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Résumé

La thèse de l’Homo sacer de Giorgio Agamben repose sur ce qu’il appelle le « paradoxe de la souveraineté ». Ce paradoxe est en fait une contradiction : le souverain est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la loi. Malgré l’héritage schmittien et foucaldien dans lequel elle prétend s’inscrire, la pensée d’Agamben procède essentiellement d’une logique grammaticale, dont la figure matricielle est la règle et l’exception. C’est ce qui différencie la thèse agambénienne du ban (qui inclut et exclut politiquement) de la pensée derridienne du supplément et du parergon. Cette différence repose sur une culture et des modèles historiques profondément hétérogènes : le Moyen Âge chez Agamben, les Lumières chez Derrida et chez Foucault, pour qui la biopolitique moderne repose sur le développement de l’économie politique au dix-huitième siècle. Folie, prison, sexualité connaissent alors une mutation décisive qui procède à chaque fois du même basculement biopolitique. Cette manière de penser doit beaucoup, quoique implicitement, à Heidegger. Mais avant lui c’est chez Rousseau que le modèle de la gouvernementalité biopolitique est d’abord imaginé, théorisé dans l’article « Economie » de l’Encyclopédie et mis virtuellement en pratique avec la gestion du domaine de Clarens dans La Nouvelle Héloïse. Au cœur de la biopolitique de Rousseau, la volonté générale est la notion clef qui fait défaut aussi bien chez Agamben que chez Foucault et chez Derrida. Elle ne se comprend pourtant pleinement qu’à partir de ce dernier, à la fois comme principe originaire contradictoire et comme structure d’une politique de l’amitié. Ainsi s’élucide la liaison établie dans La Nouvelle Héloïse entre « la confiance des belles âmes » et la politique de Clarens.

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Je dédie cette communication à la mémoire de France Eichel, née Helcman dans un monde d’où l’hospitalité se retirait, morte il y a quelques jours alors que l’hospitalité se retire à nouveau. Elle était l’hospitalité même. L’hospitalité des morts est ce que nul ne peut nous ôter.

L’aporie de la souveraineté

Paradoxe et contradiction

Le premier chapitre d’Homo sacer, où Giorgio Agamben développe sa théorie de la biopolitique contemporaine, s’intitule « Le paradoxe de la souveraineté ». Ce terme de paradoxe est répété à de nombreuses reprises dans le fil de sa démonstration. Il renvoie à l’énoncé suivant :

« Le souverain est, dans le même temps, à l’extérieur et à l’intérieur de l’ordre juridique1. »

Sur le plan formel, cet énoncé n’énonce nullement un paradoxe (une thèse qui serait contraire à l’opinion commune), mais une contradiction : à un sujet, le souverain, sont attribués deux prédicats inconciliables, « à l’extérieur » et « à l’intérieur » ; le souverain, c’est-à-dire le principe de la souveraineté politique, est à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de l’ordre juridique, tout à la fois il relève de la sphère du droit et il est exclu de cette sphère.

Cette première formulation pourrait bien sûr n’être que le prélude à une seconde, dans laquelle les deux prédicats, apparemment inconciliables selon la compréhension commune, triviale, du droit, se trouveraient réconciliés dans un ordre supérieur de compréhension, qui pourrait par exemple être l’ordre biopolitique. En apparence, selon l’ordre juridique classique, le souverain serait dans le même temps à l’extérieur et à l’intérieur de la sphère du droit ; en réalité, ou, mieux, dans la réalité contemporaine et selon une compréhension biopolitique du souverain, l’extérieur est l’intérieur et l’intérieur est l’extérieur de l’ordre juridique. Ou encore, l’idée même d’intérieur et d’extérieur, propre à une compréhension juridique de la souveraineté, serait dépassée, annulée par une compréhension supérieure, biopolitique, de la souveraineté.

Autrement dit, la formulation d’un paradoxe d’abord comme contradiction, puis comme dépassement d’une contradiction, est formellement possible, dans le cadre d’un raisonnement de type dialectique. Mais ce n’est pas la voie que suit Giorgio Agamben qui préfère travailler cette contradiction, et postule, au second chapitre, que

« notre conception de la démocratie et de l’État de droit, ne supprime nullement le paradoxe de la souveraineté, mais au contraire le pousse à l’extrême. » (Ibid., p. 39)

Un paradoxe ne peut pas être poussé à l’extrême : formellement, le pousser, c’est le renverser, en faisant prévaloir la réalité, une compréhension supérieure de la réalité, sur l’opinion. En revanche, on peut pousser une contradiction à l’extrême, en reconnaissant aux deux termes inconciliables leur part irréductible de réalité et de vérité. Le paradoxe d’Agamben est une contradiction logique, c’est à partir de la contradiction formelle qui selon lui définit la souveraineté qu’il bâtit sa théorie biopolitique.

Pourquoi cette bévue, qui n’en est certainement pas une, tant Giorgio Agamben met de soin à inscrire son propos dans la rigueur formelle des catégories aristotéliciennes du raisonnement ?

La conception qu’il développe de la souveraineté est explicitement empruntée à la Théologie politique de Carl Schmitt, et tient tout entière dans sa première phrase : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle2 ». Schmitt parle de « notion-limite » : la situation exceptionnelle se caractérise comme exceptionnelle précisément parce qu’elle échappe à la sphère du droit ; or celui qui prend les choses en main dans une telle situation, celui qui est désigné pour gouverner au moment où le gouvernement sort de la sphère du droit, celui-là précisément est le souverain. Chez Schmitt, le souverain relève bien d’un paradoxe : en apparence le souverain est l’instance qui gouverne dans la sphère du droit ; en réalité est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle.

Agamben déplace le problème : le souverain est à la fois dans le droit et hors du droit, il produit à la fois l’exception et la norme, il fait de l’exception, de l’état d’urgence ou d’exception, la nouvelle norme, il inclut à l’intérieur de l’ordre juridique ce que celui-ci a repoussé au-dehors, il est le système qui intériorise ce qui l’excède, etc, etc. La métaphore spatiale, à peu près absente de chez Schmitt, est omniprésente dans l’exposé d’Agamben.

L’exception grammaticale

Il y a, chez Agamben, une grammaire du raisonnement. Pour lui, « la sphère du droit exhibe ici sa proximité essentielle avec celle du langage » (p. 28) :

Et de même que le langage présuppose le non-linguistique comme ce avec quoi il doit pouvoir rester dans une relation virtuelle — dans la forme d’une langue, ou plus précisément d’un jeu grammatical, c’est-à-dire d’un discours dont la dénotation actuelle est maintenue indéfiniment en suspens — pour pouvoir ensuite le dénoter dans le discours en acte, de même la loi présuppose le non-juridique (la pure violence en tant qu’état de nature) comme ce avec quoi elle reste dans un rapport potentiel dans l’état d’exception. (ibid.)

Cette analogie de la grammaire du langage avec la grammaire du droit dans laquelle est à l’œuvre ce qui est nommé paradoxe et se présente en fait comme contradiction de la souveraineté, débouche sur la comparaison de l’exception souveraine, la notion originaire de l’édifice théorique d’Homo sacer, avec l’exception grammaticale, dans le rapport logique qu’elle entretient avec la règle et avec l’exception. La logique formelle de cette grammaire conduit le raisonnement d’Agamben tout au long de ce premier chapitre. En grammaire, il n’y a pas de paradoxes, car c’est précisément l’opinion commune qui régit l’usage de la langue ; en revanche, la grammaire administre bien les contradictions de la langue. En grammaire, la contradiction se manifeste par l’exception, qui est exprimée par l’usage, c’est-à-dire par le réel, contre les catégories logiques de la règle, c’est-à-dire contre le système symbolique de la langue. Par un subtil jeu d’analogies et d’oppositions, Agamben tente de ramener l’exception grammaticale à la structure même de la théorie des ensembles et à la formalisation mathématique de l’événement telle que l’a pensée Badiou (p. 31-33) : il y aurait en grammaire une hyper-logique de l’exception, une logique de son illogisme.

Mais l’événement, comme la forme générale de la situation dont il se différencie par la présence en son sein d’un ou de plusieurs « sites événementiels », sont l’un et l’autre du réel (de la nature et de la non-nature)3 : ils peuvent pour cette raison être pensés selon une dialectique de l’exclusion inclusive. En grammaire au contraire, l’exception, par rapport à la règle, est du réel tandis que la règle est du symbolique, ou d’un système des catégories. L’exception n’a pas de règle parce que l’exception, qui est un site événementiel, n’est pas de même nature que la règle, qui définit une norme à partir d’un jeu des catégories. C’est pourquoi l’exception ne saurait fonder la règle. Si l’exception, comme il arrive, tend à devenir la règle, son caractère originel d’exception s’efface, alors que l’événement, dût-il se répéter jusqu’à devenir une situation ordinaire, restera toujours marqué, historiquement, comme événement originaire.

Que cette grammaire politique de la souveraineté tourne autour d’une exception originaire travaillée par la contradiction de l’origine (l’exception souveraine fonde le droit et l’exception souveraine est un produit du droit, que manifeste dans le droit un travail du seuil, c’est-à-dire de la différence) trouve alors ici son explication. Agamben mime, adapte, transpose une forme de grammatologie, qu’il ramène à une grammaire en en éludant l’historialité4.

Se joue ici l’articulation théorique du politique à un système de la langue.

Dès l’introduction, lorsqu’il opérait la distinction des deux vies en grec, la vie qualifiée d’une part, bios, la vie dans la cité susceptible d’être qualifiée par un prédicat (contemplative, oisive, politique, p. 9), et la vie nue d’autre part, zoè, la vie exclue de l’appareil politique, la vie qu’aucun prédicat ne vient qualifier, la vie hors du droit, Agamben recourait, en s’appuyant sur Aristote, à la métaphore du langage :

Ce n’est donc pas un hasard si la Politique situe le lieu propre de la polis dans le passage de la voix au langage. Le lien entre la vie nue et la politique est celui-là même que la définition métaphysique de l’homme comme « le vivant qui a le langage » cherche dans l’articulation entre phônê et logos. (p. 15)

Dehors et dedans, exclusion inclusive, grammaire, phonè et logos, il est impossible avec cet appareillage qu’Agamben n’ait pas en tête la grammatologie derridienne, dont il produit en quelque sorte ici sa propre version. Mais précisément la grammatologie n’est pas une grammaire : là où Derrida introduit l’écriture comme le nouveau paradigme vers quoi s’est déportée la voix du langage5, Agamben demeure dans le langage qu’il ne différencie pas de l’écriture ; là où Derrida identifie la phonè à la vie, Agamben maintient la vie dans le logos du droit, scinde la vie en zoè et bios et ramène le paradoxe du supplément de l’écriture, où se joue la présence de la vie, à une contradiction grammaticale du dehors et du dedans, de l’exclusion et de la fondation, où la vie est toujours maintenue au seuil.

Bord et ban, paradigme et parergon

Bien sûr, dans ce jeu du dehors et du dedans, dans cette expérience du seuil, de la souveraineté comme notion au seuil, il en va encore de la déconstruction. Faisant référence à Jean-Luc Nancy6, Agamben appelle ban la puissance de la souveraineté : mettre au ban, c’est exclure de la communauté, abandonner ; mais le ban désigne également le conseil des vassaux dans le système féodal, c’est-à-dire la communauté de ceux qui sont liés au suzerain. Il « désigne aussi bien l’exclusion de la communauté que le commandement et l’enseigne du souverain » (p. 36). Cette puissance politique du ban, qui est puissance de ne pas passer à l’acte (δύναμις μὴ ἐνεργεῖν), permet à la loi « de se maintenir dans sa propre privation et de s’appliquer en se désappliquant » (ibid.). On notera une nouvelle fois comment Agamben privilégie, pour penser le seuil, la contradiction formelle du dehors et du dedans, là où Derrida, dans La Vérité en peinture, introduit pour le bord (dont la polysémie est analogue à celle du ban) un travail, une mise en œuvre, autrement dit, et quoi qu’on dise, une dialectique :

Un parergon vient contre, à côté et en plus de l’ergon, du travail fait, du fait, de l’œuvre mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, au-dedans de l’opération. Ni simplement dehors ni simplement dedans. Comme un accessoire qu’on est obligé d’accueillir au bord, à bord. Il est d’abord l’à-bord7.

Là où le parergon met en œuvre une logique du supplément, Agamben promeut le paradigme, qui lui-même, comme exemple opposé à l’exception, constitue le symétrique de l’exclusion inclusive propre à la souveraineté :

L’exemple, autrement dit, est exclu du cas normal non parce qu’il n’en fait pas partie, mais au contraire parce qu’il exhibe son appartenance. Il est vraiment un paradigme au sens étymologique : il est ce qui « se montre à côté ; or, une classe peut tout contenir, excepté son propre paradigme. (p. 30)

Le paradigme est grammatical, quand le parergon est grammatologique. Dans le paradigme, une catégorie logique dans un système fixe est pensée comme contradiction structurale ; avec le parergon, un supplément est mis en travail dans un dispositif en mouvement. Le paradigme se résout dans la règle qu’il illustre ; le parergon relève la facticité structurale de l’œuvre (l’œuvre comme action politique et l’œuvre comme œuvre d’art) dans son authenticité poétique de principe ontologique en devenir. Il rappelle que cette authenticité est irréductible à toute forme de règle, de norme, de catégorie, qu’elle se nourrit essentiellement de ce dehors accessoire qui lui vient du réel et demeurera toujours comme éclat du réel irréductible accueilli à son bord.

II. L’oubli des Lumières

La théorie agambénienne de la souveraineté ne se réclame cependant pas uniquement de Carl Schmitt. Agamben convoque d’abord Foucault, et c’est à Foucault qu’il emprunte la notion décisive de biopolitique, qui définit le modus operandi de la souveraineté contemporaine, et pour Agamben au fond de toute souveraineté. Après avoir évoqué la célèbre formule d’Aristote définissant l’homme comme πολιτικὸν ζῷον, comme animal politique8, Agamben écrit :

C’est en référence à cette définition que Michel Foucault, à la fin de La Volonté de savoir, résume le processus à travers lequel, au seuil de l’époque moderne, en revanche, la vie naturelle commence à être intégrée dans les mécanismes et les calculs du pouvoir étatique, la politique se transformant en bio-politique : “L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question9.”

Aristote présentait les deux prémisses A et B d’un syllogisme : A, la cité est quelque chose qui existe dans la nature ; B, l’homme est un être, ζῷον, qui existe dans la cité, πολιτικὸν. Foucault reformule ce syllogisme incomplet : « un animal vivant et de plus capable d’une existence politique », de πολιτικὸν, il fait le supplément de ζῷον, l’existence politique supplée la vie naturelle, elle est une existence supplémentaire, extérieure au vivant, un pur artefact. Mais de cet extérieur, la sphère politique vient toucher, elle vise en l’homme le vivant naturel, auquel elle tend à se substituer. Agamben à son tour reformule Foucault : le supplément devient inclusion, il est intégré, syntaxiquement subordonné : « l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question ». Le supplément foucaldien est plein : « une existence politique » ; Agamben l’érige en structure enveloppant, « dans la politique duquel », à l’intérieur de laquelle le sujet, « sa vie d’être vivant » est qualifiée par un prédicat vide : « est en question ».

La citation de Foucault par Agamben est extraite du dernier chapitre de La Volonté de savoir, « Droit de mort et pouvoir sur la vie ». Foucault s’y appuie d’abord sur Le Droit de la nature de Pufendorf, et notamment sur le chapitre 2 du livre VIII intitulé « Du pouvoir des souverains sur la vie de leurs sujets, à l’occasion de la défense de l’État ». Pufendorf écrit :

« Quoi que les hommes aient formé des sociétés civiles à dessein de mettre en sûreté tous les biens et les avantages qu’ils possèdent, et surtout leur vie, qui en est le fondement ; la conservation de l’État demande néanmoins que le souverain ait quelque pouvoir sur la vie de ses sujets, et cela ou indirectement, pour la défense de l’État, ou directement, pour la punition des crimes10. »

Tout commence, pour Pufendorf, par cet acte fondateur par lequel des hommes, une communauté d’hommes, forment une, des sociétés civiles, et expriment leur volonté de la former : c’est le contrat social, qui constitue le seuil entre l’état de nature, de liberté et de guerre de tous contre tous, et l’état de société, de soumission au souverain et de sécurité. Il est vrai que chez Hobbes, qui donne la formulation la plus absolutiste du contrat, le souverain dispose du droit de vie et de mort, mais ce droit n’est nullement originaire : il est une conséquence qui se déduit de la puissance absolue du souverain, qui elle-même est une conséquence du contrat. Il n’est d’ailleurs énoncé que tardivement et incidemment, sous la forme d’une double dénégation (« il ne faut pas entendre que », c’est-à-dire il n’est pas vrai que… « est aboli », c’est-à-dire n’est plus…)11.

Pufendorf est de toutes façons beaucoup plus restrictif : le souverain peut disposer de la vie de ses sujets dans deux cas, quand la conservation, la défense de l’État, c’est-à-dire l’intérêt général, nécessite la guerre, ou quand le sujet est convaincu d’un crime et passible des lois qui le punissent. Dans les deux cas, la protection que garantit le contrat est levée, il y a exception au contrat, parce que le contrat lui-même est mis en danger. Le système de Pufendorf est structuré par le seuil du contrat, qui fonde et limite le pouvoir du souverain, et qui fixe les exceptions à sa limitation. Cette conception n’est nullement incompatible avec les développements d’Agamben au chapitre 1 sur l’exception comme structure de la souveraineté ; en revanche elle interdit rigoureusement la thèse du chapitre 2, « Nomos basileus », fondant à partir d’un fragment reconstitué de Pindare la souveraineté sur la possibilité de « faire violence au plus juste12 ». Seule l’élision du contrat, et de la volonté générale qui le sous-tend, permet à Agamben d’aller dans ce sens.

Il est frappant que ni Agamben ni Foucault ne fassent référence au contrat social, qui constitue pourtant le cœur du système de Pufendorf, sur lequel Foucault commence par s’appuyer. Au lieu de cela, Foucault définit le « pouvoir souverain13 » comme procédant de l’ancienne patria potestas romaine, qui comportait « le droit de vie et de mort14 », puis « le droit de mort » (p. 79). Or le souverain de l’état de droit tel que le définit Pufendorf, même dans le cas de la guerre et du crime, n’exerce pas un droit de mort qui serait de sa propre initiative ; il n’agit que par réaction et mesure de sauvegarde, ce qui ne laisse aucune place à la liberté d’une décision arbitraire.

Le souverain de Pufendorf a « néanmoins […] quelque pouvoir sur la vie de ses sujets ». Foucault, en évoquant un « formidable pouvoir de mort » force clairement le trait pour faire, un peu artificiellement, le lien avec les grandes machines étatiques qui à la fin du XIXe siècle, ont précipité l’Europe et le monde dans la guerre et le génocide, donnant lieu à une théorisation tout autre du politique et de la souveraineté (Arendt15, Schmitt).

Police contre droit : le pivot des Lumières

Pour Foucault, « l’Occident a connu depuis l’âge classique une très profonde transformation [des] mécanismes du pouvoir » (p. 179) : le prélèvement de la vie et sa forme atténuée, le prélèvement des biens par l’impôt, ne sont plus les pièces maîtresses de la gouvernementalité, dont la machine tend à se constituer en système « d’incitation, de renforcement, de contrôle, de surveillance, de majoration et d’organisation des forces » (ibid.) soumises à son empire grandissant. Une police de la vie se substitue à ce que Foucault désigne alors comme droit de mort, dont il avait étudié la théâtralité des supplices dans Surveiller et punir. Cette police met en place « une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une biopolitique de la population » (p. 183) ; « s’ouvre ainsi l’ère d’un bio-pouvoir » (p. 184) développant une discipline militaire, une politique démographique, un encadrement du marché économique. « Ce bio-pouvoir a été, à n’en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme » (p. 185) : son assise dès lors n’est plus essentiellement la loi (le droit positif des jusnaturalistes des Lumières), mais « la norme » (p. 189) et la procédure. A la structure de la loi, qui décide du sort des individus, succède un dispositif biopolitique d’incitation et de contrôle, qui vise plus insidieusement, plus intimement, les corps, leurs désirs, leur santé, leur bien-être, la satisfaction de leurs besoins (p. 191). Ce dispositif, pour Michel Foucault, va finir par constituer « un dispositif général de sexualité » (p. 210).

Folie, Prison, sexualité : quelle que soit l’enquête, elle conduit Foucault à désigner un pivot à l’âge classique, qui va du grand renfermement des fous à partir du XVIIe siècle à la construction des prisons au début du XIXe siècle en passant par l’invention de la sexualité avec son cortège de discours prescriptifs, normatifs visant le contrôle du corps jusque dans ses replis et ses ressorts les plus intimes. Le pivot, ce sont les Lumières : avec les Lumières, la gouvernementalité (qui se substitue chez Foucault à la souveraineté pré-classique) bascule : elle n’agit plus essentiellement par la loi, les actions qu’elle permet et celles qu’elle prohibe mais par la norme et par l’environnement que les normes garantissent ; elle ne vise plus le sujet politique et sa liberté mais les corps, leur santé, leur sexualité ; elle n’exerce plus sa contrainte par la punition exemplaire et son spectacle mais par la dissémination d’une police et l’institution de protocoles dans toutes les activités de la vie. La norme, le corps, la police sont la technique et l’objet du biopouvoir.

Dans la première séance de Naissance de la biopolitique, son cours de 1979 au Collège de France, Foucault réordonne l’ensemble de son modèle théorique autour de la notion de raison d’État, qui ne définit pas seulement la nouvelle manière de gouverner à partir de la Renaissance en Occident, mais initie surtout une nouvelle manière d’étudier la manière de gouverner, débarrassée des universaux de la philosophie politique classique, au premier rang desquels la souveraineté, et partant des pratiques de gouvernement, de ce que Foucault appelle la gouvernementalité16. Il faut insister ici sur ce que cette manière révolutionnaire de penser le politique doit à Heidegger qui n’est jamais nommé : l’État, dans cette perspective, n’est pas « une donnée historico-naturelle » (p. 7, sur le modèle de la πόλις aristotélicienne de 1253a), « un monstre froid » qui « grignoterait » l’histoire (ibid., sur le modèle du Léviathan hobbésien), mais un ensemble de pratiques qui se développent « entre un État présenté comme donné et un État présenté comme à construire et à bâtir » (p. 6) : c’est le développement même du devenir historial du Dasein, pris entre la facticité de son histoire et « la guise de son exister authentique » (Être et Temps, II, 5, 74, déjà cité). Ce que Foucault désigne comme les pratiques, les techniques de l’art de gouverner, le dispositif de ces techniques, Heidegger le nomme « problème ontologique de l’histoire en tant que problème existential », et le définit dans le Dasein comme « souci ». La révolution conceptuelle consiste à désubjectiver radicalement l’État et la raison d’État pour penser un dispositif dans sa provenance et dans son avènement.

Dès lors, « la théorie du droit naturel » (p. 10) de la philosophie politique classique faisant valoir des droits qui progressivement deviennent imprescriptibles (ils ne le sont pas chez Hobbes, le deviennent avec Locke, et colonisent tout l’espace conceptuel chez Rousseau), des droits qui vont encadrer, limiter le droit positif dans la sphère duquel le souverain exerce un pouvoir limité, n’est plus pensée par Foucault comme un fondement, mais comme une résistance à la raison d’État et à la nouvelle gouvernementalité, comme « la réaction contre cette nouvelle manière de gouverner qui s’établissait à partir de la raison d’État » (p. 11).

Le « se-projeter réticent » de la gouvernementalité biopolitique

Pour autant, cette nouvelle manière n’est pas l’empire du monarque absolu hobbésien : la raison d’État est fondamentalement impersonnelle, aucun souverain n’y décide d’une « situation exceptionnelle » (über den Ausnahmezustand entscheidet, Carl Schmitt). C’est plutôt la situation qui s’impose, comme événement-sujet de la décision. À partir de l’événement, « la résolution a été déterminée comme le se-projeter ré-ticent, prêt à l’angoisse, vers l’être-en-dette propre » (Heidegger, op. cit, §74) : la raison d’État commande la résolution d’une situation exceptionnelle, y compris en dehors de la sphère du droit, selon un principe de projection réticente. La projection, ce sont les mesures extraordinaires que commande rationnellement la situation d’exception : mesures dont une nébuleuse d’instances dissémine l’initiative et la responsabilité. Ce n’est pas, ou c’est assez peu un souverain qui décide ces mesures et les met en œuvre, il n’y a pas ou peu de souverain, mais plutôt une police, un ensemble d’incitations et de menaces, de sollicitations et de règlements, de normes et de protocoles pour les mettre en œuvre. Cet ensemble d’apparence très bavarde est en fait fondamentalement réticent : il ne s’ordonne pas à la subjectivité, à la personne d’un « j’ai décidé ». Tel n’est plus mon bon plaisir.

L’être-en-dette de l’humanité covidée

La situation appelle, commande les mesures, personne ne décide, le souverain est réticent, un arsenal de mesures s’impose. Le temps présent nous montre me semble-t-il avec évidence ce fonctionnement à l’œuvre : l’épidémie est une situation exceptionnelle, bien au-delà de l’état d’exception juridique, prononcé, voté de fait après coup par une Assemblée nullement représentative et aux ordres, pour justifier après coup des mesures déjà décidées. Cet état d’exception est prolongé selon une mascarade du droit qui n’est pas le véritable lieu où se décide le sort biopolitique du monde. Tout se joue bien plutôt au seuil du vivant, dans le séquençage du virus, de ses mutations, de ses capacités à se propager, à résister, à tuer.

Du Covid se déduisent une série de protocoles dont au fond personne n’a à proprement parler décidé. La résolution a été déterminée par « le se-projeter ré-ticent » de la situation d’exception : une projection du devenir de la pandémie a commandé les protocoles ; cette projection demeure réticente, nul n’en assumerait souverainement la décision, qui ne relève nullement d’un choix politique, et se dilue entre les rouages institutionnels de la démocratie représentative et les rouages non-institutionnels créés pour l’occasion. Cette résolution est « prête à l’angoisse » : l’angoisse, la peur de mourir est ce qui assure sa mise en œuvre. La résolution vise « l’être-en-dette propre » : elle cherche en effet à devancer ce qui a été projeté de ce que la situation allait devenir, elle définit ainsi l’être de la situation comme être-en-dette destiné à s’accomplir selon la projection.

Pour Foucault, cette transformation de la gouvernementalité, conçue désormais comme « forme de calcul et de rationalité », « comme autorégulation […] intrinsèque aux opérations mêmes du gouvernement » (p. 15) se développe en dehors du droit, à partir du XVIIIe siècle, sous la forme de l’économie politique. Ce terme, nous le devons à Rousseau, et à l’article Economie politique qu’il publie dans l’Encyclopédie en 175517.

III. Politique de l’amitié

Économie politique et économie domestique

L’économie politique de Rousseau est la pré-formulation de la biopolitique de Foucault, qui lui-même situe son émergence dans le moment historique des Lumières.

Rousseau définit l’économie politique à partir d’une double différence. Elle se distingue d’abord de l’économie domestique, qui est l’administration, l’organisation de la famille. Entre l’économie domestique et l’économie politique, il y a, ou plus exactement on pourrait croire qu’il y a une homologie de forme : Rousseau parle de la petite et de la grande famille, et insiste d’abord sur la différence d’échelle. Mais si l’économie politique diffère de l’économie domestique, c’est surtout parce que la famille est vivante, et par là destinée à mourir, tandis que la communauté politique est supposée stable et pérenne, échappant à la mortalité :

Le principal objet des travaux de toute la maison, est de conserver & d’accroître le patrimoine du pere, afin qu’il puisse un jour le partager entre ses enfans sans les appauvrir ; au lieu que la richesse du fisc n’est qu’un moyen, souvent fort mal entendu, pour maintenir les particuliers dans la paix & dans l’abondance. En un mot la petite famille est destinée à s’éteindre, & à se resoudre un jour en plusieurs autres familles semblables ; mais la grande étant faite pour durer toûjours dans le même état, il faut que la premiere s’augmente pour se multiplier : & non-seulement il suffit que l’autre se conserve, mais on peut prouver aisément que toute augmentation lui est plus préjudiciable qu’utile. (Encyclopédie, V, 337a)

Le père va mourir, tandis que le souverain ne meurt pas. Avec la mort du père, la cellule familiale va se diviser (« s’éteindre » et « se résoudre ») : elle doit accumuler préventivement la richesse, accroître le patrimoine destiné à être partagé. Rousseau préfigure le modèle biologique de la reproduction du vivant par division cellulaire (un processus qui n’est pas connu à l’époque).

Au contraire de la petite famille, l’espace public dans lequel s’exerce l’économie politique n’est pas vivant. La richesse qui s’y accumule par l’intermédiaire du fisc, des taxes et impôts, mime la gestion domestique du patrimoine familial, mais ne peut viser la même finalité : une famille est destinée à se multiplier, un état à se conserver.

La première différence qui définit l’économie politique par différence avec l’économie domestique est donc la différence du vivant et du non-vivant, dans laquelle l’économie politique mime très artificiellement le vivant quand elle n’en constitue que le supplément non-vivant.

Économie politique et souveraineté

J’en viens à la seconde différence. Dans la sphère politique, l’économie politique n’est pas la souveraineté. Elle procède de la souveraineté, elle la met en application, elle en gère les décisions, les décrets, les lois : elle lui semble donc subordonnée. Mais Rousseau défend l’efficacité supérieure, et en filigrane l’autonomie, de l’économie politique, plus proche des administrés qu’elle administre, leur donnant l’exemple parmi eux, faisant corps et communauté avec eux, en eux, plutôt que de leur infliger prescriptions et interdictions de l’extérieur. Du coup, par un véritable renversement des positions, l’économie politique devient la politique originaire, que la souveraineté ne supplée qu’imparfaitement, en produisant par ses discours et ses commandements l’écriture, l’artefact, le supplément de présence d’un souci de la communauté. La souveraineté supplée l’économie politique qui supplée l’économie domestique.

Corps politique et métaphore du vivant

Et là encore la vie intervient comme critère de différence. Car si l’économie politique est un instrument si puissant pour gouverner, c’est parce qu’elle administre un corps vivant, qui est le corps politique. Rousseau introduit la notion de « corps politique » avec la très claire conscience que le corps est, en politique, un corps métaphorique, c’est-à-dire que le corps politique mime imparfaitement un corps vivant, que le discours sur le corps politique fait travailler une comparaison imparfaite :

Qu’on me permette d’employer pour un moment une comparaison commune & peu exacte à bien des égards, mais propre à me faire mieux entendre. (Ibid., 338a)

Le « commun » et le « peu exact » sont les indices du travail proprement rousseauiste de la différence, qui est toujours un travail d’appareillage bancal18. Le corps politique est comme un corps vivant, mais il n’est pas vivant, il produit l’artefact du vivant dans la structure abstraite du non-vivant, il est le vivant du non-vivant :

Le corps politique, pris individuellement, peut être considéré comme un corps organisé, vivant, & semblable à celui de l’homme. Le pouvoir souverain représente la tête ; les lois & les coûtumes sont le cerveau, principe des nerfs & siége de l’entendement, de la volonté, & des sens, dont les juges & magistrats sont les organes ; le commerce, l’industrie, & l’agriculture, sont la bouche & l’estomac qui préparent la subsistance commune ; les finances publiques sont le sang qu’une sage économie, en faisant les fonctions du cœur, renvoye distribuer par tout le corps la nourriture & la vie ; les citoyens sont le corps & les membres qui font mouvoir, vivre, & travailler la machine, & qu’on ne sauroit blesser en aucune partie, qu’aussi-tôt l’impression douloureuse ne s’en porte au cerveau, si l’animal est dans un état de santé. (Suite du précédent)

Alors que dans la première différenciation, l’économie politique (c’est-à-dire le bio-pouvoir foucaldien) était identifiée au non-vivant par opposition avec la famille vivante de l’économie domestique, c’est-elle, dans cette deuxième différenciation, qui tient lieu du vivant, qui régit un corps comme vivant, par opposition avec la souveraineté et l’écriture sans vie de ses lois et de ses décrets, et la brutalité sans âme de ses coercitions et de ses interdictions. Relativement à la famille, l’économie politique n’est pas vivante ; relativement à l’État, elle est comme vivante. On ne parle plus de la même vie : la première était cellulaire, se reproduisant par division19 ; celle-ci est organique. Le corps politique est un système d’organes entre lesquels s’établit une circulation, une communication, une émotion. Le réseau organique définit un territoire, la sensibilité qui est émue en lui surveille à tout moment sa santé, sa sécurité. Les citoyens y sont à la fois le corps et les membres : notez ici l’illogisme délibéré de la comparaison. Un corps n’est pas un membre, ni même ne se réduit à des membres : Rousseau joue sur l’échelle, échelle du corps et, ou échelle du membre. C’est que dans l’économie politique, les citoyens ne sont pas traités comme des individus, des personnes civiles (que cible la loi), mais comme une population dont il faut administrer les corps et, en même temps, dont les membres font corps. Territoire du réseau sensible, sécurité du corps souffrant, population des membres : on retrouve ici les trois éléments qui, chez Foucault, fondent la biopolitique20.

Biopolitique de la volonté générale

De quelle vie ce corps politique vit-il ?

La vie de l’un & de l’autre est le moi commun au tout, la sensibilité réciproque, & la correspondance interne de toutes les parties. Cette communication vient-elle à cesser, l’unité formelle à s’évanoüir, & les parties contiguës à n’appartenir plus l’une à l’autre que par juxta-position ? l’homme est mort, ou l’état est dissous.

Parce que la vie du corps politique n’est pas la vie de l’un ou de l’autre, de tel ou tel individu, mais la vie de l’un et de l’autre constituant un moi commun, cette vie que nous avons définie d’abord comme le vivant du non-vivant s’avère être la vraie vie, qui se définit par « la sensibilité réciproque », qui est le principe biologique dont la traduction formelle, structurale est « la correspondance interne de toutes les parties ». C’est de ce principe du vivant que Rousseau déduit la notion théorique maîtresse de l’article Economie politique, la notion de volonté générale :

Le corps politique est donc aussi un être moral qui a une volonté ; & cette volonté générale, qui tend toûjours à la conservation & au bien-être du tout & de chaque partie, & qui est la source des lois, est pour tous les membres de l’état par rapport à eux & à lui, la regle du juste & de l’injuste…

Ici s’opère subrepticement le second renversement dont nous avons parlé : nous avons vu comment la non-vie de l’économie politique était renversée dans la vraie vie, qui est la sensibilité réciproque du moi commun que constitue le corps politique. Nous comprenons maintenant que dans l’économie politique, la sensibilité, qui est le principe de circulation des émotions, des personnes, des idées, des richesses, est ce qui met en œuvre la volonté générale « qui est la source des lois ». Le réseau sensible de l’économie politique est donc le principe originaire de la souveraineté, et par elle de la sphère du droit. L’économie politique produit la souveraineté, elle qui se définissait a priori comme la mise en application de ses décrets. L’économie politique est écrite par les lois qui sont écrites par l’économie politique : c’est là le cercle logique originaire que Derrida décrit dans La vie la mort comme le cercle de la vie.

Le pacte d’amitié

L’économie politique de Rousseau est la biopolitique des Lumières. Ce n’est pas ensuite dans Le Contrat social, mais parallèlement dans La Nouvelle Héloïse que Rousseau l’a développée en la fictionalisant : c’est-à-dire qu’il l’a pensée avec et par la littérature, en la fictionalisant comme expérience de pensée. Dans la quatrième partie du roman, alors que la passion de Julie et de Saint-Preux semble définitivement brisée par le mariage forcé de la jeune fille avec M. de Wolmar sur l’ordre de son père, M. de Wolmar écrit à Saint-Preux pour l’inviter à Clarens et lui proposer « la confiance des belles âmes », c’est-à-dire un pacte d’amitié au prix duquel il pourra faire partie de la société idyllique qu’il a formée avec son épouse. Saint-Preux se rend à l’invitation et décrit avec enthousiasme, dans ses moindres détails, l’« économie domestique » du domaine entièrement repris en main par les nouveaux maîtres, selon les règles visionnaires et bien comprises d’un capitalisme libéral et vertueux.

Pour faire advenir dans le roman la biopolitique de Clarens, où les domestiques ne reçoivent jamais d’ordres parce qu’ils les anticipent, où la hiérarchie des maîtres et des valets est d’autant mieux respectée que les maîtres font tout pour la faire oublier, où la vie est si parfaitement organisée, fêtes comprises, que personne n’éprouve jamais le besoin d’en sortir, Rousseau imagine donc un pacte d’amitié, que M. de Wolmar formule ainsi à Saint-Preux en prenant les mains des deux anciens amants :

« Notre amitié commence, en voici le cher lien, qu’elle soit indissoluble. Embrassez votre sœur et votre amie ; traitez-la toujours comme telle ; plus vous serez familier avec elle, mieux je penserai de vous. Mais vivez dans le tête-à-tête, comme si j’étais présent, ou devant moi comme si je n’y étais pas ; voilà tout ce que je vous demande. Si vous préférez le dernier parti, vous le pouvez sans inquiétude ; car comme je me réserve le droit de vous avertir de tout ce qui me déplaira, tant que je ne dirai rien, vous serez sûr de ne m’avoir point déplu21. »

Cette amitié de celui qui lui offre l’hospitalité, Saint-Preux ne sait trop qu’en faire. Car M. de Wolmar qui lui a pris la femme de sa vie, qui s’interpose entre elle et lui du fait de son adversaire absolu, le baron d’Étange, père de Julie, Wolmar n’est-il pas fondamentalement, essentiellement son ennemi ? L’hospes n’est-il pas l’hostis ? Cette amitié pourtant, impossible, incompréhensible, est la seule option qui s’offre.

Car « le cher lien » n’est pas seulement le lien que Wolmar propose d’établir entre le mari, la femme et l’amant, selon une formule de vaudeville un peu douteuse. Il est le lien de sociabilité fondamental qui unit l’ensemble de la société de Clarens selon une double contrainte imparable de transparence et de spectralité : Saint-Preux vivra dans une transparence parfaite avec Julie et avec M. de Wolmar, comme les domestiques vivent en parfaite union et amitié avec leurs maîtres ; les uns et les autres doivent à Clarens la plénitude d’une présence sans ombre ni réserve ; M. de Wolmar en revanche sera là même quand il ne sera pas là, et ne sera pas là même quand il sera là : sa présence est spectralisée, comme ami, et comme maître du domaine. L’ami offrant le serment d’amitié est le revenant de la conjuration paternelle.

Serment, conjuration, fraternisation : Rousseau fournit tous les ingrédients du chapitre 6 de Politiques de l’amitié, où Derrida déconstruit la politique de Schmitt, qu’il saisit dans le face à face du Concept de politique et de la Théorie du partisan. Ainsi se referme notre boucle, puisque c’est de Schmitt qu’Agamben extrait ce qu’il appelle le paradoxe de la souveraineté qui, selon lui, définirait la structure du biopolitique contemporain. La scission de la vie en bios et zoè n’est qu’un dégât collatéral de ce qui, pour penser le biopolitique, oppose radicalement Derrida à Agamben : pour Derrida, héritier des Lumières, qui pense le supplément à partir de Rousseau, ce n’est pas la souveraineté mais l’amitié qui fonde le politique, l’amitié comme renversement de l’ennemi, de l’étranger, du peuple hostile de Schmitt, l’amitié comme fraternité et comme achèvement biopolitique des Lumières.

 

Notes

1

Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue [1995], trad. Marilène Raiola, Seuil, 1997, p. 23.

2

Carl Schmitt, Théologie politique [1922], trad. fr. Jean Louis Schlegel, Gallimard, nrf, 1988, p. 15.

3

Alain Badiou, L’être et l’événement, Seuil, 1988, Méditation XVI, « Sites événementiels et situations historiques », p. 193-204.

4

Heidegger, Être et temps, 2e section, chap. 5, §74, trad. Martineau, 1985, « La constitution fondamentale de l’historialité », p. 264. Le point de départ de Heidegger dans ce chapitre est la différenciation entre l’histoire factice de l’être (« Facticement, le Dasein a à chaque fois son “histoire” »), que le Dasein, dans chaque situation, produit nécessairement comme potentialité à venir, et la trajectoire ontologiquement authentique de l’être, à partir d’« un provenir authentique », selon « la guise de l’exister authentique » qui « conquiert son authenticité en tant que résolution devançante ». L’historialité est ce qui fait le lien entre l’histoire factice (la grammaire, les catégories de l’événement, et en politique ce qui peut faire l’objet d’une législation, être prédit par et dans celle-ci) et le devenir authentique de l’être (qui cesse alors d’être compris comme exception, sur le plan de la facticité de l’histoire, pour venir s’inscrire, sur le plan ontologique, dans le mouvement supérieur de l’avènement de l’être). En grammaire, la règle est toujours factice, et l’exception est toujours authentique. Si l’exception devient la règle, elle perd son authenticité. En politique, le droit est factice, l’événement est authentique. Si l’événement vient transformer, refonder le droit, il conserve son authenticité historiale d’événement. C’est pour résoudre ce problème qu’Alain Badiou introduit les notions de site et de situation, qui sont une manière de penser le lien historial entre facticité et authenticité du Dasein.

5

« Le privilège de la phonè ne dépend pas d’un choix qu’on aurait pu éviter. Il répond à un moment de l’économie (disons de la “vie”, de l’“histoire” ou de l’“être comme rapport à soi”). Le système du “s’entendre-parler” à travers la substance phonique – qui se donne comme signifiant non-extérieur, non-mondain, donc non empirique ou non-contingent – a dû dominer pendant toute une époque l’histoire du monde à partir de la différence entre le mondain et le non-mondain, le dehors et le dedans, l’idéalité et la non-idéalité, l’universalité et le non-universel, le transcendantal et l’empirique, etc. » (J. Derrida, De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 17)

6

Jean-Luc Nancy, The Birth to Presence, Stanford University Press, 1993 (Agamben ne donne aucune référence).

7

Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Flammarion, Champs, 1978, p. 63.

8

« Ces considérations montrent donc que la cité est au nombre des réalités qui existent naturellement, et que l’homme est un animal politique » (Aristote, Politique, I, 1253a4, trad. J. Tricot, Vrin, 2014, p. 28)

9

Agamben, op. cit., p. 11, repris p. 15 et Michel Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976, Tel, 1994, p. 188.

10

Samuel Pufendorf, Le Droit de la nature et des gens, ou Système général des principes les plus importants de la morale, de la jurisprudence et de la politique, trad. Jean Barbeyrac, Amsterdam, Briasson, 1734, t. II, p. 445. Foucault donne la référence en note sans citer.

11

« Néanmoins, il ne faut pas entendre que le souverain pouvoir de vie et de mort est aboli, ou limité, par une telle liberté [des sujets dans la République] » (Hobbes, Léviathan, IIe partie « De la république », chap. 21 « De la liberté des sujets », éd. Tricot, Sirey, 1971, p. 224-225). Voir également le chap. 18, qui énonce les « droits des souverains d’institution » : les cinq premiers droits sont des énoncés négatifs ; aucun des 11 droits n’est énoncé comme droit de vie ou de mort. Ce droit se déduit du pouvoir absolu que confèrent les 11 droits énoncés, mais il n’est pas originaire.

12

Pindare, fr. 1269 et Agamben, op. cit., p. 42.

13

Pufendorf écrit « le souverain » : il est ambigu en français si le souverain est un masculin (le roi) ou un neutre (l’entité exerçant la puissance souveraine), ce problème est général dans toute la philosophie politique classique.

14

Les théoriciens du contrat prennent soin au contraire de différencier fondamentalement le pouvoir paternel, domestique, du pouvoir politique et public.

15

Hannah Arendt, « Domination totale », les origines du totalitarisme [1948], trad. fr. J.-L. Bourget, R. Davreu, P. Lévy, III, 12, 3, Gallimard, Quarto, 2002, p. 782-812. Et notamment : « Le problème est de fabriquer quelque chose qui n’existe pas, à savoir une sorte d’espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales et dont la seule “liberté” consisterait à “préserver l’espèce”. » (p. 783) Cette vie nue, qui va servir de base à l’édifice théorique d’Agamben, est clairement présentée par Arendt comme une chimère (« qui n’existe pas ») : la zoè est un mensonge utilisé par les nazis pour fonder leur domination totale sur la terreur incroyable des camps. Incroyable mais vraie, la zoè ne définit pas une réalité objective de la vie humaine, mais au contraire sa dénaturation radicale et spectralisée : ce qui est vrai, c’est la réduction de la vie à un fantôme qui n’est plus la vie. Le prisonnier du camp, encore en vie, n’est plus vivant ; la terreur consiste à faire croire ce mensonge, qu’il s’agit là d’une vie, de la vie qui lui est assignée. Zoè n’est pas une forme de vie, mais le spectre non-vivant de la vie.

16

« En choisissant de parler, ou de partir de la pratique gouvernementale, c’est, bien sûr, une manière tout à fait explicite de laisser de côté comme objet premier, primitif, tout donné, un certain nombre de ces notions comme, par exemple, le souverain, la souveraineté, le peuple, les sujets, l’État, la société civile : tous ces universaux que l’analyse sociologique, aussi bien que l’analyse historique et l’analyse de la philosophie politique, utilise pour rendre compte effectivement de la pratique gouvernementale. Moi, je voudrais faire précisément l’inverse, c’est-à-dire partir de cette pratique… » (Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Seuil-Gallimard, 2004, p. 4) Voir cependant l’affirmation quasiment contraire qui a précédé p. 3 : « je ne prendrai en considération que le gouvernement des hommes dans la mesure, et dans la mesure seulement, où il se donne comme exercice de la souveraineté. » Mais la gouvernementalité foucaldienne est une souveraineté sans souverain.

17

Foucault fait référence à cet article p. 15, mais n’y revient plus ensuite. L’article de Rousseau se présente en fait dans l’Encyclopédie sous l’appellation suivante : « ÉCONOMIE ou ŒCONOMIE, (Morale​​ & Politique.) » Ce n’est qu’en 1758 qu’il sera publié de façon séparée commeDiscours sur l’économie politique. Bruno Bernardi fait remarquer que l’expression « économie politique » n’apparaît qu’une fois, au début de l’article et n’est jamais reprise ensuite, Rousseau lui préférant « économie générale », et surtout « économie publique » (Discours sur l’économie politique, éd. B. Bernardi, Vrin, 2002, p. 30). Il est donc un peu artificiel selon lui de rattacher la théorie de Rousseau à la discipline de l’économie politique telle qu’elle se développera au siècle suivant. Cela explique peut-être la réticence de Foucault.

18

Stéphane Lojkine, « Julie, le savoir du maître », Julie, le modèle et l'interdit, cours d'agrégation donné à l'université d'Aix-Marseille durant l'année 2021-2022. Séance du 22 septembre, en ligne sur Utpictura18, https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/rousseau/julie-savoir-maitre

19

Il faut redire ici que l’analogie de la division cellulaire ne nous apparaît qu’aujourd’hui : ce processus biologique n’était pas connu à l’époque de Rousseau. Cela ne disqualifie pas pour autant l’analogie : on remarquera plutôt que l’économie domestique a été pensée comme processus de division cellulaire avant que la reproduction du vivant n’ait été modélisée ainsi. Il devient possible dès lors de supposer que la reproduction biologique ait été modélisée d’après l’économie domestique.

20

Chez Foucault, le dispositif de sécurité définit l’ensemble des mécanismes biopolitiques qui articulent une gestion du territoire à une prise en charge, un contrôle, une régulation de la population. Voir Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, EHESS-Gallimard-Seuil, 2004, p. 13.

21

Rousseau, La Nouvelle Héloïse, IV, 6, éd. E. Leborgne et F. Lotterie, GF, 2018, p. 509.

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