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Dans l’œuvre de Marivaux, la coquetterie constitue aussi bien une réaction des femmes à la toute-puissance masculine, par conséquent une donnée historique1, qu’un mode d’être consubstantiel à l’être féminin : « Une femme qui n’est plus coquette, c’est une femme qui a cessé d’être2. » Le Dictionnaire de l’Académie insiste, lui, sur le désir de plaire3 : la personne coquette cherche à composer son apparence physique pour susciter le désir. Une telle définition englobe de fait l’attitude des protagonistes marivaudiennes, qui ne cessent de prêter attention à leur reflet, leur image et leurs propos, dans une quête infinie de séduction Pourtant, elle se trouve extrêmement élargie chez notre auteur, où elle prend des résonances aussi bien philosophiques qu’anthropologiques, liées notamment à la réhabilitation de l’amour-propre et à l’intérêt porté par le dramaturge aux fondements du sujet empirique, fondements qui traverseront le siècle et les genres, à savoir la sensibilité, la conscience de soi, les passions et l’imagination.

Nous montrerons tout d’abord que les manifestations marivaudiennes de la coquetterie pourraient bien constituer une composante de la vie psychique et sociale, s’inscrivant dans la logique de la lutte pour la reconnaissance théorisée par Thomas Hobbes, et dont Barbara Carnevali rend compte de manière très éclairante pour la pensée de Rousseau notamment, dans son ouvrage, Romantisme et reconnaissance4. » Dépassant cependant cette configuration sociale et anthropologique, la coquetterie bien comprise, dans l’œuvre marivaudienne, nous paraît constituer en même temps une réponse au renouvellement permanent du désir et à la labilité de l’identité personnelle5.

I. Coquetterie, intersubjectivité et lutte pour la reconnaissance

C’est dans la philosophie de Hobbes que l’on peut trouver les racines de la compréhension du mécanisme de la coquetterie en tant qu’elle constitue une lutte de l’amour-propre fondée dans et par la relation à l’autre. Pour Thomas Hobbes, la conscience qu’à l’homme « de sa propre valeur  […] ne provient pas immédiatement de la certitude du sentiment interne mais tire son origine de la comparaison, de la confrontation relative avec les autres consciences. L’intersubjectivité fait ainsi partie de la vie psychique individuelle, dont la structure est constitutivement réflexive6. » Deux conclusions complémentaires sont tirées de ces remarques : d’une part l’idée que la vanité humaine suppose une prédisposition à une comparaison permanente et le fait que le désir est un désir « selon les autres7 » ; d’autre part, de « la psychologie de l’amour-propre » dérivent « son inquiétude, qui condamne la conscience à toujours dépendre du jugement d’autrui […] son caractère insatiable […] enfin, son rôle génétique dans le développement de l’intériorité8. » 

Nous voyons très clairement chez Marivaux combien la coquetterie, constituante de la vie psychique du sujet, est toujours et avant tout le résultat d’une construction intersubjective. C’est tout à fait flagrant dans le texte fameux de la coquette au miroir, texte mythique qui ouvre Le Spectateur français. Le jeune homme, ayant découvert « les machines de l’opéra », s’en repart déçu et désabusé de ne pouvoir saisir en l’autre la pure nature. L’être féminin n’est avant tout que le résultat d’une composition qui intègre le regard de l’autre. La coquetterie relève donc non seulement de l’amour de soi, mais également de la capacité à se construire en fonction des attentes, réelles ou supposées de l’autre. Ainsi, ce qui est fascinant dans ce propos, c’est que la jeune fille avait parfaitement compris l’attente du jeune homme qui la voulait non contaminée par la relation sociale, extraite du jeu social : de ce fait, la composition tendait à remplir les attentes (impossibles) de l’amant. La femme n’était donc objet de son désir qu’en tant qu’elle se conformait à ses aspirations implicites. Ce que montre également ce texte, c’est l’aptitude de la femme à se modeler sur l’appétence masculine9. Ainsi la coquetterie apparaît bien comme le résultat de l’interaction entre mode d’être masculin et féminin, comme l’indique le fameux réquisitoire de Marivaux contre la coquetterie :

Si notre coquetterie est un défaut, tyrans que vous êtes (nous diraient-elles), qui devons-nous en accuser que les hommes ?

Nous avez-vous laissé d’autres ressources que le misérable emploi de vous plaire ? […] Notre coquetterie fait tout notre bien. Nous n’avons point d’autre fortune que de trouver grâce devant vos yeux10.

Constituant le seul vrai moyen de reconnaissance des femmes, la coquetterie se fonde sur une émulation interne entre coquettes qui pousse chacune à vouloir surpasser l’autre :

Les coquettes ne s’aiment pas, et ne sont pourtant bien que lorsqu’elles sont ensemble. Savez-vous ce qu’elles cherchent en se prenant pour compagnes ? Le plaisir de l’emporter l’une sur l’autre : elles vont pourvoir à la nourriture de leur vanité, et faire assaut de charmes ; ce sont des visages, des tailles, des mines et des bons airs qui vont lutter ensemble11.

Comparaison et rivalité, assorties d’une inquiétude prégnante sont de fait les principales composantes de la coquetterie selon Marivaux, qu’elle traverse le théâtre, le roman ou les journaux. Le caractère inné de la tendance à la comparaison s’affiche notamment dans La Dispute : alors qu’Eglé et Adine se rencontrent pour la première fois, chacune s’offusque de ce que l’autre prétende plaire plus qu’elle-même. Eglé : « Mais qu’est-ce que c’est que vous, est-il question de vous. Je vous dis que c’est d’abord moi qu’on voit, moi qu’on informe de ce qu’on pense, voilà comme cela se pratique, et vous voulez que ce soit moi qui vous contemple pendant que je suis présente12. » Il est flagrant dans l’ensemble des journaux, notamment dans Le Spectateur français où la coquette ne peut supporter d’entendre louer sa rivale13. Il atteint son acmé dans Les Sincères. Dans cette comédie, à la scène 12, lorsque Ergaste avoue son amour à la Marquise, celle-ci l’interroge sur la nature de son amour : « Mais dites-moi Ergaste, vous êtes homme vrai : qu’est-ce que c’est que votre amour ? Car je veux être véritablement aimée14. » A partir de ce moment, la Marquise, en questionnant Ergaste, entre en rivalité successivement, avec le premier objet d’amour d’Ergaste : « Laquelle de nous deux vaut le mieux, de celle que vous aimiez ou de moi15 ? » Elle tente ensuite de supplanter Araminte : « A qui de nous deux, amour à part, donneriez-vous la préférence16 ? » L’assertion « je veux être véritablement aimée » équivaut donc en réalité à un acte de langage indirect, qui est un ordre : dites-moi que je suis la plus belle et la plus aimée de toutes les femmes que vous avez aimées. La prétendue sincérité aurait donné d’autant plus de prix à cette affirmation. Comme Ergaste ne répond pas à cette demande, les aveux d’amour tournent au vinaigre. L’obsession de la comparaison se voit dans le jeu du dialogues avec les répétitions, les redites (« un peu plus que moi », « vous l’aimiez plus que moi », « elle était plus que je ne le suis »), la circularité en somme. A la scène 14, la Marquise reprend le procédé de la comparaison au désavantage d’Ergaste, tandis que la rupture est consommée dès la fin de cette même scène. Ainsi s’affirme la fragilité de l’individu, dont l’amour, fondé avant tout sur l’amour de soi, cesse avec la comparaison qui ne fait pas de lui le premier, le plus beau, le seul, l’unique, comparaison qui constitue en même temps le socle de toute relation possible.

II. A l’épreuve de la structure triangulaire

Le caractère aliénant de ce désir qui est toujours aussi désir du désir de l’autre (ici Ergaste intéresse la Marquise dans la mesure où elle l’enlève à Araminte) a été théorisé par René Girard sous le terme de « désir mimétique17 ». René Girard insiste sur le fait que la chose est d’autant plus désirable qu’elle est désirée aussi par l’autre, ce qui est à l’origine des luttes pour la reconnaissance. De manière générale, cette situation est aussi vraie pour les hommes que pour les femmes chez Marivaux. L’homme comme la femme est d’autant plus désiré qu’il ou elle est déjà objet du désir de l’autre : on songe notamment à l’Heureux Stratagème, à La Double Inconstance ou aux Serments Indiscrets. Dans cette dernière comédie, Damis ne devient véritablement objet de la conquête de Lucile qu’à partir de l’Acte 4, au moment où Lucile croit que sa sœur est aimée du jeune homme. L’effet de rivalité la pousse alors à bout et crée l’engrenage qui mène au dénouement.

Ainsi pourrait d’ailleurs se relire L’Epreuve, petite pièce dont la cruauté est dénuée de sens apparent, tant les prétendants qu’Eraste présente à celle qu’il aime ne sauraient par leur ridicule ou leur âpreté au gain susciter le désir d’Angélique déjà très éprise du jeune homme18. Si l’on comprend finalement cette série d’épreuves comme la manifestation fantasmatique d’un désir cherchant à posséder ce qui est toujours aussi objet du désir de l’autre, alors prend sens cet absurde défilé d’aspirants choisis par Eraste, au grand dépit d’Angélique. En d’autres termes, on pourrait dire qu’Eraste souhaite qu’Angélique éprouve sa coquetterie avant que de l’épouser ; elle n’est vraiment désirable que dans la mesure où elle est aussi potentiellement désirée par des rivaux auxquels elle se refuse. C’est donc bien à partir de ce mécanisme triangulaire du désir que s’installe la relation à la coquette, comme l’indique sans ambages le deuxième air du divertissement faisant suite au prologue de la comédie allégorique, L’Amour et la Vérité19 :

Dans le même instant que son âme

Dédaigneuse d’une autre flamme

Semble se déclarer pour vous,

Le motif de la préférence

Empoisonne la jouissance

D’un bien qui paraissait si doux.

La coquette ne vous caresse

Que pour alarmer la paresse

D’un rival qui n’est point jaloux.

La lutte pour la reconnaissance, dont la coquetterie constitue un épiphénomène, et qui constitue le fondement de la vie psychique et sociale est donc au fondement de la relation homme/femme. Cette lutte peut même être recherchée par le prétendant lui-même, afin de donner du prix à celle qu’il a choisie. La coquetterie, construction de soi fondée dans et par l’intersubjectivité, devient ainsi le lieu où se déploie le désir de l’autre dans sa dimension à la fois constructive (l’amour de soi trouve à s’y satisfaire, y est pleinement reconnu) et agonique (il est la source de combats incessants).

Ainsi se manifeste l’un des paradoxes de la coquetterie marivaudienne, et non des moindres, qui est de constituer une voie royale vers le mariage, moment attendu de la tradition comique : la lutte engendrée par la triangulation mène le plus souvent à l’éviction de l’adversaire et, en conséquence au mariage, dont rien ne prouve malgré tout qu’il engendre le dépassement de la coquetterie qui l’a engendré. C’est là d’ailleurs ce qui fait toute la richesse et la complexité de la dramaturgie marivaudienne et, au-delà de sa portée anthropologique.

III. La coquetterie : une marche implacable vers le mariage ?

Bien que le processus de la coquetterie chez Marivaux ait à voir avec le « désir mimétique » analysé par René Girard, il n’apparaît pas essentiellement fondé sur une « médiation double20 », c’est-à-dire sur l’idée que la coquette aime l’autre parce qu’il l’aime, et que l’amant en aimant la coquette imite l’amour qu’elle a pour elle-même. La coquetterie marivaudienne semble davantage fondée sur un processus de médiation externe, supposant une âpre lutte pour la reconnaissance : la femme aime l’autre aussi et avant tout pour éliminer toute rivale, réelle ou potentielle. L’homme y apparaît souvent comme une victime, forcé de jouer malgré lui un rôle dans ce jeu de dupes. En conséquence, la logique de ce désir de supplanter l’autre mène alors au mariage. La lutte pour la reconnaissance y prend la forme d’une supériorité féminine avérée, fondée sur des processus de manipulation. La femme y est le plus souvent maître du jeu et met en place les rouages dans lesquels doit se prendre l’homme pour supplanter une autre coquette. Ainsi dans L’Heureux Stratagème, la Marquise rend la coquetterie de la comtesse responsable du fait qu’elle ait délaissé Dorante au profit du Chevalier : « Si la Comtesse croit l’aimer, elle se trompe : elle n’a voulu que me l’enlever : si elle croit ne vous plus aimer, elle se trompe encore ; il n’y a que sa coquetterie qui vous néglige21. » En affirmant « Je connais mon sexe […] », la comtesse indique qu’elle n’est pas dupe de la coquetterie de la comtesse, coquetterie trop facile à pénétrer selon elle. Ceci signifie donc implicitement qu’elle-même connaît intimement les ressorts de la coquetterie, pour savoir les repérer chez les autres et qu’elle est capable de les disposer à son tour, de façon supérieure. C’est d’ailleurs le sujet de la discussion qui l’oppose à sa rivale, discussion dans laquelle le cynisme de la Comtesse frappe par sa lucidité :

La Marquise : Je ne songeais à pas à vous appeler coquette.

La comtesse : Ce sont de ces choses qui se trouvent dites avant qu’on y rêve.

La Marquise : Mais, de bonne foi, ne l’êtes-vous pas un peu ?

La Comtesse : Oui-da : mais ce n’est pas assez qu’un peu ; ne vous refusez pas le plaisir de me dire que je la suis beaucoup ; cela n’empêchera pas que vous en la soyez autant que moi.

La Marquise : Je n’en donne pas tout à fait les mêmes preuves.

La Comtesse : C’est qu’on ne prouve que quand on réussit ; le manque de succès met bien des coquetteries à couvert : on se retire sans bruit, un peu humiliée, mais inconnue ; c’est l’avantage qu’on a22.

Ainsi, que fait d’autre la Marquise, sinon s’offrir le plaisir d’orchestrer de façon ostentatoire ses amours avec Dorante, de façon à voir échouer celles de la comtesse et assister au dépit de celui qui l’a abandonnée ? Celle qui fustige la coquette est aussi celle qui en maîtrise les rouages de la manière la plus savante et qui, finalement, fait assaut de coquetterie à son profit, tout en dissimulant son masque. La coquetterie devient ainsi un jeu de poupées russes, chaque coquette révélant à son tour une autre coquette et ainsi de suite tandis que le mariage résulte en somme d’une sorte de lutte implacable des coquettes.

C’est le même processus qui est à l’œuvre par exemple dans La Double Inconstance où Flaminia surplombe le jeu et s’offre le plaisir de détourner Arlequin de Silvia, à l’insu même de cette dernière. Dans Le Triomphe de l’amour, la conquête par Léonide des trois autres personnages ne se justifie guère sur le plan dramaturgique ; en les séduisant tous trois elle les arrache les personnages à leur rêve d’autarcie pour leur rappeler combien ils sont dépendants de l’autre et fait de chacun un rival de l’autre, semant la comparaison là où régnait la concorde23. Le fond de l’être féminin semble ainsi se dérober indéfiniment pour donner à voir un être pour autrui construit sur un désir effréné de plaire, au fondement duquel l’insatisfaction et l’inquiétude travaillent sourdement. C’est peut-être d’ailleurs dans La Méprise que se manifeste avec le plus d’évidence la force de ce processus complexe, qui ne cesse d’opposer les coquettes entre elles. Deux sœurs portent le même habit et, bien qu’elles aient fait serment de rester filles, s’empressent toutes deux auprès du bel Ergaste. L’une, Clarice, est aimée du jeune homme, qui l’a vu démasquée peu de temps. L’autre, Hortense, pense lui plaire également alors même que rien dans le texte ne vient corroborer les hypothèses de la jeune femme. Elle se prétend abusivement l’objet du désir d’Ergaste, sans prendre le risque de se montrer à découvert : le non-sens vient de son affirmation initiale : « J’étais hier démasquée et il me reconnaît sans doute ». Or, à la fin du texte, lorsqu’Hortense se démasque, Ergaste ne la reconnaît nullement, preuve qu’il ne l’avait jamais vue et, surtout, qu’elle ne parlait à au jeune homme qu’avec son masque. Etrange bal masqué autour du jeune homme, cette comédie dévoile le désir éperdu de reconnaissance d’Hortense, désir mimétique s’il en est. Pour reprendre l’analyse de René Girard, la coquette, Hortense, désire Ergaste en tant qu’il est désiré de sa sœur. Seule cette hypothèse de lecture permet de dépasser l’absurdité inhérente à un canevas qui fait de celle qui, ayant assisté à la rencontre des deux amoureux, se déclare pourtant l’objet du désir. De son côté, Clarice, si elle se montre démasquée, ne cherche pourtant pas à se singulariser et porte la même robe que sa sœur, sœur qu’elle cherche malgré tout à éloigner et à qui elle ne confie rien de ses amours. La rivalité se double donc d’une confusion des corps qui vient jeter une véritable opacité sur la relation amoureuse ainsi que sur le dialogue, qui perd son sens. En effet, toute une série de quiproquos empêche toute vraie discussion entre les deux amants, qui ne se comprennent pas. En conséquence, cette méprise, qui a fait triompher l’une des deux sœurs, prouve donc combien le couple sororal trouve son fondement dans la lutte pour la reconnaissance, dans le désir de distinction. De fait, si Clarice garde la même robe au lieu de tenter de se singulariser, c’est bien le signe qu’elle est identifiée à sa sœur, et impliquée dans le même désir de l’emporter, dans la même lutte âpre contre l’autre.

Si la lutte des coquettes mène implacablement l’une, voire les deux vers le mariage, on ne saurait pour autant réduire la coquetterie à un champ de bataille. Définie par Georg Simmel comme un jeu, elle trouve également dans la comédie marivaudienne une belle illustration de ce caractère ludique.

IV. Au-delà de la lutte, le jeu

Dans son étude intitulée « Psychologie de la coquetterie24 », Georg Simmel présente la coquetterie comme un jeu entre homme et femme, jeu auquel chacun peut prendre énormément plaisir lorsqu’il est réellement perçu comme jeu, c’est-à-dire comme relation qui trouve dans cet enchaînement (« plaire, enchaîner, être désirée – mais sans jamais de quelque façon se laisser prendre au mot») son plein aboutissement25. Or, au-delà de la relation duelle qui fait de la coquetterie une véritable lutte pour la reconnaissance, il semble qu’il existe dans le théâtre marivaudien quelques moments de coquetterie au sens d’un jeu auquel les deux partenaires prendraient plaisir. Nous pouvons même considérer que divers procédés de théâtralisation permettent de matérialiser les conditions à partir desquelles pourra se déployer le jeu de la coquetterie.

Le serment que Lisette extorque aux amants des Serments Indiscrets pourtant promis à s’épouser, pourrait venir représenter la condition de l’entrée dans la sphère de la coquetterie, à savoir le retrait ultime de soi, le refus de la jeune fille de se donner. Ce serment, comme la promesse de rester amis du chevalier et de la Marquise de La Seconde Surprise, constituent en somme la garantie symbolique du refus d’être à l’autre, à partir duquel le jeu de la coquetterie est rendu possible. Dans le même ordre d’idées, l’échange des identités dans Le Jeu de l’amour et du hasard semble constituer également un moyen dramaturgique permettant à la coquetterie de se manifester dans la relation qui se tisse entre Silvia et Dorante.

Enfin, la mise en abîme à laquelle se livrent les acteurs de bonne foi, dans la pièce du même nom, est particulièrement propice au jeu de la coquetterie. D’ailleurs, Merlin lui-même tisse le canevas de son impromptu à la faveur des possibilités qu’offre ce mode d’être : « […] une petite coquette de village, et Colette, c’est la même chose ; un joli homme et moi c’est tout un, un joli homme est inconstant, une coquette n’est pas fidèle, Colette trahit Blaise26 […] ». Cette fois c’est la comédie dans la comédie qui garantit la possibilité du déploiement du jeu, dont on ne sait bien entendu où il commence ni où il finit27. Toutes ces comédies contiennent des scènes assez enjouées durant lesquelles les amants se provoquent pour mieux se fuir et se retrouver sans cesse, scènes caractéristiques de la coquetterie28.

La coquetterie comme jeu trouve donc à se déployer, dans le théâtre marivaudien, par le biais des différents interdits et retraits de soi occasionnés à la faveur des serments, mises en abîmes et autres travestissements. Le jeu ainsi mis en place est aussi bien source de jouissance que l’occasion d’un questionnement incessant sur soi, l’autre, la relation, des amants clivés et spectateurs de soi-même. Ainsi prend forme, avec Marivaux, une coquetterie complexe, « jeu avec la réalité » dont l’enjeu acquiert une portée existentielle et anthropologique.

V. La coquetterie ou « l’indécision de la vie »

Si la figure de la coquette traverse l’œuvre de Marivaux, et si ses porte-paroles tiennent parfois sur elle des discours péremptoires et fixistes, il s’avère pourtant que cette figure est sujette à métamorphoses. Il en est ainsi par exemple de la coquette Euphrosine dans L’Ile des esclaves, qui accepte peu à peu de quitter son identité ou de ne plus se confondre avec le portrait qui est fait d’elle par Cléanthis, sa suivante29. De la même manière, le « mémoire de ce que j’ai fait et vu pendant ma vie » raconte les épisodes qui ont peu à peu corrigé l’amie du spectateur, amoindrissant son amour-propre. Cette femme âgée distingue la « coquetterie machinale », qui est « la moindre de toutes celles qu’une femme peut avoir », de celle qui advient « quand la réflexion s’en mêle30 ». Nous trouvons des paroles similaires chez la jeune héroïne des Lettres contenant une aventure qui, cherchant à convertir son amie à une nouvelle existence s’exclame : « Telle que tu me vois, je suis un peu philosophe, moi. Tiens, j’ai trouvé que la raison nous rend nos plaisirs plus chers en les condamnant. Si l’on s’y arrache, on en souffre, et en souffrant, on croit se refuser à des délices ; le plus court pour en perdre le goût, c’est de se les permettre, je dis, quand ils ne choquent pas absolument les mœurs que doit avoir une honnête femme du monde31 […]. »

Or cette jeune coquette qui se veut philosophe est pourtant présentée par l’homme rapportant ses propos comme « une coquette badine32 », expression qui en fait une femme légère et sans réflexion. Une telle opposition entre les deux points de vue, celui de la coquette sur elle-même et celui de l’homme caché dans le bosquet, mérite analyse. Certes, la coquetterie apparaît bien comme un jeu de l’amour de soi cherchant une satisfaction impossible à assouvir ; cependant, le contraste des deux points de vue, celui de l’homme et celui de la coquette, opposant la vanité à un mode d’être raisonnée et fondé sur l’observation de l’inconstance et de la mobilité de l’existence, semblerait tendre à prouver que la coquetterie comprise comme badinerie serait en réalité le résultat d’une construction du discours masculin, et par conséquent reposerait sur une vision simplifiée et caricaturée. De la même manière que l’envers de la coquette au miroir serait celui d’une femme prisonnière du désir de l’homme, comme nous l’avons remarqué précédemment, ici la coquette telle que la juge et la réduit l’homme du bosquet est sans doute plus complexe qu’il n’y paraît. De fait, accepter et théoriser sa(la) coquetterie, en la considérant comme l’antidote au caractère éphémère du désir, est-ce encore de la coquetterie ? Se prenant comme objet de son discours, théorisant sa coquetterie, la coquette se livre à un véritable processus de désaliénation et échappe de fait in fine à toute catégorie fixiste. La coquetterie, loin de constituer une nature ou un caractère, peut être en somme comprise comme une réponse réfléchie et sage au caractère protéiforme et inconstant du désir, qui est insatiable, comme le rappellent ces mots de Marivaux : « De toutes les façons de faire cesser l’amour, la plus sûre c’est de le satisfaire33 ». La coquetterie apparaît en conséquence comme le seul moyen de conserver le désir de l’autre et la jouissance procurée par la relation amoureuse34. En ce sens, la coquette-badine peut être considérée comme le porte-parole le plus abouti de la réflexion marivaudienne sur le désir et l’amour, d’autant que la question de la coquetterie est directement reliée par les coquettes elles-mêmes au thème du theatrum mundi, qui suppose une distanciation permanente du comédien par rapport à son jeu35.

Le jeu pratiqué par la coquette-badine constitue dans cette perspective un moyen de faire perdurer la joie en donnant à la lutte pour la reconnaissance une forme inchoative36 supposant créativité, plaisir sans cesse renouvelé et abandon à l’instant présent. Dans la lignée pascalienne, le jeu de la coquetterie constitue en conséquence un moyen de lutter contre l’ennui en recomposant l’existence, en la reconfigurant par le biais de l’amour de soi, de l’imagination et de l’abandon au plaisir de la relation à l’autre.

Ainsi peut se comprendre, en dernier ressort, la coquetterie réflexive que Marivaux ne cesse de représenter tout au long de ses œuvres : il s’agit là à la fois d’une attitude et d’un mode d’être qui, dans la conscience du caractère éphémère et inconstant du désir, joue avec l’autre de façon à renouveler sans cesse le désir de l’autre (au double sens du terme), fait de la solitude une arme et de l’absence de choix une jouissance. Au-delà de sa dimension anthropologique, le jeu acquiert ici également une valeur philosophique et devient une réponse à la labilité de l’identité personnelle37 ainsi qu’au renouvellement permanent du désir. Ayant en somme compris la leçon de l’Indigent Philosophe qui insiste sur la versatilité du désir38, la coquette marivaudienne hérite de Hobbes le sens de l’émulation destinée à ne jamais trouver d’assouvissement ; cependant cette perpétuelle insatisfaction est malgré tout aussi source de jouissance dans la mesure où elle constitue aussi et surtout, justement, un jeu et, par là, un dépassement possible de toute émulation joint à une quête infinie de soi-même, en phase avec l’idée sous-jacente dans toute l’œuvre marivaudienne d’une identité personnelle en perpétuel inachèvement.

Dans cette optique, l’analyse de Simmel, selon qui la coquetterie représente en dernier ressort « la forme dans laquelle l’indécision de la vie se cristallise en un comportement tout à fait positif, ne faisant certes pas de nécessité vertu, mais plaisir39», nous paraît converger parfaitement avec la coquetterie marivaudienne telle que nous l’avons analysée en dernière instance. A la fois réaction de survie, lutte de l’amour-propre, combat contre l’autre, le jeu de la coquetterie, manifestation du socle intersubjectif de l’identité personnelle et fondement de la vie psychique prend, sous la plume de Marivaux, une coloration à la fois joyeuse et tragique, une dimension esthétique, anthropologique et philosophique qui renouvellent la perception de la relation individuelle au désir et à l’autre et la question de l’identité personnelle.

Karine Bénac-Giroux

Université des Antilles (Martinique)

Notes

1 .

Cf Jean-Paul Sermain, Marivaux et la mise en scène, Paris, Desjonquères, 2013, p. 194 : « Cette coquetterie même, Marivaux la présente alternativement comme un apanage singulier et comme l’effet d’une condition historique des femmes. »

2 .

Lettres sur les habitants de Paris, Journaux et œuvres diverses, Paris, Bordas, 1988, p. 28.

3 .

« Coquet, coquette, adj : Qui fait le galant, qui cherche à plaire, à donner de l’amour. » Dictionnaire de l’Académie, Lyon, Duplain, 1777. « Coquetterie : Affèterie d’une personne qui est coquette. »

4 .

Barbara Carnevali, Romantisme et reconnaissance. Figures de la conscience chez Rousseau, Genève, Droz, 2011 : « Non seulement Hobbes  a inscrit la question de la reconnaissance à l’ordre du jour de l’enquête anthropologique, mais il l’a désignée comme prioritaire et l’a articulée selon ses deux grandes lignes problématiques, à la fois sur son versant psychologique où elle permet d’interpréter l’anatomie et l’équilibre de l’âme humaine, le « système » des passions, et sur son versant social où, l’amour-propre apparaissant comme une cause de conflit, elle introduit à côté du paradigme matérialiste de la lutte des intérêts le modèle alternatif et complémentaire d’une lutte intersubjective pour l’acquisition des biens symboliques. »

5 .

Voir à ce sujet notre ouvrage, L’Inconstance dans la comédie du XVIIIe, Paris, L’Harmattan, 2010.

6 .

Romantisme et reconnaissance, op. cit. p. 43-44.

7 .

Ibid. p. 44.

8 . Ibid.
9 .

Nous renvoyons, au sujet de ce passage, à la belle analyse que propose Jean-Paul Sermain des différentes interprétations possibles de ce chassé-croisé des regards, dans son ouvrage Marivaux et la mise en scène, Paris, Desjonquères, 2013, p. 172-173.

10 .

Le Cabinet du philosophe, Journaux et œuvres diverses, op. cit. p. 377-378.

11 .

Ibid. p. 371.

12 .

La Dispute, Marivaux. Théâtre complet, Tome 2, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 556.

13 .

Voir Le Spectateur français, Journaux et œuvres diverses, op. cit., p. 151 : « De tous les mensonges, le plus difficile à bien faire, c’est celui par qui nous voulons feindre d’ignorer une vérité glorieuse à nos rivaux ; notre amour-propre, avec toute sa souplesse, est alors défaillant en ce point, qu’il ne peut dans ses fourberies se déprendre de la passion qui l’agite : cette passion le suit ; il ne peut se l’assujettir, ni la soustraire ; elle est empreinte dans tout ce qu’il nous fait dire ; on la voit, et cela trahit sa malice, et l’en punit. »

14 .

Marivaux. Théâtre complet. II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1994, p. 453.

15 . Ibid.
16 .

Ibid. p. 454.

17 .

Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961.

18 .

Le contraste est très frappant entre la certitude qu’affiche Lucidor de la sincérité des sentiments d’Angélique à son endroit, et son désir de l’éprouver : « […] je l’aime toujours, sans le lui dire, elle m’aime aussi sans m’en parler ; et sans vouloir cependant m’en faire un secret, son cœur simple, honnête et vrai n’en sait pas davantage. » (L’Epreuve, scène 2 in Marivaux, Théâtre complet. II, op. cit., p. 473.) De plus, le choix de son valet et d’un jeune fermier du village (Maître Blaise) frappent à l’avance de nullité cette épreuve.

19 .

Divertissement qu’Henri Coulet et Michel Gilot attribuent à Marivaux, Théâtre complet. I, Paris, Gallimard, 199, p. 108.

20 .

« Imiter le désir de son amant c’est se désirer soi-même grâce au désir de cet amant. Cette modalité particulière de la médiation double s’appelle la coquetterie. » (Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 125.)

21 .

L’Heureux stratagème, Marivaux. Théâtre complet. II, op. cit., I, 10, p. 180-181.

22 .

Ibid. II, 3, p. 192-193.

23 .

Jean-Paul Sermain affirme au sujet de cette pièce, qu’il compare à La Réunion des amours : « Marivaux fait de chaque titre un leurre, puisque ce triomphe est aussi une débâcle : l’héroïne trompe en libertine qui abandonne deux victimes cruellement blessées […] » (Marivaux et la mise en scène, op. cit., p. 178).

24 .

Philosophie de l’amour, Paris, Rivages, 1988 (1909).

25 .

« Là où il ne souhaite pas de oui ni ne redoute aucun non, là où il lui est donc inutile d’évoquer d’éventuelles instances hostiles à son désir, l’homme peut désormais s’abandonner bien plus largement à l’attrait de ce jeu que s’il souhaite, et peut-être redoute aussi un peu, que la voie dans laquelle on s’est engagé soit suivie jusqu’à son terme. […] La coquette – et, dans le cas invoqué ci-dessus, son partenaire avec elle – se détache de la réalité par le jeu, comme l’artiste, mais, pour elle, c’est un jeu avec la réalité elle-même. » (Ibid. p. 136-137.)

26 .

Les Acteurs de bonne foi, Marivaux. Théâtre complet. Tome 2, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1994, scène 2, p. 687.

27 .

Comme le prouve cet échange de répliques pour le moins aigres-douces :

«  Merlin à Blaise : Paix donc, (à Colette) vous n’avez qu’à dire à vos parents que vous ne l’aimez pas.

Colette : Bon je l’y ai bien dit à li-même, et tout ça n’y fait tien.

Blaise se levant pour l’interrompre : C’est la vérité qu’alle me l’a dit. »

(Scène 4, p. 693.)

28 .

« Celle-ci au contraire doit faire sentir à celui à qui elle s’adresse ce jeu instable entre le oui et le non, un refus de se donner, qui pourrait bien être le détour menant au don de soi, et un don de soi derrière lequel se profile, en arrière-plan, l’éventualité, la menace d’une reprise de soi. » (Georg Simmel, Philosophie de l’amour, op. cit. p. 128.)

29 .

Voir à ce sujet l’analyse de Sarah Benharrech, Marivaux et la science du caractère, Oxford, Voltaire Foundation, p. 127-129.

30 .

Le Spectateur français, Journaux et œuvres diverses, Paris, Bordas, 1988, p. 209.

31 .

Journaux et œuvres diverses, op. cit., p. 87-88.

32 .

Lettres contenant une aventure, op. cit., p. 90 : « Je vais enfin vous rapporter le dernier entretien des deux dames en question. Je sors actuellement de ma niche, et elles du cabinet d’où je les ai toujours entendues : vous vous souvenez, sans doute, de la différence de leur caractère.

L’une est une coquette badine, qui quand un amant lui plaît, n’y sait d’autre façon que de l’aimer, que de l’oublier sans y tâcher, quand il l’oublie ; et quand il est absent, que de se divertir, en l’attendant, des cœurs étrangers qui lui venaient ; et d’employer, dans cet agréable exercice de coquetterie, le temps qu’une autre donnerait au désir impatient de revoir ce qu’elle aimerait. »

33 .

Le Cabinet du philosophe, Journaux et œuvres diverses, op. cit., p. 338.

34 .

« Je fus le reste de la soirée dans une situation de cœur qui, par intervalle, me fournissait des secousses de joie incroyables. Les deux jeunes gens, qui s’étaient déclarés pour moi, me revenaient dans l’esprit avec leurs petites façons : à cela se joignait une apparition subite des plaisirs de coquetterie que me vaudrait leur amour. » (Les Lettres contenant une aventure, op.cit., p. 86.)

35 .

« Abrège tes réflexions, dit sa compagne, pour m’achever ta vie ; je ne suis venue ici que pour t’entendre ; tes coquetteries m’ont d’abord fait peur ; mais à présent, la comédie m’en plaît.

Je te la donne aujourd’hui, reprit l’autre, mais j’espère que tu la joueras bientôt toi-même […] ». (Lettres contenant une aventure, Journaux et œuvres diverses, op. cit.,p. 91.)

36 .

« Voilà les surprises de l’amour ; mais t’avouerai-je mes folies ? Ce soir-là, je fis et défis plusieurs fois la même chose, tombant tour à tour, d’un acte de pur amour dans un acte de vanité ; je ne crois pas qu’il y ait rien de si divertissant. » (Ibid. p. 89.)

37 .

Dans ses « Réflexions sur l’esprit humain », Marivaux soulignait en effet combien l’identité personnelle, dont le socle reste l’amour-propre, est impossible à circonscrire : « Nous naissons donc commencés pour tout, et il ne tient donc qu’à nous de partir de là pour nous avancer plus ou moins en tout. » (Journaux et œuvres diverses, op. cit., p. 489.)

38 .

« […] c’est que nous sommes des esprits de contradiction : pendant qu’on peut choisir ce qu’on veut, on n’a envie de rien ; quand on a fait son choix, on a envie de tout ; fût-il bon, on s’en lasse ; comment donc faire ? […] Quel remède à cela ? Sauve qui peut. » (Ibid. p. 321.)

39 .

« Le moraliste peut s’indigner, mais c’est là partie intégrante de l’existence : il est bien des choses en présence desquelles elle ne possède pas de point de vue évident ni tout de suite solide ; notre agir et notre sentir ne s’inscrivent pas bien, de par leur propre forme, dans l’espace qu’elles leur offrent. Alors commencent les pas en avant et en arrière, es tentatives de retenir et de relâcher, et, dans les oscillations de cette dualité, se dessine la relation fondamentale combien incontournable de l’avoir et du non-avoir. Tandis qu’un aussi tragique moment de l’existence peut revêtir cette forme ludique, hésitante, n’engageant à rien, que nous appelons coquetterie avec les choses, nous comprenons que cette forme-là trouve sa réalisation la plus typique, la plus pure dans le rapport entre les sexes – rapport qui déjà dissimule en soi la relation peut-être la plus sombre et la plus tragique de l’existence, sous la forme de sa suprême ivresse et de son plus brillant attrait. » (« Psychologie de la coquetterie », in Philosophie de l’amour, op. cit., p. 145.)

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