Résumé
Cet article propose de lire la question de la biopolitique chez Derrida à travers la problématique de la bêtise, dont Derrida discute longuement dans le Séminaire La bête et le souverain. Pour Derrida, la bêtise, élément tant archaïque que téléologique, est indissociable de la raison, et donc de la question de la souveraineté. Telle la raison calculatrice et rationnelle de la souveraineté, la bêtise consiste à vouloir définir, décider, juger, accuser ; la décision souveraine comporte donc une bêtise constitutive. La critique derridienne de la biopolitique selon Foucault et Agamben porte sur la décision de postuler quand s’achève le modèle juridico-politique et quand commence le biopouvoir. En outre, pour Derrida, la biopolitique en tant que pouvoir de décision sur la vie la mort opère selon la logique de la bêtise, y compris la décision qui décide qui nous considérons comme nos semblables, qui donc est digne d’être sauvé.
English abstract
This essay approaches biopolitics in Derrida’s thought through the question of stupidity, which he discusses at length in The Beast and the Sovereign. For Derrida, stupidity, an element that is both archaic and teleological at once, in indissociable from reason, and therefore from the problem of sovereignty. Like the calculating and rational reason of sovereignty, stupidity consists in wishing to conclude, to decide, to judge, to accuse; every sovereign decision is determined by a constitutive stupidity. Derrida’s critique of biopolitical thought in Foucault and Agamben focuses on the decision to postulate when the juridico-political model ends and when biopower begins. Furthermore, for Derrida, biopolitics as the power to decide on life death operates according to the logic of stupidity, including deciding whom we consider our semblables and who are thus worthy of being saved
We must begin somewhere, but there is no absolutely justified beginning.
(Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida)
La tâche, aussi improbable soit-elle, serait donc de penser Derrida pensant la biopolitique ; penser Derrida pensant la bêtise comme catégorie biopolitique (je reviendrai sur cette notion de catégorie), comme procédé biopolitique, comme partie inhérente à la communauté, au socius, au Mitsein heideggérien ; et, enfin, penser Derrida pensant la bêtise comme inhérente à la raison, au logos moderne, c’est-à-dire comme procédé rationnel. Pour Derrida, c’est justement le partage scandaleux de l’ipséité qui engendre ce couple impitoyable, raison et bêtise, toutes deux enchevêtrées, toutes deux souveraines, toutes deux totalitaires, violentes, calculatrices, orientées téléologiquement, toutes deux toujours prêtes à conclure, à finir, à définir, à clore, toutes deux renfermées sur elles-mêmes, comme des coquilles timides, mais redoutables.
Comment Derrida pense-t-il la bêtise et dans quelle mesure cette réflexion sur la bêtise, cette bêtisophie derridienne, a-t-elle une portée fondamentalement biopolitique, même zoopolitique – car Derrida n’accepte point la distinction, essentielle chez Agamben, entre bios et zoē (distinction sur laquelle je reviendrai tout à l’heure) ? En effet, pour Derrida, on pourrait parler tant de biopolitique que de zoopolitique, de logo-zoïe1, c’est-à-dire de cette alliance in-archaïque entre la souveraineté et la vie, ou plutôt entre la souveraineté et la vie la mort, qui est aussi une alliance, du coup, entre la bêtise et la vie la mort, puisque la bêtise, comme la raison, est souveraine et autoposante.
Or, on sait très bien que la question de l’arkhé a toujours hanté Derrida, même par rapport à son écriture, à la structure même de ses textes. Comment commencer ? Par le commencement ? Mais quel est le commencement, si commencement il y a ? Si, pour Derrida commentant l’affirmation canonique de Flaubert à propos de la bêtise – « Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure2 », la bêtise consiste à vouloir finir et définir, c’est donc la volonté de définition, de définir la fin, de finir en définissant la fin ; si, pour Derrida, la bêtise consiste donc à vouloir définir3, la postulation d’un commencement, la démarcation qui postule où débute le début, où commence le commencement, c’est aussi une volonté marquée par la logique de la bêtise, par le logos de la bêtise ou par la bêtise du logos, par le logos hanté par la bêtise, puisque tant le logos que la bêtise sont à la fois archaïques et téléologiques. La bêtise, donc, c’est tant l’arkhé que le telos, elle est et archaïque et téléologique, et l’on verra comment le projet d’Agamben quant aux commencements immémoriaux de la problématique de la vie nue au sein de la souveraineté, quoique Derrida ne le dise pas explicitement, devient définitionnellement bête. Où commencer, comment commencer, si la bêtise, chez Derrida, est définitionnellement indéfinissable, bien qu’elle ne veuille que définir ? Or, dans le Séminaire La bête et le souverain, Derrida la penserait de façon polyvalente, même s’il abandonne, conteste, et déconstruit maintes tentatives de la définir, sans doute de crainte de devenir bête.
Je recommence : où commencer ? Or, puisque la biopolitique, pour Derrida – et cela peut-être en désaccord avec Foucault, pour qui le biopouvoir est relativement indépendant de la souveraineté4, a toujours affaire à la souveraineté (comme chez Agamben), au souverain, au droit, à la loi, au vivre-avec en communauté, une décision calculatrice, un désir de commencer, une définition souveraine s’impose, même si, par définition, elle risque d’être bête. Je commence, donc, mais tout en prenant mes précautions : il s’agit d’une entrée à la fois calculée et aléatoire dans une circularité sans fin, plutôt que d’un point de départ sur une ligne droite qui a son commencement et sa fin. Alors, la bêtise au sein de la souveraineté, c’est là la façon peut-être la moins bête de commencer.
Il y a des liens essentiels entre la raison et la souveraineté (y compris la démocratie), toutes deux marquées par la question de l’ipséité, c’est-à-dire par la possibilité d’une autoposition et d’une autopostulation5, ou, selon Michael Naas, « an autonomous, self-same sovereign subject – whether this be an individual or a nation-state – to refer to or claim certain rights for itself and make decisions from out of itself 6 ». Comme Derrida l’affirme, « le souverain, au sens le plus large du terme, c’est celui qui a le droit et la force d’être reconnu comme lui-même, le même, proprement le même que soi7 ». La souveraineté porte toujours à la fois sur la possibilité et sur le pouvoir de décision (et la primordialité du souverain nous intéressera lorsque nous essaierons de comprendre les reproches que Derrida adresse à Agamben) :
Et cela vaudra aussi bien pour tous les « premiers », pour le souverain comme personne princière, le monarque ou l’empereur ou le dictateur, que pour le peuple en démocratie, voire pour le sujet citoyen dans l’exercice de sa liberté souveraine (par exemple, quand il vote ou dépose son bulletin secret dans une urne, souverainement). En somme partout où il y a une décision digne de ce nom, au sens classique du terme8.
Or, en ce sens, la bêtise serait donc la manifestation (sinon ce qui rend cette manifestation possible, sa condition de possibilité) de la force souveraine tant de la raison que du souverain par rapport à la décision – et Derrida fait référence à la formule flaubertienne « la bêtise consiste à vouloir conclure », citée plus haut, pour envisager la bêtise comme décision9, puisque la décision, comme on vient de voir, est l’opération fondamentale et de la raison et de la souveraineté. La bêtise est donc un élément constitutif de la décision, c’est la bêtise comme décision, comme vouloir-conclure ou vouloir-décider, puisque « toute décision (et la souveraineté est un pouvoir de décision absolue) est à la fois folle […], mais aussi bête, ou stupide, elle comporte un risque ou un versant de bêtise10 ». La bêtise, comprise comme (pouvoir de) décision absolu(e), s’inscrit, par conséquent, au cœur de la raison11, c’est le geste même qui instaure la souveraineté, c’est la raison s’emparant de la force, « une raison qui n’en est pas une, qui est seulement, comme raison donnée, comme raison alléguée, le fait du nom et de la force du plus fort12 ». Bref, la bêtise, c’est le rapport de force exercé tant par le souverain que par la raison, « la raison du plus fort » de La Fontaine sur laquelle Derrida se penche à plusieurs reprises13. La bêtise de la décision souveraine, du vouloir-décider ou du vouloir-conclure, est inséparable de la raison qui la justifie, voire qui la contient. S’il n’y a ni raison ni souveraineté sans décision, il n’y a jamais de décision sans une bêtise constitutive. De ce fait, « la référence au jus, au juridique ou au judiciaire, au juste de la justesse, de la justice, se presse obscurément derrière tout procès de bêtise14 ». La bêtise est donc fondamentalement catégorique15, et l’accusation de bêtise, injurieuse : « c’est toujours une insulte injurieuse, offensante, outrageuse, toujours injurieuse, c’est-à-dire, dans l’ordre du droit, qui risque d’être injuste16 ». En outre, la bêtise est aussi essentiellement une question de la communauté, du Mitsein heideggérien : « on n’est jamais bête tout seul ou de soi-même, […] la bêtise, les bêtises, s’il y en a, sont d’entrée de jeu des phénomènes de l’être-avec, ou si vous préférez, de la communauté, de l’intersubjectivité, du Mitsein, du socius, tout ce que vous voudrez17 ».
Il existe donc des rapports incontournables entre la bêtise, la raison, la loi et la communauté ; la bêtise appartient à la vie politique, au vivre-ensemble du politique, même à la politique du vivre-ensemble, du zôon politikon qui serait mais qui ne saurait être, pour Derrida, le propre de l’homme, puisque celui-ci, en tant que détermination, détruirait toute possibilité de différance. La bêtise et la souveraineté, la bêtise et la loi, la bêtise et la force : « la bêtise peut être, parfois, la force même, le fort de la force18 ». Et, comme Voyous nous le démontre, il est impossible de séparer la politique — y compris la logique de la souveraineté, qui pour Derrida accompagne tout régime démocratique (il n’y aurait peut-être pas, pour lui, contrairement à la pensée de Foucault, de distinction fondamentale entre la souveraineté et le biopouvoir ou même la gouvernementalité), dans tous les sens de ce terme ou concept ou même catégorie terriblement complexe —, alors il est impossible de séparer la souveraineté de la raison, puisque toutes deux sont définies par l’ipséité, par un mouvement d’autopostulation duquel résulte leur risque d’autodestruction par autoimmunité19. C’est précisément sur la délimitation, la décision délimitatrice, le désir de limiter, de repérer, de déceler, même de postuler un commencement, que portera la critique derridienne tant de la pensée biopolitique de Foucault que de celle d’Agamben. Autrement dit, les réserves derridiennes ne portent pas sur l’existence du biopouvoir comme pouvoir sur la vie : les deux problèmes qu’identifie Derrida, ce sont d’une part l’opposition ou même la binarité, chez Foucault, entre la vie et la mort, d’autre part la décision de postuler, chez Foucault et chez Agamben, le moment où surgit ou commence le biopouvoir. La volonté de postuler, de définir, de tracer des commencements et des principes, de décider où une chose finit et une autre commence, c’est la principale critique qu’adresse Derrida à Foucault et à Agamben, à leurs textes qui décident du vrai « en prétendant découvrir pour la première fois des événements absolument nouveaux, “décisifs et fondateurs” dont on a dit en même temps qu’ils n’ont pas d’âge et en fait sont “immémoriaux”20 ». Pour Derrida, Agamben est le prince des principes :
[C]omme c’est régulièrement le cas chez cet auteur, son geste le plus irrépressible consiste régulièrement à reconnaître des priorités qu’on aurait méconnues, ignorées, négligées, pas su ou pas pu reconnaître, faute de savoir, faute de lecture ou de lucidité, de force de pensée – des priorités, donc, des premières fois, des initiatives inaugurales, des événements instituteurs qu’on aurait déniés ou négligés, donc, en vérité, des priorités qui sont des primautés, des principautés, des signatures principales, signées par des princes du commencement que tout le monde, sauf l’auteur bien entendu, aurait ignorées, si bien que chaque fois l’auteur de Homo sacer serait le premier à dire qui aura été le premier.
Je ne le remarque en souriant que pour rappeler que c’est là la définition, la vocation, voire la revendication essentielle de la souveraineté. Celui qui se pose en souverain ou qui entend prendre le pouvoir souverain dit ou sous-entend toujours : même si je ne suis pas le premier à le faire ou à le dire, je suis le premier ou le seul à connaître et à reconnaître qui aura été le premier. Et j’ajouterai : le souverain, s’il y en a, c’est celui qui arrive à le faire croire, au moins pour quelque temps, qu’il est le premier ou le premier à avoir su qui sera venu en premier, là où il y a toutes les chances pour que ce soit presque toujours faux, même si, dans certains cas, on ne s’en doute jamais. Le premier, donc, c’est, comme son nom l’indique, le prince : homme, renard et lion, du moins que ça marche bien pour lui21.
La ruse du souverain, la ruse renarde du souverain-renard, c’est le vouloir-décider, voire la décision de postuler le commencement, même de se postuler comme celui qui commence, qui donc, chez Agamben, décide que « la production d’un corps biopolitique est l’acte original du pouvoir souverain22 », celui qui postule que « la thèse de Foucault devra dès lors être corrigée, ou tout au moins complétée23 », qui décide que l’on a négligé le vrai commencement, qui postule que le vrai commencement n’est pas le vrai commencement, qui, bref, est le premier à dire que le vrai commencement a été négligé puisqu’il est immémorial, que l’on a tort de dire qu’il commence après le vrai commencement qui cependant n’a pas de commencement, puisqu’il est immémorial. Agamben ne néglige pas la négligence d’autrui, puisqu’il est le premier à décider d’une négligence, il se pose comme le premier à remarquer la négligence foucaldienne qu’il doit et corriger et compléter24, de crainte d’être bête ; et, en postulant la primauté tant de la primauté de la biopolitique immémoriale qui est l’acte original du pouvoir souverain que de l’identification et de la décision de la primauté de la postulation de la primauté de la biopolitique au sein du pouvoir souverain, Agamben se sert donc du calcul rationnel de la décision souveraine et calculatrice. Cette décision, comme l’on a vu, est la principale, puisqu’elle définit, opération de la bêtise — principale, je veux dire, puisqu’elle fonde (c’est la bêtise de l’arkhé) en définissant, en concluant, en décidant (c’est la bêtise du telos). La bêtise est effectivement « notre irrépressible désir du seuil, d’un seuil qui soit un seuil, un seul et solide seuil25 ».
Ce souci calculateur et rationnel n’est pas raisonnable26 et doit être remis en question27. Derrida vise ici tous les propos qui chez Agamben (et surtout chez Foucault) tendent à périodiser
une modernité dont on ne sait pas où elle commence et finit, un âge classique dont les effets sont encore perceptibles, une antiquité grecque dont les concepts sont plus vivants et survivant que jamais, tel prétendu « événement décisif de la modernité » ou « événement fondateur de la modernité » qui ne fait que révéler l’immémorial28.
Cela, dans sa souveraineté décisive, n’est qu’une bêtise. Il n’est pas question de rejeter ou de
réduire l’événementialité ou la singularité de l’événement, au contraire […]. Je suis plutôt tenté de penser que cette singularité de l’événement est d’autant plus irréductible et déroutante, comme elle doit l’être, qu’on renonce à cette histoire linéaire qui reste, malgré toutes les protestations qu’ils élèveraient sans doute contre cette image, la tentation commune et à Foucault et à Agamben, qu’on renonce à cette histoire linéaire, à l’idée d’événement décisif et fondateur […]. Renoncer à l’idée d’événement décisif et fondateur, c’est tout sauf méconnaître l’événementialité qui marque et signe […] ce qui arrive, sans justement que quelque fondation ou quelque décision vienne jamais l’assurer29.
C’est la raison (ou la bêtise) téléologique qui veut définir et décider, alors qu’on a justement besoin d’une raison inconditionnelle gouvernée par la non-logique de la différance qui accepte ce qui arrive, ce qui est encore à venir30. La vie la mort part de l’impossibilité de penser la vie et la mort binairement ou oppositionnellement, de l’impossibilité, donc, d’une démarcation entre laisser vivre, faire mourir et faire vivre, laisser mourir31, de l’impossibilité, finalement, d’une démarcation claire entre la souveraineté et la biopolitique, car le biopouvoir oscillerait entre les deux termes32. Si la mort n’est donc pas opposée à la vie, mais est la condition de possibilité pour penser la vie, bref, si le rapport entre la vie et la mort est un rapport de différance33, le commencement de la biopolitique n’est ni immémorial ni moderne, il n’y a pas de seuil qui les sépare : « L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait plus d’un sol, plus d’un solide, et plus d’un seul seuil34. »
Alors, comment donc la bêtise serait-elle biopolitique, ou, si j’ose avancer une thèse sans doute un peu étrange, comment donc la biopolitique serait-elle déterminée par la bêtise ? Or Derrida rejette la distinction entre bios et zoē dont dépend toute la pensée biopolitique d’Agamben, se permettant même de suggérer ceci :
Vous vous rappelez la distinction que voulait faire Agamben, qui me paraissait ne pas tenir, entre la définition du zôon politikon comme attribut essentiel ou comme différence spécifique. Mais, justement, ce que nous dit Aristote, et c’est là que cette distinction ne marche pas, c’est que l’homme est ce vivant qui est pris par la politique : c’est un vivant politique, et essentiellement35 .
En effet, chez Aristote, « il est évident qu’il y a […], déjà, une pensée pour ce qui s’appelle aujourd’hui le “zoopolitique”ou le “biopolitique”36 », quoique Derrida prenne garde à tout type de détermination inaugurale :
Cela ne veut pas dire, naturellement, qu’Aristote avait déjà prévu, pensé, compris, analysé toutes les figures du zoopolitique ou du biopolitique aujourd’hui : ce serait absurde de penser ça. Mais quant à la structure biopolitique ou zoopolitique, elle est nommée par Aristote, elle est déjà là et le débat s’ouvre là37.
Il me semble que, pour Derrida, la souveraineté est marquée par la biopolitique au sein même du modèle juridico-politique qui, pour Foucault, est antérieur au biopouvoir et qui, pour Agamben, coïncide immémorialement avec lui. La souveraineté, pour Derrida, incorpore la vie la mort dans ses opérations. Dès lors, il est impossible de penser la bêtise sinon à travers la question de la vie la mort.
Comme la bêtise a toujours affaire au jus, la piste la plus révélatrice de cette connivence entre la souveraineté, la loi, la raison et la bêtise, c’est justement la tension qu’il existe et dont Derrida discute longuement entre la bête et le souverain : la bête et le souverain, mais aussi la bête est le souverain, le souverain est la bête38. Le souverain est au-dessus de la bête, d’une population même dont la vie, l’existence biologique est traitée comme l’on traite le bétail – non pas que cette comparaison reste légitime chez Derrida, puisque son projet est celui d’une éthique radicale qui accueille non pas le semblable, mais le dissemblable, y compris l’animal non-humain, comme l’on verra ci-dessous, mais aussi, dans le cadre de cette proximité entre la raison (le logos) et la souveraineté, cet animal souverain qui a le logos, l’animalité même du souverain, son bios/zoē, ce jus si essentiel à la souveraineté qui a toujours affaire à la vie la mort, au contrôle et à la régulation de la vie la mort ; comme le suggère Derrida, « l’homme comme animal politique est indissociable de la définition de l’homme comme ayant le logos, logon echon39 ». Et si l’un des exemples les plus frappants de la biopolitique chez Foucault, c’est le racisme40, on peut voir clairement comment, pour Derrida, les liens entre la souveraineté et la vie la mort, c’est-à-dire sa version de la bio/zoopolitique, sont nécessairement déterminés par la bêtise, par la décision souveraine qui détermine bêtement qui sont ceux qui doivent vivre et ceux qui doivent mourir, qui sont ceux qu’on fait et qu’on laisse vivre ou mourir. Dans la quatrième séance de La bête et le souverain, Derrida avance une critique sévère de toute la tradition éthique occidentale qui, pour lui, s’est toujours basée sur une conception de la responsabilité limitée au semblable :
L’immense risque demeure de ce qui reste néanmoins un fraternalisme du « semblable ». […] [C]e fraternalisme nous libère de toute obligation éthique, de tout devoir de ne pas être criminel et cruel, justement, à l’égard de tout vivant qui n’est pas mon semblable ou n’est pas reconnu comme mon semblable, parce qu’il est autre ou autre que l’homme. […]
Or n’a-t-on de devoir qu’à l’endroit de l’homme et de l’autre comme autre homme ? Et surtout, que répondre à tous ceux qui ne reconnaissent pas dans certains hommes leurs semblables ? […] Toutes les violences, et les plus cruelles, et les plus humaines, se sont déchaînées contre des vivants, bêtes ou hommes, et hommes en particulier, qui justement ne se voyaient pas reconnaître la dignité de semblables (et c’est n’est pas seulement question de racisme profond, de classe sociale, etc., mais parfois d’individu singulier comme tel). Un principe d’éthique ou plus radicalement de justice, au sens le plus difficile que j’ai essayé d’opposer au ou de distinguer du droit, c’est peut-être l’obligation qui engage ma responsabilité auprès du plus dissemblable, du tout autre, justement, du monstrueusement autre, de l’autre méconnaissable. Le « méconnaissable », dirais-je de façon un peu elliptique, c’est le commencement de l’éthique, de la Loi, et non de l’humain. Tant qu’il y a du reconnaissable, et du semblable, l’éthique sommeille. […]
Le « méconnaissable », donc le dissemblable. Si on se fie et se lie à une Loi qui ne nous rapporte qu’au semblable et ne définit la transgression criminelle ou cruelle que dans ce qu’elle vise de semblable, cela veut dire, corrélativement, qu’on n’a d’obligation qu’à l’endroit du semblable, fût-ce de l’étranger comme semblable et « mon prochain », ce qui, de proche en proche, comme nous le savons, intensifie en fait nos obligations à l’égard du plus semblable et du plus proche. Plus d’obligation à l’endroit des hommes que des animaux, plus d’obligation à l’endroit des hommes proches et semblables qu’à l’endroit des moins proches et des moins semblables (dans l’ordre des probabilités et des ressemblances ou des similitudes supposées ou phantasmées : famille, nation, race, culture, religion). On dira que c’est un fait (mais un fait peut-il fonder et justifier une éthique ?) : c’est un fait que je me sens, dans l’ordre, plus d’obligation à l’endroit de ceux qui partagent ma vie de près, les miens, ma famille, les Français, les Européens, ceux qui parlent ma langue ou partagent ma culture, etc. Mais jamais ce fait n’aura fondé un droit, une éthique ou une politique41.
Mais c’est justement ce qui a toujours fondé le droit, l’éthique et la (bio/zoo)politique ; c’est la bêtise, dont la sœur, selon Deleuze, est la cruauté42, de la décision souveraine, du jugement souverain qui trace les limites ou les seuils séparant ceux qui méritent d’être mes semblables, la bêtise de la décision qui détermine qui sont ceux qu’on fait et qu’on laisse vivre ou mourir43. La biopolitique est donc catégoriquement bête, elle s’appuie sur la décision souveraine (à la fois bête et rationnelle, comme on l’a vu, bien qu’elle ne soit pas raisonnable) et injurieuse qui détermine qui est mon semblable et qui ne l’est pas ; elle décide donc, parmi ceux qui ne sont pas mes semblables, qui elle fera vivre, qui elle fera mourir, qui elle laissera vivre et, finalement, qui elle laissera mourir. La raison rationnelle, c’est-à-dire conditionnelle, calculatrice, souveraine, téléologique44, ne laisse pas de place au dissemblable, elle est fondamentalement bête, elle est pleine de bêtise, elle est violente et totalitaire. Pour qu’il y ait un droit, une éthique et une politique (et non plus une bio/zoopolitique) dignes de ce nom, un droit, une éthique et une politique qui ne dépendent pas de la bêtise souveraine, « il faut donc [les] inscrire dans le concept de la vie la mort », c’est-à-dire qu’il faut « une obligation éthique inconditionnelle » qui « me lie » non seulement « à la vie de tout vivant en général », mais aussi « deux fois à du non-vivant, c’est-à-dire à la non-vie présente de ceux et celles qui ne sont pas des vivants, des vivants présents, des vivants au présent, des contemporains, à savoir des vivants morts et des vivants non encore nés, des non-présents-vivants ou des vivants-non-présents45 ».
La bêtise biopolitique, c’est-à-dire l’accusation de bêtise au cœur de la biopolitique qui justifie la décision souveraine sur la vie la mort – la décision qui détermine qui sont ceux qu’on fait et qu’on laisse vivre et mourir, me semble bien évidente aujourd’hui face à la pandémie du COVID-19. Lorsque le président du Brésil Jair Bolsonaro affirme, dans le cadre de la pandémie, que « c’est à chaque famille de protéger ses proches âgés, et non pas à l’État46 » ; que « l’on se lamente de la mort de tous, mais c’est le sort de tout le monde47 » ; et que « les Brésiliens n’attrapent rien ; on voit des mecs qui nagent dans les égouts […] et rien ne leur arrive », il illustre parfaitement le propos suivant de Daniele Lorenzini quant à la portée bio/zoopolitique de la crise sanitaire : « The virus does not put us on a basis of equality. On the contrary, it blatantly reveals that our society structurally relies on the incessant production of differential vulnerability and social inequalities48. »Les décisions souveraines — y compris celles de chaque citoyen des régimes démocratiques — demeurent toujours liées à des conceptions différentes (et inégales) du « semblable » ; on voit très bien qui sont ceux que l’on veut protéger et ceux que l’on croit devoir faire vivre ou laisser mourir, ceux que l’on croit devoir laisser vivre et ceux qu’on se moque de faire mourir. Le concept de vulnérabilité différentielle qu’avance Lorenzini me paraît indispensable pour comprendre les déterminations souveraines du « semblable » inhérentes à la bio/zoopolitique telle que Derrida la comprend ; ce concept met en évidence l’éthique du semblable qui justifie les décisions souveraines (et catégoriquement bêtes) quant aux vies dignes d’être protégées et sauvées.
En guise de conlusion, interrogeons la catégorie de ceux que nous considérons comme nos semblables, demandons-nous si cette éthique du semblable que remet en question Derrida est digne de ce nom :
We might want to think about this next time that we collectively applaud the « medical heroes » and « care workers » who are « fighting the coronavirus. » They deserve it, for sure. But are they really the only ones who are « taking care » of us ? What about the delivery people who make sure that I receive what I buy while safely remaining in my quarantined apartment ? What about the supermarket and pharmacy cashiers, the public-transportation drivers, the factory workers, and all of the other people working (mostly low-income) jobs that are deemed necessary for the functioning of society ? Don’t they also deserve – and not exclusively under these exceptional circumstances – to be considered « care workers »49 ?
Alors, qui sont nos semblables ?
Bibliographie
Agamben, Giorgio, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.
Deleuze, Gilles, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.
Derrida, Jacques, Séminaire La vie la mort, Paris, Seuil, 2019.
Derrida, Jacques, Séminaire La bête et le souverain, vol. 1, Paris, Galilée, 2008.
Derrida, Jacques, Voyous. Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, 2003.
Flaubert, Gustave, Correspondance, vol. 1, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973.
Foucault, Michel, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Gallimard/Seuil, 1997.
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McCance, Dawne, The Reproduction of Life Death: Derrida’s La vie la mort, New York, Fordham University Press, 2019.
Naas, Michael, The End of the World and Other Teachable Moments: Jacques Derrida’s Final Seminar, New York, Fordham University Press, 2015.
Still, Judith, Derrida and Other Animals: The Boundaries of the Human, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2015.
Vitale, Francesco, Biodeconstruction: Jacques Derrida and the Life Sciences, Albany, SUNY Press, 2018.
Notes
Gustave Flaubert, Lettre à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850, Correspondance, vol. 1, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 676.
« Biopower is a uniquely modern mechanism that, even if it is bound up with the “old sovereign power” at various times and in various modalities, remains distinct with respect to it. » Katia Genel, « The Question of Biopower: Foucault et Agamben », Rethinking Marxism 18:1, 2006, 43-62, p. 44.
Michael Naas, The End of the World and Other Teachable Moments: Jacques Derrida’s Final Seminar, New York, Fordham University Press, 2015, p. 5.
« The transcategorical category of bêtise […] is only a property of rational creatures. » Judith Still, Derrida and Other Animals: The Boundaries of the Human, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2015, p. 360.
Voir Derrida, La bête et le souverain, op. cit., p. 279-280 : « Le mot “raison” dénote ou désigne à la fois et aussi bien deux choses : d’une part, la raison que donne, qu’allègue, que présume le plus fort, qu’il ait ou non raison, que cette raison soit rationnelle ou non (je peux avancer une raison, ma raison, même si je n’ai pas raison) ; et “raison”, d’autre part, peut nommer la raison qu’il a, la bonne et juste raison qu’il a d’exercer et de faire valoir sa force, sa plus grande et plus haute puissance, sa puissance souveraine, sa toute-puissance, son pouvoir superlatif, sa souveraineté. D’où ce troisième sens ou cette troisième implication de l’usage idiomatique du mot “raison”, à savoir que le souverain […] fait comme s’il avait raison de juger juste et légitime la raison qu’il donne parce qu’il est le plus fort, c’est-à-dire parce que, dans le rapport de force qui fait ici le droit, qui donne ici le droit, le plus fort, le souverain est celui qui, comme on dit en français, a raison des autres, l’emporte sur les moins forts, et foule aux pieds la souveraineté, voire la raison des autres. »
« katêgoreuô […] veut dire décrier, accuser, blâmer, accuser en justice, parler contre. » Derrida, La bête et le souverain, op. cit., p. 208.
Ibid., p. 134-135. Voir la suite pour une énumération des moments où Agamben se déclare le premier à identifier les premiers à déclarer quelque chose.
« Et si Agamben pense que qui que ce soit est prêt à dire qu’il ne se passe rien de nouveau dans ces domaines, c’est qu’il se sent entouré de beaucoup d’idiots, plus bêtes et plus aveugles qu’il n’est permis. » Derrida, La bête et le souverain, op. cit., p. 438.
Pour la distinction entre le rationnel et le raisonnable chez Derrida, voir Voyous, op. cit., p. 216-217.
Voir à ce sujet Derrida, Voyous, op. cit., surtout le deuxième essai, « Le “Monde” des Lumières à venir. Exception, calcul et souveraineté », p. 163-217. Il est important de noter quand même que, à l’instar d’Agamben, Derrida pense la souveraineté par rapport aux questions de l’exception et de la décision. Au sujet de la perspective d’Agamben sur la souveraineté, voir Genel, « The Question of Biopower », art. cit., p. 51 : « Thus these two elements, the exception and the decision, at the same time reveal and establish the sovereign. »
Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 177-191.
« Qu’ai-je fait en annonçant ce séminaire sous le titre “La vie-la mort”, c’est-à-dire en remplaçant par un trait d’union ou par un espacement sans trait ou un trait sans mot, par un silence marqué, le et qui en général pose la mort avec la vie, l’une à l’autre juxtaposée ou plus sûrement opposée ? Le rapport de juxtaposition ou d’opposition, le rapport de position, la logique de la position (dialectique ou non dialectique), ce sera peut-être ce qui vient justement en question quant à la vie la mort. En faisant sauter le et, je n’ai pas voulu donner à anticiper que la vie la mort ne formaient pas deux, ni n’étaient l’une de l’autre l’autre, mais que cette altérité ou cette différence n’était pas de l’ordre de ce que la philosophie appelle opposition (Entgegensetzung), double position de deux se faisant face, au sens où par exemple chez Hegel, le concept de position et la position du concept, l’auto-position et l’opposition forment les schèmes moteurs de la dialectique et d’une dialectique qui s’avance essentiellement comme une très puissante pensée de la vie et la mort, des rapports comme on dit de la vie et de la mort ; et surtout où l’opposition, la contradiction (dialectique ou non) est le procès du passage d’un opposé dans l’autre, de l’identification relevant l’un dans l’autre. » Jacques Derrida, Séminaire La vie la mort, Paris, Seuil, 2019, p. 19. Pour deux excellentes lectures de ce séminaire, voir Francesco Vitale, Biodeconstruction: Jacques Derrida and the Life Sciences, Albany, SUNY Press, 2018 ; et Dawne McCance, The Reproduction of Life Death: Derrida’s La vie la mort, New York, Fordham University Press, 2019.
Voir Vitale, Biodeconstruction, op. cit., surtout le deuxième chapitre “Between Life and Death: Différance”, p. 29-52.
« Ce qui a inscrit le racisme dans les mécanismes de l’État, c’est bien l’émergence de ce bio-pouvoir. C’est à ce moment-là que le racisme s’est inscrit comme mécanisme fondamental du pouvoir, tel qu’il s’exerce dans les États modernes, et qui fait qu’il n’y a guère de fonctionnement moderne de l’État qui, à un certain moment, à une certaine limite, et dans certaines conditions, ne passe par le racisme. […] [Le racisme,] [c]’est, d’abord, le moyen d’introduire enfin, dans ce domaine de la vie que le pouvoir a pris en charge, une coupure : la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir. » Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 227.
Voir Still, Derrida and Other Animals, op. cit., surtout les quatrième et cinquième chapitres, « The Savage » et « The Slave », pour une élaboration de la pensée derridienne à ce sujet.
Daniele Lorenzini, « Biopolitics in the Time of Coronavirus », Critical Inquiry 47, Winter 2021, S40-S45, p. S44. Il suggère aussi que « biopolitics does not really consist in a clear-cut opposition of life and death, but is better understood as an effort to differentially organize the gray area between them » ; « In short, biopolitics is always a politics of differential vulnerability. Far from being a politics that erases social and racial inequalities by reminding us of our common belonging to the same biological species, it is a politics that structurally relies on the establishment of hierarchies in the value of lives, producing and multiplying vulnerability as a means of governing people », p. S43.
Table des matières
Nothing Else Matters: Dialetheism and the Event of Sovereignty
Lire Kafka. Jacques Derrida et Giorgio Agamben devant la loi
« Après » la biopolitique, retour à Freud : la pulsion de pouvoir
De la souveraineté à l’amitié : l’achèvement biopolitique des Lumières
Entre hospitalité et intimité, droit de regards pour plus-d’un
Derrida, Foucault, Agamben, and the Thinking of the Beginning
Derrida et la bêtise biopolitique
Biopolitique ou Zooanthropolitique ? Derrida lecteur de Foucault dans La bête et le souverain
The Politicisation of Life Tout-contre the Techniques of Physis
Dénuder le souverain. Politique et mystique de l’écriture chez Derrida et Agamben
Génération, reproduction, reprotraduction : déconstruction de la déconstruction derridienne de la reproduction
Fabulous Fox (Agamben in the Henhouse)