Résumé
Dans le Séminaire La bête et le souverain, Derrida déclare que « la zooanthropolitique, plutôt que la bio-politique », est son « horizon problématique ». Nous montrons que la « biopolitique » concentre tous les paradoxes de Foucault concernant la « nouveauté » dans l’histoire et dans la pensée. Foucault (comme Agamben) est très attaché aux « premières fois », qui viennent faire rupture et constituer de nouvelles « épistémès ». Mais d’un autre côté, l’effort constant de Foucault est de « rendre raison » de ces ruptures et de rétablir une complète logique dans la succession de ces « épistémès ». Derrida n’accorde ni la nouveauté ni la nécessité historiques de la biopolitique. Il s’oppose à cette conception traditionnelle et logocentrique de la philosophie, et du philosophe comme voyant et dominateur.
English summary
In his Seminar The Beast and the Sovereign, Derrida declares that “Zooanthropolitics, rather than bio-politics”, is his “problematic horizon”. We show that "biopolitics" concentrates all Foucault's paradoxes concerning "novelty" in history and in thought. Foucault (like Agamben) is very attached to the “first times”, which create ruptures and constitute new “epistemes”. But on the other hand, Foucault's constant effort is to "give reason" for these ruptures and to re-establish a complete logic in the succession of these "epistemes". Derrida recognizes neither the historical novelty nor the historical necessity of biopolitics. He opposes this traditional and logocentric conception of philosophy, and of the philosopher as seer and dominator.
Introduction
À la page 100 du volume 1 (année 2001-2002) de son Séminaire La bête et le souverain, Derrida déclare : « La zooanthropolitique, plutôt que la bio-politique, voilà notre horizon problématique1 ». De ce point de vue, l’ensemble du Séminaire, voire l’ensemble des conceptions de Derrida (ou, si l’on préfère, l’ensemble de la « déconstruction »), pourrait et même devrait être considéré (tant cette déclaration est explicite) comme une critique, une proposition alternative ou de remplacement, au célèbre concept foucaldien de « biopolitique » : « La zooanthropolitique, plutôt que la bio-politique, voilà notre horizon problématique ». Et de fait, tout au long de ce premier volume du Séminaire La bête et le souverain, Derrida s’en prend à plusieurs reprises, parfois explicitement parfois implicitement, par personne interposée (la personne interposée étant Agamben), à la biopolitique de Foucault. Je voudrais ici exposer cette lecture critique ou déconstructive de Foucault par Derrida concernant la biopolitique, puis élargir mon propos — puisque Derrida lui-même nous y invite en caractérisant l’ensemble de son « horizon problématique » en opposition, à vrai dire en rivalité avec celui de Foucault (« La zooanthropolitique, plutôt que la bio-politique, voilà notre horizon problématique ») — pour essayer de montrer à quel point le désaccord sur la « biopolitique », après celui sur « l’histoire de la folie », et quelles qu’aient pu être par ailleurs, de la part de Derrida, les marques d’hommage ou de reconnaissance à l’égard de Foucault, signale une divergence profonde, pour ne pas dire une incompatibilité de la déconstruction avec la pensée ou avec la philosophie de Foucault (à supposer que ce terme de « philosophie » lui convienne, ce qu’il est arrivé à Foucault de récuser explicitement2), pensée ou philosophie de Foucault, donc, qui se verra ramenée à des positions voire à des postures très proches d’une certaine tradition philosophique qui est la cible même de la déconstruction. J’expliquerai pour finir dans quelle mesure ce diagnostic derridien me semble juste, et proposerai même d’apporter quelques arguments supplémentaires en sa faveur, dans le prolongement d’une étude que j’ai publiée en 2016 sur la question de la « nouveauté » chez Foucault3.
La « bio-politique » dans La bête et le souverain
Pour l’essentiel, la critique derridienne de la « bio-politique » foucaldienne peut se résumer en la défense et illustration d’un point de vue logique contre un point de vue chronologique. Derrida, en effet, se place du point de vue d’une « logique de la déconstruction » (logique sur la dimension paradoxale de laquelle je ne m’attarderai pas ici) en ce qu’il adopte, dans son analyse des rapports entre « bête » et « souverain », le point de vue a-temporel d’une architectonique conceptuelle, comme lorsqu’ailleurs il lui arrive de soutenir, d’un point de vue extrêmement général et non-temporel en tout cas, que « les conditions de possibilité sont des conditions d’impossibilité », ou encore de développer les « logiques » de « l’obséquence » ou de la « supplémentarité » : dans tous ces cas, Derrida met au jour des structures logico-paradoxales, ou logico-illogiques, imperméables à toute temporalité. Comme le « virus », la « zoo-anthropolitique » n’a pas d’âge4, pas plus que de « genèse », « d’évolution », ou même « d’histoire ». On voit ainsi Derrida, dans La bête et le souverain, parcourir les siècles à grandes enjambées, prenant ses références indifféremment dans l’antiquité (Aristote), dans les temps modernes (Machiavel, Hobbes, La Fontaine, Rousseau) ou dans l’époque contemporaine (Schmitt). Dans tous les cas, Derrida met en évidence une structure conceptuelle constante, à savoir l’association intime, chez tous ces auteurs (qu’elle y soit thématisée ou métaphorisée), de la souveraineté et d’une certaine forme de bestialité, tout particulièrement sous la figure du « loup », que Derrida développe et analyse avec grande ampleur.
Derrida explicite lui-même, au début du Séminaire, cette structure logique paradoxale de la « bête » et du « souverain », telle qu’il entend la mettre au jour et l’illustrer tout au long des séances de cette année 2001-2002 : il se propose donc d’explorer
la double et contradictoire figuration de l’homme politique comme, d’une part, supérieur, dans sa souveraineté même, à la bête qu’il maîtrise, asservit, domine, domestique ou tue, si bien que la souveraineté consiste à s’élever au-dessus de l’animal et à se l’approprier, à disposer de sa vie, mais d’autre part (contradictoirement), figuration de l’homme politique, et notamment de l’État souverain comme animalité, voire bestialité […]. L’homme politique supérieur à l’animalité et l’homme politique comme animalité5.
Un peu plus loin, tout en prenant un grand nombre de précautions, tout en se mettant à l’abri de nombreux disclaimers et trigger warnings, Derrida reprend néanmoins à son compte, au moins pour une part, les paradoxes logiques mis au jour par Carl Schmitt au sujet de la souveraineté en son essence et de « l’humanité » (ou de l’inhumanité, c’est-à-dire de la bestialité) :
Ce qui est terrifiant, selon [Schmitt], ce qui se fait craindre ou redouter, ce qui est schrecklich, effrayant, ce qui inspire la terreur, parce que ça agit par la peur ou la terreur, c’est que cette prétention humanitaire, quand elle part en guerre, traite les ennemis « hors la loi » et « hors l’humanité » (en français dans le texte), c’est-à-dire comme des bêtes : au nom de l’humain, des droits de l’homme et de l’humanitaire, on traite alors d’autres hommes comme des bêtes, et on devient soi-même, par conséquent, inhumain, cruel et bestial6.
On comprend alors pourquoi Derrida s’en prend avec virulence à Agamben (ce qui, nous le verrons, n’est qu’un préliminaire aux critiques qu’il adressera à Foucault) sur un point qui autrement aurait pu sembler mineur, à savoir sur la question de la « primauté », de la « priorité » ou de l’« antériorité » temporelles. Derrida remarque en effet — et il y reviendra plusieurs fois, indiquant par là qu’il s’agit d’un point particulièrement important à ses yeux — que Agamben, dans Homo Sacer I – Le pouvoir souverain et la vie nue, semble obsédé par l’idée (au fond généalogique) de reconnaître des « priorités », des « premières fois » (souligné par Derrida), concernant des exemples (par exemple des exemples de loups dans la littérature), et surtout concernant des théories, des événements théoriques ou des mutations théoriques qui auraient été aperçues ou déclarées « pour la première fois » par tel ou tel auteur. Derrida écrit en effet :
Le geste le plus irrépressible [d’Agamben] consiste régulièrement à reconnaître des priorités qu’on aurait méconnues, ignorées, négligées, pas su ou pas pu reconnaître, faute de lecture ou de lucidité, de force de pensée — des priorités, donc, des premières fois, des initiatives inaugurales, des événements instituteurs qu’on aurait déniés ou négligés, donc, en vérité, des priorités qui sont des primautés, des principautés, des signatures principales, signées par des princes du commencement que tout le monde, sauf l’auteur bien entendu, aurait ignorées, si bien que chaque fois l’auteur de Homo Sacer serait le premier à dire qui aura été le premier7.
La suite du Séminaire montrera que ces revendications de priorité, ou « d’inauguration », concernent, aux yeux de Derrida, non seulement Agamben, mais derrière Agamben, Foucault lui-même. Derrida s’en prend en effet, tout au long du Séminaire et de façon très explicite dans la fin de la douzième et avant-dernière séance, au geste de « périodisation » de l’histoire humaine qui est typiquement le geste de Foucault. Comme Derrida le déclare en effet, en manière de récapitulation, dans les dernières pages de cette douzième séance, il se sera donc agi pour lui, en visant aussi bien Agamben que Foucault, de
remettre en question […] ce souci de périodisation qui prend de telles formes (une modernité dont on ne sait pas où elle commence et finit, un âge classique dont les effets sont encore perceptibles, une antiquité grecque dont les concepts sont plus vivants et survivants que jamais, tel prétendu « événement décisif de la modernité » qui ne fait que révéler l’immémorial, etc.)8.
Que Foucault soit visé ici, il suffit de lire les lignes et les pages qui précèdent ce passage pour s’en convaincre. Derrida rappelle que Foucault date « l’avènement nouveau de la bio-politique » de « la fin de l’âge classique9 ». De ce fait, cette question de la « périodisation » s’avère centrale pour Foucault. Si en effet (comme le soutiendra Derrida), ces datations ou ces périodisations s’avéraient aussi vagues que les limites temporelles de la « modernité » ou de « l’âge classique », tout le dispositif conceptuel mis en œuvre par Foucault y révélerait sa fragilité, sa ruine originaire, c’est-à-dire le fait qu’il est toujours déjà ruiné dans la mesure même où il donne accueil à la notion d’origine, d’inauguration, de première fois, ou de périodisation.
Cette déconstruction de la « bio-politique » entendue comme périodisée-périodisante au nom d’une « zoo-anthropolitique » entendue comme structurelle, logique, intemporelle et anhistorique prend plusieurs formes dans le Séminaire La bête et le souverain. Derrida commence par se moquer de la dimension « irrépressible »10 du « geste » par lequel Agamben (entendons aussi bien « Foucault ») ne peut s’empêcher de distribuer les « premières places ». Il y a là d’abord, selon Derrida, la manifestation d’une bien naïve pulsion de pouvoir, qui l’« amuse », ou qu’il constate « en souriant » :
Celui qui pose en souverain ou qui entend prendre le pouvoir en souverain dit ou sous-entend toujours : même si je ne suis pas le premier à le faire ou à le dire, je suis le premier ou le seul à connaître et à reconnaître qui aura été le premier. Et j’ajouterai : le souverain, s’il y en a, c’est celui qui arrive à le faire croire, au moins pour quelque temps, qu’il est le premier ou le premier à avoir su qui sera venu en premier, là où il y a toutes les chances pour que ce soit presque toujours faux11.
Cette propension à distribuer des prix (« des premiers prix de la classe, des prix d’excellence et des accessits », cérémonie où le distributeur de premières places « commence et finit toujours, princièrement ou souverainement, par s’inscrire en tête, c’est-à-dire par occuper la place du prêtre ou du maître qui ne néglige jamais le plaisir douteux qu’il y a à sermonner ou à donner des leçons12 ») est « amusante » comme tout tic qui plaque momentanément et partiellement, aurait dit Bergson, du mécanique sur du vivant. Pour Agamben, Hegel, ainsi, « fut le premier à comprendre jusqu’au bout la structure présupposante du langage13 » ; Pindare fut « le premier grand penseur de la souveraineté14 » ; Karl Löwith a « défini le premier le caractère fondamental de la politique des États totalitaires comme “politisation de la vie15” » ; Levinas « fut le premier, dans un texte de 1934 » à déceler le sens véritable de la « relation entre Heidegger et le nazisme », « replacée dans la perspective de la biopolitique moderne16 », etc.
Pour répétitif et amusant qu’il soit, ce geste de distribution d’antériorités ou de ruptures ou d’excellences échoue toujours aux yeux de Derrida. Derrida s’attache à montrer que, pour chacune des « premières fois » déclarées par Agamben, d’excellents arguments permettent de montrer qu’en réalité il ne s’agit pas de « premières fois », ou du moins que cette attribution du titre de « premier à avoir vu que », ou « premier à avoir dit que » est dans tous les cas contestable et douteuse. Pour ce qui est de Levinas, par exemple, Derrida rappelle sévèrement (comme une sorte de « père sévère ») qu’il y a une manière de contradiction ou de contresens à vouloir faire de Levinas « le premier » de quelque séquence que ce soit :
On aurait encore envie de rappeler, s’agissant de Levinas, ce que, premier ou non à le faire, il a dit et pensé de l’an-archie, précisément, de la protestation éthique, sans parler du goût, de la politesse, voire de la politique, de la protestation contre le geste qui consiste à venir en premier, à occuper la première place parmi les premiers, en archê, à préférer la première place ou à ne pas dire « après vous ». « Après vous », dit je ne sais plus où Levinas, c’est le commencement de l’éthique. Ne pas se servir le premier, nous le savons tous, c’est au moins l’abc des bonnes manières, dans la société, dans les salons et même à table dans une auberge17.
Mais l’essentiel de la discussion par Derrida du geste agambénien de périodisation porte sur la question de la « vie nue », c’est-à-dire sur la discussion par Agamben des thèses de Foucault. Derrida sera moins sévère avec Foucault qu’avec Agamben. Mais au fond, l’impossibilité (que Derrida va s’attacher à montrer) de périodiser ou d’historiciser quelque chose comme l’apparition d’une « vie nue », ou d’une « bio-politique », atteint bien les conceptions de Foucault. La discussion principale (car il y a de multiples allusions et remarques disséminées dans l’ensemble du Séminaire) se trouve aux pages 432 et suivantes de La bête et le souverain. Toute la difficulté, estime Derrida, tient à ce qu’Agamben
veut absolument définir la spécificité de la politique ou de la bio-politique moderne (celle dont Foucault fait son thème à la fin de La volonté de savoir […]), en misant sur le concept de « vie nue » qu’il identifie à zôê, par opposition à bios18.
Selon Agamben, « la mort » aurait « empêché Foucault de développer toutes les implications du concept de biopolitique ». Avec une pointe d’humour noir, et un nouveau jugement sévère implicite sur l’absence de manières d’Agamben, Derrida traduit à sa manière : « Foucault, mort trop tôt, aurait manqué la spécificité de la “zôê” comme “vie nue19” » … C’est la raison pour laquelle, selon Derrida, Agamben aurait préféré l’expression « zoo-politique » à l’expression « bio-politique » retenue par Foucault. Pour Agamben, ainsi :
L’introduction de la zôê dans la sphère de la polis, la politisation de la vie nue comme telle, constitue l’événement décisif de la modernité et marque une transformation radicale des catégories politico-philosophiques de la pensée classique20.
Agamben propose (« audacieusement », dit Derrida21) de traduire zoê par « vie nue », donc « vie sans qualités, sans qualification, pur et simple fait de vivre et de ne pas être mort22 ». Mais aucun des arguments d’Agamben ne trouve grâce aux yeux de Derrida. « Zôê » ne signifie pas toujours « vie nue », non qualifiée, en grec, ne serait-ce que dans l’expression « politikon zôon » ; et plus généralement on ne peut pas établir de différence « absolument rigoureuse » entre les termes « zôê » et « bios ». À partir de là, tel un habile joueur d’échecs, Derrida enferme à la fois Agamben et Foucault (il le précise explicitement) dans un même piège : puisqu’il est impossible, d’un point de vue philologique, de démontrer, comme l’aurait voulu Agamben dans une sorte de manœuvre désespérée, qu’il peut « exister une différence tenable entre un attribut et une différence spécifique23 », il reste à Agamben à
admettre (ce qu’Agamben ne veut faire à aucun prix, car cela ruinerait toute l’originalité et la priorité supposée de son propos) qu’Aristote avait déjà en vue, qu’il avait déjà pensé à sa manière la possibilité que la politique, la politicité, puisse qualifier, voire s’emparer, dans certains cas, celui de l’homme, de la vie nue (zôê), et donc qu’Aristote ait pu déjà appréhender ou formaliser déjà, à sa manière, ce que Foucault et Agamben attribuent à la spécificité moderne. Ce qui expliquerait qu’ils aient tous deux, Foucault et Agamben, comme tout le monde, à citer cet Aristote et à s’embarrasser dans la lecture de cet énigmatique passage24.
J’ai souligné le doublet « Foucault et Agamben », repris deux fois en deux lignes comme une superposition délibérée et affichée de la part de Derrida, et les nombreux « déjà » par lesquels Derrida signe ici discrètement sa victoire sur toute postulation d’origine ou de rupture.
Et donc, aux yeux de Derrida, la conception périodisée, ou historicisée, ou événementialisée, de la biopolitique comme caractéristique de la modernité doit être récusée au profit d’une « définition essentielle », oui, « essentielle », c’est bien le terme que Derrida reprend à Aristote sans le récuser, de l’homme comme « zoo-politique » (ou « bio-politique », peu importe, Derrida ne souhaite pas engager une discussion sur ce choix, puisqu’il a rappelé qu’en grec il n’y a pas de différence rigoureuse entre « bios » et « zôê »). Dans les toutes dernières pages du Séminaire la bête et le souverain, Derrida insiste encore une fois sur ce point central de sa divergence avec Agamben et avec Foucault simultanément, quelles que soient par ailleurs les différences qu’il peut être amené à faire entre l’un et l’autre :
Ce que nous dit Aristote […], c’est que l’homme est ce vivant qui est pris par la politique : c’est un vivant politique, et essentiellement. Autrement dit, il est zoo-politique, c’est sa définition essentielle, c’est ce qui lui est propre, idion ; ce qui est propre à l’homme, c’est la politique, donc l’homme est immédiatement zoo-politique, dans sa vie même, et la distinction entre bio-politique et zoo-politique ne marche pas du tout ici — d’ailleurs, ni Heidegger ni Foucault ne s’arrêtent à cette distinction et il est évident qu’il y a chez Aristote, déjà, une pensée pour ce qui s’appelle aujourd’hui le « zoopolitique » ou le « biopolitique »25.
On sera peut-être surpris par cette insistance de Derrida sur une « définition essentielle » de l’homme comme « vivant politique ». On pensera peut-être que Derrida s’est momentanément laissé séduire par les sirènes du « propre », de « l’identité », voire par celles de l’ontologie ou « métaphysique générale » de la scolastique… Pour ce qui me concerne, cela ne me surprend pas, tant est présente chez Derrida, et d’ailleurs si souvent revendiquée par Derrida lui-même, cette dimension thétique et argumentative, au nom de laquelle il oppose ici des considérations rigoureuses « d’essence » aux incertaines et vagues périodisations foucaldiennes.
Nouveauté et Principe de raison
Lorsqu’on lit le Cours donné par Foucault au Collège de France en 1978-1979, et intitulé « Naissance de la biopolitique » (sans trait d’union entre « bio » et « politique »), on ne peut qu’être frappé en effet, me semble-t-il, par le caractère contradictoire des propositions de Foucault, à savoir d’un côté la postulation d’une « rupture », d’une « première fois », d’une « origine » de la biopolitique, présentée comme un phénomène daté, moderne, sans exemple dans l’histoire de l’humanité, comme une véritable nouveauté, donc — et généralement les lecteurs contemporains en sciences humaines font crédit à Foucault d’avoir introduit cette nouveauté dans la conceptualité générale de l’histoire, et dans la conceptualité en général. Et d’autre part, dans la présentation que donne Foucault lui-même de cette irruption de la biopolitique, on est frappé par la dimension entièrement justifiée d’un point de vue logique que Foucault confère à sa proposition : comme si la biopolitique résultait d’une dialectique de type hégélien bien huilée, correspondant à un troisième temps nécessaire enveloppé dans deux temps précédents et les dépassant sans les nier ou les annuler. Bref, comme si la biopolitique se voyait, de la part de Foucault lui-même, intégralement justifiée par un processus intégralement rationnel, « en même temps » que, par ailleurs, Foucault lui confère le statut d’une nouveauté, d’une originalité, d’une inauguration, d’une « première fois ».
J’ai essayé de montrer, dans une étude que j’ai publiée il y a quelques années sur la question de la « nouveauté » chez Foucault26, que ce double statut apparemment contradictoire des nouvellesépistémès pouvait ou devait s’expliquer en réalité, chez lui, par un imaginaire classique de la philosophie ou de l’exercice de la rationalité. Je vais d’abord rappeler les arguments sur lesquels s’appuyait cette thèse. J’expliquerai ensuite pour quelles raisons la généalogie de la biopolitique, telle que Foucault la présente lui-même dans le Cours du Collège de France de 1978-1979, confirme cette lecture.
Dans les ouvrages de Foucault, dans les entretiens qu’il a donnés et dans ses articles, la notion de « nouveauté » est, d’un côté, omniprésente et valorisée. Il ne s’agit pas seulement d’un point de vue statistique, déjà considérable par le nombre des occurrences, mais d’une caractérisation par Foucault de la philosophie contemporaine même, comme lorsqu’il déclare :
Était philosophique au XIXe siècle la réflexion qui s’interrogeait sur les conditions de possibilité des objets ; est philosophie, aujourd’hui, toute activité qui fait apparaître un objet nouveau pour la connaissance ou la pratique — que cette activité relève des mathématiques, de la linguistique, de l’ethnologie ou de l’histoire27.
ou lorsqu’il caractérise par la « nouveauté » sa propre activité, sa propre démarche :
Mon but sera de vous montrer comment les pratiques sociales peuvent en venir à engendrer des domaines de savoir qui non seulement font apparaître de nouveaux objets, de nouveaux concepts, de nouvelles techniques, mais aussi font naître des formes totalement nouvelles de sujets et de sujets de connaissance28.
La caractérisation en termes de « nouveauté » touche ainsi, qualitativement et quantitativement à l’entreprise même de Foucault. Souvent, l’adjectif « décisif » vient encore renforcer la dimension d’une rupture, la dimension événementielle d’un événement, qui porte alors fréquemment, dans les textes de Foucault, le nom de « moment » : « Dans l’histoire de la déraison, [l’internement] désigne un événement décisif : le moment où la folie est perçue sur l’horizon social de la pauvreté29 ».
Mais par ailleurs (et c’est ici l’autre versant de l’attitude de Foucault par rapport à la « nouveauté »), Foucault appelle « épistémè » un état général des savoirs et des pratiques de discours qui rend possible, à une époque donnée, un certain état des sciences et des pensées, et la présence simultanée de certaines thèses, certaines discussions, certaines opinions, et certaines controverses30. Le passage à une nouvelle épistémè modifie à ce point les manières de penser, selon Foucault, qu’elle efface de la mémoire d’une époque, pour ainsi dire, la possibilité même du souvenir d’une époque régie par une autre épistémè31. La préoccupation constante de la « nouveauté » ne revient donc pas du tout, chez Foucault, à une valorisation du « progrès ». Bien loin d’être des étapes sur un chemin historique pourvu de sens, les nouvelles épistémès créent des mondes humains presque incommensurables, à la manière des différentes visions du monde proposées par les philosophies dans la Dianoématique de Martial Gueroult — si bien que, d’une certaine manière, la notion de « nouveauté » n’y a plus guère de pertinence, faute de comparaison possible et d’échelle commune.
Le recours à la notion d’épistémè permet ainsi à Foucault de retirer à la notion de « nouveauté » toute valeur ontologique ou épistémologique, au moment même où toute son œuvre et toute son écriture (on pourrait même dire, toute sa vie, toute sa façon de vivre) vibrent d’attention pour le nouveau ou la nouveauté sous toutes leurs formes. En effet, bien loin de se laisser déborder par la constante « nouveauté » de ce qu’il enregistre ou décrit ; bien loin d’en paraître choqué, ou troublé ; bien loin d’en conclure à l’inintelligibilité « des mots et des choses », Foucault développe au contraire imperturbablement, via les « épistémès », une constante et complète légitimation conceptuelle de tous les phénomènes dont il traite, à la manière, disons, de Leibniz, le philosophe de l’âge classique dont il serait le plus proche par le geste philosophique général et par l’obsessionnelle critique de Descartes. On lit par exemple, dans L’Archéologie du Savoir, à propos des « discours des médecins, au XIXesiècle » : « Des uns aux autres quel enchaînement, quelle nécessité ? Pourquoi ceux-ci, et pas d’autres ? Il faudrait trouver la loi de toutes ces énonciations diverses, et le lieu d’où elles viennent32 ».
Même déclaration typiquement leibnizienne quelques pages plus loin : « Ne pourrait-on pas trouver une loi qui rende compte de l’émergence successive ou simultanée de concepts disparates33 ? » Du point de vue de la réalité des choses et des discours, une épistémè est d’abord un espace de compossibilités. Ce qui pourrait apparaître, aux hommes de la caverne, comme des contradictions insurmontables entre des thèses irréconciliables, est en réalité, replacé correctement dans l’épistémè de son époque, un ensemble de discours qui devaient avoir lieu simultanément, comme autant d’effets différents de causes plus profondes qu’eux. Les contradictions sont apparentes et superficielles, et disparaissent lorsqu’on se place au niveau de l’épistémè ou au niveau de l’archéologie. Foucault y insiste un grand nombre de fois : « J’ai essayé de montrer dans [Surveiller et Punir] qu’il n’y a pas, à vrai dire, de contradiction entre le système apparemment archaïque des prisons et la criminologie moderne34 ». Le « dire vrai » non contradictoire s’oppose donc à « l’apparence » contradictoire. La même thèse est souvent reprise dans Les Mots et les Choses : « Il faut reconstituer le système général de pensée dont le réseau, en sa positivité, rend possible un jeu d’opinions simultanées et apparemment contradictoires35.
Dans le cadre d’une épistémè, les discours « apparemment contradictoires » ne le sont donc pas. Ou mieux, leur caractère contradictoire est rendu nécessaire, et donc intelligible, par le cadre général que constitue l’épistémè. Derrida reproche à Agamben, dans La bête et le souverain, de « ne renoncer à rien », « comme l’inconscient36 ». Mais ce refus de la contradiction logique, cette quasi-panique devant la possibilité d’une contradiction logique, caractériseraient encore bien mieux Foucault. On voit Foucault en effet s’attacher sans relâche, sans défaillance, sans exception, à montrer que les épistémès qu’il décrit permettent de « comprendre » l’intégralité de ce qui s’y produit, si bien que le destin de toute « nouveauté » et par conséquent de tout « étonnement » y est de disparaître en tant que tels. Foucault reprend donc ici sans s’en écarter le chemin classique de la philosophie, qui va d’un « étonnement » premier suscité par une « nouveauté » apparente dans l’ordre des choses, à la disparition de cet étonnement (et donc de cette nouveauté) une fois que l’ordre des choses a été correctement décrit et compris. C’est ce qu’on appelle traditionnellement le « principe de raison », ou principium reddendae rationis, par lequel la tâche de toute pensée est conçue comme devant « rendre compte », ou « rendre raison », du réel. Foucault formule d’ailleurs lui-même le « principe de raison » pour caractériser sa propre démarche, dans L’Archéologie du Savoir : « La description des événements du discours pose une tout autre question : comment se fait-il que tel énoncé soit apparu et nul autre à sa place ? […] On doit montrer pourquoi [un énoncé] ne pouvait être autre qu’il était37 ».
Apparaissant avec régularité dans tous les ouvrages de Foucault, les formulations en « on comprend » et en « on ne s’étonnera pas que » exposent sans répit, quel que soit le domaine considéré, cette intelligibilité et cette absence de surprise. On lit par exemple, dans l’Histoire de la Folie : « Ce que nous savons maintenant de la déraison nous permet de mieux comprendre ce qu’était l’internement. » […] « Ne nous étonnons pas que la plus “psychologique” des médications ait rencontré si vite son versant et ses confirmations organiques38 ». Une fois que tout « est compris », ou compréhensible, ou expliqué, le « hasard » disparaît avec la « nouveauté ». On ne s’étonne donc pas, c’est le cas de le dire, de voir Foucault employer assez souvent la formule « ce n’est pas un hasard si » : « Ce n’est pas un hasard si le sadisme […] est né de l’internement […]. Ce n’est pas un hasard non plus si toute la littérature fantastique […] se situe […] dans les hauts lieux de l’internement39 ».
L’intelligibilité intégrale du réel, dans le cadre d’une épistémè donnée, se manifeste enfin de façon particulièrement spectaculaire, dans les textes de Foucault, par l’adoption incessante de la « prévision du passé », c’est-à-dire de la description au futur d’événements que les hommes du passé ne connaissaient pas encore, mais que le narrateur du XXe siècle, qui sait ce qui a effectivement eu lieu dans les siècles qui ont suivi, peut annoncer. Par exemple : « Ainsi s’est constitué à l’âge classique un espace d’empiricité qui n’avait pas existé jusqu’à la fin de la Renaissance, et qui sera voué à disparaître dès le début du XIXe siècle40 ». Cette façon de narrer au futur des événements déjà passés est constante chez Foucault. Du point de vue qui est ici le mien, elle est hautement significative. La simple prophétie se prononce au moment présent, se formule au futur, mais risque toujours d’être démentie par les faits. La prévision du passé (toujours assurée de réussir) ne peut donc être faite que d’un point de vue encore supérieur à celui d’un prophète ou d’un voyant, c’est-à-dire du point de vue d’un Dieu omniscient, pour lequel le déroulement des temps ne peut offrir aucune surprise, aucun événement, aucune véritable nouveauté. La prévision du passé signale ainsi, du point de vue de l’architectonique des systèmes philosophiques, un rationalisme intégral de type classique, très proche de ce qu’on peut trouver en effet dans de nombreux textes de Leibniz. Cette « prévision du passé » s’accorde entièrement avec « l’archéologie », entendue comme recherche des conditions de possibilité ou de compossibilité de ce qui a été ou de ce qui a été dit. Celui qui connaît l’avenir, c’est-à-dire ce qui a eu lieu, sait en effet, en outre, ce qui aura été « possible ». Le possible ne le surprendra pas plus que le réel : « À la connaissance qui devinait, au hasard [souligné par Foucault], des signes absolus et plus anciens qu’elle, s’est substitué un réseau de signes bâti pas à pas par la connaissance du probable.Hume est devenu possible ». […] Un « réseau unique de nécessités » a « rendu possibles ces individualités que nous appelons Hobbes, ou Berkeley, ou Hume, ou Condillac41 ».
Foucault retrouve ici l’imaginaire philosophique le plus populaire, de Platon à Hugo, selon lequel la philosophie a pour tâche de montrer la rationalité réelle du monde sous son désordre apparent. Faire de l’histoire par démonstrations, « more geometrico », c’est en effet ce que Hugo ne cesse de faire dans Les Misérables, où Louis-Philippe, par exemple, apparaît comme la solution d’une équation historique à paramètres multiples, de façon très comparable au Hume « devenu possible » de Foucault :
Il fallait donc à la bourgeoisie, comme aux hommes d’État, un homme qui exprimât ce mot : Halte. Un Quoique Parce que. Une individualité composite, signifiant révolution et signifiant stabilité, et d’autres termes affermissant le présent par la compatibilité évidente du passé avec l’avenir. Cet homme était « tout trouvé ». Il s’appelait Louis-Philippe d’Orléans42.
Généalogique de la biopolitique
La généalogie de la biopolitique proposée par Foucault dans le Cours donné en 1978-79 au Collège de France montre une cohérence parfaite avec cette posture philosophique ultra-classique qui consiste à la fois à faire droit à l’historicité et à la nouveauté (aux « premières fois ») mais pour les investir immédiatement et complètement de rationalité, par recours au principe de raison ou à une dialectique permettant de concilier nécessité rationnelle et temporalité historique. Il faudrait presque parler, pour la caractériser, d’une « généalogique » plutôt que d’une « généalogie ».
La double postulation contradictoire d’une « première fois », donc d’une nouveauté, d’une rupture, d’un changement radical ou décisif de période, d’un côté, et de l’autre d’une possibilité de rendre raison complètement, totalement, d’une telle mutation, en en faisant ainsi disparaître la nouveauté ou la radicalité derrière un tissu causal sans déchirure aucune, est particulièrement visible et remarquable lorsqu’on confronte les pages de la fin de La volonté de savoir, publié en 1976, où Foucault introduit les notions de « bio-pouvoir » et de « bio-politique43 », et le Cours du Collège de France de 1978-79 consacré à la « biopolitique ».
Dans le chapitre 5 de La volonté de savoir, intitulé « Droit de mort et pouvoir sur la vie », Foucault insiste sans cesse sur la rupture historique que constitue à ses yeux la politique moderne. Le chapitre s’ouvre, comme La recherche, sur le mot « longtemps »… : « Longtemps, un des privilèges caractéristiques du pouvoir souverain avait été le droit de vie et de mort44 ». Suit alors un paragraphe où Foucault décrit cette situation ancienne, que l’on devine bien sûr dépassée, ou révolue, aujourd’hui. La confirmation de cette obsolescence intervient en effet rapidement, au bout de deux pages : « Or, l’Occident a connu depuis l’âge classique une très profonde transformation de ces mécanismes du pouvoir45 ». À partir de cette mise en perspective, tout le chapitre s’ordonne autour de l’idée d’une rupture entre l’âge classique et la période contemporaine ou moderne :
La vieille puissance de la mort où se symbolisait le pouvoir souverain est maintenant recouverte soigneusement par l’administration des corps. […] S’ouvre ainsi l’ère d’un « bio-pouvoir » […] Ce qui s’est passé au XVIIIe siècle dans certains pays d’Occident […] ne fut rien de moins que l’entrée de la vie dans l’histoire […]. Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique46.
J’ai souligné le recours de la part de Foucault à l’expression « pour la première fois », qui autorise à penser que Derrida, lorsqu’il s’en prend à Agamben dans La bête et le souverain au sujet de cette expression et des questions de généalogie de la biopolitique, vise également Foucault.
Pourtant, à partir de la page 190 de La volonté de Savoir, Foucault amorce un deuxième mouvement. Sans doute il s’agit de première fois, de nouvelle ère, de nouveautés jamais vues… Mais on peut tout de même expliquer et « comprendre » tout cela. C’est l’incipit même de la deuxième partie du chapitre : « Sur ce fond, peut se comprendre l’importance prise par le sexe comme enjeu politique. C’est qu’il est à la charnière des deux axes le long desquels s’est développée toute la technologie politique de la vie47 ».
Et, dans les 15 pages qui suivent et qui servent de conclusion au livre, on voit Foucault faire tous ses efforts théoriques pour « rendre raison » de ces phénomènes dont il avait auparavant souligné le caractère irruptif et nouveau. De façon très significative à mes yeux, et du point de vue derridien que j’adopte et assume aujourd’hui, Foucault consacre les deux dernières pages du livre, sa conclusion, à évoquer les étonnements mal placés de générations futures qui essaieraient de comprendre la nôtre :
Peut-être un jour s’étonnera-t-on. On comprendra mal qu’une civilisation si vouée par ailleurs […]. On se demandera pourquoi […]. On s’interrogera sur ce qui […]. Ce sont toutes [nos habiletés] qui mériteraient, aujourd’hui, d’étonner […] un jour, peut-être, dans une autre économie des corps et des plaisirs, on ne comprendra plus bien48.
D’un étonnement l’autre : telle est donc pour Foucault comme pour Platon la marche de la pensée. Les hommes se sont étonnés à tort de certains phénomènes, n’ont pas pu les « sauver », et cela se reproduira toujours, de même que viendront toujours des systèmes de savoir, ou des épistémès, qui permettront à la fois de comprendre, de prévoir, et de réduire ces étonnements naïfs, ou « aveugles », comme dit Foucault dans La volonté de savoir49. Ces aveugles que nous sommes… ces aveugles dans la caverne, qui prennent les ombres pour la réalité, et que seul un voyant pourra détromper… un voyant malheureusement aveuglé lui-même par la lumière, et qui peine à convaincre les autres que ce sont eux les aveugles… Scène pitoyable et tragique, où des aveugles, dans le noir, se traitent mutuellement d’aveugles…
Le travail de rationalisation de l’émergence de la biopolitique (bien qu’elle soit présentée comme nouveauté radicale) est constant dans le cours du Collège de France de 1978-79. Foucault développe une dialectique historique à trois temps. Selon lui, il y a d’abord eu une illimitation du pouvoir dans les « Empires » ; puis une limitation extérieure du pouvoir dans l’âge de la « Raison d’État50 » ; cette limitation extérieure s’accompagnait d’une illimitation intérieure (c’était la mise en place d’une société de contrôle des corps, allant dans le moindre détail, c’est-à-dire la mise en place de la biopolitique) ; alors et ensuite s’est « mise en place » une limitation interne « de la rationalité gouvernementale ». Le schéma (esthétiquement et rationnellement satisfaisant) est donc, pour le pouvoir au cours des âges, illimitation externe, puis limitation externe accompagnée d’illimitation interne, puis limitation interne.
Mon propos n’est pas ici d’examiner en détail la validité ou la pertinence d’un tel schéma (par exemple en faisant remarquer qu’il a tout de même existé des Empires après le XVIIIème siècle…, ou en soulignant que le schéma « illimitation, puis limitation externe, puis limitation interne », est à ce point standard et simple qu’il est très exactement celui qu’adopte Kant dans sa théorie de la moralité, puis Alexandre Matheron dans sa lecture — en cela kantienne — de Spinoza). Je souhaite seulement souligner le fait que Foucault fait un effort théorique constant pour justifier, étayer, légitimer, ces schémas explicatifs et logiques, ces injections de rationalité et de nécessité dans le déroulement des faits historiques, au moment même où il soutient que l’histoire procède par ruptures épistémiques qui la rendent incompréhensible à elle-même.
Je ne donnerai qu’un exemple, au cœur de la rationalisation par Foucault de la biopolitique : comment expliquer que le libéralisme, selon Foucault à l’origine de la biopolitique, ait pu se renverser en son contraire, c’est-à-dire en une société de contrôle populationnelle et statistique, alors que, traditionnellement et intuitivement, le libéralisme prend en compte l’individu et n’a pas tendance à le discipliner ? Foucault produit un effort théorique remarquable pour résoudre cet apparent paradoxe, pour faire disparaître cet étonnement prévisible. Sa thèse va être que le libéralisme entretient un rapport paradoxal avec la liberté :
Le libéralisme, au sens où je l’entends, ce libéralisme que l’on peut caractériser comme le nouvel art de gouverner formé au XVIIIe siècle, implique en son cœur un rapport de production / destruction [avec] la liberté […]. Il faut d’une main produire la liberté, mais ce geste même implique que, de l’autre, on établisse des limitations, des contrôles, des coercitions, des obligations appuyées sur des menaces, etc.51
Foucault donne immédiatement un exemple : pour faire respecter la « liberté » du commerce, il faut des « tarifs douaniers protecteurs ». Selon ce schéma, le « libéralisme » va s’accompagner, selon Foucault, de « procédures de contrôle, de contrainte, de coercition » qui vont connaître une « formidable extension52 » à titre de contrepartie et de contrepoids des libertés. Un gouvernement libéral, estime en effet Foucault, dans la mesure même où il est libéral, dans la mesure même où il pratique le « laisser faire, laisser passer », doit faire place à de tels mécanismes et ne doit avoir sur eux aucune autre forme d’intervention, du moins en première instance, que celle de la « surveillance » (ibid.), et la « société de surveillance » est bien l’ancêtre de la « biopolitique ».
Pour Foucault, en un mot, et comme il l’explique dans le « résumé » de la leçon du 24 janvier 197953, le « libéralisme » va produire, dans son souci de « gestion des dangers », des « mécanismes de sécurité » et des « contrôles disciplinaires », dont le fameux « panoptique » de Bentham. Le libéralisme n’exalte pas l’individu, mais cherche à le discipliner ; au loin se profilent la société de contrôle et la biopolitique… Au lieu de dire, conformément à la plus ancienne tradition de pensée politique, que les Turcs ou les Despotes disciplinent leurs peuples, Foucault soutient que le « libéralisme » est le plus « disciplinaire » des régimes — plus disciplinaire, cela va sans dire, que celui des Ayatollahs…
Conclusion
Une lecture derridienne de la biopolitique de Foucault, au-delà d’une divergence ou d’un différend théoriques, émet ainsi certaines harmoniques d’un différend éthique. L’obsession des « premières fois », de la virginité, de la « giovin principiante » que chante Don Giovanni, a quelque chose de déplaisant. Elle cadre avec une vision du philosophe comme quasi surhomme, voyant les ruptures épistémiques mais aussi les logiques et les nécessités qui échappent aux autres hommes, gagnant à tous les coups parce que maître et dépositaire d’une rationalité supérieure qu’il sait reconnaître dans le désordre apparent de la réalité. Cette conception de la pensée, laisse comprendre Derrida (et j’ai essayé dans la présente étude de montrer la légitimité de ce point de vue), est la plus traditionnelle et la plus commune, la plus dominatrice aussi en philosophie, et c’est peut-être cela que Derrida reproche au fond, encore et toujours, à Foucault, sous la querelle apparemment peu importante, voire scolastique, qu’il élève entre les termes « zooanthropologie » et « biopolitique » dans son Séminaire sur La bête et le souverain.
Notes
Foucault, à plusieurs reprises, a déclaré ne pas être philosophe : « je ne suis pas très philosophe (Dits et Écrits I (1954-1975), Paris, Gallimard, 2001, p. 466) ; « je ne me considère pas comme philosophe » (Ibid., p. 973). De telles déclarations sont à prendre au sérieux, nous semble-t-il, dans la mesure même où l’on prend Foucault au sérieux.
Charles Ramond, « Michel Foucault, la nouveauté comme différance de la philosophie », in Quaderni (Paris : FMSH) n° 90, printemps 2016 (L’innovation dans tous ses états, première partie, sous la Direction de Bernard Paulré), p. 67-79.
Derrida, Points de suspension, entretiens, Paris, Galilée, 1992, p. 265 : « le virus n’a pas d’âge ».
Ibid., p. 135, citant Agamben, Homo sacer I, le pouvoir souverain et la vie nue, [Milano, Einaudi, 1995], trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1997, p. 29.
Voir ci-dessus la note 3. L’article en question s’appuie sur une lecture exhaustive des textes de Foucault jusqu’en 1975 — c’est-à-dire, le premier volume des Dits et Écrits (1954-1975), et les œuvres jusqu’à La volonté de savoir (compris) —, et donne la liste complète des références et citations pertinentes, dont je n’ai gardé ici que ce qui était nécessaire à la présente démonstration.
Voir L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 260 : « L’épistémè, ce n’est pas ce qu’on peut savoir à une époque, compte tenu des insuffisances techniques, des habitudes mentales, ou des bornes posées par la tradition ; c’est ce qui, dans la positivité des pratiques discursives, rend possible l’existence des figures épistémologiques et des sciences ».
Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 88-89 : « De là aussi le fait qu’une pareille disposition ait disparu au point que les âges ultérieurs ont perdu jusqu’à la mémoire de son existence : c’est qu’après la critique kantienne, et tout ce qui s’est passé dans la culture occidentale à la fin du XVIIIe siècle, un partage d’un nouveau type s’est instauré ».
Hugo, Les Misérables, IV, I, 2, édition Garnier-Flammarion, vol. II, p. 358 ; édition Massin, t. XI, p. 600, col. b. J’ai développé et argumenté cette thèse d’un Hugo écrivant ses romans more geometrico dans l’un de mes premiers articles : « Hugo more geometrico », in Hugo le Fabuleux, Jacques Seebacher éd., Paris, Seghers, 1985, p. 125-139.
Foucault souligne dans Histoire de la sexualité 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 183, l’expression « bio-politique de la population ».
Foucault, Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France 1978-79, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2004, p. 65.
Table des matières
Nothing Else Matters: Dialetheism and the Event of Sovereignty
Lire Kafka. Jacques Derrida et Giorgio Agamben devant la loi
« Après » la biopolitique, retour à Freud : la pulsion de pouvoir
De la souveraineté à l’amitié : l’achèvement biopolitique des Lumières
Entre hospitalité et intimité, droit de regards pour plus-d’un
Derrida, Foucault, Agamben, and the Thinking of the Beginning
Derrida et la bêtise biopolitique
Biopolitique ou Zooanthropolitique ? Derrida lecteur de Foucault dans La bête et le souverain
The Politicisation of Life Tout-contre the Techniques of Physis
Dénuder le souverain. Politique et mystique de l’écriture chez Derrida et Agamben
Génération, reproduction, reprotraduction : déconstruction de la déconstruction derridienne de la reproduction
Fabulous Fox (Agamben in the Henhouse)