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Résumé

Cet article cherche à reconstituer, à partir de deux textes de Salman Rushdie consacrés à Gabriel García Márquez, la stratégie de l’auteur des Enfants de minuit pour se situer du côté d’une littérature légitimée, qui échappe aux critiques habituellement adressées aux littératures de l’imaginaire : il s’agira notamment de montrer comment la notion de réalisme magique, de ce point de vue, est utilisée, via la référence à García Márquez, comme un outil de distinction plus que comme un objet de réflexion théorique.

Abstract

Based on two texts by Salman Rushdie devoted to Gabriel García Márquez, this article seeks to reconstruct the strategy employed by Midnight Children’s author to situate himself on the side of a legitimised literature that escapes the criticisms usually levelled at fantasy literature: in particular, it will seek to show how the notion of magic realism is used, via the reference to García Márquez, as a tool of distinction rather than as an object of theoretical reflection.

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Cet article se propose de faire un pas de côté par rapport au corpus de la question d’agrégation de littérature comparée sur les « romans du réalisme magique », en abordant le programme sous un angle relevant davantage de la sociologie de la littérature que de l’étude de textes. Parce que ce programme repose sur une notion, le réalisme magique, dont le flou théorique permet de nombreuses interprétations et instrumentalisations, il paraît en effet important de réfléchir, à côté des nécessaires clarifications sur les définitions poétiques1, aux usages publics qui sont faits de la notion. La réflexion ci-dessous, par conséquent, n’accordera qu’une place minimale à Yan Lianke, dont le lien au réalisme magique relève davantage de la théorie que de la posture d’auteur, pour reprendre le terme de Jérôme Meizoz2. Il s’agira plutôt de se concentrer sur une relation par textes interposés, celle que Salman Rushdie cherche à construire avec Gabriel García Márquez : relation très pensée, au-delà de l’hommage convenu, parce qu’elle se trouve au cœur d’une stratégie de légitimation littéraire visant, de la part de l’auteur des Enfants de minuit, à utiliser García Márquez et la notion de réalisme magique pour construire sa propre position dans l’espace littéraire mondial3. Cette stratégie, comme on le verra à partir de deux textes où Rushdie commente l’œuvre de García Márquez, ne passe pas vraiment par une définition rigoureuse de ce qu’est le réalisme magique, mais plutôt par une dévalorisation d’autres types de littératures de l’imaginaire.

1. García Márquez vu par Rusdhie : deux hommages à trente ans d’écart

Le premier texte qui nous intéresse ici est un article de septembre 1982, publié dans la London Review of Books à l’occasion de la parution de la traduction anglaise de Chronique d’une mort annoncée, le court roman de García Márquez. Salman Rushdie est, à cette date, tout juste auréolé du succès considérable des Enfants de Minuit, paru en avril 1981 et qui lui a valu le Booker Prize. Sa chronique est donc celle d’un jeune écrivain à succès rendant hommage à un aîné dont la célébrité est bien plus installée — García Márquez recevra d’ailleurs le mois suivant le prix Nobel de littérature. Rushdie ne consacre au demeurant qu’une partie de son article au nouveau roman de l’écrivain colombien, toute la première partie étant plutôt un rappel de la carrière de ce dernier depuis la parution de Cent ans de solitude quinze ans auparavant et un commentaire autour de la place que García Márquez a prise dans la littérature mondiale. Cette position de surplomb permet à Rushdie de tenir un propos plus général, qui lui offre une porte d’entrée pour défendre certaines positions théoriques, qu’il s’agit d’expliciter rapidement.

Le premier point soulevé par Rushdie porte sur la différence entre l’enthousiasme immense soulevé par les livres de García Márquez dans le monde hispanophone et sa réception plus mesurée auprès du public britannique :

Marquez reçoit les éloges, mais cela ne fait guère d’effet sur le lecteur lambda du transport public du Sud de Londres. Ce ne peut pas être parce que les Britanniques se méfient des auteurs de fantasy. Pensez à Tolkien. (Peut-être n’aiment-ils tout simplement pas la bonne fantasy4.)

La pique envoyée à Tolkien pourrait paraître gratuite : il n’en est rien. Elle prépare en effet une prise de position stratégique de Rushdie, qu’il développe un peu plus loin lorsqu’il aborde la question du réalisme magique dans l’œuvre de García Márquez. Rappelant que l’imagination de ce dernier vient à la fois des récits de sa grand-mère dans son village colombien natal et des lectures de Faulkner, Borges et Machado de Assis, Rushdie en vient à définir ainsi le réalisme magique :

Le realismo magical, « réalisme magique », du moins tel qu’il est pratiqué par García Márquez, est un développement du surréalisme qui exprime une réelle vision tiers-mondiste. Il concerne ce que Naipaul a nommé les sociétés « semi-construites », dans lesquelles s’entrechoquent l’incroyablement vieux et l’épouvantablement neuf […]. Dans l’œuvre de García Márquez, comme dans le monde qu’il décrit, des choses impossibles surviennent constamment, et de manière plausible, en plein jour et aux yeux de tous. Ce serait une erreur de voir l’univers de García Márquez comme un système inventé, auto-référentiel, fermé sur lui-même. Il n’écrit pas sur la Terre du Milieu, mais sur celle que nous habitons. Macondo existe. C’est là sa magie5.

Du point de vue de la théorie du réalisme magique, ces lignes sont pour le moins étranges, et pas seulement en raison de l’insolite mélange d’anglais et d’espagnol présent dans l’expression « realismo magical », qui laisse penser que Rushdie est sans doute peu familier de la littérature universitaire sur le sujet. L’idée du réalisme magique comme « développement du surréalisme » est en effet assez contestable, lorsque l’on sait par exemple que l’un des textes fondateurs de la notion, « Le réel merveilleux en Amérique » d’Alejo Carpentier, est entièrement pensé par son auteur comme une machine de guerre théorique contre le surréalisme6 ; idem pour la « réelle vision tiers-mondiste », qui renvoie à un débat toujours en cours sur le caractère culturaliste du réalisme magique, débat réactivé par les lectures postcoloniales de la notion7.

Passons sur la rigueur assez flottante des définitions, pour nous concentrer sur les dernières phrases. Avec la deuxième référence à Tolkien (« la Terre du Milieu »), Rushdie poursuit le travail entamé dans les lignes précédentes : il s’agit bien d’opposer d’un côté la fantasy d’un Tolkien, « système inventé, fermé sur lui-même » au réalisme magique de García Márquez qui, lui, parlerait du monde réel mais en en modifiant l’appréhension dite rationnelle. Rushdie, avec cette critique contre la fantasy, n’invente rien : il rejoint une longue tradition d’attaque contre les formes issues du romance, dont le roman d’aventures a par exemple été victime dans la deuxième moitié du XIXe siècle, et qui consiste à taxer d’escapist un genre qui ne parlerait pas du réel et chercherait à échapper aux enjeux politiques contemporains8. Cette attaque contre la fantasy était déjà au cœur, quelques années plus tôt, du pamphlet anti-Tolkien d’un autre écrivain britannique, Michael Moorcock : ce dernier, porte-drapeau de la New Wave britannique, adoptait une perspective d’inspiration marxiste pour reprocher à l’auteur du Seigneur des anneaux d’écrire un « Winnie l’ourson épique », une littérature d’évasion sans aucun effet politique sur le réel9. Rushdie ne fait que reprendre cet argument mais, là où Moorcock l’utilisait pour défendre une science-fiction et une fantasy plus adulte et plus engagée, Rushdie le fait pour défendre le réalisme magique, censé être une esthétique de l’imagination politique, et non de l’imagination de divertissement.

Ce positionnement de Rushdie, loin d’être ponctuel, se retrouve plus de trente ans plus tard, à l’occasion de la disparition de García Márquez. En avril 2014, lors du décès de ce dernier, Rushdie rédige un hommage pour The Telegraph, où il va confirmer le discours tenu trente ans auparavant. Voici le deuxième paragraphe de l’article :

Nous vivons à l’ère des mondes inventés et alternatifs. La Terre du Milieu de Tolkien, Poudlard de Rowling, l’univers dystopique de Hunger Games, les lieux où rôdent les vampires et les zombies : ces lieux ont le vent en poupe. Pourtant, malgré la vogue de la fantasy, les meilleurs microcosmes de fiction littéraire offrent plus de vérité que de fantaisie. Dans le Yoknapatawpha de William Faulkner, le Malgudi de RK Narayan et, oui, le Macondo de Gabriel García Márquez, l’imagination est utilisée pour enrichir la réalité, et non pour y échapper10.

Échapper à la réalité : l’argument revient, inchangé par rapport à 1982, à la différence près qu’il ne repose plus cette fois sur le seul Tolkien comme contre-modèle, mais sur deux autres best-sellers, Harry Potter et Hunger Games (plus, on l’imagine, Twilight au vu de la mention des vampires qui clôt l’énumération). L’escapism de la fantasy, on le voit, est lié à son absence de vérité, alors que Faulkner, Narayan ou García Márquez ont, eux, créé un monde ayant des bases réelles, et pouvant donc se targuer de tenir un discours de vérité. C’est là, selon Rushdie, la grande force du réalisme magique, capable d’allier réalisme et imagination, comme il l’explique plus loin :

Mais, je le répète, les envolées de l’imagination ont besoin d’une base réelle. Lorsque j’ai lu García Márquez pour la première fois, je n’avais jamais visité un pays d’Amérique centrale ou d’Amérique du Sud. Pourtant, dans ses pages, j’ai trouvé une réalité que je connaissais bien grâce à ma propre expérience en Inde et au Pakistan. Dans ces deux pays, il y avait et il y a toujours un conflit entre ville et village, et il existe des fossés tout aussi profonds entre les riches et les pauvres, les puissants et les impuissants, les grands et les petits. Les deux régions partagent une expérience coloniale décisive et accordent une place importante à la religion : Dieu y est vivant, tout comme, malheureusement, les bigots.

Je connaissais les colonels et les généraux de García Márquez, ou du moins leurs homologues indiens et pakistanais ; ses évêques étaient mes mollahs ; ses rues marchandes étaient mes bazars. Son monde était le mien, traduit en espagnol. Il n’est donc pas étonnant que j’en sois tombé amoureux, non pas pour sa magie (même si, en tant qu’écrivain ayant grandi avec les fabuleux « contes merveilleux » de l’Orient, cela m’attirait aussi), mais pour son réalisme. Mon monde était cependant plus urbain que le sien. C’est la sensibilité villageoise qui donne au réalisme de García Márquez sa saveur particulière, ce village dans lequel la technologie est effrayante mais où il est parfaitement crédible qu’une fille pieuse monte au ciel ; dans lequel, comme dans les villages indiens, on croit partout que le miraculeux coexiste avec le quotidien11.

On voit dans ce passage que la réflexion sur le réalisme magique ne se fonde pas tant sur une théorie rigoureuse du point de vue textuel que sur une similarité des expériences : c’est parce que le monde de García Márquez ressemble à l’Inde qu’il a connue que Rushdie y voit une base réelle, un mélange culturel propre aux sociétés postcoloniales. Rushdie complète ce point de vue avec une généalogie assez étrange du réalisme magique, non sans contradiction avec l’argument de la proximité biographique de l’expérience postcoloniale. S’il accorde au trio composé de Borges, Machado de Assis et Rulfo le rôle de passeurs du réalisme magique en Amérique latine, il postule également que la notion est bien plus ancienne, citant pêle-mêle le Bleak House de Dickens, le surréalisme, Kafka, Gogol, ou Rabelais. La généalogie est d’autant plus déconcertante qu’elle n’est guère argumentée et mélange des auteurs fréquemment associés au réalisme magique, comme Gogol et Kafka, à d’autres que la critique n’a pour ainsi dire jamais liés à la notion ; même les choix des auteurs hispano-américains prêtent à la controverse, Alejo Carpentier, Arturo Uslar Pietri ou Miguel Angel Asturias étant bien plus souvent vus comme les initiateurs du réalisme magique sur le continent que Borges ou Rulfo. Sans doute est-ce parce que la raison d’être de cet hommage à García Márquez n’est pas, pour Rushdie de construire une histoire du réalisme magique, mais de rapprocher sa propre expérience de celle de l’auteur de Cent ans de solitude et, ce faisant, de se réclamer d’une filiation organisée autour du réalisme magique.

2. Une stratégie de légitimation

Rushdie, dans ces deux articles, met en effet en place une stratégie de légitimation, qui lui permet de se positionner dans l’espace littéraire mondial : en termes bourdieusiens, il opère une entreprise de distinction, qui nécessite de trouver un modèle contre lequel penser son positionnement. Ce modèle, on le voit, est celui de la littérature dite « d’évasion » — je n’emploie pas le mot de fantasy puisque, génériquement parlant, Hunger Games n’en relève pas. Rushdie en reste à l’argument du rapport au réel mais son discours charrie tous les reproches faits à cette littérature depuis les écrits de Sainte-Beuve dans les années 183012, notamment celui d’être écrite pour le marché plus que dans un but de recherche de « vérité » — argument pour le mois ironique, en passant, lorsqu’on sait le statut que Rushdie accorde à la vérité dans Les Enfants de Minuit. Dans un article de 2015 où il est interrogé sur ses lectures, Rushdie renvoie ces œuvres à son expérience d’adolescent :

À seize ans, j’ai lu Le Seigneur des anneaux et je suis devenu obsédé : je peux encore réciter l’inscription sur l’Anneau Unique (« Un anneau pour les gouverner tous… ») dans le langage noir du Mordor. J’ai lu une quantité étonnante de science-fiction de l’âge d’or, pas seulement Ray Bradbury, Arthur C. Clarke and Kurt Vonnegut, mais aussi des auteurs plus obscurs comme Clifford D. Simak, James Blish, Zenna Henderson and L. Sprague de Camp. À un moment donné, j’ai arrêté de lire de la SF parce que (a) le style était, pour une bonne partie, extrêmement pauvre et (b) toutes les femmes y étaient soit des scientifiques en blouse blanches, soit des bimbos, très peu vêtues, à la Barbarella13.

Il est intéressant de voir que Rushdie, par un tour de passe-passe argumentatif, passe de la production du dit « Âge d’or » de la science-fiction à celle, beaucoup plus cliché, que l’on pouvait trouver dans certains pulp magazines des années 1940-1950, en accordant à cette dernière un statut définitoire du genre. Autrement dit, son jugement esthétique (a) et moral (b) se fonde sur une définition biaisée de la science-fiction, jugement nécessaire pour soutenir son argument, puisqu’il serait bien difficile de prouver que les personnages féminins de Bradbury, Asimov ou Herbert sont toutes des bimbos peu vêtues. En associant le genre à sa production la plus cliché et commerciale, il peut ainsi construire la supériorité esthétique qui justifie que, son goût de lecteur adulte formé, il ait abandonné ce type de lectures.

Cette forme de distinction est assez courante depuis quarante ans, alors même que les littératures dites de l’imaginaire gagnent de plus en plus de lecteurs. Pensons, par exemple, à Margaret Atwood niant le fait qu’elle écrive de la science-fiction et préférant le terme « fiction spéculative » — ce qui lui vaudra une sérieuse mise au point d’Ursula Le Guin, l’accusant de mener une opération de séduction auprès de la critique afin de gagner plus facilement les prix les plus prestigieux14. Rushdie se situe tout à fait, dans ces deux textes, dans cette stratégie de distinction qui est aussi une stratégie d’effacement15. Sa cible, en 1982, est Tolkien parce que celui-ci, à l’époque, est le symbole d’une littérature fantasy prise dans un mouvement spectaculaire de popularité et de commercialisation, dû d’une part au succès du Seigneur des anneaux sur les campus américains à partir de la fin des années soixante, puis à la récupération de l’œuvre de Tolkien par l’éditeur Lin Carter, qui en fait le précurseur de l’heroic fantasy et en altère ainsi durablement la juste perception16. Au début des années quatre-vingts, Tolkien est ainsi associé à Conan le barbare ou à Donjons et dragons, avec lesquels son œuvre n’a que peu à voir : Rushdie, puisqu’il a lu Tolkien, le sait parfaitement, mais utilise tout de même cette image de Tolkien, qui est une cible facile auprès d’un certain public intellectuel entièrement rétif à un genre qu’il ne connaît que de seconde main.

D’où aussi, sans doute, le fait que trente ans plus tard, Rushdie n’utilise plus seulement Tolkien, dont la réception a changé. En 2014, Tolkien est désormais considéré dans la plupart des pays comme un auteur canonique et respecté, objet de nombreux travaux universitaires. La charge aurait donc beaucoup moins de force s’il était le seul contre-exemple au modèle García Márquez. En revanche, la littérature young adult en pleine explosion à l’époque occupe, dans le discours médiatique, la même place que Tolkien trente ans auparavant : littérature facile, d’évasion, sans grande ambition esthétique ou intellectuelle, principalement destiné à un lectorat jeune et manquant encore de maturité esthétique.

Il y a donc là une stratégie très pensée de la part de Rushdie, qui consiste à opposer deux modèles d’imaginaire : d’un côté, les œuvres les plus populaires du moment dans le grand public (Tolkien dans les années quatre-vingts ; les « mondes imaginaires » du début du xxie siècle, terme assez vague mais qui a le mérite de fournir une cible à la fois large et facilement identifiable), qui relèvent du divertissement et de l’évasion ; de l’autre, García Márquez et le réalisme magique, qui ont une ambition esthétique et morale supérieure et relèvent de la vraie littérature. Ce faisant, bien évidemment, c’est lui-même que Rushdie légitime : puisqu’il s’inscrit dans les traces de García Márquez, avec qui il partage une expérience postcoloniale qui peut se traduire dans la forme du réalisme magique, il se construit sa propre image d’auteur à l’imagination sérieuse. Le réalisme magique, ainsi, devient un outil de distinction, qui oppose à une forme d’imagination à une autre. Il n’est pas étonnant qu’aucun texte de Rushdie ne présente une définition convaincante de la notion, et que les deux textes étudiés ici en fournissent même une image particulièrement confuse : pour Rushdie, le réalisme magique n’est pas tant une notion littéraire théorique qu’un outil pour se situer du côté de la littérature légitimée, pour se défaire de l’éventuelle étiquette d’écrivain de mondes imaginaires. Rushdie, en ce sens, s’inscrit très exactement dans la « grande division » entre culture de masse et culture légitime, étudiée par Andreas Huyssen dans son ouvrage célèbre de 198617. Le paradoxe est que Rushdie a souvent été associé au postmodernisme, qui a en partie contribué à remettre en question cette « grande division » ; mais cette intégration de la culture populaire, si elle existe à l’échelle du récit dans Les Enfants de minuit, avec des références aux comic books américains ou aux feuilletons télévisés, ne se confirme jamais dans la posture publique de Rushdie, qui insiste au contraire pour se situer du côté de l’exigence esthétique de l’art légitimé.

Par cette manière d’utiliser le réalisme magique comme outil de distinction, Rushdie se distingue très fortement de Yan Lianke, qui propose dans A la découverte du roman une réflexion théorique de haute tenue sur l’enjeu central du réalisme magique, à savoir la représentation du réel dans la fiction18. Il ne suit pas non plus vraiment les traces de García Márquez, qui s’emparait de la notion de réalisme magique avec beaucoup de prudence, à la fois agacé par l’étiquette qui lui était accolé et bien conscient de l’utilité promotionnelle du terme dans la propagation mondiale de son œuvre. Rushdie assume, lui, sa place dans une filiation littéraire — filiation particulièrement embrouillée, mais qui n’a finalement d’autre objectif que de situer l’auteur dans une certaine catégorie d’écrivains.

Cette utilisation de la notion par Rushdie est rendue possible par la malléabilité même du terme réalisme magique, ainsi que par son rapport particulier aux autres littératures de l’imaginaire. Sans revenir longuement sur l’historique de la notion et sur les débats sans fin autour de ce qu’est vraiment le réalisme magique, il est en effet important de préciser que, depuis plus d’un demi-siècle, c’est-à-dire depuis le succès de Cent ans de solitude, le réalisme magique existe dans deux sphères différentes : d’un côté, le monde universitaire, où les spécialistes débattent des mérites des définitions historique, culturaliste ou narratologique de la notion ; de l’autre, la sphère publique, où la notion a petit à petit fait son chemin et est devenu une étiquette assez floue, servant à la fois à promouvoir certains artistes et à définir une forme d’imaginaire dont la perception est plus intuitive que théorique. Or la deuxième sphère est complétement ignorée par la première : tout se passe comme si la notion vivait deux existences parallèles, où le monde universitaire considérait que l’usage public fait de la notion n’avait aucune importance. Il suffit de constater, dans la bibliographie pourtant particulièrement nourrie sur le réalisme magique, l’absence quasi-totale d’articles sur les usages populaires de la notion, l’immense majorité des réflexions portant sur un canon extrêmement restreint de textes. Autrement dit, le réalisme magique, du point de vue universitaire, se construit dans une acception particulièrement restrictive qui en fait une incarnation paradoxale de la littérature légitimée19.

Ces deux textes de Rushdie montrent, à défaut d’une théorisation aboutie du réalisme magique, une parfaite conscience de ce processus : en utilisant García Márquez contre les autres littératures de l’imaginaire, Rushdie participe à la sédimentation du réalisme magique comme genre légitimé, en l’éloignant au maximum de genres plus suspects du point de vue des instances de légitimation de l’univers littéraire. Cette stratégie n’est possible, bien sûr, qu’en raison de la parfaite incapacité du monde universitaire à dégager une définition consensuelle du réalisme magique : faute de critères rigoureux, ce sont les logiques de légitimation qui prennent le dessus, et qui permettent ainsi à Rushdie de s’inscrire à peu de frais dans la prestigieuse lignée de García Márquez. De ce point de vue, le travail théorique de Yan Lianke, plus utile du point de vue de la réflexion sur les logiques textuelles à l’œuvre dans les récits magico-réalistes, est aussi moins porteur stratégiquement et rend sans aucun doute plus compliquée sa reconnaissance comme auteur mondial.

 

Notes

1

Je renvoie pour cela au très clair exposé proposé par Vanessa Besand sur la conception de la réalité dans les trois romans du programme : Vanessa Besand, « La poétique réaliste magique de Gabriel García Márquez, Salman Rushdie et Yan Lianke », Malice, 18, 2024, URL, https://cielam.univ-amu.fr/malice/articles/poetique-realiste-magique-ga….

2

Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Éditions Slatkine, 2007.

3

L’expression renvoie à Pascale Casanova, La République mondiale des lettres (Paris, Éditions du Seuil, 2008). L’inspiration bourdieusienne de l’ouvrage de Casanova est bien sûr au cœur de la logique argumentative de cet article, puisqu’il s’agit de comprendre comment des auteurs se situent stratégiquement dans un champ.

4

Salman Rushdie, « Angel Gabriel », London Review of Books, 4/17, 16 septembre 1982 (notre traduction). Nous conservons la faute d’orthographe sur le nom de l’auteur, Rushdie oubliant régulièrement l’accent sur le a de Márquez.

5

Ibid.

6

La référence au surréalisme pourrait laisser penser que Rushdie se situe du côté d’une lecture universaliste du réalisme magique, qui voit dans la notion un développement d’autres expériences esthétiques européennes, dans la lignée de l’article liminaire de 1955 d’Ángel Flores (“Magical Realism in Spanish American Fiction”, dans Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris (dir.), Magical Realism: Theory, History, Community, Durham, Duke University Press, 1995, p. 109 117) ou de l’ouvrage de Seymour Menton Historia verdadera del realismo mágico (México, Fondo de cultura económica, « Tierra firme », 1998). Mais l’association à la « réelle vision tiers-mondiste » rend cette hypothèse théoriquement contradictoire.

7

On trouve un bon résumé de ces débats, avec une orientation anti-culturaliste, dans Charles W. Scheel, Réalisme magique et réalisme merveilleux : des théories aux poétiques, Paris, L’Harmattan, 2005. Pour une lecture culturaliste, voir par exemple Maria Takolander, Catching Butterflies : Bringing Magical Realism to Ground, Bern, Peter Lang, 2007.

8

Ce phénomène est à situer dans la lutte séculaire entre idéalisme et réalisme romanesque, telle qu’elle a été retracée par Thomas Pavel dans La pensée du roman, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2003.

9

Intitulé « Epic Pooh » et publié initialement en 1978, l’article a été révisé et publié sous sa forme définitive dans Michael Moorcock, Wizardry and Wild Romance : A Study of Epic Fantasy, Londres, Gollancz, 1987.

10

« Salman Rushdie on Gabriel García Márquez : “His world was mine” », The Telegraph, 25 avril 2014 (notre traduction).

11

Ibid.

12

Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des deux mondes, 1er septembre 1839.

13

« What’s on Salman Rushdie’s Reading List? », Vogue India, 4 septembre 2015. URL: https://www.vogue.in/content/whats-on-salman-rushdies-reading-list

14

Ursula K. Le Guin, « The Year of the Flood by Margaret Atwood », The Guardian, 29 août 2009.

15

Raphaël Luis, « Stratégies identitaires, stratégies d’effacement : le dilemme constitutif des littératures de genre », Recherches & Travaux, 103 | 2023. DOI : https://doi.org/10.4000/recherchestravaux.6676

16

Sur la réception de Tolkien, voir Anne Besson. « Fécondités d’un malentendu : la postérité de Tolkien en fantasy », dans Michael Devaux, Vincent Ferré et Charles Ridoux (dir.), Tolkien aujourd’hui, Presses Universitaires de Valenciennes, p. 197-209, 2011.

17

Andreas Huyssen, After the Great Divide. Modernism, Mass Culture, Postmodernism, Bloomington / Indianapolis, Indiana University Press, 1986.

18

Yan Lianke, À la découverte du roman, trad. Sylvie Gentil, Arles, Picquier, 2017.

19

C’est l’hypothèse que cherchait à commenter le colloque « Le réalisme magique et ses définitions : mode majeur ou mode mineur ? », organisé par Vanessa Besand et Pauline Franchini à l’université de Dijon les 23 et 24 novembre 2023. Je me permets de renvoyer à l’article issu de ma communication lors de cet événement, qui développe quelques hypothèses sur cette dimension commerciale du réalisme magique : Raphaël Luis, « Le réalisme magique, un genre mou ? », dans Pauline Franchini et Vanessa Besand (dir.) Le réalisme magique et ses définitions : mode majeur ou mode mineur?, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, à paraître premier semestre 2025.

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