Résumé
Dans cet article il s’agit de s’interroger sur la tonalité — sérieuse ou ironique ? — du Bestiaire d’Amour du poète-clerc Richard de Fournival. L’auteur prétend adresser une ultime requête amoureuse à une dame dont il est amoureux, à travers un texte inédit et inclassable au carrefour de la topique de la fin’amor, de l’art d’aimer et du bestiaire — toutes formes qu’il met en crise et en tension critique. Mais la naturalisation de l’amour via les analogies animalières laisse affleurer une violence et peut-être des allusions grivoises qu’ironiquement le poète mesure sans cesse au registre policé de la courtoisie, défaisant ainsi en même temps qu’il l’élabore une parole d’amour mise en échec dès le début.
Abstract
This article is about the tone – serious or ironical? — of the Bestiaire d’Amour of the clerk-poet Richard de Fournival. The author claims to be sending an ultimate love request to a lady he is in love with, through an unpublished and unclassifiable text at the crossroads of the topoi of fin’amor, of the art of love, and of the bestiary – putting all these forms to the test and pushing them to their limits. But the naturalization of love via animal analogies paves the way to violence, and to potentially bawdy allusions that the poet ceaselessly tempers in the register of polite courtesy, thus both elaborating and undoing at the same time a lover’s discourse that is doomed to failure from the start.
Il est difficile de juger du registre et de la tonalité d’un texte médiéval et tout particulièrement lorsque l’on se retrouve face à une œuvre aussi étrange et inclassable que le Bestiaire d’amour1.
Plusieurs questions liminaires se posent, en effet, au lecteur moderne qui cherche à saisir le sens de ce texte du XIIIe siècle.
1) Le projet de l’auteur est-il celui, proclamé, d’une requête amoureuse à une « bele tres douce amee » et donc l’essai de convaincre celle-ci d’aimer — au moins d’agréer au titre d’amant — celui qui la prie ? Cela n’explique pas pourquoi en passer par une forme si complexe et par une argumentation à bien des endroits que l’on peut qualifier de « sophistique ». Nous y reviendrons. Tout cela pour un résultat négatif que met en œuvre de façon appuyée une Réponse fictive de la dame due sans doute d’après les philologues à un auteur anonyme et composée des années après l’œuvre de Richard. Ce deuxième texte cependant témoigne d’une lecture littérale du Bestiaire et d’une réception qui confirme (ou feint de confirmer) la fiction amoureuse qui le motive.
2) L’intentio auctoris d’un texte si retors s’arrêterait-elle cependant à rappeler une banale histoire d’amour déçu dont l’échec des écrits antérieurs annonce le peu d’espoir qui reste à l’amant ?
Et chis escrit est aussi con li arrierebans de tous chiaus que je vous ai envoié desi a ore2.
Ce nouvel écrit sous couvert de la poursuite d’une requête amoureuse serait donc aussi une sorte de couronnement de ceux qui le précèdent — de même facture ou d’une autre ? C’est-à-dire la suite et fin d’un ensemble de poèmes lyriques ? Car si Richard est un clerc, un érudit et un médecin, il est aussi (à ses heures ?) un trouvère. Il compose (paroles et musique) des « chansons courtoises », version en langue d’oïl des cansos troubadouresques en langue d’oc. Il connaît les motifs de cette tradition poétique et en particulier il répète dans ses pièces l’aporie du scénario lyrique de la fin’amor : la voix du poète se brise sur le silence et l’indifférence de la dame. Il est nécessaire, pour comprendre le fil rouge du Bestiaire, de lire les Chansons de Richard où l’amour constitue un piège pour l’amant à travers les images d’un puits profond, d’un labyrinthe ou d’une bête capturée (…), piège dont il s’échappe soit grâce à une nouvelle dame plus conciliante, soit en ayant prudemment gardé une corde pour le guider vers la sortie, devenant Ariane et Thésée à lui seul !3 Ainsi le code amoureux est-il constamment à la fois répété et mis dans une tension ironique. En faisant allusion à ses autres « écrits », Richard assume de fait un double ethos, celui de l’amant, celui du poète. Dans les deux cas, « je » demeure la personne fondamentale qui à la fois met en scène une déclaration d’amour et analyse par touches le discours amoureux dont il use, produisant ainsi un effet de confidence et de vécu.
3) Or, ultime essai, le Bestiaire ne sera pas lyrique — il serait même disharmonieux (comme le braiment de l’âne4) — mais, au sens propre, inouï quoique sur un scénario récurrent. Faire du neuf avec de l’ancien, c’est là la manière d’inventer des Médiévaux : puiser dans le connu, les topoï, pour créer par de subtils décalages ce qui n’avait pas encore eu lieu. Donc, moins qu’une histoire d’amour singulière, ne faut-il pas voir dans le Bestiaire un jeu brillant, parodique à différents degrés, partiellement méta-poétique, un jeu critique pour une mise à distance d’une tradition qui s’essoufflait où le clerc, comme le dit Christopher Lucken, serait vainqueur du trouvère5 ? Et un discours critique mené par un « maître »6 qui possède l’art de tous les discours, savants et poétiques, latins et vernaculaires, qui est capable de créer un objet verbal en lui-même remarquable en don d’amour, un livre où les deux principaux sens de l’amour — la vue et l’ouïe — trouveront à se satisfaire grâce à la fois au texte à lire et aux images à regarder 7:
Car mar m’amissiés vous ja, si sont che deus choses ou œil se doivent mout deliter a veoir et memoire a remembrer et oreille a oïr8.
Reçue favorablement ou non par la dame, l’œuvre de Richard sera créatrice de plaisir (« delit »). Ne serait-ce pas une forme de réussite et peut-être la plus essentielle — mais pour qui ?
Voici en quelques mots ce que je voudrais inviter à envisager : l’humour, sinon l’ironie, pour qui sait les entendre, sous-jacents à l’essai, perdu d’avance par le code de la fin’amor, de convaincre une dame d’aimer, scénario répété par la Réponse qui forme avec le Bestiaire le diptyque attendu par la tradition : prière d’amour/refus d’aimer ; locuteur masculin/locutrice féminine.
J’articulerai ma lecture autour de trois points : l’amour comme savoir entre Aristote et Ovide ; plasticité des figures animalières ou de la mort à la vie ; dramaturgie et déconstruction de la parole d’amour.
1. L’amour comme savoir
Le Bestiaire d’amour se situe au croisement de plusieurs formes contemporaines.
Les bestiaires sont le premier patron ou modèle, celui mis en exergue. Discours allégorico-religieux, la description sommaire et orientée des « natures » animales physiques et comportementales y renvoie à une moralisation assez simple et une conception manichéenne (Bien/Mal ; Dieu/Diable). Or sous la plume d’un membre éminent du clergé comme l’était Richard, le bestiaire devient profane. Pour parler d’amour à une dame on va emprunter un discours moral et religieux : premier déplacement du sérieux au frivole.
Plus implicitement Richard se place dans la mouvance des « Arts d’aimer » florissants au XIIIe siècle sur le modèle ovidien de l’Ars amatoria et du De Amore d’André le Chapelain composé au siècle précédent. Richard a déjà (?) écrit un art d’aimer, le Consaus d’Amour adressé à une femme qui n’est pas une amante, mais une « bele tres douce suer » qui lui demande conseil. Richard serait donc, comme le poète latin, un maître en amour ! Car, dit Ovide, l’amour ressortit d’un savoir. Ainsi commence l’Ars amatoria :
Si quis in hoc artem populo non novità amandi
Hoc legat et lecto carmine ductus amet (v.1-2)
Cette connaissance s’allie à l’expérience : « Usus opus movet hoc ; vati perete perito 9» (v.29)
On sait qu’Ovide parodie les traités didactiques en vogue à son époque. L’art d’aimer entretient toujours quelque lien avec le second degré parodique. Et Richard ne se tient pas seulement sous l’ombre d’Ovide : la première phrase du Bestiaire se place (certes sans le dire explicitement) sous le patronage d’Aristote en répétant une phrase topique précisément des traités savants : « Toutes gens desirrent par nature a savoir » qui ouvre la Métaphysique d’Aristote. Surprenant incipit d’une requête amoureuse ! Les deux références demeurent cachées ou plus exactement claires pour qui les connaît. Aristote n’est pas nommé et le nom d’Ovide n’apparaîtra que de manière discrète et décalée (citation des Métamorphoses et non de l’Art d’aimer) combinée avec la mention d’un troubadour qui serait, quoique lui aussi cité indirectement, Bernard de Ventadour : « Dont j. Poitevins dist (…) Et pour che dist Ovides c’… 10».
Ainsi donc Aristote, Ovide, Ventadour constituent les autorités du texte de Richard. À Aristote se raccrochent le registre savant — celui des bestiaires et de la naturalisation de l’amour, celui des exposés didactiques sur les cinq sens ou les quatre éléments11 ainsi que le principe de la pensée analogique, propre au Moyen Âge, qui structure l’ensemble.
À Ovide la science érotique et, à sa suite, l’humour avec lequel le poète latin la traite.
À Bernard de Ventadour la fin’amor au centre du discours amoureux médiéval. De ce point de vue, les premières pages sur la connaissance, la mémoire culturelle et la mémoire amoureuse procèdent, comme l’ensemble du texte, par glissements successifs jusqu’à la justification du projet : pour habiter la mémoire de la dame et passer par les deux ouvertures de celle-ci (œil et oreille) il faut l’écrit illustré qu’est un bestiaire. Discours scientifique et discours érotique se combinent et Richard se tient à toutes les places — du savant, du poète, de l’amant. Il compose ce qu’il appelle un « contreescrit » où l’écrit et non plus le chant contient en creux la parole interdite, refusée par la dame. Mais dans ce “ contreescrit » que Bianciotto comprend comme « substitut du chant » ne peut-on entendre aussi ce “ contre-chant », ce chant d’à côté, qui est la définition étymologique de la parodie12 ?
Ni chanson d’amour, ni art d’aimer, ni bestiaire à proprement parler, le texte de Richard est tout cela à la fois et rien de cela. Texte chimère, tous les discours à disposition de son auteur sont mis en concurrence. Richard se livre à un jeu profondément ironique sur les formes consacrées par la tradition qu’il fait se télescoper en une posture critique.
Pour le vérifier, il nous faut entrer un peu dans la forge du texte.
2— Plasticité des figures animalières. De la mort à la vie
Le passage rapide d’un animal à un autre ouvre à une dissémination des natures animalières dont on convoque dans différents passages telle ou telle caractéristique dont on a besoin. Ces reprises, partielles et orientées, font surgir des comparaisons dans lesquelles la dame, et non pas seulement l’amoureux, se trouve prise. Objet du chant du poète, la dame lointaine est sommée de devenir une actrice de la relation érotique à défaut d’être une partenaire.
Ainsi la belette 13(« moustoille ») qui conçoit par l’oreille et enfante par la bouche, permet une critique des femmes qui se dérobent aux mots d’amour qu’on leur adresse en déviant la conversation sur d’autres sujets. Cette belette reviendra plus loin,14 car, alors qu’elle abandonnait ses petits dans la première occurrence, elle les ressuscite désormais.
La question de la mort et de la vie occupe, en effet, des pages centrales. Pour le trouvère chanter c’est aimer et vice-versa. Cette équivalence qui fonde la lyrique se trouve mise à mal par l’échec auprès de sa dame des chants de Richard. Aimer, et chanter d’amour, c’est donc mourir comme le grillon15. C’est pourquoi l’amant ne chante plus. S’engage alors, par une sorte d’élargissement du propos, un procès de la voix (et non pas seulement du chant) devenue vecteur de mort et impliquant la dame. Si le poète-amant ne chante plus, la dame, elle, prend la figure de la sirène qui endort l’homme pris au piège du charme de sa voix16. La séquence de la voix enchanteresse de la dame introduit les exposés sur les sens et la puissance de sidération et de séduction mortelle de la voix. Car la mort toujours est donnée « a force de vois 17». Voix qui n’est plus celle de l’homme se révélant inefficace, mais celle, meurtrière, de la femme. Dans cette extrémité s’impose un remède, celui inconnu de la belette, un remède qui ressuscitera l’amant, car l’analogie animalière ouvre un espoir : « Par le nature d’une beste set on le nature d’une autre 18». Tout correspond dans le cycle de la vie et de la mort dans lequel l’Homme est pris lui aussi. L’animal, tel est le programme du texte, devient exemplaire de ce que peut/doit faire l’être humain. Aussi l’amant évoque-t-il les animaux qui ressuscitent leur progéniture : le lion puis le pélican. Ce dernier s’ouvre le flanc et arrose ses petits (qu’il a lui-même tués !) de son sang. La dame est invitée à faire de même :
Se vous voliés vostre bel costé ouvrir que vous me vausissiés arouser de vostre bonne volonté douche, et donner le bel douc cuer desirré qui dedens le côté gist, vous m’avariés resuscité19.
S’instaure un double jeu continu entre la diction allégorique (mort d’amour, bonne volonté, cœur, siège du sentiment) et la référence concrète, le sang du pélican : Lors lieve s’ele et ouvre son costé a son bec et du sanc qu’il en trait arouse ses pouchins20.
Il suffirait à la dame dans une sorte de compromis d’accorder seulement son cœur pour arrêter les plaintes importunes de l’amant : « Si me deüssiés vostre cuer donner pour estre delivres de mon anui 21».
Argument pour le moins sophistique dont l’illustration se fait plus insidieuse encore. La synecdoque érotique devient terriblement concrète avec le castor qui s’émascule pour se libérer des chasseurs qui souhaitent s’emparer de ses organes génitaux porteurs d’un médicament qu’ils recherchent22. Rapprochement osé sinon comique. Le détour par le sexe du castor, en lieu et place du cœur de la dame, dit-il, pour qui sait l’entendre, les enjeux de la requête en un clin d’oeil aux lecteurs ? La dame de la Réponse, au demeurant, ne s’y trompera pas, la majeure partie de son discours tournant autour de la peur de perdre son honneur23.
Toute une imagerie violente affleure aussi à la surface du discours policé de l’amant, du flanc ouvert de la dame-pélican à l’automutilation du castor, l’analogie animalière ouvre aux fantasmes d’agression physique et de blessures. Elle permet, comme dit plus haut, de passer constamment du concret à l’abstrait et inversement. De plus la femme aimée en vient à prendre les visages opposés de la meurtrière et de la génitrice parfois au péril de sa mort. De femme ouverte, de femme déchirée comme certaines femelles (par exemple la vipère), elle devient aussi l’amante-mère d’un fils-amant qui, contrairement aux vipereaux, ne la tuera pas.
Chaque motif de l’érotique courtoise trouve ainsi dans le bestiaire un faisceau de correspondances, et ce jusqu’à des images limites et des rapprochements incertains. C’est l’effet qui fait mouche.
Faut-il prendre au sérieux ces comparaisons, dans leur excès même peu propices à convaincre une dame à moins qu’elles ne révèlent, secrètement et, comme suggéré, ironiquement, la violence du désir combattue sans cesse par le registre euphémistique du Grand Chant et la soumission de l’amant à la dame que le roman chevaleresque met en récit24 ?
Car, comme le dit Paul Zumthor, cette poétique se construit sur l’opposition et non sur l’accord et l’union :
Tel est je pense le fond de cet art. S’il dit quelque chose, s’il se réfère à un monde vécu, c’est à une situation universelle de conflit25.
3. Dramaturgie et déconstruction de la parole d’amour
Dans la Chanson courtoise, il est un autre acteur de ce conflit, le « losengier », l’homme qui feint d’aimer pour tromper la dame. Ainsi se constitue dans l’espace du poème une sorte de couple à trois – non sans perversité si l’on veut ! Reprenons Zumthor : « L’intensité dramatique est accrue : les “félons” confirment elle dans son refus et je dans son destin 26». En dernière instance l’amant du Bestiaire, en un geste qu’il qualifie de vengeance, voue la dame à écouter d’une oreille complaisante un amant qui la tromperait. Richard finit d’explorer de cette manière toutes les figures du « Grand chant », mais l’évocation de cette ultime situation défait tout l’édifice. Si l’autre amant ressemble au renard rusé, ses propos trompeurs rejaillissent sur l’amant honnête :
Aussi di je que tes fait mout le tresvasé d’amour cui il n’en caut, ne qui bee s’a trechier non. Mais par aventure aussi diriés vous de moi meismes27.
Le discours de l’amant sincère et celui de l’amant qui ne l’est pas usent, en effet, des mêmes déclarations d’amour, supplient la dame avec les mêmes mots.
Comme dans nombre de pièces lyriques appartenant à cette tradition, je ne peux qu’affirmer (et répéter) sans preuve autre que sa parole qu’il se différencie du renard et du vautour qui se repaissent de leurs victimes. Les images de mort, dans une nouvelle variante, font retour à travers ces animaux qui clôturent le Bestiaire. Quelles que soient les natures des bêtes convoquées, quels que soient les exemples qu’elles ont en charge de donner, elles montrent qu’aucune démonstration ne peut prouver la sincérité de celui qui prie d’amour, car tout tient à son discours et y revient : « je ne vous puis par nulle forche de parole faire connoistre ne savoir desquels je sui 28».
Si seuls les actes prouvent l’amour vrai, alors l’amant devra être un chevalier qui va à la guerre pour servir son seigneur. Le modèle lyrique s’efface devant le modèle romanesque. Et la métaphore première de l’arrière-ban revient en conclusion, confirmant le procès intenté à l’expression lyrique depuis le début. Mais ni le clerc ni le poète ne sont des hommes d’armes. Ils ne possèdent que les mots. Or ceux-ci sont impuissants, qu’ils soient d’un trouvère et plus encore d’un clerc. C’est ce que dira la dame de la Réponse avec virulence :
Comme je cuit que se je n’afioie en vous aussi comme il ostrisse s’afie ou soleil, que vous le couveriéz de pute escole ! Maudehait ait qui en vous s’affiera, encore vous fachiez vous si vrai29.
À travers la figure finale du « losengier », le Bestiaire d’amour programme son propre échec qui au-delà du chant devient celui de toute plaidoirie amoureuse. Le rival potentiel et malhonnête représente, comme le silence de la dame, une aporie structurelle du scénario lyrique de la fin’amor. Rien ne permet de distinguer la vérité d’un sentiment de son mensonge. Et l’éloquence n’est pas un substitut efficace au chant lyrique, l’écrit pas davantage. Aucune raison, ni de paroles, ni de fait, ne sont l’herbe par laquelle le pivert débouche son nid et par laquelle l’amant obtiendrait le cœur qui le sauverait. À plusieurs siècles de distance et dans un tout autre contexte de pensée, on rappellera ces phrases de Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux :
L’amour a certes partie liée avec mon langage (qui l’entretient), mais il ne peut se loger dans mon écriture. Il faudrait que quelqu’un m’apprenne qu’on ne peut écrire sans faire le deuil de sa sincérité30.
Conclusion
La naturalisation de l’amour ne convainc pas, mais, au mieux, prête à sourire d’un sentiment amoureux devenu semblable à des gestes instinctifs de survie — se défendre, manger — où la violence s’invite non sans allusions peut-être entendues comme grivoises par les Médiévaux.
Quel lecteur modèle, au sens d’Umberto Eco, construit le texte de Richard de Fournival ? Sans doute celui qui, connaissant les discours à disposition de l’auteur, c’est-à-dire possédant la même « encyclopédie » de son temps (toujours au sens d’Eco) est capable de partager avec lui leur mise à distance critique, à rire à la fois des rapprochements entre femmes et femelles, hommes et mâles et des impasses, toujours ressassées, de la fin’amor. En un mot un clerc qui s’amuse de la lyrique et de ses lieux communs autant que du transfert du bestiaire religieux au discours profane de l’amour, voire de certains sous-entendus que provoque la rencontre entre amour et animalité.
La Response du Bestiaire, on l’a dit, peut servir de clé de lecture, la dame démasquant le désir sexuel sous l’élégance châtiée, les plaintes convenues et les analogies animalières plus inattendues de celui qui la prie. Cela, dans ce deuxième texte aussi, non sans un humour qui répond en miroir à celui du Bestiaire, nous engageant à le lire dans cette tonalité.
Notes
Richard de Fournival, Le Bestiaire d’amour et la Response du Bestiaire, édition bilingue Gabriel Bianciotto, Paris, Champion Classiques, 2009.
L’œuvre lyrique de Richard de Fournival, éd. Yvan Lepage, éditions de l’Université d’Ottawa n° 7, 1981. Quelques pièces sont reproduites dans Chansons des trouvères, édition bilingue Samuel N.Rosenberg, Hans Tischler, Marie-Geneviève Grossel, Paris, Lettres Gothiques, 1995, p. 618 - 633.
Christopher Lucken, « Richard de Fournival ou le clerc de l’amour », Le clerc au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses de Provence, Senefiance n° 37, 1995, p. 415.
C’est ainsi que l’appelle la dame de la Response, ce titre étant effectivement le sien dans l’ordre de ses « diplômes », mais aussi, nous le verrons, dans l’ordre de la connaissance en amour. C’est pourquoi il est à la fois marque de respect et marque d’ironie.
La lecture était le plus souvent une lecture à haute voix. C’est pourquoi tout écrit garde sa nature verbale « pour che que toute escriture est faite pour parole moustrer et pour che c’on le lise, et quant on le list, si revient ele a nature de parole », Bestiaire, p. 158.
Ovide, L’art d’aimer, édition bilingue Emile Ripert, Paris, Classiques Garnier, 1957 : « Si quelqu’un de ce peuple ignore l’art d’aimer, qu’il lise ce poème, et, l’ayant lu, qu’il aime avec science » p. 159 ; « C’est l’expérience qui fait naître cet ouvrage ; obéissez à un poète que la pratique a instruit. » p. 161.
À partir de la Poétique d’Aristote, Gérard Genette propose la définition suivante : « parôdein, ce serait (donc ?) le fait de chanter à côté, donc de chanter faux ou dans une autre voix, en contrechant, en contrepoint — ou encore de chanter dans un autre ton. » Palimpseste, Paris, Seuil, 1982, p. 17.
Ainsi tout particulièrement le personnage de Lancelot à partir duquel a été forgée l’appellation (non médiévale) « d’amour courtois ».
Paul Zumthor, « Le je de la chanson et le moi du poète » dans Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, 1975, p. 188.
Response, p. 316 : l’autruche abandonne son œuf après l’avoir pondu et seule la chaleur du soleil le couve.
Table des matières
Le bestiaire d’amour de Richard de Fournival, un chant d’amour ironique?
Les personnages féminins dans les trois comédies de Corneille
« Rien de plus cher que la chanson grise... » : indécision et hésitation dans la syntaxe de De la littérature de Madame de Staël
Quand Rushdie rend hommage à García Márquez, ou le réalisme magique comme outil de distinction
Résistance culturelle dans les poésies américaines de Joy Harjo, Miguel Asturias et Gaston Miron