Le titre de ce colloque, Marivaux entre les genres, invite à s’interroger à nouveaux frais sur les échanges entre théâtre et roman chez cet auteur qui a pratiqué les deux écritures et à poser notamment la question dans ce sens : Marivaux est-il dramaturge dans ses romans mémoires ? En effet, la rédaction de ces deux romans est contemporaine d’une intense activité dramatique, qui peut avoir eu des incidences sur la rédaction des textes narratifs. Les commentateurs y ont observé notamment l’ampleur des scènes rapportées au style direct (celui qui n’est pas sous l’emprise du récit). Cet aspect dramatique et fortement mimétique n’est pas une règle du roman-mémoires et pourrait donc caractériser l’écriture de Marivaux romancier, notamment par rapport à Prévost, qui utilise peu le style direct1. Henri Coulet a comptabilisé la part du dialogue dans les deux romans-mémoires de Marivaux2 : elle atteint 60% dans la IIIe partie de La Vie de Marianne, qui est composée, comme la seconde partie, d’une succession de trois grandes scènes, ce qui semble bien un mode de composition du roman. La part du dialogue est plus égale dans les cinq parties du Paysan parvenu dont on sait qu’elles ont été rédigées plus brièvement pendant la gestation de La Vie de Marianne : elle est régulièrement élevée (entre 40% et 53% avec un pic de 60% dans la IVe partie). Le dialogue est également remarquable par sa qualité et la grande supériorité de Marivaux sur ses contemporains a été relevée par Frédéric Deloffre : « Il transporte tout naturellement et avec le plus grand succès dans ses romans les procédés qui réussissent si bien dans son théâtre3 », en particulier l’enchaînement du dialogue par la reprise de mots.
Les dialogues des romans de Marivaux sont accompagnés d’indications de type didascalique, qui témoignent d’une attention aux effets scéniques, à la disposition des personnages dans l’espace, à leurs postures et à leur gestuelle : ainsi La Vie de Marianne présente des jeux de scène symétriques et des pantomimes. Climal trouve son neveu aux pieds de Marianne dans la IIe partie, dans la IIIe, c’est Valville qui trouve son oncle dans la même position. Dans les deux scènes, qui sont deux « surprises », Climal est décrit grâce à une sorte de pantomime muette. La seconde fois, il se fige en un tableau comique4. L’aspect visuel et spectaculaire s’ajoute à la présence de la parole orale et vivante, et donne à l’ensemble un caractère théâtral.
Cependant, le caractère dramatique des romans de Marivaux doit être nuancé : la longueur de ces mêmes romans, la place qu’y occupent les réflexions et surtout le principe même de la narration rétrospective à la première personne, qui donne au narrateur une position surplombante et une distance par rapport à l’histoire racontée, sont contraires à la mimesis dramatique. Marivaux n’introduit pas de dialogue direct qui ne soit accompagné d’incises narratives et souvent de commentaires, qui rappellent constamment la présence du narrateur ou de la narratrice, comme l’a bien remarqué Aurelio Principato5. Cela ne permet pas au dialogue de prendre une véritable autonomie, et produit une tension entre le discours du narrateur et la parole des personnages, entre le présent du dialogue et le récit rétrospectif.
La « parole de l’autre » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Florence Magnot) devient parfois un flux menaçant. Parmi les personnages de ces romans, il s’en détache une qui semble bien de théâtre, car elle est toute de parole et illustre l’éclat et la puissance du langage chez Marivaux6, c’est la commère bavarde, Mme Dutour ou la Dutour7 de La Vie de Marianne, la logeuse Mme d’Alain du Paysan Parvenu, devenue personnage de théâtre dans une petite pièce retrouvée à la Comédie-Française et attribuée à Marivaux, la Commère8. Je vais tout d’abord rappeler l’ordre de leurs apparitions successives qui est complexe, car la rédaction des deux romans-mémoires s’entrelace et les deux personnages de commères peuvent s’être réciproquement influencés. La Dutour apparait la première dans la Ière partie de La Vie de Marianne en 1731 ; c’est la marchande de linge chez qui M. de Climal place Marianne, et elle est décrite sobrement : « Elle s’appelait Mme Dutour ; c’était une veuve qui, je pense, n’avait pas plus de trente ans ; une grosse réjouie qui, à vue d’œil, paraissait la meilleure femme du monde ; aussi l’était-elle9 ». Dans la suite du passage, la narratrice reproduit rapidement un échantillon de son discours : « Allons, Mademoiselle Marianne, me disait-elle, (car elle avait demandé mon nom), vous êtes avec de bonnes gens, ne vous chagrinez point, j’aime qu’on soit gaie ; qu’avez-vous qui vous fâche ». Or ce discours déplaît à la jeune fille : « Je sentais, dans la franchise de cette femme-là, quelque chose de grossier qui me rebutait ». Rien de plus dans cette ébauche, Mme Dutour n’est pas encore une commère.
1734 est l’année de la parution de la IIe partie de La Vie de Marianne et des livres I à IV du Paysan parvenu, autrement dit celle de la création de nos deux commères de roman : dans La Vie de Marianne (à la fin du livre II), Marivaux insère le morceau de bravoure qu’est la scène de dispute du cocher et de la lingère inspirée sans doute de modèles théâtraux (L’homme à bonnes fortunes de Regnard et Le moulin de Javelle de Dancourt, selon F. Deloffre10), scène haute en couleurs qui transforme Mme Dutour en « une commère de comptoir subalterne11 » et qui a suscité les critiques.
Dans Le Paysan parvenu, il crée la logeuse12 qu’un merveilleux portrait fait d’emblée commère et toute de parole ; le texte présente d’abord les propos de la lingère au discours indirect :
Un peu commère par le babil, mais commère d’un bon esprit, qui vous prenait d’abord en amitié, qui vous ouvrait son cœur, vous contait ses affaires, vous demandait les vôtres, et puis revenait aux siennes, et puis à vous. Vous parlait de sa fille, car elle en avait une, vous apprenait qu’elle avait dix-huit ans, vous racontait les accidents de son bas âge, ses maladies ; tombait ensuite sur le chapitre de défunt son mari, en prenait l’histoire du temps qu’il était garçon, et puis venait à leurs amours, disait ce qu’ils avaient duré, passait de là à leur mariage, ensuite au récit de la vie qu’ils avaient mené ensemble13 ;
Puis on passe au discours indirect libre qui restitue à la fois le style de la commère avec la distance de la narration :
C’était le meilleur homme du monde ! très appliqué à son étude ; aussi avait-il gagné du bien par sa sagesse et par son économie ; un peu jaloux de son naturel, et aussi parce qu’il l’aimait beaucoup ; sujet à la gravelle ; Dieu sait ce qu’il avait souffert : les soins qu’elle avait eus de lui.
Jacob signale que l’essentiel du personnage réside dans le langage : « Pour faire ce portrait-là, au reste, il ne m’en a coûté que de me ressouvenir de tous les discours que nous tint cette bonne veuve14 ».
Dans ce second roman, à tonalité plus comique, Marivaux a développé l’idiolecte de cette commère, Mme d’Alain, veuve d’un procureur, dénué de vulgarité mais abondant en lieux communs et en formules toutes faites. La parole compulsive de Mme d’Alain, indiscrète et gaffeuse, incapable de garder le secret du mariage et insistant lourdement sur la différence d’âge entre les époux (une parole qui dit donc constamment ce qu’il ne faut pas dire) se retrouve également chez la Dutour à la même époque (dans la tirade des enfants trouvés à la fin de la seconde partie de La Vie de Marianne) et ultérieurement dans la scène de la IIIe partie qui date de 1735 (p. 187-192), et surtout dans le retour catastrophique de la lingère dans la Ve partie (1736) lorsqu’elle fait irruption chez les de Fare et révèle le passé de Marianne (retour épisodique qui n’était semble-t-il pas prévu par Marivaux15). Les échanges sont donc très étroits entre les deux romans.
La petite comédie en un acte intitulée La Commère leur est postérieure16 : datée de 1741, c’est l’adaptation dramatique de la fin de la IIe partie du Paysan parvenu, le projet de mariage entre Jacob et Mlle Habert et la confidence qu’ils font à leur logeuse indiscrète afin qu’elle leur trouve des témoins pour leur mariage : dans le roman, le mariage échoue provisoirement en raison de l’hostilité de l’ecclésiastique convié par l’hôtesse qui n’est autre que le directeur de conscience de Mlle Habert, et des indiscrétions de Mme d’Alain qui font fuir les témoins. Dans la pièce, le mariage échoue pour d’autres raisons : tout d’abord l’arrivée intempestive dans la dernière scène d’un témoin gênant du passé de Jacob, sa tante Agathe (qui est une reprise de l’entrée de la Dutour au livre V de La Vie de Marianne), ensuite la révélation du libertinage de Jacob, qui courtise la logeuse et sa fille Agathe, ce qui est seulement suggéré dans le roman. Cette révélation provient des indiscrétions en chaîne des femmes de la pièce, qui sont toutes devenues par contagion de « franches commères », expression appliquée également au notaire, M. Thibaud, par Madame d’Alain : « Pardi, Monsieur Thibaud, vous êtes une franche commère avec vos quatre mille livres que vous êtes venu nous dégoiser si mal à propos. N’avez-vous pas honte17 ? ». Cette expansion de la parole bavarde à différents personnages semble caractériser la pièce, ce qui garantit un équilibre des répliques et une fluidité du dialogue indispensables au théâtre, tandis que les romans jouent au contraire sur la disproportion, le déséquilibre entre une parole solitaire qui s’emballe, semble s’auto-alimenter et parler toute seule, et le silence contraint des autres personnages qui la subissent. Ce qui est à la fois théâtral (par la présence d’une parole orale) et anti-théâtral, au moins à l’époque où Marivaux écrit, en raison du dysfonctionnement du dialogue entraîné par ce désordre de la parole. Je propose d’examiner tout d’abord ce phénomène de déséquilibre, puis les procédés employés pour mettre à distance et tenter de maîtriser cette parole intempestive, au théâtre et dans le récit romanesque.
La logorrhée de la commère est une parole qui fâche, et ce d’autant plus que c’est une parole de vérité sous des allures grossières18. Mme d’Alain voit derrière ce mariage disproportionné la réalité du désir d’une dévote un peu mûre mais fortunée pour un gros brunet appétissant, ce qui est un sujet de comédie19. Mme Dutour décrit crûment la situation de Marianne en orpheline sans lui ajouter l’aura romanesque qui pare les récits des origines produits par la narratrice ou ses adjuvants, Valville et Mme de Miran. Cette parole désigne les réalités économiques ou sexuelles et apparaît de ce fait indélicate, voire grossière ; elle peut se développer en tirade car elle se heurte au mutisme des autres personnages, qui subissent le flot sans pouvoir l’arrêter. Sur un mode mineur, ce mutisme peut être une sorte d’indifférence ennuyée, comme celle de Marianne qui laisse parler Mme Dutour toute seule dans la IIIe partie de La Vie de Marianne : « Je ne faisais pas grande attention à ce qu’elle me disait, et je lui répondais même que par complaisance20 ». Ce déséquilibre se produit beaucoup moins dans le théâtre de Marivaux où les répliques sont généralement brèves21, et s’enchainent, où les personnages, à moins d’être excessivement émus22, ne sont pas distraits et se répondent. Cette implication dans le dialogue est une nécessité théâtrale : de ce point de vue, Le Paysan parvenu est plus proche du théâtre car Mlle Habert, moins supérieure sans doute à la logeuse que Marianne ne l’est par rapport à la lingère, réagit plus que Marianne et tente de rétablir le dialogue compromis par le bavardage de la commère : « Si vous faites toujours vos réflexions aussi longues sur chaque article, dit alors Mlle Habert excédée de ces discours, je n’aurai pas le temps de vous mettre au fait23 ». Cette phrase tente d’endiguer la tirade de Mme Alain sur l’âge de Mlle Habert, flot où les phrases s’enchainent et qui tourne au monologue :
Eh ! pardi, non, dit l’hôtesse ; vous êtes en âge d’épouser ou jamais : après tout, on aime ce qu’on aime ; il se trouve que le futur est jeune : hé bien, vous le prenez jeune. S’il n’a que vingt ans, ce n’est pas votre faute non plus que la sienne. Tant mieux qu’il soit jeune, ma voisine, il aura de la jeunesse pour vous deux. Dix ans de plus, dix ans de moins ; quand ce serait vingt, quand ce serait trente, il y a encore quarante par-dessus ; et l’un n’offense pas plus Dieu que l’autre. Qu’est-ce que vous voulez que l’on dise ? Que vous seriez sa mère ? Eh bien ! le pis aller de tout cela, c’est qu’il serait votre fils. Si vous en aviez un, il n’aurait peut-être pas si bonne mine, et il vous aurait déjà coûté davantage : moquez-vous du caquet des gens, et achevez de me conter votre affaire.
La réplique équivalente au théâtre est un peu plus resserrée, et Mlle Habert, au lieu de faire un commentaire, enchaîne sur l’expression employée par Mme Alain et discute l’âge qu’elle lui a attribué, ce qui garantit le fonctionnement du dialogue :
Mademoiselle Habert. Que trouvez-vous de si plaisant à ce mariage, Madame ?
Madame Alain. Je n’y trouve rien. Au contraire, je l’approuve, je l’aime, il me divertit, j’en ai de la joie. Que voulez-vous que j’y trouve, moi ? Qu’y a-t-il à dire ? Vous aimez ce garçon : c’est bien fait. S’il n’a que vingt ans, ce n’est pas votre faute, vous le prenez comme il est : dans dix il en aura trente et vous dix de plus, mais qu’importe ! On a de l’amour ; on se contente ; on se marie à l’âge qu’on a ; si je pouvais vous ôter les trois quarts du vôtre, vous seriez bientôt du sien.
Mademoiselle Habert. Qu’appelez-vous du sien ? Rêvez-vous, madame Alain ? Savez-vous que je n’ai que quarante ans tout au plus24 ?
Cette parole compulsive, qui dit ce qu’il ne faut pas dire (le secret d’un mariage, l’âge de la mariée, la naissance obscure de Marianne) peut provoquer des effets plus dramatiques : au flux de cette parole, répond l’aphasie des autres personnages, une sorte de paralysie, d’impuissance. Dans Le Paysan parvenu, après s’être entretenue avec M. Doucin, le directeur de conscience des sœurs Habert, Mme d’Alain révèle étourdiment ce qu’il lui a révélé sous le sceau du secret à toute l’assemblée composée de sa fille, du témoin, et des futurs époux. Elle révèle leur rencontre récente sur le Pont-Neuf, la situation de Jacob (« il y en a bien d’autres qui ont été aux gages des gens et puis qui ont eu des gens à leurs gages »), ce qui provoque la sidération et le mutisme des futurs époux :
Ce petit dialogue au reste alla si vite, qu’à peine eûmes-nous le temps de nous reconnaître, Mlle Habert et moi ; chaque détail nous assommait, et le temps se passe à rougir en pareille occasion. Imaginez-vous ce que c’est que de voir toute notre histoire racontée, article par article, par cette femme qui ne devait en parler qu’à Mlle Habert, qui se tue de dire : Je ne dirai mot, et qui conte tout, en disant toujours qu’elle ne contera rien.
Pour moi, j’en fus terrassé, je restai muet, rien ne me vint, et ma future n’y sut que se mettre à pleurer en se renversant dans le fauteuil où elle était assise25.
Au théâtre, l’indiscrétion chronique de la commère provoque, au pire, les pleurs, mais pas le silence des protagonistes car les personnages pleurent en continuant à parler :
Madame Alain. Calmez-vous, Mademoiselle Habert : vous m’affligez. Je ne saurais voir pleurer les gens sans faire comme eux.
La Vallée, sanglotant. Se peut-il que ce soit Madame Alain qui nous maltraite…
Madame Alain, pleurant. Doucement. Le moyen de nous expliquer si nous pleurons tous26 !
Dans le passage équivalent du roman, « les pleurs, les sanglots, les soupirs, et tous les accents d’une douleur amère étouffèrent la voix de Mlle Habert et l’empêchèrent de continuer27 ».
Les manifestations d’émotion sont donc plus violentes dans les romans ; elles culminent lors de l’entrée intempestive de Mme Dutour chez les de Fare au livre V de La Vie de Marianne. Marivaux se plaît aux symétries : de même qu’il prolonge la bavarde hôtesse du Paysan parvenu par une deuxième babillarde, Mme Rémy, il fait revenir Mme Dutour alors que Marianne vient d’être présentée dans le monde comme la future belle fille de Mme de Miran. L’arrivée de la lingère ramène Marianne à son passé honteux et constitue une dangereuse menace pour son mariage avec Valville qui est en projet. La Dutour est une « catastrophe », car elle porte avec elle sa pulsion de paroles et révèle une face peu reluisante de la vie de Marianne que celle-ci tient à cacher. On sait que Mlle de Fare sera gagnée à la cause de Marianne, mais non la famille, alertée par une servante, Favier, qui assiste à la scène. L’entrée de Mme Dutour (cette « marchande de toile », rappelle Marivaux au lecteur) produit une double séquence de pétrification, procédé assez couramment utilisé par Marivaux dans ses romans. à la suite d’une surprise, les personnages se figent comme des statues, ici Marianne, puis à son tour Valville quand il reconnait la lingère : « Là-dessus Valville arrive d’un air riant ; mais, à l’aspect de Mme Dutour, le voici qui rougit, qui perd contenance et qui reste immobile à son tour28 ». Devant ces personnages anéantis et mutiques, la logorrhée de Mme Dutour peut se déployer, la seule Mlle de Fare tentant en vain d’endiguer le flot.
Eh bien ! répondez donc, ma fille, n’est-il pas vrai que c’est vous ? Dites donc, n’avez-vous pas été quatre ou cinq jours en pension chez moi pour apprendre le négoce ? C’était M. de Climal qui l’y avait mise, et puis qui la laisse là un beau jour de fête ; bon jour, bonne œuvre ; adieu, va où tu pourras ! Aussi pleurait-elle, il faut voir, la pauvre orpheline ! Je la trouvai échevelée comme une Madeleine, une nippe d’un côté, une nippe de l’autre ; c’était une vraie pitié29.
Interrompue par Mlle de Fare, qui avance timidement que ce n’est pas Marianne, Mme Dutour reprend de plus belle. Seule sa sortie permet de faire cesser cette parole qui semble s’alimenter d’elle-même, et de l’absence de tout répondant. Comme Mlle Habert dans l’exemple précédent, Marianne, qui est restée muette pendant toute la scène, s’effondre : « Pour moi, qui me sentais faible et les genoux tremblants, je me laissai tomber dans un fauteuil qui était à côté de moi, où je ne fis que pleurer et jeter des soupirs30 ». On voit à quel point le dialogue est ici perturbé par les manifestations d’émotion, bien davantage que dans Le Paysan parvenu, qui est plus proche du théâtre comique (en raison, notamment, de la parenté de Jacob avec Arlequin). La Vie de Marianne présente tantôt d’immenses discours qu’on ne peut retenir (d’autres exemples : l’aveu de Climal, peu vraisemblable chez un mourant, la déclaration d’amour de Marianne à Mme de Miran lors du conseil de famille) ou inversement des séquences d’aphasie, de Marianne notamment, lors de la mort de la sœur du curé ou quand elle apprend l’infidélité de Valville. Dans la VIIIe partie, Marianne a quasiment perdu la parole, Valville également. Aux quelques mots qu’il essaye de prononcer, Marianne ajoute ce commentaire : « Il fallait bien remplir ce vide étonnant que faisait notre silence31 ». S’il y a des silences au théâtre (je renvoie à l’ouvrage récent de Jean-Paul Sermain, Marivaux et la mise en scène32), ils ne peuvent durer aussi longtemps que dans un roman et Marivaux, en homme de théâtre, le sait bien33.
Le roman et le théâtre disposent de plusieurs moyens pour se débarrasser de la commère, de sa présence encombrante, et surtout pour neutraliser cette parole immédiate et continue.
Un moyen qui leur est commun est ce que Florence Magnot appelle la « mise à distance intradiégétique34 ». Elle est fréquente dans la comédie par le biais de l’ironie ou des apartés, par exemple dans la scène VIII de la comédie, Mlle Habert s’exclame : « Elle est d’une maladresse, avec son zèle35 ! » ou encore Jacob à la dernière scène : « oh ! langue qui me poignarde36 ! » ; la bavarde elle-même tient ce discours méta-critique, puisqu’elle ne cesse de critiquer les indiscrets ou les bavards, dont elle s’exclut, l’aveuglement sur elle-même faisant partie de son type comique37 :
Madame Alain. Moi, lui dire ! Ah ! mon ami, est-ce que je dis quelque chose ? Est-ce que je suis une femme qui parle ? Madame Alain, parler ? Madame Alain, qui voit tout, qui sait tout et ne dit mot38 !
De la même façon, dans La Vie de Marianne, Climal constate : « Que cette femme est babillarde ! me dit-il en levant les épaules ; j’ai cru que nous ne pourrions jamais nous en défaire. Oui, dis-je, elle aime assez à parler39 ».
Mais pour se défaire des paroles de la bavarde, le roman a des moyens proprement narratifs qui l’éloignent du théâtre.
Le premier consiste tout simplement à ne pas rapporter ses paroles, à les censurer, à les exclure du récit. Cette ellipse est justifiée par la longueur des discours, mais elle a également l’avantage de contribuer à la « feintise » en donnant l’illusion qu’on peut tailler dans une masse de documents authentiques parmi lesquels figurent les discours rapportés40. Elle permet à la narration de reprendre la main sur cette parole incontrôlable. Dans La Vie de Marianne, la narratrice refuse de donner l’ensemble de sa conversation avec Mme Dutour, prétextant, de façon un peu désinvolte : « Il me faudrait un chapitre exprès, si je voulais rapporter l’entretien que nous eûmes en mangeant41 ». De la même façon, dans Le Paysan parvenu, le narrateur résume grâce au discours narrativisé42 les propos de Mme d’Alain en les discréditant :
Notre entretien pendant le repas n’eut rien d’intéressant ; Mme d’Alain, à son ordinaire, s’y répandit en propos inutiles à répéter, nous y parla de notre aventure d’une manière qu’elle croyait très énigmatique, et qui était fort claire, remarqua que celle qui nous servait prêtait l’oreille à ses discours, et lui dit qu’il ne fallait pas qu’une servante écoutât ce que disaient les maîtres43.
On voit que la commère est ainsi traitée de haut par les deux narrateurs, sur le mode du comique, comme l’a observé René Démoris44 et bel et bien remise à sa place par le récit45.
Une autre solution est de doubler le premier récit par un second, qui permet de mettre à distance la parole de la bavarde qui a déjà été rapportée une fois. Ceci est possible au théâtre lorsqu’une scène est racontée à un tiers (par exemple dans Le Mariage de Figaro la scène du ruban avec Chérubin est racontée par Suzanne à la comtesse en II, 1), mais la différence est que la première scène a eu lieu effectivement sur la scène, s’est produite « en direct », tandis que dans le roman-mémoires, la première scène est déjà un récit de scène (même si elle peut donner l’illusion d’une présence immédiate sans grande distance narrative). On peut reprendre l’exemple de l’entrée catastrophique de la Dutour chez Mme de Fare où le personnage de Marianne et la narratrice semblent également anéanties face au déferlement et à la présence toute théâtrale de la lingère. Or si le personnage ne peut pas revivre la scène, en revanche il peut la raconter à nouveau en s’en faisant le narrateur ou la narratrice, ce que fait Marianne à l’attention de Mme de Miran et ce qui lui permet aussi de reprendre la main sur cet épisode46. En effet, ce second récit est bien différent du premier : tout d’abord il entre dans la catégorie des sacrifices profitables si bien analysés par Christophe Martin dans son livre sur La Vie de Marianne47, puisque Marianne fait à Mme de Miran l’aveu d’une avanie qui devrait la perdre, mais en réalité cet aveu lui-même lui vaut l’admiration de sa protectrice48. Ce second récit permet aussi à Marianne de rapporter autrement les propos de la lingère : alors que ceux-ci étaient au discours direct dans le premier récit, la narratrice utilise dans le second le discours indirect et surtout le discours narrativisé (résumé ou récit de paroles) qui fait soigneusement l’ellipse des mots effectivement prononcés. Ainsi, la narration reprend une position surplombante, met à distance et semble maitriser la parole incontrôlable de la lingère :
Eh bien ! achevez donc, ma fille, que s’est-il passé ? Qu’elle a voulu, repartis-je m’embrasser avec cette familiarité qu’elle a cru lui être permise, qu’elle s’est étonnée de me voir si ajustée, qu’elle ne m’a jamais appelée que Marianne ; qu’on lui a dit qu’elle se trompait, qu’elle me prenait pour une autre ; enfin qu’elle a soutenu le contraire, et que pour le prouver elle a dit mille choses qui doivent entièrement décourager votre bonne volonté, qui doivent vous empêcher de conclure notre mariage, et me priver du bonheur de vous avoir véritablement pour mère49.
La commère bavarde est fondamentalement un personnage de théâtre qui apporte avec elle la présence immédiate et la parole vivante. Le jeu des romans de Marivaux consiste à faire voir cette présence et à faire entendre cette parole mais simultanément à les maîtriser par la narration. Dans La Vie de Marianne, où la menace est plus lourde, plus dangereuse, le babillage est déplacé : c’est Marianne elle-même qui babille, remplaçant un bavardage par un autre, les propos d’une lingère par les réflexions d’une femme qui pense.
Catherine Ramond, Université Bordeaux-Montaigne/EA 4195 TELEM
Notes
Il en va de même pour les « romans de filles » contemporains. Voir l’article de Florence Magnot, « L’économie du discours et son image dans les romans-mémoires », dans Histoire, Histoires, dir. M. Hersant, M-P. Pilorge, C. Ramond et F. Raviez, Arras, APU, 2011, p. 307-321.
Marivaux romancier, Paris, Colin, 1975, p. 505-508.
F. Deloffre, Une préciosité nouvelle. Marivaux et le marivaudage, Paris, les Belles Lettres, 1955, p. 220.
Ce type de scène est plus fréquent dans Le Paysan parvenu, en raison de son caractère comique. Dans La Vie de Marianne, Marivaux l’utilise pour Climal qui est un Tartuffe.
« L’auteur a beau laisser parler les personnages au style direct, comme le remarque H. Coulet (1975, p. 426), la portée de ces commentaires, surtout dans La Vie de Marianne, contribue à diluer le dialogue jusqu’à lui faire perdre tout pouvoir d’évocation du langage théâtral. La narratrice est si près des mots, elle oriente à tel point le lecteur, que souvent celui-ci n’est plus en mesure d’interpréter les énoncés des personnages, il ne peut interpréter vraiment que la parole de Marianne », Eros, logos, dialogos, Louvain/Paris/Dudley, Peeters, 2007, p. 118.
Florence Magnot relève « l’éclat des bavardes dans les romans de Marivaux », La Parole de l'autre dans le roman-mémoires (1720-1770), Paris/Louvain/Dudley, Peeters, 2004, p. 179. Michel Gilot observe : « Dans ses deux grands romans, Marivaux exploite avec prédilection l’épaisseur, le poids humain que peut posséder le langage. Madame Dutour et Madame d’Alain, tout entières dans ce qu’elles disent, ne sont si vivantes que parce qu’on croit les entendre », L’esthétique de Marivaux, Paris, SEDES, 1998, p. 167.
Sur ce point, voir l’article de Franck Salaün, « La Dutour », Nouvelles lectures de La Vie de Marianne, dir. F. Magnot-Ogilvy, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 177-191.
F. Deloffre et F. Rubellin l’intègrent à leur édition du Théâtre complet de Marivaux (Paris, La Pochothèque, 2000) : « Après un examen attentif son authenticité ne nous paraît pas faire de doute », p. 1714. Et p. 1717 : « Si le sujet de La Commère est donc bien de Marivaux, le style, le tour d’esprit, les procédés du dialogue ne lui appartiennent pas moins ».
Marivaux, La Vie de Marianne, Livre de poche, « les Classiques de poche », 2007, p. 85. Toutes nos références se font à cette édition.
Marivaux, La Vie de Marianne, éd. F. Deloffre, Paris, Garnier, 1963, introduction, XXIX-XXXI.
La Vie de Marianne, Livre de poche, p. 155.
Longtemps qualifiée d’hôtesse, elle n’est nommée que p. 107 : « Savez vous, lui dit un de nos témoins, l’ami de l’hôtesse, ce que M. Doucin va dire à Mme d’Alain ? (c’était le nom de notre hôtesse) », Le Paysan parvenu, éd. F. Deloffre et F. Rubellin, Paris, Classiques Garnier, 1992.
Ibid., p. 77.
Id.
Lorsque Mme Dutour réapparaît dans la vie de Marianne, celle-ci fait observer : « Mme Dutour, de qui j’ai dit étourdiment, ou par pure distraction, que je ne parlerais plus, et qui, en effet, ne paraîtra plus sur la scène » (p. 332). Mais, lorsque Marianne a quitté Mme Dutour (IIIe partie), elle n’a pas précisé si elle en reparlerait ou non. La bévue de Marivaux n’est pas une prolepse étourdie prêtée à son personnage, mais une analepse inexacte.
Je laisse de côté les parties consacrées à Tervire.
La Commère, dans Théâtre complet, éd. F. Deloffre et F. Rubellin, Paris, La Pochothèque, 2000, Scène XXIX et dernière, p. 1761.
Florence Magnot évoque un « discours de vérité qui se dissimule sous de grossiers truismes », La Parole de l’autre dans les romans-mémoires, p. 180.
On le trouve par exemple dans les comédies de Destouches (L’Irrésolu) où la rivalité entre deux filles et leur mère est dénoncée, car le mariage d’une femme mûre avec un jeune homme empêche ce dernier de procréer.
La Vie de Marianne, p. 190.
F. Deloffre relève quelques tirades, la joie babillarde de Silvia dans Le Jeu de l’amour et du hasard (III, 4) ou encore les portraits, mais il conclut : « Ces réserves faites, il est certain que les répliques sont généralement brèves dans le théâtre de Marivaux » (elles font en moyenne 15 à 20 mots), Marivaux et le marivaudage, p. 196.
Je pense à la scène XII de l’acte III des Fausses confidences où Dorante et Araminte ne savent plus ce qu’ils disent.
Le Paysan parvenu, p. 101.
La Commère, scène IV, p. 1732-1733.
Le Paysan parvenu, p. 109.
La Commère, scène XXIII, p. 1752.
Le Paysan parvenu, p. 116.
La Vie de Marianne, p. 332.
Ibid., p. 333.
Ibid., p. 334.
Ibid., p. 493.
Paris, Desjonquères, 2013, notamment le chapitre XI, « Rêveries, silences ».
Ce sera l’objet d’une polémique entre Diderot et Mme Riccoboni. Marivaux utilise également très rarement le style entrecoupé, voir F. Deloffre, Marivaux et le marivaudage, p. 442. Le balbutiement des personnages de roman sous le coup de l’émotion est exceptionnel, par exemple chez Climal : « Mais rêvez-vous ?... à quoi bon ce bruit-là ?... Quelle folie !... mais laissez donc… prenez garde… », La Vie de Marianne, p. 187.
La Parole de l’autre, p. 172.
La Commère, p. 1737.
Ibid., p. 1761.
C’est à elle que revient le mot de la fin : « Voilà ce qui arrive quand on ne sait pas se taire », p. 1761.
La Commère, scène III, p. 1731.
La Vie de Marianne, p. 171.
Si le roman veut imiter les vrais mémoires, il doit respecter une sorte de vraisemblance concernant les discours rapportés, faute de quoi il verse dans la fiction. Sur cette question abordée par Käte Hamburger à laquelle j’emprunte le terme de « feintise » (Logique des genres littéraires littéraires [Die Logik der Dichtung, 1977], trad. P. Cadiot, Paris, Seuil, « Poétique »,1986), on pourra consulter la partie consacrée aux « discours rapportés » du volume Histoire, histoires déjà cité.
La Vie de Marianne, p. 160.
Catégorie introduite par G. Genette (Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 189-192.). Voir l’article de Stéphane Macé, « Aspects du discours narrativisé dans les mémoires : Retz et Saint-Simon », Histoire, histoires, p. 239-248.
Le Paysan parvenu, p. 118.
« Questions de partition chez Marivaux et Mouhy ». La Partie et le tout, La composition du roman de l’âge baroque au tournant des Lumières, dir. M. Escola, J. Herman, L. Omacini, P. Pelckmans, J-P. Sermain, Louvain/Paris/Dudley Peeters, 2011, p. 443-456.
Ce mépris à l’égard d’une parole de vérité peut constituer une critique implicite des personnages-narrateurs, comme l’a suggéré Christophe Martin lors du colloque.
Ce récit intradiégétique est de même nature que les nombreux récits des origines qui répètent le récit initial de l’accident de carrosse.
hristophe Martin, Mémoires d’une inconnue, étude de La Vie de Marianne de Marivaux, Rouen, PURH, 2014, « sacrifices profitables », p. 106-111.
« Tu m’affliges, ma fille, et cependant tu m’enchantes » déclare-t-elle (La Vie de Marianne, p. 355). Et plus loin, la phrase relevée par Christophe Martin (p. 109) : « As-tu pu croire qu’une aussi louable sincérité que la tienne tournerait à ton désavantage auprès d’une mère comme moi, Marianne ? » (La Vie de Marianne, p. 357).
La Vie de Marianne, p. 353, mes italiques.
Table des matières
Sommaire
Entre cour et jardin : le romanesque de Marivaux
Désordres de la parole : Marivaux entre roman et théâtre
Le corps de la coquette : une automate inquiète
Marianne : échange, confiance, contrat
Questions et questionnements de Marianne à Silvia – La modalité interrogative dans l’œuvre de Marivaux
Romans périodiques et ouvrages journalistiques : Marivaux aux frontières des genres
Le roman et son double : délégation romanesque et composition échelonnée dans La Vie de Marianne
Visage, figure, caractère : scénographies de La Vie de Marianne
Les figures dans La Vie de Marianne : spectacle, illustration, imagination
« il faut que je répète les mots » : les fonctions de la répétition dans La Vie de Marianne
Stupeur, rougeur et tremblements de l'héroïne dans La Vie de Marianne
Sens et connaissance : influences empiristes chez Marivaux
A la recherche du « Monde vrai » : vrais et faux dévots dans La Vie de Marianne
La Vie de Marianne et le pacte de lecture
La coquetterie chez Marivaux ou « l’indécision de la vie »
La réticence marivaudienne
La reconnaissance dans La Vie de Marianne : transfert du procédé théâtral ou invention d’un modèle romanesque ?