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Résumé

Cet article propose un parallèle entre la biopolitique de Foucault, telle qu’elle apparaît dans La Volonté de savoir (1976) et le séminaire de Derrida La vie la mort (1975-76). Dans les deux textes, la question de la vie et celle du pouvoir sont liées. Derrida suit notamment les spéculations de Freud au-delà du principe de plaisir en thématisant une pulsion de pouvoir à partir du jeu du fort-da. L’enjeu de cette lecture de Derrida se révèle concerner Foucault dans un texte postérieur, « Au-delà du principe de pouvoir » (1986), repris ensuite dans « Être juste avec Freud, L'histoire de la folie à l'âge de la psychanalyse ». Derrida analyse comment Foucault joue au fort-da avec le nom de Freud pour situer la psychanalyse dans une histoire, quand le jeu du fort-da pensé par Freud déborde cette histoire. De la sorte, Derrida donne à penser la question des seuils, ce qu'il met en scène également à travers une autre problématisation de la biopolitique dans la première partie de son séminaire La bête et le souverain (2001-2002).

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Foucault et Derrida ont l’un comme l’autre associé la question de la vie à celle du pouvoir.

Pour comparer leurs gestes, je passerai par trois textes de Derrida qui courent sur vingt-cinq ans, et que je mettrai en relation entre eux et avec la biopolitique de Foucault.

Le premier texte, le séminaire La vie la mort qu’il donne en 1975-76 semble a priori sans lien avec Foucault. Derrida y élabore pourtant lui aussi une bio-politique en tissant des relations entre sciences du vivant, institutions, politique, philosophie et psychanalyse. Or, c’est quasiment au même moment que Foucault introduit la biopolitique et le biopouvoir dans La volonté de savoir, le premier tome de l’Histoire de la sexualité qui paraît en 1976. Dans une première partie, je relirai donc la biopolitique de Foucault à partir de l’autre bio-politique élaborée celle-ci par Derrida, en cherchant les résonances dans leur façon d’aborder ce thème.

C’est aussi dans le séminaire La vie la mort que Derrida thématise la pulsion de pouvoir et le jeu du fort-da en suivant les spéculations de Freud dans Au-delà du principe de plaisir. Les enjeux sont trop complexes pour être dépliés ici de façon détaillée, et nous renvoyons au séminaire La vie la mort comme au texte « Spéculer – sur “Freud” » qui le prolonge. Rappelons juste que Derrida suit la célèbre interprétation de Freud qui observe son petit-fils jouer à la bobine qu’il lance par-dessus le lit (fort) avant de la rattraper (da). D’après Freud, ces allers-retours seraient agis par une force de liaison, la pulsion de pouvoir, par laquelle l’enfant, sous le coup du trauma de disparition de la mère, chercherait à la suppléer par la bobine en gagnant la capacité de la faire partir et revenir selon son bon plaisir. Derrida, quant à lui, dresse un parallèle entre le jeu de l’enfant et le psychanalyste qui joue au fort-da sans le savoir en spéculant sur l’au-delà d’un principe de plaisir. Ce principe qu’il tire de ses élaborations et qui aurait dû réguler la libido, Freud ne s’en satisfait pas, constatant qu’il est mis à mal par une force silencieuse qu’il formule également par la pulsion de mort. Or, Derrida montre que Freud lance ses hypothèses (fort) avant de revenir dessus (da), pris dans une spéculation immaîtrisable. Celui-ci tente de poser un principe, alors que son système s’articule aveuglément autour d’un élément (cette pulsion de pouvoir) qui s’y trouve en même temps inclus et exclu, ce qui entraîne le mouvement de sa spéculation suivant le jeu du fort-da. Et d’après Derrida, Freud, agrippé à ses positions conceptuelles, cherche également à s’assurer l’héritage de la psychanalyse1. Tout en démêlant ces questions de pouvoir, Derrida entend que cette logique aporétique hypothèque la possibilité même de poser un principe. Notons que dans le même séminaire, Derrida aura également suivi le mouvement par lequel Heidegger joue aveuglément au fort-da avec le nom de Nietzsche dans une lutte contre la science en vue d’imposer son nom en l’associant à la philosophie2.

Or, en thématisant le jeu du fort-da dans La vie la mort, Derrida prépare, sans le savoir, l’argumentation du deuxième texte que j’aborderai, dont un premier morceau sort en 1986 (voire en 1985), « Au-delà du principe de pouvoir3 », une conférence qu’il donne en hommage à Foucault en interrogeant la conceptualité de l’Histoire de la sexualité. Cette conférence sera intégrée cinq ans plus tard à une conférence plus large, « Être juste avec Freud, L'histoire de la folie à l'âge de la psychanalyse », dans laquelle Derrida creuse le sillon en relisant l’ensemble des textes de Foucault, tissant un fil entre l’histoire de la folie et celle de la sexualité, tout en précisant que la question sera à peu près la même que celle qu’il lui adressa à propos de Descartes dès 1963, dans « Cogito et Histoire de la folie », « quoique posée depuis un autre bord4 » : le bord de Freud. Derrida y reprend alors le geste de La vie la mort en suivant comment Foucault joue au fort-da avec le nom de Freud pour tenter de situer la psychanalyse, quand le jeu du fort-da pensé par Freud aura déjà débordé la conceptualité foucaldienne.

Je conclurai brièvement en reprenant deux séances du dernier séminaire de Derrida, La bête et le souverain T.I, de 2001-2002, où l’on voit réapparaître le thème biopolitique associé à la question du seuil. Derrida clarifie son propos pour rappeler qu’en raison de cette complication des bords, la souveraineté ne peut se dissocier de la biopolitique, comme le propose Foucault dans La volonté de savoir, et qu’on adresse plus justement cette problématique à partir de l’aporie de la pulsion de pouvoir.

De la biopolitique à la pulsion de pouvoir

L’intérêt pour la biologie et les sciences du vivant chez Foucault et chez Derrida n’est pas une simple coïncidence. Les mêmes thèmes circulent entre les auteurs qui se lisent et s’épient, récoltant les indices que les autres laissent, comme ils prennent position les uns par rapport aux autres. Je remercie Thomas Clément Mercier de m’avoir lancé sur la piste que je vais développer ici en partant d’un article de Foucault paru dans Le Monde en 1970, « Croître et multiplier ». Foucault y fait l’éloge de La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité de François Jacob, quand Derrida commentera le même ouvrage dans La vie la mort. Ce point d’intersection me permettra d’explorer la biopolitique de Foucault avant de la relire à partir de celle de Derrida.

L’histoire de la génétique de Jacob et l’Histoire de la sexualité de Foucault : le concept de production/reproduction

Dans son article sur Jacob, Foucault félicite celui-ci d’avoir écrit une histoire de la biologie à partir de « sapes souterraines » en dévoilant comment la génétique bouleverse les savoirs dans la façon de « penser tout autrement la vie, le temps, l’individu, le hasard ». Jacob nous aurait appris que « les dés nous gouvernent » et que la reproduction ne se subordonne pas à l’individu pour qu’il se prolonge, mais qu’elle est première et précède toutes « les formes plus complexes d’organisation ». Relevons aussi les passages où il faut partir de la bactérie, « une machine à reproduire, qui reproduit son mécanisme de reproduction » ; où « la sexualité, la naissance et la mort des individus ne sont que des manières enveloppées de transmettre l’hérédité ». Foucault y affirme alors que la génétique nous dérobe le secret de la vie : nous n’avons plus de secret à découvrir en tant quel tel, puisque l’alphabet génétique « ne ressemble pas à ce qu’il prescrit ». Les « interprètes ici, ce sont les réactions elles-mêmes : il n’y a pas de lecteur, il n’y a pas de sens, mais un programme et une production ». A la fin de l’article, Foucault se pose la question d’un parallèle avec son propre travail, celui de « faire l’économie de l’“homme” ou de la “nature humaine” si on veut analyser les systèmes de la société et de l’homme ».

Or cette lecture se connecte directement à La Volonté de savoir. Foucault y avance que le « sexe » fait l’objet d’une recherche depuis quelques siècles en Occident, où nous lui poserions la question de ce que nous sommes5, alors que ce secret est en réalité sans fond.

Il reprend aussi dans un passage le thème de la génétique et de la reproduction :

depuis plusieurs décennies, les généticiens ne conçoivent plus la vie comme une organisation dotée en outre de l'étrange capacité de se reproduire ; ils voient dans le mécanisme de reproduction cela même qui introduit à la dimension du biologique : matrice non seulement des vivants, mais de la vie6

Foucault s’est-il laissé contaminer par cette bio-logique en incorporant à ses propres élaborations ce mécanisme de reproduction ? Ou trouve-t-il un point d’accroche ou une analogie avec sa conception nietzschéenne d’un pouvoir re-produit par des jeux de forces mobiles, comme il le décrit dans le chapitre IV consacré à sa méthode ?

Et « le » pouvoir dans ce qu'il a de permanent, de répétitif, d'inerte, d'auto-reproducteur, n'est que l'effet d'ensemble, qui se dessine à partir de toutes ces mobilités, l'enchaînement qui prend appui sur chacune d'elles et cherche en retour à les fixer7.

Il n’en reste pas moins que si l’Histoire de la folie raconte la mise au ban de la folie à l’époque classique suivant une analyse généalogique des pratiques discursives, dans l’Histoire de la sexualité, Foucault complique son geste par l’idée que si nulle vérité ne se dévoile dans le déchiffrement d’un secret, les discours qui en traitent sont pour autant producteurs d’effets de vérité. Son projet consiste alors à décrire l’apparition et le fonctionnement des instances de production discursive8 à partir « des mécanismes positifs, producteurs de savoir, multiplicateurs de discours, inducteurs de plaisir, et générateurs de pouvoirs9 » qui auront configuré les dispositifs de sexualité en Occident.

D’après Foucault, il ne faut plus croire que le couple hétérosexuel, associé à sa morale et à la restriction des discours sur le sexe, dise la vérité de l’histoire de la sexualité. D’après lui, les discours moraux et/ou utilitaristes produisent des effets de savoir-pouvoir et des normes par lesquels se disséminent une multitude de sexualités polymorphes10 comme autant d’espèces sexuelles déviantes. On note qu’il recourt à une notion qui sert généralement à classifier les vivants pour montrer comment des dispositifs de savoir-pouvoir produisent des classifications d’hommes et de femmes qui seraient eux-mêmes les produits sexuels de ces dispositifs11.

En rompant avec une recherche du secret, Foucault rompt avec une histoire jusque-là ajointée à la représentation. Il cherche à

définir les stratégies de pouvoirs qui sont immanentes à cette volonté de savoir. Sur le cas précis de la sexualité, constituer « l’économie politique » d’une volonté de savoir12.

Pour autant, nous ne serions plus dupes de la volonté de savoir qui a produit les dispositifs de sexualité dans lesquels nous sommes tissés. De même qu’il nous sort de la naïveté de croire à une répression derrière laquelle se cacherait le sexe pour suivre « les exigences mornes de la société bourgeoise13 ». Cette « hypothèse répressive », à laquelle il consacre un long chapitre, fonctionne en miroir en nous laissant croire que derrière les interdits et la censure, se tiendrait la vérité de notre sexe, suivant un même rapport à une vérité fondamentale, le sexe étant « placé, voici plusieurs centaines d’années, au centre d’une formidable pétition de savoir14 ». Or, comme nous l’avons vu, il n’y a nul secret, et c’est la raison pour laquelle Foucault compte analyser la « production de la “sexualité” » plutôt que « la répression du sexe »15.

De la production/reproduction à la problématique textuelle de Derrida

C’est justement la notion de production/reproduction que Derrida s’emploie à analyser dans La vie la mort. On imagine qu’il aura lu et qu’il avait en tête l’article élogieux de Foucault au sujet de la Logique du vivant qui paraît dans Le Monde en 1970, et qu’il préparait une mise au point en trouvant l’occasion du séminaire de 1975-76. Un indice corrobore en effet notre hypothèse : lorsque Foucault félicite Jacob d’affirmer qu’on n’interroge plus la vie dans les laboratoires, cette notion trop métaphysique, mais qu’on analyse « les systèmes vivants, leur structure, leur fonction, leur histoire16 », Derrida cite le même extrait pour le prolonger par une longue analyse17. Or il pointe que cette substitution des vivants à la vie ne fait que reculer la question : « qu’est-ce qui fait du vivant un vivant18 ? ». Et d’après lui, Jacob, en définissant le vivant par « la capacité de se reproduire », n’aura fait que reproduire lui-même un motif du plus métaphysicien des philosophes, Hegel. Puis Derrida s’en prend à tous les discours sur la production, « notion devenant le vicaire général de la détermination de l’être (Là où l’on ne peut plus dire créer (parce que seul Dieu est censé créer et que l’on en a fini avec le théologique), on dit produire. » Et plus loin encore, il ajoute : « on produit un système des connaissances, on produit un énoncé, on produit une théorie, on produit un effet19 ». Quand Foucault analyse les effets que produisent les discours, Derrida semble s’interroger un pas au-delà sur le fonctionnement de certains discours sur la production, ce philosophème qui s’empare « de tout le fondement20 », lourd d’un vieil héritage philosophique.

Derrida suivrait-il alors Foucault dans sa lecture nietzschéo-jacobéenne qui associe des jeux de forces à la production/reproduction d’effets de vérité ? Or, avant même de l’avoir lu, il décrit la connivence entre la langue de Jacob et celle de Nietzsche au sujet de la reproduction-sélection21, montrant, quant à lui, que le discours de la génétique ne s’est pas assez expliqué avec la philosophie.

Pourtant, Derrida intègre aussi cette problématique de la production-reproduction, même s’il la déplace vers celle de la textualité pour expliquer que le biologiste « moderne » « n’écrit pas un texte sur quelque chose qui serait hors texte […] mais qu’il écrit un texte sur un texte, sur du texte », « la structure productive-reproductive du vivant étant maintenant analysée comme texte22 ». Cela revient aussi au paradoxe qu’il explore deux séances plus loin, qu’on ne puisse

comprendre un ensemble qu’à l’aide de l’un de ses éléments (produits ou parties), ce qui revient à l’impossibilité et de le comprendre ou de le traduire dans un ensemble plus grand et pour lui de se comprendre, du moins selon la logique courante qui prétend comprendre la partie dans le tout ou un ensemble dans un ensemble plus grand23.

On se demande si Foucault s’inscrit dans ce pli textuel et aporétique, ou si sa généalogie ne consiste pas encore à classer de grands ensembles historiques à partir d’une position de surplomb. Déplions son geste à partir d’une citation dans La volonté de savoir :

Si on peut appeler « bio-histoire » les pressions par lesquelles les mouvements de la vie et les processus de l'histoire interfèrent les uns avec les autres, il faudrait parler de « bio-politique » pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine24.

Or, Foucault analyse la « bio-histoire » en proposant lui-même une histoire, comme il analyse la « bio-politique » en s’y inscrivant. Nous repérons deux plis qui se recoupent en ce qu’ils renvoient sous deux angles différents à la logique textuelle de Derrida.

Premier pli : à avoir élaboré que tout discours est producteur, Foucault, en faisant une Histoire de la sexualité, sait qu’il se met à produire/reproduire lui-même des effets de vérité, et il vise donc à produire une autre histoire où l’on aurait l’usage de cette notion. Pour opérer ce déplacement, il écrit une histoire sur une histoire, qui en transforme le modèle épistémique, en affirmant que tout discours est (auto-re-)producteur d’effets de vérité.

Second pli : Foucault affirme aussi que nous sommes entrés dans l’« époque moderne » de la bio-politique qui serait le moment où la vie passe entièrement dans la politique. Il renvoie cette fois à la reproduction en tant que la politique consiste à produire/reproduire la vie elle-même, et il s’inscrit lui-même dans la biopolitique en vue de (re-)produire la vie.

Pour autant, Foucault porte d’abord une critique de la biopolitique et de ses effets d’assujettissement sur les vivants : il faut donc clarifier ce second pli. Rappelons que le pouvoir sur la vie, tel qu’il le conçoit, naît du couplage de deux pôles qui conduisent à « investir la vie de part en part » : celui d’un pouvoir disciplinaire depuis le XVIIe siècle à travers des techniques de dressage individuel d’un corps pensé comme « machine » et intégré dans « des systèmes de contrôle efficaces et économiques » ; et vers le milieu du XVIIIe siècle, celui d’une biopolitique de la population à travers un corps traité comme « espèce », « traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques », ce qui conduit à « une série d'interventions et de contrôles régulateurs25 » .

Mais Foucault s’appuie aussi sur la biopolitique pour ouvrir un autre espace. Car si la vie de l’homme est devenue pour lui-même l’objet d’un questionnement qui lui fait produire des « savoir-pouvoir » qui le transforment en retour, il ajoute que « ce n'est point que la vie ait été exhaustivement intégrée à des techniques qui la dominent et la gèrent ; sans cesse elle leur échappe26 ». Par cette voie, l’homme peut se produire et se reproduire aussi en échappant aux normes qui l’assujettissent, quitte à produire de nouvelles normes.

C'est la vie beaucoup plus que le droit qui est devenue alors l'enjeu des luttes politiques, même si celles-ci se formulent à travers des affirmations de droit27.

Foucault s’inscrit dans ce mouvement émancipateur, car il performe la transformation de savoirs-pouvoirs en proposant une autre histoire qui se déploie au-delà d’un certain rapport à la vérité avec ses effets assujettissants. Il prépare ainsi des ouvertures par son analyse des discours, des jeux de force et des pouvoirs disséminés avec les résistances qu’ils produisent, et leurs jeux de renversements, ce que l’on pourrait comparer à la lecture que Derrida propose à partir de la notion d’auto-immunité.

Foucault fait donc de l’histoire en se situant dans le temps de la biopolitique dont il crée lui-même la notion, et ce double pli avec ses effets de récursivité suit a priori la logique aporétique de la textualité décrite par Derrida. Pourquoi dès lors et dans quelle mesure Derrida serait-il critique de son geste ?

La bio-politique de Derrida, entre Nietzsche et Freud : la traduction-sélection-contamination et le jeu du fort-da

Derrida, lui aussi, met en relation Nietzsche et la biologie pour envisager une bio-politique. Il ne part pas de discours producteurs d’effets de vérité, mais d’une métaphore sans origine qu’il a déjà thématisée dans La mythologie blanche et qu’il re-compose avec la notion de reproduction/sélection qui « n’est pas un schème qu’une métaphore transporterait d’un champ déterminé à l’autre, du biologique au politico-institutionnel28 ». Non, selon Derrida, « la métaphore est un effet de reproduction /sélection, elle est soumise elle-même à la loi génético-institutionnelle de la reproduction / sélection29 ». Celle-ci est donc déjà un processus de frayage sur une surface d’une image par reproduction-sélection de la sensation, et donc aussi un « phénomène de plaisir/ déplaisir » dépendant d’une « agonistique » entre des différences de forces30. Et la connaissance est inséparable de cette sélectivité des images et des métaphores. La langue de Derrida se rapproche aussi de celle de Foucault lorsqu’il commente Nietzsche : 

il y aurait un système socio-biologique, politico-biologique, des images en état de guerre […] ; cette sélection politico-biologique des images est inséparable du processus re-productif qui est à l’origine de l’image et en lie la genèse au principe de plaisir/déplaisir31.

Derrida introduit alors une logique du double. En effet, si le principe de plaisir/déplaisir explique la force de frayage des images, il explique aussi la force de résistance aux images. Derrida continue de convoquer Nietzsche qui se demande comment la loi du plus fort conduit à ce que le plus faible l’emporte, contrairement à ce que Darwin affirme, suivant une impossible logique d’inversion par laquelle la loi du plus fort « se contredit elle-même et s’inverse immédiatement32 ». Un double mouvement complique donc la sélection des images dont le rapport de force peut toujours s’inverser.

Or, la perspective de Foucault sur les discours producteurs d’effet de vérité coïncide encore avec cette logique du double : n’avons-nous pas vu que la biopolitique qui assujettit la vie sous le joug des biopouvoirs porte aussi un pouvoir de résistance propre à la vie ?

Poursuivons. Cette logique aporétique de reproduction/sélection associée à un principe de plaisir/déplaisir va pousser Derrida, dans la dernière boucle de son séminaire, à passer du Nietzsche de La volonté de puissance à la spéculation de Freud dans Au-delà du principe de plaisir.

Il est frappant qu’à la treizième séance de La vie la mort, le terme même de « bio-politique » apparaisse lorsque Derrida commente la description par Freud du fonctionnement des cellules qui protègent l’organisme :

On peut alors transférer et comparer […] la théorie psychanalytique de la libido à ces cellules bio-politiques et dire que les deux pulsions présentes dans chaque cellule neutralisent en partie leur pulsion de mort en s’exerçant sur les autres cellules et les maintiennent en vie, au besoin en poussant la chose jusqu’au sacrifice d’elles-mêmes33

Si Derrida poursuit en faisant l’analogie entre ces cellules héroïques et les soldats de la guerre de 14 que Freud aurait en tête, il s’attache avant tout au déplacement textuel entre différents champs, le psychanalyste détournant le modèle biologique « vers une métaphore politico-psychanalytique ». Mais plutôt que de retenir cette bio-logique auto-conservatrice entre pulsion de vie et pulsion de mort, Derrida sélectionne l’autre élaboration sur laquelle Freud spécule dans l’Au-delà : ce pas au-delà de la pulsion de pouvoir et du fort-da qui, de façon aporétique, fonde et excède à la fois le principe de plaisir.

Pour en clarifier l’enjeu, Derrida développe dans « Spéculer – sur “Freud” » la réflexion initiée dans La vie la mort, se demandant comment cette pulsion de pouvoir se traduit comme la tendance d’un ensemble à se lier à lui-même dans un rapport à soi comme rapport à l’autre. Ce double rapport caractérise la force de l’ensemble qui se lie à lui-même, mais aussi la force qui l’excède et l’interrompt suivant un processus auto-immunitaire. Cette aporie offre aussi de penser comment tout ensemble – socius, communauté, groupe, institution, individu, moi ou sujet – est pris dans un texte ou une histoire qui l’engage et qu’il répète en différant de lui-même sans maintenir de bordure fixe avec d’autres ensembles qui seraient clos sur eux-mêmes. Bref, il s’agit aussi d’une logique de contamination. Et la pulsion de pouvoir dispose d’une force de traduction-contamination entre différents contextes, psychanalytique, social, politique.

Or, si Freud passe de la biologie à la philosophie, puis à ses élaborations psychanalytiques, ou se raconte dans une auto-bio-graphie dans l’Au-delà, il ne sait pas pour autant que sa spéculation sur le fort-da lui permet de penser ses propres déplacements textuels, alors même que cette pulsion est la force qui le fait spéculer-se déplacer d’une langue à l’autre, comme Derrida le repère et l’analyse. Et à ne pas le voir, Freud s’acharne aussi à vouloir fonder l’institution de la psychanalyse en son nom propre en posant des frontières34.

La thématisation par Derrida de cette pulsion de pouvoir dans le texte de Freud avec sa force de contamination textuelle vient donc inquiéter les bordures des champs de savoir, de la philosophie, des sciences naturelles, historiques, ou politiques. Or, pour en revenir à Foucault, on ne peut lui reprocher de ne pas penser la contamination : nous avons vu que dans La volonté de savoir, il associe la biologie à la philosophie par laquelle il déplace la problématique de la vérité pour raconter comment une histoire aura produit des dispositifs de savoir-pouvoir en vue de gérer la vie suivant une stratégie économico-politique.

Pour autant, les histoires de Foucault restent organisées en successions de grands ensembles. Il continue notamment à border des époques en se situant au bord de l’« époque moderne » pour en annoncer la fin. Lorsque dans Les mots et les choses, il prophétise la mort de l’homme dans l’effacement des traits de son visage, Derrida répond dans « Être juste avec Freud » que ce qui s’efface serait plutôt la limite d’où pourrait advenir un tel événement, quand, selon le jeu du fort-da, le rapport à soi d’une limite « ne peut que la diviser en l’inventant. Elle n’arrive à s’effacer dès qu’elle s’inscrit35 ». Non pas justement qu’il faille abolir les bords, mais plutôt penser leur mobilité.

Ce serait là un effet de la pensée de Foucault, avant comme avec la biopolitique par laquelle penser la re-production du pouvoir re-produit aussi machinalement des bordures, et je renvoie aux travaux de Francesco Vitale sur la notion de reproduction avec ce qu’elle traîne d’héritage métaphysique dans Biodeconstruction, et à ceux de Thomas Clément Mercier sur l’ontologie de Foucault (par exemple Resisting the Present: Biopower in the Face of the Event (Some Notes on Monstrous Lives)), pour en venir à « Être juste avec Freud » et à la façon par laquelle Derrida va appliquer à Foucault le jeu du fort-da qu’il avait déjà appliqué à Heidegger dans La vie la mort.

Comment le fort-da de Freud disjoncte l’histoire de Foucault

Rappelons la lecture que Derrida se propose de faire dans « Être juste avec Freud » :

Le projet de Foucault eût-il été possible sans la psychanalyse dont il est le contemporain et dont il parle peu et surtout de façon si équivoque et si ambivalente dans le livre ? Lui doit-il quelque chose et quoi ? La dette, si elle avait été contractée, serait-elle essentielle ? Définit-elle au contraire cela même dont il lui aura fallu se délier, de façon critique, pour former le projet ? En un mot il s'agirait de savoir quelle est la situation de la psychanalyse au regard et au moment du livre de Foucault. Et, réciproquement, comment celui-ci inscrit et situe son projet, non seulement au regard de la psychanalyse en général mais de telle psychanalyse, à telle phase de son histoire, dans telle ou telle de ses figures36.

La phase que Derrida a en tête est donc celle où Freud spécule Au-delà du principe de plaisir.

Lors d’une précédente intervention faite à un colloque sur La vie la mort37, et intitulée « Double Je(u), le fort-da et la guerre des noms », je m’étais intéressé à la notion de double dans l’usage qu’en fait Derrida à partir de la pulsion de pouvoir et du jeu du fort-da afin de déconstruire les positions de Freud et de Heidegger. Comme évoqué en introduction, j’y montrais comment Derrida suit Freud et Heidegger lorsqu’ils essayent de limiter le jeu démonique du fort-da en posant une limite liée au fondement de leur conceptualité, quand ils font des allers et retours des deux côtés de cette limite, frayant au-delà de leur propre position, en se doublant l’un comme l’autre. L’analyse du fort-da permet à Derrida de passer leurs textes au crible pour mettre au jour des scènes d’affrontement entre des champs de savoir, des noms propres, et des institutions.

Avant de montrer qu’il reprend ce geste avec Foucault, je récapitule rapidement comment Derrida applique le fort-da à Heidegger dans sa lecture de Nietzsche. Heidegger tenterait de fixer le nom Nietzsche à une place pour en faire le dernier penseur de la métaphysique, alors qu’il s’intéresse justement à Nietzsche pour le pas qu’il fait au-delà de la métaphysique. Derrida montre comment Heidegger ne se rend pas compte qu’il joue au fort-da avec Nietzsche qui l’a déjà doublé en jouant des deux côtés - out of joint – de la limite qui assure un socle à la division qu’il trace entre la métaphysique et son au-delà. Quel est l’enjeu de cette bordure pour Heidegger ? Rendre à la philosophie son privilège pour penser la question primordiale de l’être dans une guerre contre une science pétrifiante, notamment la biologie, dont la puissance déterminerait le rapport de l’homme occidental à l’égard de l’étant. Et Heidegger veut restituer à l’histoire de la métaphysique le nom de Nietzsche en démontrant qu’il n’appartient pas au champ de la biologie, malgré ses aphorismes sur la vie. Il veut en faire un allié et un prédécesseur qui l’annonce, quand Nietzsche déborde la scène dans laquelle le penseur de l’être tente de le contenir.

Si par cette opération, Heidegger veut aussi réinstituer la philosophie dans ses frontières et sa souveraineté contre des sciences qui ne seraient que régionales38, nous avons vu que Foucault, lui, est un penseur de la contamination. Pour autant, on ne peut ignorer leurs accointances dans leur façon de thématiser une historialité qui découpe des époques.

Et, par un geste similaire, comme il avait suivi Heidegger jouant au fort-da avec Nietzsche dans La vie la mort, Derrida va montrer dans « Être juste avec Freud » comment Foucault joue au fort-da avec Freud et avec la psychanalyse en la renvoyant à l’« âge classique » pour s’en démarquer, alors même qu’il « veut et ne veut pas situer Freud en un lieu historique stabilisable, identifiable, offert à une appréhension univoque39 ». Tissant un fil entre les textes de Foucault, notamment L’histoire de la folie et L’histoire de la sexualité, Derrida suit Foucault dans ses embarras avec Freud qui perturbent la cohérence de ses analyses alors même que Freud se situe à la charnière de sa pensée. Foucault « veut tantôt créditer, tantôt discréditer Freud, à moins qu'il ne fasse en vérité l'un et l'autre indiscernablement et à la fois40 ». Derrida relève d’une part les passages où Foucault place Freud parmi les auteurs qui dialoguent avec la folie à l’instar de Nietzsche (l’« âge classique » ayant procédé à l’enfermement de la folie, et l’« époque moderne » à sa médicalisation), et d’autre part, les passages où Foucault situe Freud parmi ceux qui veulent l’arraisonner, ne cessant « de convoquer et de révoquer Freud des deux côtés de la ligne de partage41 ». Freud est donc le quasi-transcendantal42 autour duquel tourne Foucault.

Concentrons-nous sur la partie(qui reprend « Au-delà du principe de pouvoir ») où Derrida inquiète l’Histoire de la sexualité dans laquelle apparaît la biopolitique.

Rappelons que dans La volonté de savoir, Foucault écarte la psychanalyse, reprochant à son économie des pulsions de manquer la problématique du pouvoir. D’après lui, celle-ci donnerait, « comme principe à la sexualité la loi – la loi de l'alliance, de la consanguinité interdite, du Père-Souverain. » Bref, elle convoquerait « autour du désir tout l'ancien ordre du pouvoir », relevant d’une « rétro-version » historique43, alors qu’« il faut penser le dispositif de sexualité à partir des techniques de pouvoir qui lui sont contemporaines44. » Or le pouvoir se problématiserait plutôt à travers les discours qui le disséminent dans une multitude de foyers, et plutôt qu’une théorie relevant « du système du droit et de la forme de la loi », il s’agit d’élaborer « une analytique du pouvoir45 ».

Or, si Derrida rappelle la thèse foucaldienne selon laquelle « il n’y a pas le ou un pouvoir central » mais une multiplicité de pouvoirs, de relations et de techniques polymorphes de pouvoirs, il pointe que Foucault, pour thématiser et décrire ces dispositifs, introduit dans La Volonté de savoir « la figure des “spirales perpétuelles du pouvoir et du plaisir” »46. Derrida repère que cette « dualité spiralée47 » d’un principe de plaisir et d’un principe de pouvoir porte le mouvement même de l’histoire de Foucault, et suit, justement, le même jeu du fort-da que Derrida a problématisé avec Freud, cette pulsion de pouvoir qui fonde et déborde le principe de plaisir. Aussi, Derrida juge qu’au lieu de circonscrire Freud ou la psychanalyse « en général », Foucault n’aurait pas dû ignorer l’Au-delà. Pourquoi border la psychanalyse, si ce n’est la pulsion de fonder une autre histoire pour capitaliser en son nom propre ?

Tout en notant que Foucault finira par abandonner sa notion d’épistémè, Derrida reprend la topique foucaldienne de « la dualité spiralée » des principes de plaisir et de pouvoir pour se demander alors ce qu’il aurait pensé de la pulsion de pouvoir, avant de répondre à sa place :

ce à quoi il faut cesser de croire, c’est à la principialité ou la principauté, à l’unité principielle, à l’arkhè : et à celle du plaisir et à celle du pouvoir. Le motif de la spirale dessine la figure d’une dualité (pouvoir / plaisir), mais d’une dualité pulsionnelle sans principe48.

Derrida double Foucault et le ventriloquise, pour parler dans sa langue, comme un Malin Génie, ou comme un Bon Malin Génie au service de Foucault. Il s’agit de faire dire à Foucault ce que Freud lui-même a dit, tout en laissant entendre que Foucault aura pensé cette même pulsion de pouvoir, mais après Freud :

la dualité en question, n’est-ce pas ce que Freud a tenté de penser en parlant d’une dualité pulsionnelle et de la pulsion de mort, d’une pulsion de mort qui n’était sans doute pas simplement étrangère à la pulsion de pouvoir ou à la pulsion de maîtrise49 ?

Freud aura donc pris un tour d’avance sur Foucault qui se croyait en mesure de délimiter un « ensemble historique » pour y inscrire la psychanalyse. Foucault appartient dès lors à l’âge de la psychanalyse, alors même que celle-ci en fait trembler la bordure, la logique du fort-da débordant tout « avant » et tout « après » pour dessiner et effacer les limites de tout âge.

Introduire la pulsion de pouvoir dans le champ politique

Concluons avec La bête et le souverain T.150, le dernier séminaire de Derrida (2001-2002) dans lequel on repère une forte proximité avec les thèmes de La volonté de savoir.

Foucault y décrivait un système de pouvoir juridico-politique constitué au Moyen Âge et reposant sur la loi. La Révolution en hériterait à travers la monarchie, et il commanderait aujourd’hui encore les théories classiques du pouvoir et de sa critique51. Or, l’« époque moderne » de la biopolitique nous éloignerait de ce paradigme de la souveraineté, et Foucault veut y substituer sa propre analytique du pouvoir.

Derrida, lui aussi, dans la onzième séance de son séminaire, arrive à la conclusion que « la souveraineté du peuple ou de la nation n’inaugure qu’une nouvelle forme de la même structure fondamentale52 », avant d’affirmer quelques pages plus loin qu’« […] une révolution politique sans révolution poétique du politique n’est jamais qu’un transfert de souveraineté et une passation des pouvoirs53 ».

Foucault comme Derrida ont le projet d’une refonte profonde du politique. Mais Foucault distingue la biopolitique de la souveraineté qu’il réduit au produit de coordonnées historico-politiques, continuant à se tenir dans une histoire avec des bords définis en vue d’annoncer l’horizon d’une autre époque. Derrida, quant à lui, associe la souveraineté à une problématique du fondement et du seuil, comme à la logique aporétique de la pulsion de pouvoir. Il ne s’accorde donc pas à la position de Foucault, car, en dissociant la souveraineté, qu’il renvoie à « l’âge classique », des enjeux de « l’époque moderne », ce dernier concentre les forces de résistance sur une perspective biopolitique qui risque de secondariser le cadre juridico-institutionnel. C’est pourquoi Derrida intègre les commentaires d’Agamben à la séance suivante de son séminaire, lorsque ce dernier pointe la relégation par Foucault de la question de la souveraineté qu’Agamben remet au premier plan, recherchant « le point de jonction caché entre le modèle juridico-institutionnel et le pouvoir biopolitique54  », bien que Derrida en profite pour déconstruire également ses analyses.

Notons aussi qu’à la onzième séance Derrida introduit la question « qu’est-ce que “savoir”55 », et tisse un rapport entre savoir, pouvoir et objectivité56. Il reprend ainsi la problématique de La volonté de savoir, celle de la vérité avec ses effets d’assujettissement sous le joug de dispositifs de savoir-pouvoir, tout en la réécrivant à sa manière. Vers la fin de la séance, il commente la biopolitique à l’œuvre dans les zoos et les asiles au XIXe siècle, ces lieux de gestion de la vie, à travers le travail d’Ellenberg. Le modèle français autopsique se sera mondialisé, analyse Derrida (qui convoque aussi Descartes), et il souligne le souci écologique de ces institutions, où l’art de soigner, qui est aussi un art d’enfermer, consiste à inventer des limites57. En lisant des textes de philosophie et d’histoire, en faisant l’histoire d’institutions dont nous héritons, Derrida ne découpe pas des strates historiques, mais donne à penser la question même des limites selon un double bind. Les limites que posent ces institutions pour gérer la vie des vivants, hommes et animaux, comme les limites entre ces institutions et les nôtres qui renvoient à la même question biopolitique. Derrida se situe donc par rapport à Foucault en thématisant la question du seuil, un seuil nécessaire, même s’il n’est jamais que temporaire et mobile, ce qui implique toujours « plus d’un seul seuil58 » sans qu’on ne puisse délimiter un âge, ni annoncer la fin d’une époque. Et sans qu’on ne puisse situer les bords d’une histoire « avant » ou « après » Freud, ni même « avant » ou « après » la biopolitique, si ce n’est pas pour renvoyer Foucault à Freud et au fort-da, alors même que ce retour à Freud ne peut être appelé qu’à revenir en bouleversant toute périodisation. Comme Derrida le précise à la fin de la douzième séance, visant Foucault et Agamben, « Remettre en question […] ce souci de périodisation qui prend de telles formes, ce n’est pas réduire l’événementialité ou la singularité de l’événement, au contraire » : il s’agit de compliquer une analyse linéaire et historique en repensant « la figure même du seuil59 », ce seuil instable qui se déplace selon le jeu du fort-da.

Aussi, plutôt qu’à distinguer la souveraineté de la biopolitique, Derrida repositionne la question du pouvoir et de la vie sur une « lutte pour la souveraineté » en sélectionnant pour l’élaborer l’aporie de « la pulsion de pouvoir60 ». Et la pulsion de pouvoir pousse à transformer la langue politique pour substituer à un concept pur de souveraineté des notions comme « transfert, transition, traduction, passage, partage, transferts. »

c’est sur ces mots et ces concepts proprement médiaux, impurs, comme des milieux ou des mixtes qu’il faut faire porter la charge de la question et de la décision, qui sont toujours des transactions médianes, médiales, des négociations dans un rapport de force entre des pulsions de pouvoir qui sont essentiellement divisibles61

En évaluant les rapports de force à l’aide de ces notions impures, les décideurs politiques seraient tenus à d’autres négociations. Ils éprouveraient davantage que la loi se traduit toujours différemment, à plus d’une loi62, chaque contexte appelant à des déplacements de seuils, suivant le jeu d’un fort-da qui déstabilise toute position souveraine.

 

Bibliographie

 

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MERCIER Thomas Clément, ‘Resisting the Present: Biopower in the Face of the Event (Some Notes on Monstrous Lives)’, CR: The New Centennial Review, Vol. 19, No. 3, 2019, pp. 99–128.

VITALE Francesco, BiodeconstructionJacques Derrida and the Life Sciences. Trans. Mauro Senatore. Albany: SUNY Press, 2018.

 

Notes

1

Je le rappelle dans Legs de Freud(-Derrida-Major) : La pulsion de pouvoir et l’à venir de la psychanalyse.

2

Ce que j’avais développé dans Double Je(u), le fort-da et la guerre des noms.

3

J. Derrida, « Au-delà du principe de pouvoir », pp. 4-13. Voir la note 1.

4

J. Derrida, « Être juste avec Freud », op. cit. p. 95.

5

M. Foucault, La Volonté de Savoir, op. cit. p.102. 

6

Ibid. p.103. 

7

Ibid. p. 121 et s.

8

Ibid. p. 21.

9

Ibid. p. 98.

10

Ibid. p. 21.

11

Ibid. p. 59, 60.

12

Ibid. p. 98.

13

Ibid. p. 102.

14

Ibid.

15

Ibid.

16

M. Foucault, « Croître et multiplier », op. cit. p. 971.

17

J. Derrida, La vie la mort, op. cit. p. 116 et s.

18

Ibid. p. 117.

19

Ibid. p. 136.

20

Ibid. p. 143.

21

Ibid. p. 122.

22

Ibid. p. 109, 110.

23

Ibid. p. 155.

24

M. Foucault, La Volonté de Savoir, op. cit. p.188. 

25

Ibid. p. 183.

26

Ibid. p. 188.

27

Ibid. p. 191.

28

J. Derrida, La vie la mort, op. cit. p. 86.

29

Ibid. p. 87.

30

Ibid. p. 88.

31

Ibid. p. 89, 90.

32

Ibid. p. 90.

33

Ibid. p. 338.

34

A noter que Derrida précise aussi plus tôt la position singulière de la science du vivant qui se situe en un point de croisement textuel stratégique, étant « impliquée par toutes les sciences qui déterminent leur objet dans des champs impliquant le vivant (p. 110) ». Comme la psychanalyse de Freud, ou l’histoire de Foucault.

35

J. Derrida, « Être juste avec Freud », op. cit. p. 137, 138.

36

J. Derrida, « Être juste avec Freud », op. cit. p. 99.

37

Colloque Plus d’une discipline : actualité de La vie la mort, 7-9 oct. 2021, organisé par le groupe Lire-Travailler Derrida, Paris 8.

38

J. Derrida, La vie la mort, op. cit. p. 266.

39

J. Derrida, « Être juste avec Freud », op. cit., p. 100.

40

Ibid., p. 100.

41

Ibid., p. 114.

42

Ibid., p. 102.

43

Cette lecture paraît en affinité avec L’anti-Œdipe de G. Deleuze et F. Guattari (Paris, Minuit, 1972), alors même que la déconstruction par Foucault de l’« hypothèse répressive » est, à l’inverse, une critique qu’on pourrait leur adresser.

44

M. Foucault, La Volonté de Savoir, op. cit. p. 98. 

45

Ibid., p. 119, 120.

46

J. Derrida, « Au-delà du principe de pouvoir », op. cit. renvoyant à La Volonté de savoir, op. cit., p. 60-62. 

47

Il ajoute la notion de « dualité spiralée » dans « Être juste avec Freud » (p. 146) à partir du motif « de la spirale dans la dualité pouvoir/plaisir. » (p. 144).

48

J. Derrida, « Au-delà du principe de pouvoir », op. cit. .

49

Ibid.

50

J. Derrida, La bête et le souverain T.1, op. cit.

51

M. Foucault, La Volonté de Savoir, op. cit. p. 113 et s.

52

La bête et le souverain T.1, p. 378.

53

Ibid., p. 388.

54

Ibid., p. 439.

55

Ibid., p. 373.

56

Ibid., p. 375.

57

Ibid., p. 395 et s.

58

Ibid., p. 443.

59

Ibid., p. 441, 442.

60

Ibid., p. 388.

61

Ibid., p. 388, 389.

62

Expression que j’élabore dans « Plus d’une loi: Reading Repetition Compulsion and Generalized Fetishism with Deleuze-Guattari and Derrida ».

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