Le voir comme enjeu de la vie
Au début de la deuxième partie de la Vie de Marianne, Marivaux écrit :
« Mais Marianne n’a point songé à faire un roman non plus. Son amie lui demande l’histoire de sa vie, et elle l’écrit à sa manière. Marianne n’a aucune forme d’ouvrage présente à l’esprit. Ce n’est point un auteur, c’est une femme qui pense, qui a passé par différents états, qui a beaucoup vu » (II, 1121).
Rien de plus banal en apparence : l’auteur définit son roman par la dénégation du roman, de ses formes, de son auctorialité, et semble poser, par cette affirmation factice, les principes du pacte autobiographique.
Marivaux ne s’adresse pas directement au public, qui n’est mentionné que rarement : « on pourrait soupçonner cette histoire-ci d’avoir été faite exprès pour amuser le public » (Avertissement, p. 55) ; « avant que de donner cette histoire au public (I, 57) ; « bien des lecteurs pourront ne pas aimer la querelle du cocher » (I, 112) ; « un tissu d’aventures […] dont le caractère paraîtrait bas et trivial à beaucoup de lecteurs » (II, 115). Le public viendra ensuite : la destination du récit vise d’abord cette amie placée entre le texte et le lecteur, une amie au seuil, définissant le récit même comme seuil.
Il s’agit donc de répondre à une demande : « Son amie lui demande l’histoire de sa vie ». La demande est d’un récit, elle postule une diégèse : de fait, la narratrice reviendra à plusieurs reprises sur ses « aventures ». Mais d’emblée la réponse à cette demande diffère : « elle l’écrit à sa manière ». Cette manière engage bien autre chose que la forme générique du roman : son économie sémiotique. Il ne s’agit ici prioritairement ni d’aventure, ni de vérité2 : ce n’est pas l’authenticité des événements qui est en jeu, mais leur réverbération dans une subjectivité ; il s’agit d’abord d’« une femme qui pense, qui a passé par différents états, qui a beaucoup vu ». Une subjectivité est à l’œuvre, qui se réfléchit socialement (les « différents états ») et théâtralement (elle « a beaucoup vu »).
Ce que Marianne a vu tient lieu de la forme a priori absente du roman. Ce qui s’écrit est un donné à voir : c’est la première contradiction, sémiologique, fondatrice de l’œuvre. Et ce qui s’écrit traverse des états, interroge la notion même d’état, de condition ; interpelle donc la naissance, à quoi se mesure la condition dans le monde que Marivaux décrit. Or l’étalon de la naissance fait défaut à Marianne, dont on ne connaît pas les parents. C’est là la deuxième contradiction, sociale, à partir de laquelle Marivaux déploie le monde de sa fiction. Ecrire la vie repose donc sur une double contradiction : contradiction sémiologique d’une écriture de la vision, dans laquelle la vie est d’abord vue, et vue comme irréductible au discours ; contradiction sociale d’une mesure incommensurable des états : Marianne, par le voile qui frappe sa naissance, est inassignable à un état et, dans le même temps, à chaque fois sommée de s’y mesurer.
I. Visage, physionomie, figure
Cette double contradiction n’est pas immédiatement sensible. La narratrice insiste plutôt sur un jeu de compensations à partir du défaut originel de la naissance. La scène originelle du carrosse attaqué par des brigands où l’enfant sans nom est trouvée, à demi étouffée sous le corps ensanglanté de sa mère (I, 60-62), tient lieu d’une naissance qui, fictionnellement, fait défaut. Ce défaut est essentiel : il n’y a pas de secret dans l’affaire, l’origine de Marianne n’est pas temporairement occultée, ni destinée à être révélée par tel ou tel personnage ou événement. La seule naissance que la fiction nous fournisse est la naissance-écran du carrosse, qui manifeste une lacune de la fiction – Marianne sans origine et sans nom – dont la suite indéfiniment extensible du roman constitue le supplément. Cette lacune est narrative et théâtrale d’une part, sociale d’autre part : elle figure, par défaut, le manque absolu. M. de Climal touchant avec passion les cheveux de Marianne lui susurre : « de si beaux cheveux et ce visage-là ne vous laisseront manquer de rien. Ils ne me rendront ni mon père, ni ma mère, lui répondis-je. Ils vous feront aimer de tout le monde, me dit-il » (I, 90-91) : cheveux et visage suppléent sans rendre, n’en finissent pas de suppléer et fédèrent un monde, « tout le monde », théâtralement orchestré pour les voir.
Le « je me voyais me voir » du visage
Dans la scène du carrosse, le spectacle livré au regard horrifié des voyageurs ne parle pas. La mort des témoins, le mystère des registres, l’absence de documents établissent définitivement ce silence. Seule se manifeste au regard l’émergence du visage de Marianne :
« Nouvelle horreur qui les frappe, un côté du visage de cette dame morte était sur le mien, et elle m’avait baignée de son sang. Ils repoussèrent cette dame, et toute sanglante me retirèrent de dessous elle. » (I, 62)
D’abord à demi caché par la morte, le visage de Marianne naît d’une impression sanglante : le geste liminaire du roman est à la fois d’une oblitération indicielle par le sang et d’une levée théâtrale de l’écran. Le sujet du roman émerge comme visage de soi, selon le je me voyais me voir de la Jeune Parque3.
Car si Marianne est une femme qui a beaucoup vu, ce donné à voir là n’ouvre que très indirectement sur une extériorité : c’est de son visage d’abord qu’elle nous écrit, et de la manière dont il se réfléchit sur un interlocuteur, une assistance, un public. Dans le regard qu’elle se remémore d’autrui, la narratrice se voit se voir et fait advenir, antérieurement à son propre regard, l’omnivoyure océanique de l’altérité. Le visage annonce une physionomie, la physionomie – une figure, la figure – un caractère. Le début du roman orchestre cette gradation : « j’avais de la douceur et de la gaieté, le geste fin, l’esprit vif, avec un visage qui promettait une belle physionomie ; et ce qu’il promettait, il l’a tenu » (I, 65). De même, lors de sa première rencontre avec Marianne, M. de Climal déclare au père Saint-Vincent : « sur sa physionomie, j’augure bien de son cœur et du caractère de son esprit : on est même porté à croire qu’elle a de la naissance » (I, 80). La manifestation visuelle du visage s’intellectualise, se moralise en physionomie, qui constitue déjà le corps en signe, et prépare le basculement vers la figure. De là, le visuel promet une intériorité, la physionomie bascule en caractère : à la sidération visuelle face à l’extériorité d’un donné à voir succède l’intellection, la catégorisation, l’écriture du caractère. La figure se situe à ce point de basculement, à l’interface de la contradiction entre les incompatibilités du voir et du parler.
La figure comme interface du regard
Car, telle la torpille socratique du Ménon, Marianne court-circuite la parole non par un contre discours, mais par sa défection dans le silence ou dans les larmes, et triomphe d’avancer désarmée par une physionomie d’exception qui focalise les regards, captive l’attention, renverse les situations acquises, conquiert dans les systèmes de sociabilité où elle s’implique une position que sa condition d’orpheline semblait devoir lui interdire. A la logique de la parole, qui mesure l’interlocuteur en fonction de son état et ressasse par cette sempiternelle mesure l’ordre hiérarchique du monde, se substitue et s’oppose alors une logique du regard, fondant un nouvel ordre symbolique, sans la médiation du langage. Cette logique seconde se manifeste spectaculairement dans la scène de l’église, au cours de laquelle Marianne, étrennant les riches vêtements que lui a procurés M. de Climal, son protecteur libidineux, détourne à son unique profit le spectacle général et rencontre pour le réduire à merci le regard de Valville, l’impossible objet de son désir (II, 117-123).
L’apparition de Marianne dans l’église est d’abord une néantisation : « ma petite figure », « cette petite figure » (II, 118-119) anéantit ses concurrentes, « la désertion était générale », « on me voit, et tous ces visages ne sont plus rien, il n’en reste pas la mémoire d’un seul ». Le défaut, le manque originaire que porte le visage de Marianne se répandent de proche en proche sur ses spectateurs. Pas un mot n’est échangé, par une ligne pour rendre compte du déroulement de la messe, de la présence d’un prêtre ni du contenu d’un prêche : le jeu pléthorique des regards qui s’instaure à partir de cette contagion du manque portée par la vision autoréflexive du visage de Marianne est un jeu muet qui vise avant tout au déploiement du visage comme figure par la mise en œuvre d’une réciprocité du regard. Il s’agit d’échanger des regards avec Valville : « Tout ce que je sais, c’est que ses regards m’embarrassaient, que j’hésitais de les lui rendre, et que je les lui rendais toujours ; que je ne voulais pas qu’il me vît y répondre, et que je n’étais pas fâchée qu’il l’eût vu » (II, 122). L’échange manifeste la fonction d’interface de la figure, comme dépassement de la fascination et du chatoiement originels du je me voyais me voir, portés par les cheveux, le miroir et la robe4. Mais le manque demeure ce qu’il s’agit indéfiniment de reporter dans l’échange : « je m’en allais avec un cœur à qui il manquait quelque chose » ; ce manque aimante le regard de Marianne vers l’arrière où elle espère trouver Valville, et la précipite vers la chute, c’est-à-dire vers une défaillance à suppléer.
II. La parole contre l’image : émergence de la scène
La chute de Marianne renversée par un carrosse au sortir de l’église constitue la répétition atténuée de l’attaque liminaire du carrosse : mais cette fois la parole inquisitrice sur l’origine se confronte exactement à la monstration de soi. D’un côté, Valville et le chirurgien se penchent sur « le plus joli petit pied du monde » (II, 125) ; de l’autre, Marianne est sommée de dire son adresse, pour qu’on puisse la raccompagner chez elle. Ces deux temps du spectacle fasciné et du questionnement sur l’origine n’étaient pas synchronisés dans la scène primitive de l’attaque, et Marianne infans ne pouvait répondre. Ici, dans la deuxième partie, les deux économies du regard et de la parole s’articule dans un même lieu, et se fédèrent en un dispositif. Le pied vient pour le visage, contre l’interrogation sur l’adresse qui vient pour celle sur la naissance : c’est la même différence sémiologique qui est à l’œuvre, mais entre cette fois en contradiction. Marianne cache et défend son pied comme elle cache et défend son adresse, signifiant l’interdit et appelant dans le même temps à sa conjuration. Valville ne peut se pencher vers le pied dénudé que derrière le vieux chirurgien, qui donne un prétexte bienséant au petit exercice érotique : le pied ne se donne à voir qu’au prix d’une levée de l’écran, d’une série de suppressions d’obstacles répétant l’oblitération et l’émergence originaires du visage sanglant depuis la portière du carrosse attaqué.
La physionomie de Marianne accomplit dans l’immédiateté fusionnelle du regard ce que la parole ne peut venir ensuite que déconstruire, en révélant le défaut de naissance. Qui prévenir ? A quelle adresse la reconduire ? La logique de la parole reprend ses droits pour rompre le lien de sociabilité fragile qu’avait établi le regard. Tous les silences de Marianne la ramènent inexorablement à l’aveu de son abjection sociale et à l’exclusion du monde que sa figure lui avait ouvert : mademoiselle n’est que Marianne, orpheline, logée chez Mme Dutour, lingère, par la charité d’un faux-dévot (II, 127-143).
Nommer la scène
Le jeu érotique de la figure, les galanteries de la conversation atténuent la triviale brutalité de cette confrontation des deux économies, dont la fin de la deuxième partie révèle le soubassement populaire : l’altercation de Mme Dutour avec le cocher qui a ramené Marianne de chez Valville à sa boutique déplace le hiatus social sur lequel repose le dispositif vers le bas, de la différence du monde aristocratique à son extériorité bourgeoise vers la différence de la parodie bourgeoise du monde à son extériorité populaire. Mme Dutour prétend ne payer la course de Marianne que douze sols, provoquant l’indignation brutale du cocher pour un si bas prix. L’altercation, qui prend vite un tour pittoresquement vulgaire, suscite l’attroupement du peuple sur le trottoir. Marivaux décrit alors le face à face entre le « joli visage » de la lingère (parodie de la figure éblouissante de Marianne) et « le portrait que j’ai fait de ce peuple » ouvrant « des yeux stupidement avides5 » (qu’il faut comparer avec le public élégant de l’église) : entre les deux, point aveugle du spectacle, le cocher risque à tout instant d’en venir aux mains. Le dialogue, par la truculence de ses formules et de ses images, procède de la Halle, quand le dédain mutuel de ses protagonistes prétend comiquement les hausser à la hauteur aristocratique. Au début de la troisième partie, M. de Climal commente ainsi l’épisode à Mme Dutour :
« Tant pis, lui dit-il assez froidement : ce sont là de ces scènes qu’il faut éviter le plus qu’on peut, et Marianne, qui l’a payé, a pris le bon parti. » (III, 169)
La formule est historique car il s’agit sans doute là de la première occurrence du mot scène dans un roman pour désigner une séquence narrative. Scène ne renvoie ici ni à la découpe d’un dialogue (scène 1, scène 2), ni à l’espace de la représentation (la scène de théâtre), ni au lieu représenté (la scène est à Paris), mais bien à l’altercation proprement dite, qui donnera plus tard l’expression faire une scène6, ou essuyer une scène. Ce n’est donc pas du théâtre institué que scène glisse vers le roman, mais de la foire, de ses tréteaux improvisés dans la rue, de ses masques et de ses coups de bâton.
Le mot scène reviendra ultérieurement dans le roman. Après que Valville a surpris M. de Climal aux pieds de Marianne dans l’arrière boutique de Mme Dutour, celle-ci s’emporte contre lui et le menace de jeter par la fenêtre les atours qu’il lui a offerts :
« Ce spectacle le démonta ; j’étais dans un transport étourdi qui ne ménageait rien ; j’élevais ma vois, j’étais échevelée, et le tout ensemble jetait dans cette scène un fracas, une indécence qui l’alarmait, et qui aurait pu dégénérer en avanie pour lui. » (III, 187)
C’est bien encore la vulgarité de l’altercation qui lui vaut d’être qualifiée de scène, même si l’expression « le tout ensemble », peut-être empruntée au vocabulaire de la peinture pour désigner le principe d’unité dans la composition, suggère ici la distanciation autoréflexive du tableau.
A la quatrième partie, le mot revient encore juste avant la confrontation décisive de Marianne avec Valville au parloir, alors qu’elle a promis à Mme de Miran de dissuader son fils de l’aimer :
« J’allais soutenir une terrible scène, je craignais de manquer de courage ; je me craignais moi-même, j’avais peur que mon cœur ne servît lâchement [c-à-d insuffisamment] ma bienfaitrice.
J’oubliais encore de vous parler d’un article qui me faisait honneur.
C’est que j’étais restée dans mon négligé. » (IV, 257-258)
Ici nous nous rapprochons du grand genre et de la théâtralité noble. Mais ce n’est pas ce qui amène le mot scène, que suscite la prévision d’une violence extrême (« une terrible scène ») et le défaut de parure (« mon négligé »), par quoi Marianne est soustraite au registre galant de la séduction.
Il y a une brutalité consubstantielle de la scène, qui se répète dans les deux occurrences suivantes du mot, alors que Marianne s’apprête à affronter M. de Climal sur son lit de mort. Elle se remémore d’abord « cette scène qui s’était passée entre lui et moi chez ce religieux à qui j’avais été me plaindre » (IV, 309), puis sort du carrosse « avec un tremblement digne de l’effroyable scène à laquelle je me préparais » (IV, 310) : c’est parce qu’elle se souvient d’une horrible altercation chez le père Saint-Vincent que Marianne appréhende une confrontation brutale chez M. de Climal qui l’a convoquée. De même, Varthon voyant l’imminence de la rupture de Marianne avec Valville, « prévit une scène où elle craignait d’être impliquée » (VIII, 492).
Pourtant, avec Valville au parloir ou au jardin comme face à M. de Climal agonisant, Marivaux ne nous servira finalement ni le déchirement indécent de la passion, ni le chantage sordide du Tartuffe, mais le renversement noble des catastrophes annoncées. La Vie de Marianne prépare ainsi l’institutionnalisation générique de la scène de roman, non plus comme substrat indécent et populacier du monnayage galant de la figure, mais comme dispositif convenu d’embrayage et d’étalonnage du récit romanesque7.
La brutalité consubstantielle du dispositif scénique repose sur le conflit des deux économies du regard et de la parole, qui lui-même recouvre le conflit social des états. La tendance de la scène à évoluer, ou à régresser vers la grande manière, c’est-à-dire vers l’éthos du roman baroque, concorde avec un affaissement du conflit sémiologique originel qui se traduit par l’affaissement du discours et sa subordination au champ du regard.
Le regard désirant
La visibilité de la figure, ce qu’elle aimante du regard d’autrui sont les armes maîtresses de Marianne, qui suppléent ce qui se manifeste immédiatement en elle comme défaut originaire dans le registre de la parole. Mais le supplément ne comble pas le manque : il ne fait que le reporter, le transposer. Dès la scène de l’église, au moment de la première rencontre et de la surprise amoureuse, les regards de Valville se manifestent comme dette, comme un manque dévorant que Marianne est sommée de combler :
« Tout ce que je sais, c’est que ses regards m’embarrassaient, que j’hésitais de les lui rendre, et que je les lui rendais toujours ; que je ne voulais pas qu’il me vît y répondre, et que je n’étais pas fâchée qu’il l’eût vu. » (II, 122.)
Marianne est dépossédée de sa volonté par le plaisir de se laisser prendre à un regard où s’établit le va-et-vient d’un donné et d’un rendu, d’une amorce et de sa réponse, dialogue muet, infra-linguistique où se rompt la barrière de la pudeur, où l’aimée se livre à l’amant, où, par là, le défaut originaire change de camp.
Le dialogue amoureux qu’établit ce regard désirant ne supplée pas la parole, mais se superpose à elle, se constitue comme discordance, comme écart par rapport au jeu normal de la sociabilité mondaine. Après que Marianne s’est foulée le pied et pendant que Valville et elle attendent le chirurgien qu’il a envoyé chercher, se déroule un rituel indifférent de la conversation, avec ses « petites excuses », ses « excuses communes que tout le monde sait faire », ses réponses « à la manière ordinaire ». Là-dessus, dans le temps même qu’ils parlent, Valville et Marianne dévient du code mondain qu’ils jouent par le regard qu’ils se lancent, déconstruisent la conversation qu’ils tiennent par le va-et-vient magnétique que leurs yeux établissent, annulent la parole par ce que la fascination scopique révèle de leurs désirs :
« Ce qu’il y eut pourtant de particulier entre nous deux, c’est que je lui parlai de l’air d’une personne qui sent qu’il y a bien autre chose sur le tapis que des excuses, et qu’il me répondit d’un ton qui me préparait à voir entamer la matière.
Nos regards même l’entamaient déjà ; il n’en jetait pas un sur moi qui ne signifiât : Je vous aime ; et moi, je ne savais que faire des miens, parce qu’ils en auraient dit autant. » (II, 125.)
La trivialité brutale de ce désir qui se manifeste comme « autre chose sur le tapis », comme « matière » qu’on entame, contraste violemment avec le jeu guindé des excuses mondaines : c’est le contraste même constitutif du dispositif scénique. Toutes les médiations que la parole établit dans le registre des bienséances sautent ici : le regard va plus vite, signifie directement, aplanit, abolit les barrières sociales. Il déconstruit la mondanité du monde, il néantise le regardant et le regardé dans un vertige indifférencié, il les réduit à la seule matière de la jouissance promise.
Mais toujours la parole demeure présente en contrepoint de ce regard pour manifester le discord du désir exprimé par les yeux d’avec le monde proféré par la bouche. Lorsque Valville déguisé en domestique de Mme de Miran réussit à s’introduire dans le parloir du couvent où celle-ci a établi Marianne, il ne déclare pas son amour. C’est contre une parole indifférente que ses yeux signifient un désir innommable dans le rituel mondain.
« Je le regardai alors en prenant sa lettre, je lui trouvai les yeux sur moi ; quels yeux, madame ! les miens se fixèrent sur lui ; nous restâmes quelques temps sans nous rien dire » (III, 227-228).
La lettre qui contient la déclaration amoureuse ne sera lue que longtemps après et encore avec la caution de Mme de Miran8. Mais c’est immédiatement que le regard magnétique de Valville délivre son message. Valville s’est pourtant rendu, par le déguisement, méconnaissable. On retrouve le motif du demi visage, présent dès l’attaque du carrosse : il « ne se montrait que de côté ». En deçà même du visage, le regard ouvre le champ dévorant du visible : pur regard, dépouillé de tout visage, de toute condition, détaché de tout système de sociabilité, il ne se nourrit que de sa propre fascination.
Le regard effusif
Valville amoureux se tait donc, ou ne dit rien que d’anodin : lors de la scène de rupture dans le cabinet de verdure, Valville confondu se tait encore, ou ment platement : « il restait muet » ; « J’ai tort ; je ne saurais parler. Ce fut là toute sa réponse » et « Comme il restait toujours muet » (VIII, 489). Il n’y a pas de parole de Valville : Marianne de fait est la grande oratrice du roman avec quelques morceaux de bravoure éloquente comme son discours à Valville pour le conjurer de ne pas l’épouser (IV, 261-264), ou sa plaidoirie devant le ministre où elle s’engage solennellement au célibat (VII, 410-414). Mais ces rares moments d’éloquence ne sont possibles que face à un public déjà acquis : seule la contagion du regard effusif autorise le discours sensible.
Cette contagion du regard établit la figure comme seuil de l’échange et la scène comme forme où ce seuil est circonscrit. Lorsque Mme de Miran laisse entendre à Mme et à Mlle de Fare que son fils épousera Marianne, celle-ci confuse ne peut que se taire :
« […] je crus devoir me taire et laisser parler ma bienfaitrice, devant qui je n’avais là-dessus et dans cette occasion qu’un silence modeste et respectueux à garder. Je ne pus m’empêcher cependant de jeter sur elle un regard bien tendre et bien reconnaissant. » (V, 329.)
Ce regard supplée la parole et la comble. Le silence de Marianne, à qui la pudeur et les conventions mondaines interdisent de s’exprimer, est compensé par un regard tendre exprimant une gratitude qui dans le langage serait inconvenante9 : Marianne ne doit pas trahir devant ses interlocutrices une naissance obscure et un désir illégitime. Elle donne pourtant son regard à voir, elle le jette dans un geste exactement symétrique de la demande du regard désirant ; mais ce regard de connivence, cette complicité privée avec sa mère adoptive demeurent protégées du monde du fait même qu’ils échappent au langage. Le champ du regard est cette limite de l’intériorité affective qui se donne quand même à voir et de l’extériorité mondaine qui ne se livre pas encore à la publicité de la parole. Sur cette limite où palpite le désir comme la tendresse, quelque chose s’échange qui s’extériorise mais demeure protégé.
De la même façon, après la catastrophique scène de reconnaissance chez Mlle de Fare, où Mme Dutour la lingère reconnaît Marianne et dévoile sa condition, l’héroïne interdite et désemparée, perd l’usage de la parole. Valville puis Mlle de Fare cherchent pourtant à la consoler :
« Ce discours redoublait mon attendrissement, et par conséquent mes larmes. Je n’avais pas la force de parler ; […] et mes regards, que je laissais tomber tour à tour sur l’amant et l’amie, leur exprimaient combien j’étais sensible à tout ce qu’ils me disaient tous deux de doux et de consolant » (VI, 344).
Ici encore, le regard de Marianne ne regarde pas vraiment, mais se donne plutôt à regarder. Ce regard est signe, supplément d’un langage que l’émotion vient désorganiser. Il tisse un lien de sociabilité avec l’amant et l’amie, un lien fondé sur l’affection et la connivence, toujours à la frontière d’une intimité qui se communique et d’une publicité que son défaut de naissance refuse à Marianne. Le champ du regard refonde imaginairement un monde où Marianne a sa place au moment où le monde de la parole l’exclut.
Ce regard là est toujours débordement : c’est un mouvement qu’on ne peut s’empêcher d’avoir, un attendrissement qui redouble, une joie qui exulte. Lorsque Mme de Miran, après la scène chez le ministre, fixe la date du mariage de Marianne et de Valville, on retrouve ce même mouvement :
« Valville ne se possédait pas de joie ; je ne savais plus que dire dans la mienne, elle m’ôtait la parole, et je ne faisais que regarder ma mère. » (VII, 426.)
Le débordement de joie court-circuite la parole et exprime par le regard la relation de Marianne à Mme de Miran, qui lui tient alors lieu de mère. Le champ du regard est délimité par ce lien imaginaire qui constitue l’autre monde, le monde alternatif où Marianne retrouve une mère et, par elle, une naissance et un état.
III. De la scène visuelle à la scène sensible
La scène se développe sur cet équilibre de la figure, qui nourrit le regard contre la parole à la limite de la connivence, de la contagion intime, et de l’affrontement ou au moins de l’expression publique. Mais cet équilibre est menacé dès la quatrième partie par le programme du double portrait de Mme de Miran et de Mme Dorsin. En apparence, ces portraits consacrent le triomphe de la figure comme forme de l’écriture autobiographique : Marianne a beaucoup vu, le portrait inscrit comme écriture morale ce que la vie a donné en spectacle ; le portrait figure ce spectacle ; la figure traduit comme écriture, et donc comme organisation, l’accumulation visuelle de la vie.
Affirmation des caractères et réhabilitation de l’intrigue
Mais les deux portraits déjouent cet équilibre taxinomique de la figure, ce ne sont plus que deux « caractères de bonté » (V, 285) : une certaine bonté, la simplicité naturelle du caractère de Mme de Miran soustraient sa physionomie au jeu de la séduction, son visage à la compétition des regards (IV, 233-236). Le portrait de Mme Dorsin ne fait qu’accentuer cette tendance :
« Il n’y a guère de physionomie comme la sienne, et jamais aucun visage de femme n’a tant mérité que le sien qu’on ce servît de ce terme de physionomie pour le définir et pour exprimer tout ce qu’on en pensait en bien. » (IV, 279-280)
L’hyperbole déconstruit la visibilité. On voir ici comment le passage du visage à la physionomie dématérialise le visage, qui cesse d’offrir une image sensible au regard pour basculer en qualité morale. Encore le portrait moral ne dégage-t-il aucun trait différentiel, mais se dissout en paradoxes et en gageures d’irreprésentabilité :
« Ajoutez à présent une âme qui passe à tout moment sur cette physionomie, qui va y peindre tout ce qu’elle sent, qui y répand l’air de tout ce qu’elle est » (IV, 280)
Mme Dorsin ne se définit plus dès lors qu’intellectuellement, « c’était le caractère de ses pensées qui réglait bien franchement le ton dont elle parlait » (IV, 281). Il s’agit dès lors de sortir de l’économie du regard, d’échapper aux rets de la séduction :
« c’était elle que vous honoriez en la trouvant raisonnable ; vous n’honoriez que sa figure en la trouvant aimable. » (IV, 282)
La figure n’est plus l’interprétant de la représentation, le jeu n’est plus opératoire de ses seuils, de ses échanges et de ses suppléments. Le passage de la figure au caractère détruit le système des visibilités, la scène devient le théâtre de cet effondrement visuel. Lors de la rupture dans le cabinet de verdure, Marianne renonçant aux prestiges de son apparence, devenue pur caractère, ne se contente pas de réduire Valville au silence : elle défait sa physionomie. « mais la vanité, reprit-il avec une physionomie toute renversée, la vanité ! Mais il n’y en a point là-dedans » (VIII, 487). Alors que le discours se recroqueville sur lui-même, le visage se défait. A la fin de la scène, « sa physionomie n’était pas encore bien remise de tous les mouvements qu’il avait essuyés » (VIII, 491) : Mme de Miran « lui trouva apparemment quelque chose de si dérangé dans l’air de son visage » (ibid.). L’effondrement se communique alors de Valville à Varthon : « Mlle Varthon rougissait et ne savait quelle figure faire » (VIII, 493). Valville essaye alors de « prononcer quelques mots qui figurassent […] ; il fallait bien un peu remplir ce vide étonnant que faisait notre silence ». Désespérément, Valville convoque alors sans même s’en rendre compte les prestiges de l’économie visuelle : « oui, à la campagne, quand on voudra, il n’y aura qu’à voir », balbutie-t-il à propos du mariage dont Mme de Miran entend précipiter la conclusion alors qu’il n’en est plus question.
« Comment ! Que dites-vous ? Il n’y aura qu’à voir ? reprit Mme de Miran, d’un ton qui signifiait : Où sommes-nous, Valville ? Etes-vous distrait ? Avez-vous entendu ce que j’ai dit ? Que faut-il donc voir ? Est-ce que tout n’est pas vu ? » (VIII, 493)
La dérision du voir marque l’effondrement de l’économie de la figure. Marianne se revendique désormais comme caractère. A Varthon qui dans un sursaut de dignité hypocrite la remercie par un billet de l’avoir épargnée devant Mme de Miran, Marianne répond : « J’ai suivi mon caractère dans ce que j’ai fait ».
C’est en prenant modèle sur les caractères de Mme de Miran et de Mme Dorsin que Mariane, renonçant progressivement au marché du regard, à son économie bourgeoise de l’échange, à sa gestion du manque par sa mise en circulation visuelle, accède à la plénitude de la parole aristocratique. Mais le dépassement de la figure par le caractère programme l’effondrement d’une économie scénique d’abord fondée sur le triomphe des visibilités : l’histoire de Tervire orchestre, dans le registre noble, cet effondrement, substituant au jeu du défaut de naissance l’appel à reconnaître les filiations. Une autre scène alors, radicalement émancipée de la farce, préparant Greuze et le drame bourgeois, est en gestation.
Tervire est souverainement belle10 mais n’est pas coquette : l’enjeu pour elle n’est pas de suppléer par la figure un défaut de naissance, mais de suppléer par le caractère un défaut de fortune. Paradoxalement, alors que le monde de Tervire, résolument aristocratique, évacue la sociabilité vulgaire à laquelle Marianne était sans cesse confrontée, l’argent, avec ses calculs sordides, ses stratégies et ses dissimulations, devient le ressort essentiel de la fiction : le remariage de la mère de Tervire avec un riche marquis parisien précipite la narratrice dans la misère (IX, 525) ; le neveu du baron de Sercour fait échouer le mariage de Tervire pour sauver son héritage (IX, 565) ; le petit-fils de Mme Dursan, surpris chassant sur les terres de sa grand-mère, laisse à Tervire un diamant qu’elle se propose de négocier pour lui auprès de sa tante (X, 59211) ; son père, revenu mourir au château au château maternel pour obtenir la révision du testament qui le déshérite, obtient reconnaissance, pardon et réparation financière (X, 621) ; Tervire enfin fait éclater le scandale dans l’hôtel particulier de la jeune marquise sa belle-sœur pour obtenir le versement de la pension due à sa mère mourante (XI, 672).
La scène est donc désormais tendue entre le jeu noble du caractère (le geste généreux, l’élan désintéressé, le tableau touchant) et l’enjeu trivial de la réparation financière (la transmission de l’héritage ou ce qui y supplée). Il s’agit de produire le tableau noble qui va décider de cette réparation : Tervire surprise dans sa chambre avec le jeune abbé libertin, Dursan étendu mourant dans une chambre du château de sa mère, l’« horrible situation » de Mme Darneuil, font tableau, mais un tableau savamment préparé. Le tableau cesse de se manifester dans le roman comme émergence accidentelle des visibilités pour devenir l’objectif concerté de l’intrigue. L’intrigue est l’interface entre le jeu théâtral qu’elle suscite et l’enjeu financier qui la motive.
L’intrigue met ainsi en abyme la fabrique même de la fiction, en se donnant à voir comme infrastructure de la scène. Le procédé est particulièrement net dans les pages qui précèdent la mort de Dursan :
« Là-dessus je m’aperçus que Brunon était toute tremblante, et qu’elle me regardait comme pour savoir ce que je lui conseillais de faire ; mais cependant que je délibérais, ma tante, qui se leva sur-le-champ pour venir avec nous, interrompit si brusquement cet instant favorable à la réconciliation, et par là le rendit si court, qu’il était déjà passé quand Brunon jeta les yeux sur moi : ce n’aurait plus été le même, et je jugeai à propos qu’elle se contînt. » (X, 619)
L’épouse roturière du fils Dursan, qui est cause que sa mère l’a déshérité, a été présentée à la vieille dame, sous le nom de Brunon, comme une femme de chambre exemplaire, qu’elle a aussitôt embauchée. L’intrigue est généreusement menée par Tervire, que Mme Dursan a pourtant faite son héritière en déshéritant son fils. Bunon a gagné l’affection de Mme Dursan, avec l’intention de précipiter, le moment venu, la scène de reconnaissance qui réconciliera toute la famille.
Il s’agit maintenant de déterminer le moment de cette (mise en) scène, et Tervire est sollicitée pour décider de son déclenchement. La cristallisation du récit sur l’« instant favorable » introduit une conscience des personnages vis-à-vis de l’artifice dramaturgique dans lequel ils viennent s’inscrire : ils ne jouent pas seulement une scène ; ils ont conscience de la jouer, une conscience qui n’est pas seulement d’intrigue, de conspiration, de manipulation, mais bien aussi une conscience dramaturgique : « l’événement que nous allions tenter commençait à m’inquiéter », note Tervire, en véritable metteur en scène qui s’inquiète de ses acteurs :
« j’avais tout disposé moi-même pour arriver à ce terme que je redoutais ; le coup qui devait frapper [ma tante] était mon ouvrage ; et d’ailleurs il était sûr que, sans le secours de tant d’impressions que j’allais, pour ainsi dire, assembler sur elle, il ne fallait pas espérer de réussir. » (X, 620)
Tervire avait tout disposé : elle est la maîtresse d’œuvre du dispositif dramaturgique dont les acteurs attendent d’elle l’ultime déclenchement. D’une certaine manière, le coup monté de Tervire répète celui du neveu du comte de Sercour (IX, 565), selon la logique de répétition scénique que nous avons déjà vue à l’œuvre dans l’histoire de Marianne. La scène noble de reconnaissance répète, en l’inversant symboliquement, la scène ignoble du quiproquo.
Mais en la répétant, elle l’accomplit comme scène. La rouerie de Mme de Sainte-Hermières et de l’abbé libertin n’était encore qu’un pur piège des lieux : il suffisait que le baron trouve son neveu avec Tervire dans la même chambre pour que Tervire s’en trouve déshonorée et son mariage annulé. Au contraire, l’intrigue montée par Tervire repose sur le jeu d’acteur et sur le moment de la scène : il ne suffit pas que Mme Dursan se trouve dans la même chambre que son fils, son neveu et sa belle-fille ; il s’agit que l’effet de cette réunion soit suffisamment pathétique pour produire en elle un revirement, pour conjurer sa malédiction qui les déshérite. Cet effet n’est ni d’intrigue, ni de discours, mais de jeu.
Le refus de voir
Pour autant, le jeu de la scène n’a rien à voir avec le déploiement des visibilités qu’on peut observer dans l’histoire de Marianne. Au contraire, le récit insiste sur le défaut du voir, qui s’oppose radicalement au donné à voir produit par Marianne. Quand Mme Dursan pénètre dans la chambre, elle ne voit pas son fils, ou plus exactement elle ne le voit qu’à demi : « les rideaux du lit n’étaient tirés que d’un côté » ; « le jour commençait à baisser, et le lit était placé dans l’endroit le plus sombre de la chambre ». Le fils émerge du lit, mais son visage est à demi dissimulé par un couvre-chef : il esquisse un mouvement pour se découvrir, mais Mme Dursan le retient : « vous n’êtes que trop dispensé de toute cérémonie, lui dit-elle sans l’envisager encore ». Envisager veut dire reconnaître, mais insiste sur l’émergence du visage : il indique le statut intermédiaire du demi visage, entre visibilité et invisibilité, dont Marivaux a fait usage déjà dans l’histoire de Marianne12. Le visage du fils demeurera, pour sa mère, voilé.
Il en va de même pour Brunon : « qu’on me dispense de la voir », réclame la vieille dame. « Il n’est plus temps, ma tante, lui dis-je alors ; vous l’avez déjà vue […]. Brunon dit que je l’ai vue ? Eh ! où est-elle ? » (X, 623). C’est bien plus le refus de voir que l’effet de la chose vue qui constitue ici le ressort de la scène.
Le refus de voir installe dans le récit le poids du secret : « Il peut être question d’un secret qui ne saurait être révélé qu’à vous » (X, 617), dit à Mme Dursan le prêtre convoqué au chevet de son fils mourant qu’elle n’a pas encore reconnu, à quoi celle-ci répond : « Cependant, de quelque nature que soit le secret qu’il est si important que je sache, je consens, monsieur, qu’il vous le déclare » (X, 617-618). La vieille dame résiste au secret, et à la nouvelle logique scénique qu’il instaure, fondée sur l’intrigue et visant la reconnaissance des filiations. Il faut opposer cette économie du secret à celle des visibilités qui, dans l’histoire de Marianne, abolissait au contraire les filiations par le sang au profit du jeu des physionomies et du marché des figures. Et Mme Dursan d’insister :
« Ce que vous avez à me dire doit-il être secret ? reprit-elle ensuite, moins en le regardant qu’en prêtant l’oreille à ce qu’il allait répondre. » (X, 621)
Le regard étant récusé, c’est à la voix d’ailleurs que se fait la reconnaissance : « Sais-tu bien qu’il a un son de voix qui m’a émue ? En vérité, j’ai cru entendre parler mon fils » (X, 599), avait-elle déjà dit à propos du jeune homme venu marchander sa bague. Tervire insiste sur l’incident : « Je me souvins d’ailleurs que, la première fois qu’elle avait parlé au jeune homme, elle avait cru entendre le son de la voix de son fils, à ce qu’elle me dit » (X, 616).
La onzième partie, qui raconte le voyage de Tervire à Paris pour y retrouver sa mère et s’y faire reconnaître par elle, répète ce motif de la reconnaissance sans visibilité. Tervire rencontre en fait sa mère en chemin, dans la voiture publique, avant la scène programmée à l’hôtel particulier du marquis qui doit faire pendant à la scène chez le ministre dans l’histoire de Marianne. Mais cette rencontre est en quelque sorte court-circuitée par le secret que la mère jette sur son nom : « mon nom est Darneuil (ce n’était là que le nom d’une petite terre, et elle me cachait le véritable) » (XI, 642). Le stratagème du faux nom de la marquise répète celui du faux nom de Brunon13 et déclenche une série de dysfonctionnements narratifs qui vont aboutir à la scène génialement boiteuse de la fin, où Tervire, se présentant à l’hôtel de la marquise qui en a été chassée se présente en fait à sa place, sa mère étant mourante, pour rencontrer son demi-frère, qui est absent, et somme sa belle-sœur qui y résiste par tous les moyens d’assumer le rôle du fils défaillant.
Le jeu est ici encore celui d’une chaîne de suppléments, par lesquels la boiterie narrative est finalement convertie en scène. La reconnaissance de la fille et de la mère, qui a été court-circuitée puis déplacée hors-scène dans une auberge misérable14, est remplacée par la demande, l’appel d’une reconnaissance de la sœur et du frère15, qui ne peut se faire non plus et à laquelle se substitue alors l’appel à une reconnaissance par la bru de sa belle-mère, c’est-à-dire l’inversion de la scène, elle-même escamotée dans la Xe partie, entre Brunon et Mme Dursan.
Durant toute la rencontre entre Tervire et la jeune marquise, celle-ci, qui a tenté en vain d’esquiver le regard16, puis l’embrassement de sa belle-sœur, se défend de rien pouvoir faire en l’absence de son époux :
« Je suis bien fâchée, mademoiselle, qu’il ne soit pas ici, me repartit-elle en nous faisant asseoir ; il n’y sera que dans deux jours.
On me l’a dit, madame, repris-je ; mais ma visite n’est pas pour lui seul, et je venais aussi pour avoir l’honneur de vous voir (ce ne fut pas sans beaucoup de répugnance que je finis ma réponse par ce compliment-là […]) […], il s’agit d’une affaire extrêmement pressée qui doit nous intéresser mon frère et moi, et vous aussi, madame, puisqu’elle regarde ma mère. » (XI, 673)
Face à Tervire, son interlocutrice refuse d’occuper la scène : elle n’est pas la bonne personne, il n’y a personne. Tervire contre-attaque avec le vocabulaire de la vision, revendiquant « l’honneur de vous voir », pour une affaire qui « regarde ma mère ». Mais cette visibilité là est entièrement métaphorique, ou plus exactement entièrement contrainte symboliquement : toute satisfaction imaginaire, toute jouissance scopique en est ôtée. A l’extrême « répugnance » de Tervire, il faut opposer le plaisir de coquetterie de Marianne, ici totalement absent.
Le scandale de la pitié bourgeoise
Enfin, si Marianne est éloquente, c’est à l’éloquence globale de sa figure qu’elle doit le succès des scènes qu’elle affronte. Ainsi, devant le ministre, « je me jetai à ses genoux avec une rapidité plus éloquente et plus expressive que tout ce que je lui aurais dit, et que je ne pus lui dire » (VII, 415). Tervire devant la jeune marquise dispose certes « d’une figure assez distinguée » (XI, 673), mais c’est sur un mot que se décide l’issue de la scène :
« on allait la mettre dehors à moitié mourante, sans une femme de ce quartier-là, qui ne la connaissait pas, et qui a eu pitié d’elle : je dis pitié à la lettre, ajoutai-je ; car cela ne s’appelle pas autrement, et il n’y a plus moyen de ménager les termes. (Et effectivement vous ne sauriez croire tout l’effet que ce mot produisit sur ceux qui étaient présents ; et ce mot qui les remua tant, peut-être aurait-il blessé leurs oreilles délicates, et leur aurait-il paru ignoble et de mauvais goût, si je n’avais pas compris, je ne sais comment, que pour en ôter la bassesse, et pour le rendre touchant, il fallait fortement appuyer dessus, et paraître surmonter la peine et la confusion qu’il me faisait à moi-même. » (XI, 677)
Rien de visuel ici. Voici une scène dont les deux protagonistes réels, la mère et le fils, sont absents, et que jouent deux personnages écrans, Tervire et la jeune marquise : la mère mourante qu’on menace d’expulser est mise en abyme par l’expulsion polie qui menace Tervire depuis le salon de son frère. Or c’est précisément la mise en abyme qui bloque l’expulsion, en faisant éclater la trivialité hideuse de la misère dans le riche salon aristocratique.
Tervire a déjà utilisé, sans succès, ce ressort trivial : « tout se réduit à de l’argent qu’elle demande, et dont vous n’ignorez pas qu’elle ne saurait se passer », puis « tout cet arrangement ne consiste qu’à acquitter une pension qu’on a négligé de payer depuis près d’un an » (XI, 674). Ce ressort est le même que celui, traité sur le mode de la farce, de la scène de Mme Dutour avec le cocher. Mais l’argent pur, brutalement refusé, ne permet pas la transaction scénique.
C’est la pitié qui l’opère : la pitié déclenche la contagion sensible, dont la nouvelle économie vient se substituer à l’effet visuel de la physionomie. La pitié gratuitement offerte par une femme du peuple à une marquise tombée dans la misère fait scandale car, forçant la reconnaissance de la mère par celle qui, en l’absence du fils, en porte le nom, elle désigne l’outrage fait à la naissance même, dont le défaut est porté tout au long de La Vie de Marianne. La reconnaissance s’opère bien finalement, par force, mais sans face à face, dans l’absence et dans le déni, à partir d’un mot qui fait tableau. Il n’y avait pas de pitié entre Mme Dutour et le cocher, ni entre les protagonistes de l’altercation et le public de la rue ; point de pitié non plus de Marianne à Valville, à Mme de Miran, à Mme Dorsin, au ministre et à son épouse, mais de l’admiration. Par la pitié, le roman bascule sémiologiquement dans l’économie bourgeoise au moment où, narrativement, il rattrape enfin le déficit aristocratique de ses naissances.
Sans doute la différence de couleur entre l’histoire de Marianne et celle de Tervire est-elle immédiatement sensible à la lecture. Sans doute aussi est-ce dans Marianne que le lecteur saisit l’originalité inimitable de Marivaux. La prise en compte du jeu de miroir entre les deux histoires apparaît néanmoins fondamentale pour saisir ce qui s’y joue à la fois dans le rapport du roman au théâtre et dans l’histoire générale du roman des Lumières : Marivaux n’invente pas la scène dans La Vie de Marianne, mais il en prend conscience, il en formule le premier le méta-discours, il en exploite le substrat théâtral, qui n’est pas celui de la grande manière. C’est d’abord la farce et son parfum de scandale populaire ; c’est ensuite, par le biais de la comédie larmoyante, le drame bourgeois et son interrogation angoissée de la filiation. On part de Watteau ou de De Troy, on va vers Greuze.
Le roman va de scène en scène, il reporte de scène en scène le défaut initial, de naissance, sur lequel il s’est noué. Sans doute n’y a-t-il rien de bien extraordinaire à identifier, d’une manière de plus en plus insistante, ces scènes à des reconnaissances, selon un ressort éculé de la narratologie aristotélicienne : mais ce qui se joue ici dans la reconnaissance est avant tout une transaction, qui change de nature en cours de roman. De la transaction des figures par le regard à la transaction financière pure, la force de ce qui se joue dans cette scénographie repose sur la dureté de cette économie du marché.
Stéphane Lojkine, université d’Aix-Marseille, Cielam
Notes
Les références sont données dans l’édition de J. M. Goulemot, Livre de poche.
Marivaux part de ce modèle topique, la dénégation du roman comme gage de vérité du récit : « Ce début paraît annoncer un roman : ce n’en est pourtant pas un que je raconte ; je dis la vérité » (I, 60). Mais la question de la vérité est ensuite entièrement absorbée dans celle de la coquetterie. Une seule fois, Marivaux oppose la vraisemblance romanesque au récit, à propos de l’infidélité de Valville : « C’est qu’au lieu d’une histoire véritable, vous avez cru lire un roman. Vous avez oublié que c’était ma vie que je vous racontais […]. Un héros de roman infidèle ! On n’aurait jamais rien vu de pareil. Il est réglé qu’ils doivent tous être constants ; on ne s’intéresse à eux que sur ce pied-là, et il est d’ailleurs si aisé de les rendre tels ! Il n’en coûte rien à la nature, c’est la fiction qui en fait les frais. » (VIII, 457.)
Le demi visage désigne le temps du je me voyais me voir, préalable à la scène romanesque, comme lorsque Marianne se mire dans la boutique de Mme Dutour, avant de partir pour l’église avec sa belle robe : « j’essayai mon habit le plus modestement qu’il me fut possible devant un petit miroir ingrat qui ne me rendait que la moitié de ma figure ; et ce que j’en voyais me paraissait bien piquant » (I, 105).
A l’opposé de Marianne, la belle Tervire est caractérisée par le déni du je me voyais me voir : « j’ignorais autant que je pouvais les préférences qu’on me donnait, je les écartais, je ne les voyais point, je passais pour ne les point voir ; je souffrais même pour mes compagnes qui les voyaient, quoique je fusse bien aise que les autres les vissent ; c’est une puérilité dont je me souviens encore » (X, 584).
II, 154, 157 et 156.
Voir par exemple dans la Suite de Marianne par Mme Riccoboni cette répartie de Marianne à Varthon : « je ne vous ai point fait de scène, moi » (La Vie de Marianne, éd. Michel Gilot, GF, 1978, p. 541).
Le mot n’apparaît qu’une fois dans l’histoire de Tervire, pour désigner les aveux de la femme de chambre de Mme de Sainte-Hermières, par lesquels elle révèle que le neveu de M. de Sercour l’a soudoyée pour pouvoir pénétrer dans la chambre de Tervire, la compromettre, et empêcher le mariage avec son oncle, mariage qui aurait déshérité le neveu : « Les témoins de cette scène la répandirent partout » (IX, 571). Il n’y a ni brutalité, ni scandale dans cette scène à peine ébauchée, qui procède déjà de la contamination édifiante et sensible du drame bourgeois.
Voir IV, 254.
On rencontrait déjà ce même jeu après l’éloge de Marianne par Mme Dorsin, dans la quatrième partie : « A ce discours, je levai les yeux sur elle d’un air humble et reconnaissant, à quoi je joignis une très humble et très légère inclination de tête ; je dis légère, parce que je compris dans mon cœur que je devais la remercier avec discrétion » (IV, 245-246).
« une fille de mon âge, et d’une aussi jolie figure qu’on disait que je l’étais » (IX, 540) et « Je vous ai déjà dit qu’on m’appelait la belle Tervire ; car dans chaque petit canton de province, il y a presque toujours quelque personne de notre sexe qui est la beauté du pays, celle, pour ainsi dire, dont le pays se fait fort » (IX, 584) ; « j’étais la belle par excellence » (ibid.).
Cette scène de première rencontre entre le petit-fils Dursan et Tervire est traitée en apparence comme une rencontre accidentelle, et sur le mode noble de l’innocence aristocratique persécutée. On peut s’interroger cependant : Dursan peut-il ignorer qu’il chasse sur les terres de sa grand-mère ? A-t-il eu réellement l’intention de vendre sa bague en ville ? Ou bien s’agit-il dès le départ d’un coup monté pour séduire sa cousine ? Le coup monté est la marque de fabrique des trois dernières parties du roman.
Voir par exemple III, 227, analysé plus haut.
Bru-non, le nom de la bru, qui n’est pas reconnue encore comme bru.
« Ah ! Ma chère Tervire ! s’écria-t-elle en se laissant aller entre mes bras. A cette exclamation, qui m’apprit sur le champ qu’elle était ma mère, je fis un cri » (XI, 664) : c’est la voix, non le visage qui opère la reconnaissance. Le jeu des visibilités est vigoureusement refoulé du récit : la mère « ne veut pas avoir l’affront d’être vue dans l’état obscur où elle est » ; « l’air de son visage étonné me frappa ; […] il me communiqua le trouble que j’y voyais peint » : le visage de la mère n’opère pas la reconnaissanace, il est méconnaissable, les signes en sont brouillés. C’est un visage qui ne dit rien.
« nous jugeâmes qu’il était temps d’aller parler à son fils » (XI, 672).
« Elle s’avança vers moi qui m’approchais d’elle, et me regarda d’un air qui semblait dire : Que me veut-elle ? » (XI, 672) La troisième personne annule le regard que la jeune marquise ne peut éviter ; sémantiquement, le « Que me veut-elle ? » retourne la jeune marquise vers le public de ses invités au moment où elle est obligée de s’avancer vers Tervire.
Table des matières
Sommaire
Entre cour et jardin : le romanesque de Marivaux
Désordres de la parole : Marivaux entre roman et théâtre
Le corps de la coquette : une automate inquiète
Marianne : échange, confiance, contrat
Questions et questionnements de Marianne à Silvia – La modalité interrogative dans l’œuvre de Marivaux
Romans périodiques et ouvrages journalistiques : Marivaux aux frontières des genres
Le roman et son double : délégation romanesque et composition échelonnée dans La Vie de Marianne
Visage, figure, caractère : scénographies de La Vie de Marianne
Les figures dans La Vie de Marianne : spectacle, illustration, imagination
« il faut que je répète les mots » : les fonctions de la répétition dans La Vie de Marianne
Stupeur, rougeur et tremblements de l'héroïne dans La Vie de Marianne
Sens et connaissance : influences empiristes chez Marivaux
A la recherche du « Monde vrai » : vrais et faux dévots dans La Vie de Marianne
La Vie de Marianne et le pacte de lecture
La coquetterie chez Marivaux ou « l’indécision de la vie »
La réticence marivaudienne
La reconnaissance dans La Vie de Marianne : transfert du procédé théâtral ou invention d’un modèle romanesque ?