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Résumé

Chacun des trois poètes – Joy Harjo, Miguel Asturias et Gaston Miron – se fait les chantres d’une culture culture dominée, opprimée, voir effacée ou en cours d’effacement, et à ce titre leurs discours poétiques se caractérisent d’une binarité, d’une polarité culturelle qui est l’envers d’un dialogisme, puisqu’elle est résistance à l’hybridation assimilatrice. Pourtant ils se sauvent de verser tout à fait dans la jérémiade de ce que Harold Bloom appelait « l’école du ressentiment », et chacun à sa manière s’extrait de cette ornière par l’humour, par le rire. Et ce retournement participe d’une action réparatrice et transformatrice, en d’autres termes une magie, que leur poésie prétend exercer sur le monde et sur l’histoire.

Abstract

Each of these three poets – Joy Harjo, Miguel Asturias and Gaston Miron – is the proponent of a culture that is dominated, oppressed, sometimes erased or in the process of being erased, and as such their poetic discourses are characterized by a binarity, a cultural polarity which is the reverse of a dialogism, since it is resistance to assimilative hybridization. Yet they avoid unqualified submersion into the expected complaint of what Harold Bloom called "the school of resentment", and they pull themselves out of this rut thanks to humor, and laughter. On the whole, this reversal is part of a restorative and transformative action, in other words a magic, that their poetry claims to exert on the world and on history.

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Introduction

L’une des problématiques communes aux poésies américaines de Joy Harjo, de Miguel Asturias et de Gaston Miron est à n’en pas douter ce que désigne la notion de « résistance culturelle », comprise comme opposition ou contre-feu à l’ « effacement culturel » (cultural erasure) ou à l’acculturation. C’est ainsi que nous choisirons de traduire l’expression anglaise équivalente de « cultural retention », le terme français de « rétention » étant disqualifié en l’occurrence par ses connotations carcérales. Ainsi, la notion de « résistance culturelle désigne les pratiques qui ont survécu alors même que la plupart des autres formes et symboles d’une culture ont disparu. La résistance culturelle peut résulter d’une volonté délibérée de garder en vie des traditions et d’aider certains groupes à préserver le sens de leur identité1 ». Dans le cas de Joy Harjo, la poésie se présente comme une relève de la culture amérindienne en général et creek-muskogee en particulier pour contrecarrer la dynamique socio-historique assimilationniste du « mythe de l’Indien qui disparaît »2. Pour Miguel Ángel Asturias, les poèmes indiens redonnent voix à la composante indienne de la nation guatémaltèque et par extension de l’Amérique latine, par une anthropologie vivante dont le point de départ est la découverte à Paris et la traduction en espagnol des Légendes du Guatemala et du Popol Vuh qui inséminent littéralement la création poétique. Pour Miron, c’est la défense de l’identité des Canadiens francophones, mais surtout de la dignité et de la souveraineté de la nation québécoise colonisée par l’anglophonie qui l’assiège, avec cette particularité que la résistance poétique de Miron s’exerce aussi et surtout contre l’ennemi intérieur que constituent les « réflexes conditionnés3 » d’une langue hybridée. Pour chacun de ces poètes se dessine donc une binarité du discours poétique, que Joy Harjo nomme « polarité » — « Le principe majeur de cet univers, de cette terre, c’est la polarité4 ». Dans la pratique, cette polarisation se traduit par une complainte de la culture dominée contre la culture dominante, qui s’expose au risque de verser dans l’ornière de la sempiternelle jérémiade. Remarquablement, Asturias est celui des trois poètes qui évite d’emblée cet écueil en misant sur la force tellurique de la joie. Pour Asturias, comme pour Harjo et pour Miron, un retournement se produit par le surgissement de l’humour et plus exactement l’explosion du rire. Par la rupture d’avec la polarité de la plainte binaire qu’il provoque, le rire ouvre la perspective d’une performativité de la parole poétique qui s’apparente explicitement à la magie, se présentant comme expression et affirmation d’une altérité créatrice qui se décline de manières diverses et originales dans chacune de ces œuvres poétiques.

1. Polarités

Joy Harjo est une guerrière, revendiquant l’héritage de ses ancêtres Bâtons-Rouges (Redsticks), cette faction irrédentiste des Indiens Creeks (Muskogee) partisans de la guerre à outrance contre les blancs, qui furent massacrés à la bataille de Horseshoe Bend en 1814. Cette défaite eut pour conséquence la déportation des populations indiennes de la côte est des États-Unis d’Amérique à l’ouest du Mississipi, vers l’actuel Oklahoma, entre 1830 et 1850, suivant l’un des multiples trajets de la Piste des Larmes (« Trail of Tears »). Joy Harjo cherche réparation, revancharde, arcboutée dans une polarité qui oppose radicalement la culture indienne à la culture états-unienne ennemie. « Eh quoi? Avec vos mots dans la langue de l’ennemi, / Savez-vous tracer une route de paix à travers la mémoire humaine? / Que faites-vous des fantômes en colère de l’histoire? Et puis quoi? » […] « Dans le brouillard du mince espoir, je parcours ce monde triste / Que nous avons fait avec les mots de l’ennemi5 ». Car c’est en anglais, dans la langue de l’ennemi, qu’elle doit écrire, l’effacement des langues indiennes et la dispersion des communautés rendant impraticable une littérature de portée nationale. Un seul poème déroge à la règle, bien que doté d’un titre en anglais : « Welcoming Song » (« Chant d’accueil6 »). Polarité opposant la culture dominante et les cultures dominées, pour Joy Harjo la « culture US » est une illusion : « J’ai toujours appelé la culture US la “sur-culture” et je ne la considère pas comme une vraie culture7 ». Ainsi son discours poétique résolument binaire rejoint et imite les théologies dualistes selon lesquelles ce monde-ci serait un ψευδος (pseudos, un mensonge, une fausseté), vraisemblablement par le truchement de William Blake pour qui la culture dominante de l’Angleterre rationaliste du XVIIIe siècle s’apparentait au monde d’Urizen que le poète appelait le « Chérubin couvreur » (« Covering Cherub »), épitomé de l’humanité enfermée dans une vision du monde positiviste. Ainsi Joy Harjo oppose une vision indienne du monde à celle de la culture dominante qui l’occulte. Mais la polarisation — la radicalisation — est vitale à cette perspective, parce que le dépassement de la polarité, autrement dit la réconciliation des ces visions du monde antagoniste se ramènerait inexorablement à l’assimilation et donc à la disparition de la culture indienne dans la culture US. C’est aussi pour cela que le texte de L’aube américaine se polarise, intercalant entre les poèmes des textes en prose qui rattachent sans cesse les poésies à l’histoire des massacres, de la déportation et de l’anéantissement des Indiens d’Amérique du Nord, rappelant très autobiographiquement l’histoire de son grand-père le chef creek Monahwhee, la bataille de Horseshoe Bend et ses célébrations modernes, ou le Sentier des Larmes que Joy Harjo remonte avec obstination dans son archéologie du savoir englouti de ses ancêtres.

De même, le texte de L’homme rapaillé de Gaston Miron se divise, se polarise par l’interposition de passage en « joual », ou plutôt en dialecte québécois francophone hybridé d’anglicismes parfois jusqu’au non-sens. Ce phénomène de clivage (« Such a split8 » comme dit aussi Joy Harjo) est particulièrement aigu dans les longs poèmes en prose « Aliénation délirante, recours didactique » et « Notes sur le non-poème et le poème, extraits ». Mais chez Miron la schize se décline en cascade, comme frontière poreuse, frontière osmotique — « […] alors ce coup de lucidité agit comme un coup de bambou et tu t’acharnes et décharné tu es la proie de l’osmose tu oscilles tu déraisonnes tu délires9 […] — non seulement entre les trois langues (anglais, français et dialecte québécois hybride), mais aussi entre parole poétique et délire généré par le non-sens des mots dialectaux et l’insensé de la situation socio-historique d’hybridation, mais encore entre le poème et le « non-poème », c’est-à-dire entre la possibilité d’une expression poétique et son impossibilité occasionnée par la décomposition ou l’abâtardissement de la langue et de la communauté socio-linguistique. À l’inverse de Joy Harjo qui s’évertue à ressusciter une culture et une langue indienne engloutie sous la « sur-culture » US dominante, Gaston Miron livre en somme un combat contre lui-même en tant que sujet du dialecte québécois qui tout à la fois affirme et infirme son identité, ce parler qui le caractérise, mais le caractérise comme inférieur et inapte au poème — « […] tu es traversé de part en part tu te sens mal de pis en pis sombrer désintégrer t’enliser sans prise tu es médiocre inférieur10 […] ». C’est pourquoi le sociologue Jacques Berque, à propos des Québécois en général et de Gaston Miron leur parangon, disait que « Certains de ces hommes et de ces femmes qui se débattent m’évoquent l’image de Stello : celle du scorpion entouré de flammes et retournant sur lui-même son aiguillon. Une histoire malheureuse a fait que l'espoir ait pris au Québec la forme de la douleur11 ». C’est une tendance suicidaire collective, et certainement pour Miron c’est la même qui a fait gagner le camp du Non aux référendums sur l’indépendance du Québec en 1980 et en 1995, mais c’est aussi une tentation suicidaire individuelle que le poète Miron tout à la fois reconnaît comme sienne et contre laquelle il lutte avec une énergie de Sisyphe. Se voyant schizophrène dans un monde aussi irréel que la « sur-culture » où Harjo dit errer dans le « brouillard de la mince espérance », Miron titube, chancelle comme un homme ivre ou déboussolé — « […] tu t’avances titubant de plus en plus dans la plus gigantesque saoulerie d’irréel ô mon schizophrène dans le plus fantomatique des mondes […] ». Mais « l’homme rapaillé », l’homme qui se ramasse, qui s’efforce de raccommoder les fragments de lui-même qui s’éparpillent offre le spectacle réitéré du schizo qui ne veut pas l’être, du délirant emporté sur les lignes de fuites de la logorrhée qui s’accroche aux branches, au moindre brin d’herbe, qui s’accroche aux images pour transformer le flux de paroles automatiques en composition poétique, pour arracher le poème au non-poème. Ce phénomène d’alchimie du verbe, de transmutation des images de décomposition en éléments de construction de l’espérance par l’esthétique est un mouvement récurrent de la poésie de Miron, qui se voit particulièrement bien dans le poème intitulé « Monologues de l’aliénation délirante », où la réitération, donc la scansion du délire fait naître le poème. À l’inverse de Joy Harjo qui veut maintenir ouverte la polarité pour résister à l’assimilation mortifère, Gaston Miron s’efforce de réduire la fracture de la dualité, de l’hybridité culturelle qui, en fendant l’être-québécois le réduit à l’impuissance artistique et politique.

Dans les Poèmes indiens de Miguel Ángel Asturias le métis, comme l’appelait Léopold Sédar Senghor12, un mouvement comparable advient, qui s’apparente au « devenir-indien » d’Asturias, transformation qui en somme reflète l’évolution de sa position à partir de sa thèse de doctorat sur « Le problème social des Indiens » dans laquelle il prônait leur assimilation, en passant par la découverte et la traduction des Légendes du Guatemala et du Popol Vuh pendant ses années d’études en anthropologie à Paris, jusqu’à la composition de ces poèmes où s’épanouit l’indianité d’Asturias dans la musicalité, la ludicité et la luminosité d’une expression poétique qui génère une cosmologie vivante et métaphoriquement performative dans sa modernité. Car Asturias était issu de la bourgeoisie guatémaltèque hispanophone, c’est-à-dire de la culture dominante par rapport aux Indiens autochtones, bien que sa mère fût d’ascendance mixte. Son contact avec les cultures autochtones se rapporte aux années qu’il passa dans la ferme de ses grands-parents à Salamá, à partir de l’âge de six ans, avec une nounou indienne nommée Lola Reyes qui lui racontait les mythes et légendes des Mayas et des Incas. Que les Poèmes indiens représentent un devenir-indien d’Asturias se lit plus particulièrement en raccourci dans le rapprochement entre deux poèmes : « Moi et eux » et sa réécriture sous le titre « Le Grand Diseur évoque ceux qui passèrent13 ». Le premier poème déclare une polarité en « moi » et eux » — « je franchirai le seuil de l’origine / et près de moi il y aura ceux qui vécurent / (Ivresse de l’oisiveté !) / moi et eux, / et rien d’autre » — polarité dont le dépassement est désiré d’emblée et qui a disparu dans le second poème — « Je franchirai le seuil de l’origine, / la porte du copal, les chevelures, / et mes pieds sans grelots suivront / ceux qui passèrent avant moi, / mes traces dans leurs traces, / avec étreintes et fumantes / les torches de bois qui flambèrent ». Et cette métamorphose s’accomplit au terme d’une prière réitérée sous forme de litanie — « Donnez-moi la dimension, / l’éclat. l’œil brillant d’obsidienne […] / Donnez-moi la croyance, / la foi […] / Donnez-moi l’infortune, le ciseau, la chaîne... […] Donnez-moi le loisir avec des yeux, / et l’ouïe et l’odorat et un toucher nouveau, […] la rédaction du rêve […] Donnez-moi la splendeur, le loisir, la beauté […] ». S’il y a polarité au départ, c’est donc celle d’une schize que le discours poétique aspire et travaille à réduire et à combler par empathie pour donner sa voix à ce qu’il est possible de se figurer comme la dimension indienne estompée de la culture guatémaltèque et sud-américaine. Au fil de son périple et de son développement poétique, Asturias investit cette dimension d’altérité culturelle d’un idéal esthétique et littéraire qui se déploie et s’illustre dans les récits cosmogoniques inspirés du Popol Vuh. Il s’agit d’une psychomachie très ressemblante à celles de certains poètes romantiques européens, et qui fait penser aux longs poèmes mythologiques de William Blake, à l’Hyperion de Keats, ou bien encore au Prometheus Unbound de Shelley, poèmes narratifs dont les personnages sont des allégories des forces qui s’affrontent dans l’âme humaine. Dans ces combats successifs les polarités surviennent et s’effondrent, essentiellement selon cinq phases successives. L’Ambidextre Tatoueur et ses artistes de la musique, de la poésie, de la peinture et de la sculpture façonnent le monde des rêves. Cet univers est détruit par le Guerrier Barbare. Le monde barbare inesthétique qui lui succède est démolipar le Châtiment des Profondeurs. Puis Quadriciel, l’Homme-des-Quatre-Magies, relève les arts de l’Ambidextre, quoique pour les dieux seulement. Les cinq Chasseurs Célestes le pourchassent et le cinquième l’abat, préservant ses artistes qui désormais conviennent que les arts sont d’abord la nourriture des hommes qui nourrissent les dieux. À la différence des dynamiques qui président aux poétiques de Gaston Miron et de Joy Harjo, les polarités qui problématisent le discours poétique de Miguel Asturias sont surélevées vers un plan qui n’est pas celui de la métaphysique, mais bien plutôt celui du mythe et de la méditation allégorique sur la place des arts dans la condition humaine. Les deux plans se rejoignent dans une dialectique méliorative, qui implicitement interprète et idéalise le devenir-indien comme une accession à un plus haut degré de civilisation.

2. L’humour, la joie, le rire, l’envers de la complainte

La force proprement révolutionnaire de l’indianité, c’est-à-dire la capacité de la pratique indienne des arts à changer le monde se manifeste chez Asturias sous forme de joie, de qualité festive de la poésie comme chant rythmé, et en définitive comme puissance explosivement tellurique du rire. Le premier poème du recueil, « Les Indiens descendent de Mixco » représente l’indianité comme une présence silencieuse opérante. Le second, « Marimba jouée par les Indiens » fait la démonstration de la force festive de leur musique. La marimba est un xylophone géant joué à plusieurs, en l’occurrence assurément sur le mode du répons, puisque la représentation poétique de sa musique se présente comme une joute oratoire comique entre la marimba imaginée en poule pondeuse et ceux qui se moquent de sa prétention quelque peu kantienne à faire du ciel étoilé sa loi : « La marimba pond des œufs dans les astres... / Oh là. là, quel caquet / pour un œuf que tu ponds! /Eh, venez donc le pondre! / La marimba pond des œufs dans les astres... / Le soleil est son coq, il la coche, il la saigne. / La marimba pond des œufs dans les astres14 ». Le poème traduit en mots un esprit qui passe d’abord dans l’informulé de la musique, et tout le recueil est empreint de cette musication de la langue, de cette festivité de refrains, répétitions, effets sonores et tourbillons de couleurs vives et de personnages mythiques spectaculaires. Il y a une jubilation constante dans la poésie d’Asturias et cette joie, cette exultation est une force de la nature dont participe l’humanité, en tout cas l’indianité, et qui se révèle potentiellement révolutionnaire. Ainsi, le Châtiment des Profondeurs qui renverse la dictature du Guerrier Barbare, c’est le rire, le rire humain, « Le rire d'une femme et ses cheveux très doux, / le contour de sa jupe en sa jaune corolle. / Le cri de celui qui pleure de joie15 », le « épis de rire de maïs16 », et dans sa forme extrême le rire des pierres et le rire de la mer que provoque Ongle de Silex en les chatouillant sans trêve.

Si Ongles de Silex venait. Mais, où peut-il être,
où peut être Ongles de Silex, mon Lieu-absent,
celui qui à ma place commande lorsque je suis absent.
Si mon Lieu-absent venait jouer à chatouiller
le pierres jusqu’à les faire rire,
le feu est le rire des pierres,
jusqu’à leur arracher des éclats de rire d’or...
[…]
Si celui qui gratte l’écaille du poisson,
gratte que je te gratte, gratte que je te gratte,
écoute le rire de la mer ;
[…]
et si l’on veut chatouiller l’arbre
avec les mains barbouillées de miel
sur les branches rient des fruits au sucre délirant,
et si l’on fait des chatouilles à l’eau,
tombent des éclats de rire de grêle,
grattant les pierres de mes ongles, gratte que je te griffe,
gratte que je te gratte, sautera le feu,
le rire des pierres sautera, crépitera,
roussira ce qui est autour et le reste17...

Ainsi, dans la poésie d’Asturias, le rire est cette puissance capable de changer le monde, par un cataclysme renversant au besoin, mais plus sourdement tout au long du temps par l’enjouement enchanteur de la vox poétique qui couve sans cesse comme un feu sous la cendre et s’exalte régulièrement en feux d’artifices. Rien de tel à première vue dans la poésie de Gaston Miron, qui au contraire est dominé par la tristesse, la souffrance, la dépression à la limite du désespoir. L’équivalent du rire serait peut-être chez Miron le délire, dans la mesure où c’est aussi une sortie du discours articulé, tant il est vrai qu’un certain rire est aussi le propre du fou, mais alors c’est un rire incompréhensible, une rire triste et peut-être attristant. Un rare rire de beauté surgit comme un souvenir cher dans « La marche à l’amour » : “les chevaux de bois de tes rires / tes yeux de paille et d’or / seront toujours au fond de mon cœur / et ils traverseront les siècles », ou bien encore, dans « L’amour même est atteint », « “j’entends ton rire de bijoux consumés / dans le lit où déferle les printemps du plaisir ». Mais le rire de Miron est plus typiquement un rire moqueur, un rire sarcastique, que ce soit le rire des « autres », les Canadiens anglophones qui se moquent des Québécois — « ces maudits-la i vont faire rire de nus autes… » — ou que ce soit le rire du poète lui-même au désespoir de secouer ses compatriotes de leur hébétude — « Et je m’écris sous la loi d’émeute / je veux saigner sur vous par toute l’affection / j’écris, j’écris, à faire un fou de moi / à me faire le fou du roi de chacun / volontaire aux enchères de la dérision / mon rire en volées de grelots par vos têtes / en chavirées de pluie dans vos jambes ». Ainsi déclare-t-il à son aimée : « la détresse n’est pas incurable qui fait de moi / une épave de dérision, un ballon d’indécence / un pitre aux larmes d’étincelles et de lésions profonde ». À moins que, épitomé du Québécois, il ne cherche en se ridiculisant à réveiller ses semblables : « […] tu es médiocre inférieur les peurs les fantasmagories le dégoût la nausée le pot au noir du désespoir tu entends des voix tu fais le con le pitre la risée ».

Joy Harjo remarque une situation assez comparable en ce qui concerne les Indiens d’Amérique du Nord : « Mettez des Indiens ensemble, et c’est un rire permanent, des taquineries, des blagues — un humour très fort en auto-dérision, et c’est central à la culture indienne. — Au milieu de la tension et de la destruction, il y a un rire de santé mentale absolue qui pourrait faire penser à celui d’un fou. Peut-être que le rire est la voix du bon sens18 ». Dans les poèmes de L’aube américaine, et il n’est pas interdit de considérer que les textes anecdotiques en italique sont eux aussi des poèmes d’un autre style, au moins trois épisodes en particulier illustrent cet humour indien que Joy Harjo évoque dans cet entretien. L’un d’eux est le récit de l’intervention d’une indienne de Bolivie dans un congrès d’amérindiens à Quito, en Équateur. Surprise du grand nombre de la délégation d’Indiens d’Amérique du Nord, elle leur dit : « “Nous pensions que John Wayne vous avait tous tués” ». Et Joy Harjo de commenter entre parenthèses : « (Ce n’était pas une blague19) ». Outre que c’est un exemple de ces taquineries entre Indiens dont elle parle, la plaisanterie se rapporte à ce phénomène d’effacement par lequel la « sur-culture » US a fait disparaître les Indiens de son esprit, créant à la manière de la philosophie pragmatique une réalité de redescription où les Indiens n’existe pas. C’est ce que Joy Harjo appelle le « réel hollywoodien » : « Les Indiens souvent n’ont pas l’air réel car pour beaucoup de gens le réel c’est le réel d’Hollywood. Nous vivons dans une réalité qui a été faussement créée20 […] » Un autre exemple mérite d’être noté bien qu’il ne se trouve pas dans L’aube américaine, mais dans le recueil She Had Some Horses. Le poème s’intitule « Anchorage », du nom de la capitale de l’Alaska, où un détenu raconte que devant un marchand de liqueurs à L.A. des hommes en voiture lui ont tiré dessus à huit reprises, « et quand la voiture a filé il a été surpris de se trouver en vie, sans impacts de balles, mec ! avec huit douilles sur le trottoir tout autour de lui. Tout le monde riait parce que la chose est impossible, mais aussi parce qu’elle est vraie21 ». Joy Harjo commente en disant que l’histoire parle des Indiens qui ont survécu quand ils ne devaient pas survivre. Mais force est de remarquer que ce récit comique est aussi un topos des cartoons, dessins animés précédant le film dans les séances de cinéma, par lesquels la culture US a utilisé et galvaudé le trickster des cultures amérindiennes. Personnages animaux anthropomorphes, farceurs et indestructibles, dont la fonction est de se moquer des hommes et des esprits, les tricksters sont un peu des personnifications de l’entropie qui règne dans le monde et de l’irrémédiable et imprévisible absurdité du sort.

3. La magie, performativité du poème

Le troisième exemple remarquable d’humour indien selon Harjo dans L’aube américaine est le poème « Rabbit invente le saxophone22 », dont le héros, Lapin, (Rabbit) est justement le trickster de la mythologie creek (muskogee), comme l’explique Joy Harjo dans un entretien où elle explique qu’il « marche toujours sur la ligne entre le sacré et le profane—le trickster est toujours en rapport avec la dualité entre l’ici et l’ailleurs, le soleil et la lune, le ciel et la terre ». Elle ajoute incidemment : « Parfois je pense que ce que je fais en tant que poète, c’est de marcher sur cette ligne23 ». En l’occurrence, le poète illustre la thèse de Joy Harjo selon laquelle les Amérindiens, en passant par la Nouvelle-Orléans au cours de leur déportation vers l’ouest sur le Sentier des Larmes, jouèrent un rôle décisif dans leur rencontre avec les Afro-Américains dans l’invention du blues et du jazz. « Rabbit invente le saxophone » peut être lu comme une métaphore du pragmatisme par lequel la littérature, en l’occurrence la poésie, en participant à l’écriture et à la réécriture de l’histoire, peut exercer une action performative sur le monde. Cette performativité de la littérature s’apparente, au niveau du récit, à la magie que pratique Rabbit à l’intérieur de l’histoire. Le pouvoir magique du trickster s’hypostasie du plan mythique sur le plan de l’autobiographie supposée lorsque Joy Harjo raconte comment, un soir qu’elle revenait d’un anniversaire de la bataille de Horseshoe Bend au volant de sa voiture, son grand-père le guerrier Monahwee la dépassa à cheval : « Mon grand-père était revenu pour me montrer comment il pliait le temps24 ».

Dans les Poèmes indiens d’Asturias, il est clair que la magie s’exerce sur le plan mythique, pouvant se comprendre comme représentation du plan de l’Esprit en cours d’incarnation, où des entités comme l’Ambidextre Tatoueur, Quadriciel L’Homme-des-Quatre-Magies, ou Ongles de Silex déclenchent des transformations du monde terrestre aussi bien que céleste. Il n’en reste pas moins que, pour l’Ambidextre comme pour Quadriciel, les arts que sont la musique, la poésie, la peinture et la sculpture sont considérés comme autant de « magies ». Autrement dit, il est compréhensible que la poésie est « magie » au sens où elle exerce une action potentiellement transformatrice au plan mythique, ou idéologique, c’est-à-dire dans cette dimension que la critique marxiste appelle la superstructure, et que par ce truchement la poésie a le pouvoir de changer le monde. Pour qu’elle soit magie, c’est-à-dire pour qu’elle agisse dans la superstructure, qu’elle participe à l’incarnation de l’Esprit, il ne suffit pas, mais il faut que « La poésie cachée [qui] chante sans paroles », dans le chant du monde fait des bruits du vent et des cris des animaux s’incarne dans la signifiance des mots, sinon ce ne sont que « semences de l’infinie clameur, la poésie... / ... poésie oui, / Mais non magie25... »

Dans L’homme rapaillé de Gaston Miron rien d’autre n’approche de la magie que la tendance vatique, voire pythique du poète qu’Édouard Glissant appelait « Tornade Miron » ou « Archaïque Miron26 ». Mais c’est une magie artificielle, imitée de l’écriture automatique des Surréalistes et des Automatistes du manifeste Refus Global de 1948. Tout se passe comme si, espérant vainement découvrir dans la spontanéité de l’expression incontrôlée quelque force divine, Miron n’y trouvait que le délire de la dérive schizophrénique. Si bien qu’il n’y a de magique dans son écriture que la manière dont en définitive il s’en relève, par une catabase ou remontée vers le sens après avoir touché le fond du non-sens, vers une élaboration d’imagerie poétique qui sans cesse se redéfait et se refait. Si bien que la poésie de Gaston Miron paraît a priori moins apte à devenir le vecteur efficace d’une résistance culturelle que celles de Joy Harjo et de Miguel Asturias.

Conclusion

Ainsi, dans L’aube américaine de Joy Harjo le rire transcende la polarité du discours pour donner lieu à une magie de trickster qui permet à la résistance culturelle de sortir de l’impasse de la complainte récriminative pour trouver une créativité qui s’hypostasie ensuite du plan mythique sur le plan de l’autobiographie. De même, dans les Poèmes indiens d’Asturias, la magie de la poésie s’exerce sur le plan mythique des « Quatre Magies », c’est-à-dire dans cette dimension que la critique marxiste appelle la superstructure, et par ce truchement elle a le pouvoir de changer le monde, à condition de produire du sens, à défaut de quoi elle ne serait que « semences de l’infinie clameur, la poésie... / ... poésie oui, / Mais non magie27... » Par contre, dans L’homme rapaillé de Gaston Miron rien d’autre n’approche de la magie que la propension vatique du poète qu’Édouard Glissant appelait « Tornade Miron » ou « Archaïque Miron28 ». Mais c’est une magie artificielle, imitée de l’écriture automatique des Surréalistes et des Automatistes du manifeste Refus Global de 1948. Tout se passe comme si, espérant vainement découvrir dans la spontanéité de l’expression incontrôlée quelque force divine, Miron n’y trouvait que le délire de la dérive schizophrénique, dont il peine à relever sa voix. Si bien que la poésie de Gaston Miron semble être un vecteur de résistance culturelle potentiellement moins efficace que celles de Joy Harjo et de Miguel Asturias.

 

Notes

1

« Cultural retention refers to the practices that have survived even when most other forms and symbols of a culture are no longer evident. Cultural retention may occur as a result of a deliberate desire to keep traditions alive and help some groups to preserve their sense of identity ». (« Focus Question 2: What is Cultural Retention? » Daily Observer (Jamaica), 13 February 2020, https://www.pressreader.com/article/282557315214283. Voir également Cabral, Amilcar et Manuelle Gacha, « La résistance culturelle », Esprit (1940-), Editions Esprit, 1976, p. 872891, https://www.jstor.org/stable/24264433, P., M.-O., « Résistance culturelle et puissance créatrice », Esprit (1940-), Editions Esprit, 2002, p. 3838, https://www.jstor.org/stable/24279004; Dhruvarajan, Vanaja, « Ethnic Cultural Retention and Transmission Among First Generation Hindu Asian Indians in a Canadian Prairie City », Journal of Comparative Family Studies, vol. 24 / 1, 1993, p. 6379, https://www.jstor.org/stable/41602253.

2

Fling, Sarah. « The Myth of the Vanishing Indian ». The White House Historical Association, https://www.whitehousehistory.org/the-myth-of-the-vanishing-indian. Consulté le 9 octobre 2024.

3

Gaston Miron, L’Homme rapaillé, Paris, Gallimard, 1999, p. 117.

4

“The major principle of this universe, this earth, is polarity”, Joy Harjo, The Spiral of Memory: Interviews, éd. Laura Coltelli, University of Michigan Press, 1996. Internet Archive, http://archive.org/details/spiralofmemoryin0000harj, p. 23.

5

« And then what, you with your words in the enemy’s language, / Do you know how to make a peaceful road through human memory? / And what of angry ghosts of history? Then what? » […] « In the fog of thin hope, I wander this sad world / We’ve made with the enemy’s words” (Joy Harjo, L’aube américaine, Paris, Globe, p. 24, p. 142-144)

6

Ibid. p. 248-249.

7

« I’ve always called the U.S. culture the “over-culture” and don’t consider it a true culture ». (Joy Harjo, Soul Talk, Song Language: Conversations with Joy Harjo. Wesleyan University Press, 2011, p. 52.

8

Joy Harjo, The Spiral of Memory, p. 23.

9

Miron, L’homme rapaillé, p. 121.

10

Ibidem.

11

Jacques Berque, « Préface », Les Québécois, (Paris, Maspéro 1967), Montréal, Bibliothèque nationale du Québec, 1971, p. 10-11.

12

Léopold Sédar Senghor, « Asturias le métis », Europe, revue littéraire mensuelle, vol. 53 / 553 554, mai-juin 1975, p. 46 54.

13

Miguel Ángel Asturias, Poèmes indiens, Paris, Gallimard, 1990, p. 87 et p. 197.

14

Asturias, Poèmes indiens, p. 31.

15

Asturias, Poèmes indiens, “Profil sonore”, p. 77

16

Ibid. p. 186.

17

Ibid. p. 112-113.

18

« You get Indian people together, and it is constant laughter, teasing, and joking—very self-deprecating humor, and that's central to the culture. — In the middle of all the tension and destruction, there is a laughter of absolute sanity that might sound like someone insane. Maybe laughter is the voice of sense » (Joy Harjo, The Spiral of Memory: Interviews, éd. Laura Coltelli, University of Michigan Press, 1996, p. 141-142.

19

Joy Harjo, L’aube américaine, p. 64.

20

« Indian people often don't look real because real for many people is Hollywood real. We live in a reality that has been falsely created […] ». (Joy Harjo, The Spiral of Memory, p. 40).

21

« […] but when the car sped away he was surprised he was alive, no bullet holes, man, and eight cartridges strewn on the sidewalk all around him. Everyone laughed at the impossibility of it, but also the truth » (Joy Harjo, « Anchorage », She Had Some Horses, New York, W. W. Norton & Co, 2009, p. 46).

22

Joy Harjo, L’aube américaine, p. 186-187 sq.

23

“In our tribe, the Muskogee tribe, trickster is rabbit. […] It’s always walking that line between the sacred and the profane—the trickster is always about the duality between here and there, sun and moon, sky and earth. […] Sometimes I think what I do as a poet or as a human being is walk that line ». (Joy Harjo, Soul Talk, Song Language: Conversations with Joy Harjo;, Wesleyan University Press, 2011, “You Might As Well Dance, p. 70).

24

« My grandfather had come back to show me how he folded time » (Joy Harjo, L’aube américaine, p. 256-257).

25

Asturias, Poèmes indiens, « Oui, mais non magie... », p. 119.

26

Édouard Glissant, « Préface », L’homme rapaillé, p. 12-13 et passim.

27

Asturias, Poèmes indiens, « Oui, mais non magie... », p. 119.

28

Édouard Glissant, « Préface », L’homme rapaillé, p. 12-13 et passim.

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