida culturale, Torino, Lindau, 2014.

3

Benoît Peeters, Derrida, Paris, Flammarion, 2010, chap. 13, La nuit de Prague. 1981-1982, p. 410-421.

4

« C’est à Oxford, en 1980, qu’un groupe d’enseignants crée la Jan-Hus Educational Foundation. […] Il s’agit de venir en aide à des universitaires tchécoslovaques, en organisant des cours et des séminaires clandestin, en apportant sur place des livres interdits ou en soutenant financièrement la publication de samizdats ». (Ibid., p. 410)

5

Jacques Derrida, Préjugés. Devant la loi, in Jean-François Lyotard, La Faculté de juger, Paris, Minuit, 1985.

6

Dans une conversation de 1983 avec Catherine David, Derrida raconte « les hurlements et les injures des gardiens à travers la porte blindée et dans le cachot même où l'un d'eux fait mine de frapper parce que je demande un avocat français, et puis la nudité, les photographies (jamais je n’ai été plus photographié de ma vie, de l’aéroport à la prison, vêtu ou nu avant de revêtir l’ “uniforme” de prisonnier…) ». (J. Derrida, Points de suspension. Entretiens, Paris, Galilée, p. 137)

7

Ibid., p. 137.

8

Sur l’importance de l’autobiographie pour la philosophie de Derrida voir Simone Regazzoni, Jacques Derrida. Il desiderio della scrittura, Milano, Feltrinelli, 2018.

9

Marc Crépon, « Kafka e Derrida : l’origine della legge », in Gianfranco Dalmasso, Carmine Di Martino, Caterina Resta, dir., L’A-venire di Derrida, Milano-Udine, Mimesis, 2014, p. 50, je traduis.

10

Ibid., p. 50, je traduis.

11

Ibid., p. 51, je traduis.

12

Franz Kafka, Devant la loi, traduction par Alexandre Vialatte et Marthe Robert, in Jacques Derrida, Préjugés. Devant la loi, op. cit., p. 101.

13

Ibid., p. 104.

14

Ibid., p. 109.

15

Ibid., p. 110.

16

Ibid., p. 110.

17

Id., Force de loi. Le « Fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994.

18

Ibid., p. 94-95.

19

Id., Préjugés. Devant la loi, op. cit., p. 110.

20

Id., Psyché. Invention de l’autre in Id., Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1998.

21

Sur ce thème voir S. Petrosino, Jacques Derrida e la legge del possibile : un’introduzione, Milano, Jaca Book, 1997.

22

Id., Préjugés. Devant la loi, op. cit., p. 114.

23

Derrida, Psyché. L’invention de l’autre, op. cit., p. 59.

24

Ibid., p. 11.

25

Michel de Montaigne, Essais, Livre troisième, chap. XIII, « De l’expérience », éd. Emmanuel Naya, Gallimard, 2009 et 2012, Folio classique, p. 413.

26

Jacques Derrida, Force de loi, op. cit., p. 30.

27

Ibid., p. 38.

28

Ibid., p. 37-38.

29

J. Derrida, Points de suspension. Entretiens, op. cit., p. 127.

30

Id., Force de loi. Le « Fondement mystique de l’autorité », op. cit., p. 55.

31

Id., Psyché. L’invention de l’autre, op. cit., p. 53-54.

32

Id., Force de loi. Le «Fondement mystique de l’autorité », op. cit., p. 44.

33

Ibid., p. 35.

34

Ibid., p. 35.

35

Caterina Resta, L’evento dell’altro, Torino, Bollati Boringhieri, 2003, p. 54, je traduis.

36

Jacques Derrida, Force de loi. Le «Fondement mystique de l’autorité », op. cit., p. 56.

37

Franz Kafka, Devant la loi, in Jacques Derrida, Préjugés. Devant la loi, op. cit., p. 101.

38

Caterina Resta, L’Evento dell’altro, op. cit., p. 55, je traduis.

39

Jacques Derrida, Force de loi. Le « Fondement mystique de l’autorité », op. cit., p. 60-61.

40

Derrida, dans Spectres de Marx, parle de « messianisme désertique » et de « messianique sans messianisme » pour indiquer la structure d’un messianisme qui ne dépend pas des messianismes historiques ou d’un messie déterminé. (Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993)

41

Id., Préjugés. Devant la loi, op. cit., p. 128.

42

Id., Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, op. cit., p. 56.

43

J. Derrida, C. Malabou, La Contre-allée. Voyager avec Jacques Derrida, La Quinzaine littéraire/Louis Vuitton, 1999, p. 39.

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