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Résumé

Cet article analyse la lecture que Jacques Derrida propose du récit de Franz Kafka Devant la loi dans Préjugés. Devant la loi (1985). Il part de la critique qu’en fait Giorgio Agamben : dans Homo Sacer (1995), Agamben reproche à l’interprétation derridienne de Kafka et plus généralement à la déconstruction d’être incapable de surmonter le formalisme de la loi et de ne pas avoir réfléchi sur la question de la vie et sur ses implications politiques. Cette critique est infondée : la déconstruction est toujours traversée par l’instance éthico-politique de la justice ; Derrida la retrouve dans le texte de Kafka et à partir d’elle dégage un paradigme de la relation entre le politique et le vital qu’on peut définir comme biopolitique. On propose ici de considérer ce paradigme comme une alternative à la refonte conceptuelle par Agamben du paradigme biopolitique foucaldien.

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Le récit de Kafka Devant la loi constitue le lieu d’une confrontation possible entre la pensée de Jacques Derrida et celle de Giorgio Agamben au sujet notamment de l’origine et de l’essence de la loi. Selon Derrida, le récit kafkaïen, au-delà du fait qu’il rende manifeste le rapport entre le droit et la littérature, dévoile la tension paradoxale qui existe entre le caractère de généralité de la loi et celui de singularité absolue du sujet auquel elle s’applique. En effet, ce dont il s’agit dans l’affaire de l’ « homme de campagne » et du « gardien de la loi », ce n’est pas tant de la question de la valeur d’une loi spécifique, qu’elle soit naturelle ou morale, que de la question de l’ « l’être-loi de ces lois1 ». Empruntant quant à lui un tout autre itinéraire, Agamben perçoit plutôt, dans le passage commenté par Derrida, « le paroxysme et la racine première de toute loi2 ». De sorte qu’il s’avère, suivant le schéma agambenien de l’ « exception souveraine3 », selon lequel la loi s’applique en se dés-appliquant, que, pour le paysan, « la porte ouverte [qui] n’est destinée qu’à lui, elle l’inclut en l’excluant et l’exclut en l’incluant4 ».

Compte tenu de l’importance décisive que le sujet de l’essence de la loi joue dans la pensée des deux philosophes et de l’importance qu’y joue le nom de Franz Kafka, à partir de son analyse, et grâce à l'adoption d'un regard plus large, je tenterai de tirer quelques conclusions sur l’ensemble de leurs propositions théoriques et politiques.

Mais plutôt que d’approfondir la manière dont Agamben utilise Kafka dans ses écrits – ce qui demanderait beaucoup plus de temps que ce dont je dispose ici – je me concentrerai sur la critique que le philosophe italien fait de Derrida5. Dévoiler les forçages et les malentendus d’Agamben me permettra en revanche de mieux me focaliser sur l’idée derridienne de la loi et sur les termes auxquels elle est intimement liée et que je nomme maintenant, pour ensuite les approfondir : droit, justice, désir, invention, impossible, déconstruction, biopolitique.

La critique de Derrida par Agamben

Dans Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue Agamben attribue à Derrida d’avoir identifié les aspects fondamentaux du récit kafkaïen dans le rapport entre la loi et le langage et dans la représentation de l’essence de la loi, mais il reproche à l'interprétation derridienne et plus généralement à la déconstruction d’être incapable de surmonter le formalisme de la loi et donc de rester coincée dans ce qu’Agamben appelle la situation de « la porte ouverte6 » ou, en utilisant une expression de Sholem, « l'expérience d'un être-en-vigueur de la loi sans signifier7 ». Selon Agamben, la déconstruction est donc immobilisée dans une situation d’indécidabilité fantomatique. Comme le paysan devant la loi, Derrida, avec ses questions incessantes posées à tout le texte de la tradition occidentale, est incapable d’opérer ce renversement messianique qui permettrait à la pensée de passer de la question de la forme de la loi à la question de la forme de vie. La question qu’Agamben considère comme décisive est celle-ci : « Quelle est la forme de vie qui correspond à la forme de loi8 ? ». L’absence de cette question fondamentale fait que la déconstruction, d’après Agamben, reste coincée dans les mailles d’un discours incapable de saisir efficacement la vie. « La pensée court ici le risque de se voir condamnée à une négociation infinie et insoluble avec le gardien ou, pire encore, de devoir assumer elle-même le rôle du gardien, qui, sans vraiment empêcher l’entrée, garde le néant sur lequel s’ouvre la porte9 ».

Agamben a-t-il raison d’accuser la déconstruction de ne pas avoir assez réfléchi sur la forme de vie ou d’affirmer, comme il le fait dans Le temps qui reste, que « la déconstruction est un messianisme bloqué, une suspension du thème messianique10 ? ».

Pour montrer en quoi la critique d'Agamben est erronée, je me concentrerai sur la lecture derridienne du récit kafkaïen.

Préjugés. L’essence de la loi

Dans « Préjugés. Devant la loi », essai contenu dans le volume de 1985 La faculté de juger, Derrida tient ensemble les deux questions de l’essence et de la fonction de la littérature et celle de l’origine de la loi, en montrant comment elles ne vont pas seulement de pair, mais tendent aussi, dans leur inaccessible point d’origine, à devenir indistinguables.

Comme je l’avais anticipé au début, pour Derrida, ce qui est en jeu dans le récit de Kafka, c’est l’essence de la loi, ce qui permet à chaque loi d’être une loi, mais « qui reste invisible et caché en chaque loi11 ». Cet angle mort, inaccessible en tant que tel, « c'est la loi elle-même, ce qui fait que ces lois sont des lois, l’être-loi de ces lois12 ». Toutefois, pour autant que son lieu soit inaccessible, le désir de démasquer le mystère ou le secret de la loi est indéniable, inéluctable même.

Inéluctables sont la question et la quête, autrement dit l’itinéraire en vue du lieu et de l’origine de la loi. Celle-ci se donne en se réfutant, sans dire sa provenance et son site. Ce silence et cette discontinuité constituent le phénomène de la loi. Entrer en relation avec la loi, à celle qui dit “Tu dois” et “Tu ne dois pas”, c'est à la fois faire comme si elle n’avait pas d’histoire ou en tout cas ne dépendait plus de sa présentation historique, et du même coup se laisser fasciner, provoquer, apostropher par l’histoire de cette non-histoire13.

Le lieu qui reste inaccessible à chaque individu qui, comme l’homme de la campagne, se trouve devant le gardien et devant la porte de la loi, c’est ce que dans Force de loi, Derrida appelle, en empruntant une expression de Montaigne, le « fondement mystique de l’autorité14 ». Une référence à ce texte est nécessaire parce qu’elle me permet de placer l’interprétation que Derrida propose de la légende kafkaïenne dans Préjugés, dans le contexte plus large de ses recherches autour des questions de l’accessibilité à la loi, de la possibilité de la littérature, de l’invention, de la justice. À mon avis, c’est seulement dans cette perspective plus ample qu’on peut saisir la portée de ce qui est en jeu, pour Derrida, dans le texte de Kafka.

L’expérience littéraire de Kafka comme expérience de la justice

« Fondement mystique de l’autorité ». L’expression désigne la résistance de la loi, à savoir le fait qu’elle garde son autorité catégorielle seulement si son fondement reste secret. L’autorité de la loi se fonde sur la force, sur la violence, sur ce qu’on cherche à occulter, à dissimuler ; autrement dit, la force produirait par elle-même la loi, qui à son tour occulte sa propre origine.

Bien que la loi résiste, le désir de démasquer son mystère est inéluctable. Le désir de l’origine est inépuisable. Et celui-ci dure toute une vie, comme le montre l’affaire de l’homme de la campagne. Il l’occupe dans tout son être : le corps et l’esprit sont employés, jusqu’à la mort, pour satisfaire ce désir impossible de traverser la porte de la loi, de raconter son histoire. Ce besoin d’origine porte l’homme de la campagne, l’individu, à désirer l’impossible, à désirer donc de raconter l’histoire de la loi.

Il s’agit ici justement de l’invention d’une théorie, d’une langue, de l’invention même de la littérature. Cette langue elle aussi absolument singulière raconte l’histoire, la non-histoire, de la loi et permet donc de franchir, enfin, si c’est possible, la porte de la loi.

L’invention d’une théorie, d’une langue, d’un récit littéraire qui rende compte de l’origine secrète de la loi et du principe de la singularité, est-elle possible ? Il est clair que, c’est impossible ; en effet il s’agit précisément de ce que Derrida nomme l’impossible.

Il convient de souligner que l’impossible, d’après Derrida, n’est pas ce qui s’oppose face à face au possible, il n’est pas son contraire. L’impossible est plutôt ce qui réveille, sollicite l’imprévisibilité du possible. Autrement dit, l’impossible est ce qui sauve l’indétermination du possible, ce qui fait en sorte que le possible n’aboutisse jamais à la réalisation d’un projet.

Selon Derrida, l’invention, et il en va de la justice, est toujours une tentative, autant qu’il est impossible, d’aller hors-la-loi. « Une invention – comme il l’écrit dans Psyché. L’invention de l’autre – suppose toujours quelque illégalité15 » .

Mais qu’est-ce alors que la justice pour Derrida ? Voici la réponse qu’il donne dans Force de loi.

La justice est une expérience de l’impossible. Une volonté, un désir, une exigence de justice dont la structure ne serait pas une expérience de l’aporie n’aurait aucune chance d’être ce qu’elle est, à savoir juste appel de la justice. […] Le droit n’est pas la justice. Le droit est l’élément du calcul, et il est juste qu’il y ait du droit, mais la justice est incalculable, elle exige qu’on calcule avec de l’incalculable ; et les expériences aporétiques sont des expériences aussi improbables que nécessaires de la justice, c’est-à-dire de moment où la décision entre le juste et l’injuste n’est jamais assurée par une règle16.

L’invention du texte Vor dem Gesetz, écrit et signé par Franz Kafka, représente proprement un exemple de cette expérience de l’aporie. Qu’est-ce qu’une aporie ? L’aporie est une interruption, l’interruption de l’expérience, l’interruption de la loi.

Dans cette perspective, l’échec de l’homme de la campagne, n’est pas une histoire à considérer comme une défaite inexorable. Sans doute, l’homme de la campagne ne peut pas franchir la porte de la loi, il ne peut ni toucher la loi ni même la regarder de près. Néanmoins, en posant sa dernière question au gardien de la loi, il peut entrevoir le caractère paradoxal du mécanisme de la loi. Voici ce qu’il écrit Kafka :

“Si chacun aspire à la loi, dit l’homme, comment se fait-il que durant toutes ces années personne d’autre que moi n’ait demandé à entrer ?” Le gardien de la porte, sentant venir la fin de l’homme, lui rugit à l’oreille pour mieux atteindre son tympan presque inerte : “Ici, nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n’était faite que pour toi. Maintenant, je m’en vais et je ferme la porte17”.

L’homme de la campagne, juste avant sa mort, découvre donc le paradoxe de la loi. Mais ce n’est pas tout. Sa question, en plus de donner suite à la réponse du gardien, conduit le gardien même, avant de partir, à fermer la porte de la loi. Dans ce geste qui ferme, qui barre la porte de la loi, on doit reconnaître cet arrêt, cette interruption, ce non-chemin, sans lequel l’instance de la justice n’est pas concevable.

Devant la loi donc, non seulement montre que « la loi n’est ni la multiplicité ni, comme on croit, la généralité universelle18 », mais trace aussi la voie vers l’expérience impossible de la justice. Ce n’est qu’après la clôture de la porte de la loi, après l’interruption de la loi, après son arrêt, hors-la-loi, qu’il devient possible d’entrevoir les contours imprécis du spectre de la justice infinie. Après la clôture de la loi, il y a de l’autre, il y a l’autre, il y a l’à-venir, il y a ce que Derrida, dans Spectres de Marx, appelle « le messianique : la venue de l’autre, la singularité absolue et inanticipable de l’arrivant comme justice19 ».

Certainement, quand on s’ouvre à l’autre – et cela a à voir aussi toujours avec la loi – on peut tout ruiner, comme le montre l’affaire de Joseph K. dans Le procès et les nombreuses autres histoires que vivent les personnages de Kafka. Toutefois, ce n’est que dans l’ouverture inconditionnelle à la venue de l’autre, que dans cette ouverture sans défense, sans calcul, dans cette ouverture au risque qu’on peut penser et, peut-être, vivre une expérience de la justice.

Déconstruction et biopolitique

Cette analyse de la lecture que Derrida propose du texte kafkaïen tend à récuser les critiques d’Agamben. Le « messianique sans messianisme20 » dont parle Derrida dans Spectres de Marx doit être compris comme la structure universelle de la venue de l’autre qui habite chaque instance de la justice. Ce n’est donc pas du tout, comme le voudrait Agamben, un messianisme bloqué, une suspension du thème messianique, mais au contraire il s’agit d’« une dimension d’ouverture radicale qui dépasse, comme condition de possibilité quasi-transcendantale, tous les messianismes et leurs fantômes d'accomplissement21 ».

De plus, il est inexact de dire que la déconstruction a éludé la question sur la forme de vie. Il n’est pas du tout vrai que Derrida, comme Esposito l’a également répété, « reste substantiellement étranger au discours sur la centralité paradigmatique de la vie22 ». Comme cela a été souligné par de nombreux interprètes et comme le montre clairement une lecture attentive des textes, la question de la vie a toujours été fondamentale dans l’élaboration conceptuelle et les objectifs de la philosophie de Derrida. Il est vrai aussi qu’elle assume une centralité d’autant plus évidente que la déconstruction se décline selon un axe plus directement politique. À partir de Spectres de Marx, l’intention de Derrida est en fait explicitement de repenser la relation entre la politique et la vie, à partir du schéma de l’auto-immunité.

A mon avis, on peut bien parler de biopolitique quand on évoque la déconstruction et l’instance éthico-politique qui l’a toujours traversée. Comme Regazzoni l’a écrit de façon très incisive, « la déconstruction du politique comme déconstruction de l’onto-théo-logico-politique est déjà une déconstruction du bio-politique23 ». Cependant, la déconstruction, avec le schéma de l’auto-immunité, donne un paradigme pour refléter la relation entre le politique et le vital, qui doit être considérée comme une alternative à la refonte conceptuelle par Agamben du paradigme biopolitique foucaldien. Pour Derrida, comme il le montre dans le Séminaire La Bête et le Souverain, les hypothèses de base de tout le cadre agambénien sont fausses : 1) il n’y a aucune distinction claire chez les Grecs entre les concepts de bios et de zoè ; 2) la biopolitique n’est pas une configuration spécifiquement moderne du pouvoir24.

Il faudrait beaucoup plus de temps pour montrer en profondeur en quoi le projet derridien de déconstruction de la souveraineté diffère de la recherche archéologique d’Agamben. Mais il y a une différence qui concerne l’aspect plus directement politique des deux élaborations que je voudrais souligner en conclusion : alors que le projet agambénien aboutit au rejet de toute action politique possible, parce qu’il se base justement sur la destitution de toutes actions, et conduit donc à une forme de nihilisme politique, Derrida, dans le schéma de l’auto-immunité et dans l’insistance avec laquelle il aura marqué la distance entre le droit et la justice, trace la voie vers une autre pensée de la vie qui trouve dans le lieu et dans la promesse de la démocratie l’affirmation – ici et maintenant – de l’impossible à-venir, de l’à-venir de l’impossible.

Notes

1

Jacques Derrida, « Préjugés. Devant la loi », in Jean-François Lyotard (dir.), La faculté de juger, Paris, Minuit, 1985, p. 110.

2

G. Agamben, Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1997, p. 94.

3

Ibid., p. 60.

4

Ibid., p. 60.

5

Sur l’importance et la centralité de Kafka pour la philosophie d’Agamben voir Carlo Salzani, In un gesto messianico: Agamben legge Kafka, in Valeria Bonacci (dir.), Giorgio Agamben: Ontologia e politica, Macerata, Quodlibet, p.  173-198.

6

G. Agamben, Homo sacer I, op. cit., p. 60.

7

Ibid., p. 64. Agamben fait référence à une lettre de Sholem à Benjamin dans laquelle il définit le rapport avec la loi que décrit Kafka dans Le Procès comme « néant de la révélation », en entendant par cette expression « un stade au cours duquel celle-ci s’affirme encore soi-même, du fait qu’elle est en vigueur, mais ne signifie pas ». Walter Benjamin, Gersom Scholem, Briefswechsel,1933-40, Frankfurt am Main 1988, p. 163.

8

G. Agamben, Homo sacer I, op. cit., p. 62.

9

Ibid., p. 64.

10

Id., Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains, trad. Judith Revel, Paris, Rivages, 2000, p. 164.

11

Jacques Derrida, « Préjugés. Devant la loi », op. cit., p. 101.

12

Ibid., p. 110.

13

Ibid., p. 110.

14

Id., Force de loi. Le « Fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994. Michel de Montaigne, Essais, Paris, Gallimard, 1986, Livre troisième, chap. XIII, p. 362.

15

Id., Psyché. Invention de l’autre in Id., Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1998, p. 11.

16

Id., Force de loi, op. cit., p. 30.

17

Franz Kafka, Devant la loi, trad. Alexandre Vialatte et Marthe Robert in Jaques Derrida, Préjugés. Devant la loi, op. cit., p. 101.

18

Jacques Derrida, Préjugés. Devant la loi, op. cit., p. 128.

19

Id., Spectres de Marx. L’ État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993, p. 56.

20

Ibid., p. 112.

21

Simone Regazzoni, Derrida. Biopolitica e democrazia, Genova, il nuovo melangolo, 2012, p. 62. [Je traduis.]

22

R. Esposito, « A proposito di Derrida: Biopolitica e immunità », Journal for Politics, Gender and Culture, Vol. 8 n. 1, 2011, p. 9.

23

Simone Regazzoni, Derrida. Biopolitica e democrazia, op. cit., p. 92. [Je traduis.]

24

Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), Paris, Galilée, 2008.

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