Avant de commencer mon propos, je voudrais dire toute ma dette envers l’ouvrage de Michel Gilot, L’esthétique de Marivaux, publié en 19981, et dont une nouvelle lecture a renouvelé ma réflexion sur le romanesque marivaudien, réflexion qui avait commencé de vieille date, avec mon travail de doctorat, il y a donc bien longtemps. De cette relecture, s’impose une idée fondamentale dans l’ouvrage de Gilot, à savoir l’unité essentielle de l’œuvre de Marivaux, unité qui échappe encore à ceux qui choisissent le parcours bien délimité de lecture des textes convenus. À ceux qui opposent les romans de jeunesse à La Vie de Marianne et au Paysan parvenu, à ceux qui opposent fiction au théâtre, ou écrits philosophiques aux récits burlesques, Michel Gilot répond en soulignant la constance des points de vue chez Marivaux, la cohérence de toute son œuvre, et affirme que, de même qu’on ne peut séparer ses développements théoriques de ses textes de création, on ne peut séparer son esthétique de son éthique2 ; Marivaux, nous assure Michel Gilot, ne s’est « jamais renié »3.
Cette idée de l’unité fondamentale de l’œuvre marivaudienne déplace, en quelque sorte, les lectures discontinues qu’on a faites de ses textes, et engage à considérer le genre chez Marivaux sous un angle différent. Quand il s’agit du roman, cette cohérence prend une valeur toute particulière.
Revenons un court instant sur le roman au temps de Marivaux. D’une certaine manière, il n’existait pas, du moins pas officiellement. On le méprise pour ses invraisemblances, ou on le refait selon des modalités qu’on a décrites comme « réalistes ». Genre sans genre, le roman est une forme littéraire bâtarde, sans lettre de noblesse, sans ascendance reconnue. Illégitime un peu comme les protagonistes des deux derniers romans de Marivaux, il n’a pas sa place dans la République des lettres. « Le mot avait presque disparu de la langue littéraire », nous dit Michel Gilot4. Le roman est, en fait, un genre qui ne se dit pas, qui ne se reconnaît pas ; son manque de statu fait qu’il ruse et se masque : on n’écrit plus de romans, cela serait vraiment trop « passé », trop démodé et vieux jeu, mais on écrit des Mémoires, des Chroniques variées, des Histoires véritables.
Marivaux a fait du roman pendant la plus grande partie de sa carrière littéraire, mais il l’a fait selon ses propres exigences, et sa pratique du romanesque n’inspire pas, ou à peine, si ce n’est Henry Fielding dans Tom Jones, dont le narrateur invoque Marivaux en même temps que les mânes de Cervantes comme source vitale d’inspiration. En fait, rares sont ceux qui reconnaissent leur dette envers notre auteur. Diderot notamment qui ne mentionne jamais la sienne, probbale, probable bien que Jacques le Fataliste semble tiré tout droit des Nouvelles folies romanesques, alors que par ailleurs il affiche une certaine admiration pour leur auteur. Les romans de Marivaux sont décriés par ses contemporains qui n’en voient pas la nouveauté, et qui s’acharnent sur ce qu’ils considèrent comme leurs invraisemblances ou leur vulgarité. Sans doute plus enclins à prendre ces critiques sur parole plutôt que de considérer le travail de Marivaux en soi, la critique décrivant les innovations de la fiction narrative au XVIIIe siècle continue encore aujourd’hui à citer généralement Tristam Shandy de Laurence Sterne, ou bien-sûr Jacques le Fataliste, comme romans fondateurs, négligeant deux faits : d’une part que Tristam Shandy n’a été publié qu’en 1759 et le roman de Diderot après la mort de celui-ci, en 1798 ; et d’autre part que, quoi qu’on en dise, les romans de Marivaux, eux, ont été lus dés leur parution dont la première remonte à 1713, et ont même rencontré du succès. On ne reconnaît pas l’originalité de Marivaux, encore moins son influence probable sur le roman anglais ; le point de vue sur sa fiction romanesque reste limité, empêtré dans les critiques anti modernes menées, entre autres, par l’abbé Desfontaines, et réitérées à l’envi de D’Alembert jusqu’à nos jours. Comme je l’ai écrit ailleurs, le regard sur Marivaux continue de passer par le prisme déformant de ce que l’on croit entendre par Marivaudage5.
Lorsqu’à l’époque de Marivaux, on prétend renier la tradition romanesque du siècle précédent, cela est affaire de critiques, et même de coteries littéraires, et il ne s’agit souvent que d’une prétention ; on le sait, la lecture des « vieux romans » continue pendant une grande partie du XVIIIe siècle, comme l’atteste Rousseau dans ses Confessions se rappelant avec nostalgie les longues veillées passées à leur lecture. À l’encontre de ses contemporains, Marivaux ne renie pas le roman, et peut évoquer avec nostalgie le charme d’un certain romanesque désuet. Par ailleurs, alors que certains prétendent travestir la fiction en simulacre d’un réel tout-à-fait imaginaire, Marivaux embrasse le faux pour arriver au vrai de l’expérience humaine. Le roman pour lui n’est pas l’équivalent du reality show d’aujourd’hui ; il sait se complaire dans le mensonge de la fiction à qui il attribue des pouvoirs de révélation. Il « n’a certainement pas considéré l’art comme la copie du réel »6, rappelle Michel Gilot. Pour lui, l’art est interrogation du réel plutôt que son reflet ou sa définition7. Marivaux interroge l’homme dans tous ses états ; toute son œuvre est « une entreprise de clarification »8. C’est que, comme le rappelle Sarah Benharrech, dans son ouvrage Marivaux et la science du caractère9, Marivaux fait partie de ceux, de plus en plus rares dans la première moitié du XVIIIe siècle, qui considèrent que la science du cœur humain, cette science humaine dont participe la littérature « est égale en dignité aux sciences exactes »10. Au sein de la République des lettres, la littérature, aux côtés des sciences abstraites, garde donc une fonction cognitive semblable ou du moins complémentaire aux autres modes de connaissance ; il s’ensuit que la littérarité est une forme de connaissance valide, au même titre que la philosophie ou les sciences naturelles. Pour Marivaux, « la littérature est [bel et bien] une poétique du savoir »11. Véhiculé par le roman, la fiction marivaudienne célèbre la vie, l’humain ; drapé dans l’imposture de la fiction, le roman est une véritable méthode de révélation. Avec le roman Marivaux cherche à créer une forme où le lecteur pourra se reconnaître, une forme qui sera donc « fluide, mouvante, conquérante », une « ré invention de la littérature »12 selon les expressions de Michel Gilot, somme toute, une réinvention de la fiction. L’on comprend alors les propos de Philip Stewart, selon lequel Marivaux a, ni plus ni moins, « scellé la réorientation du roman » au XVIIIe siècle13, et l’affirmation de Michel Gilot selon lequel « entre ses mains » le roman est devenu « une forme toute neuve »14.
De même qu’il ne peut pas renier les vieilles formes narratives, le romancier ne peut pas, non plus, ne pas en inventer de nouvelles. Et si, comme l’écrit Georges Poulet, « il n’y a de choix [chez Marivaux], qu’entre la paresse et le mensonge»15, l’écriture romanesque est un défi lancé à la paresse qui mène au mensonge de l’expression, celle de l’auteur et de son narrateur, mais aussi celle du lecteur qui doit accepter d’être littéralement dérouté, entrainé par le récit dans des voies nouvelles de la connaissance. Dans la mesure où l’écriture romanesque se refuse à la facilité du mensonge, le roman recherchera donc à provoquer un sentiment authentique, celui-là même qui est décrit par l’auteur de l’Avis au lecteur qui précède Les Effets surprenants de la sympathie où il est affirmé que le roman n’est fait que pour le cœur. Georges Poulet qui va jusqu’à comparer Marivaux à Pascal, assure que chez lui, « la vraie connaissance est une connaissance du cœur »16. C’est donc à travers une forme de sentiment authentiquement ressenti que le lecteur du roman atteindra la connaissance qui justifie l’activité de l’écriture et celle de la lecture. Selon Michel Gilot, c’est là que réside « l’audace de la thèse de Marivaux » pour sa fiction17, aussi bien, nous le comprenons bien, pour toute son œuvre : l’écrivain doit s’abandonner au geste naturel de l’écriture capable de rendre le cœur, au même titre que le lecteur qui, dans une « lecture active et ouverte »18 doit « rester véritablement lui-même »19. Le romancier se fait alors véritable « pionnier »20.
Michel Deguy disait des comédies de Marivaux et de la parole prolixe de Marianne que « l’innovation de Marivaux, de laisser parler ‘naturellement’ le cœur, implique que le cœur parle »21. Cette remarque décrit aussi l’ambition de Marivaux dés ses premiers romans. On pourrait dire que Marivaux, comme ses contemporains,semble privilégier la forme des pseudo-mémoires. Presque tous ses textes narratifs sont présentés par un narrateur qui s’exprime à la première personne ; mais ce qui se passe avec Marivaux c’est que même s’il n’est que rapporteur d’histoires, son texte engendre sa propre diégèse ; ce que je veux dire est que le fait de « dire » fait que le narrateur finit par « se dire ». On verra que cela est particulièrement vrai pour un texte comme Les nouvelles folies romanesques. Chez Marivaux, tous les narrateurs, même les faiseurs d’histoires des autres, portent leur propre visage. À l’encontre de ses contemporains, la fonction de cette forme narrative n’est pas l’illusion d’un réel, mais un prétexte à mettre en scène la rencontre des cœurs entre les personnages, et entre le lecteur et les personnages qui s’expriment.
Comment se déclenche ce partage des âmes ? C’est ce que je voudrais aborder dans le reste du temps qui m’est échu. Pour cette tentative d’ébauche d’une méthode romanesque marivaudienne, je vais revenir sur le roman le plus « faux » de Marivaux, Les effets surprenants de la sympathie, et sur celui le plus conscient du jeu mensonger de la fiction, Pharsamon, ou les nouvelles folies romanesque22, en me focalisant sur la fonction des récits insérés en tant qu’exemple de situations de communication des cœurs. Ainsi, paradoxalement, c’est à travers la rencontre des cœurs mise en scène par une fiction qui s’affirme comme telle que la nature se reconnaîtra. Le lecteur avisé de roman n’est donc pas celui qui s’instruit de la réalité mais celui qui accepte d’entrer dans le cercle magique du mensonge romanesque pour prendre la mesure de lui-même et du réel.
Le narrateur principal des Effets surprenants intervient de façon régulière. Beaucoup sont de simples interventions de régie où il récapitule les faits et organise son récit. Les autres participent d’un tout autre registre : le narrateur interrompt son texte pour interpeller la dame à qui il dédie son récit. En fait, son écriture du roman relève d’un but précis, donner à la dame d’irrésistibles exemples de l’amour. Est-ce son manque d’expérience (il avoue ne pas encore avoir « l’usage d’écrire »23), toujours est-il qu’il se rend vite compte que son récit ne la touche pas et il commence à douter de son travail : « Vous intéresserai-je pour ce que vous n’avez point vu ? » se plaint-il24.Là réside en effet le problème : la dame qui ne connaît rien de l’amour ne peut pas communier avec les personnages dont les sentiments lui restent étrangers. Le récit du narrateur aboutit donc sur un échec : pour la dame, les nombreuses aventures des personnages quis’imbriquent les unes dans les autres ne révèlent rien si ce n’est une accumulation de péripéties dont la répétition se fait de plus en plus absurde et lassante. Les histoires racontées pour manipuler sa lectrice ne se tiennent pas, condamnation d’un romanesquemécanique et non ressenti.
Paradoxalement, ces mêmes histoires réussissent là où elles ont échoué, quand le narrateur ou la narratrice se trouve dans une situation narrative tout à fait différente. C’est le cas pour le récit de Parménie, raconté sans autre intention que celle du partage des âmes puisqu’elle tient seulement à rendre compte de son histoire à l’homme qu’elle aime. N’ayant rien à démontrer, elle n’intervient dans son récit que pour faire des réflexions ou exprimer son opinion. Jean Rousset n’a pas manqué de voir dans ce « dialogue pardessus la tête des personnages à travers un récit où alterne la présence et l’absence de l’auteur »25, « l’ébauche du véritable Marivaux »26. Je préfère penser qu’il ne s’agit pas ici d’une sorte d’accident, mais de l’effet prémédité qui définit les contours d’une nouvelle forme romanesque.
Car, à mesure que le roman progresse on constate que les récits de narrateurs tels que Parménie (Caliste, Frédelingue, Merville) sont mêlés de notes de plus en plus personnelle, et même intimes, somme-toute de discours. Alors que le pur récit du narrateur dont le texte suit le scénario des romans, s’épuise en péripéties qui ne convainquent personne, encore moins la dame à qui elles sont dédiées, les narrations-discours comme celle de Parménie se font écouter car elles effacent le temps et l’espace, exposent les choix de vie de leurs protagonistes, les dévoilent à leurs auditeurs, et tissent enfin une complexe tapisserie où discours et récit se fondent dans l’échange et la communication. Seul celui qui relate ses propres expériences peut les faire partager aux autres. La narration n’a plus besoin de prétexte, elle se justifie d’elle-même en même temps qu’elle permet la communion des cœurs. Ce qui compte, en définitive, ce n’est pas tant ce qui est arrivé (les aventures en tant que telles), mais ce que le personnage narrateur est devenu en traversant les péripéties de ses aventures, devenir qu’il partage avec l’autre, et qui affecte celui-ci. Alors que la forme narrative du récit aboutit à l’échec, la narration–discours de narrateurs–personnages aboutit au partage des cœurs.
Les Effets surprenants de la sympathie donnent donc l’exemple d’une fiction naturelle, c’est-à-dire d’une fiction où, pour reprendre l’expression de Marivaux à propos du sublime de sentiment « l’auteur nous peint ce qu’il devient »27. On doit ajouter que le roman naturel aura des effets parallèles sur le lecteur, entrainé par sa lecture dans un monde où il est lui-même dans le devenir de communion avec d’autres, et de découverte de lui-même. Le roman, Les Effets surprenants de la sympathie est bien nommé, car le motif dominant est cette communication dans la transparence qui justifie la narration, donc l’œuvre écrite, comme elle justifie les personnes, personnages ou lecteurs. Ces derniers sont invités à prendre part à l’espace du cœur que crée la narration, espace vers lequel tend tout individu authentique, où l’émotion partagée justifie l’existence des êtres28. Les Effets sont l’expression formelle d’une éthique de la communion en même temps que la découverte de son véhicule esthétique ; dans leur prolongement, Les nouvelles folies romanesques se situent dans une éthique similaire qui dénonce l’ostentation littéraire de son protagoniste et donne des exemples encore plus originaux du roman naturel.
On retrouve dans Pharsamon les mêmes distinctions entre narrateurs narrant leur propre histoire, soit des discours, et ceux narrant celle de Pharsamon, soit un récit. Les deux histoires racontées sous forme de discours, sont celle de Clorinne, la Solitaire, et celle de Clélie. Curieusement, ce sont les histoires les moins personnelles du roman. Dans chaque cas, la narratrice disparaît derrière les événements de sa vie et ne laisse voir d’elle-même que ce qu’impliquent ces événements. Alors qu’ils racontent les souffrances qu’on vécues Clorine et Clélie ces discours touchent moins leur audience, Pharsamon, que l’extraordinaire de leurs aventures. En fait, ce dernier réagit à ces histoires exactement comme aux romans qu’il a lus ; il ne voit que des fictions portées par les événements et propres à nourrir ses propres rêves. Dans la réaction de Pharsamon s’inscrit donc une condamnation implicite de la distance qui sépare les narratrices de leurs discours. Cette condamnation des discours impersonnels se trouve confirmée par un autre discours, secondaire celui-là, celui de Cidalise que le Narrateur introduit ainsi dans la Cinquième partie : « Il vaut mieux pour un moment que Cidalise parle elle même, la chose en paraîtra plus touchante ».29 Jean Rousset a vu dans cette remarque l’affirmation du pouvoir émotionnel du discours30 ; mais il faut revenir sur les instances de ce discours : Cidalise enjolive son histoire pour se rendre plus intéressante et surtout plus romanesque aux yeux de Pharsamon. Ainsi ceux qui sont touchés par l’histoire de Cidalise, le sont par le mensonge et sont dupes de son jeu.
Tout change si l’on considère le narrateur du récit principal, celui de Pharsamon, qui livre directement son récit sans intermédiaire, mais intervient de façon intempestive dans son texte. Michèle Mat suggère que c’est « le seul roman de Marivaux qui se présente sans détour comme une fiction destinée à la publication. […]»31. Mais, continue-t-elle, « Chez lui, le roman n’est jamais le discours imperturbable d’un narrateur omniscient à un lecteur passif. […] Ainsi récit d’une aventure, le roman devient bientôt objet d’une discussion dans laquelle des voix multiples et parfois contradictoires le traitent dans des perspectives différentes »32 . Ce narrateur est donc le centre vers lequel convergent tous les différents niveaux du récit, où se résolvent toutes les contradictions apparentes du texte. Sans ce narrateur babillard, Pharsamon ou les nouvelles folies romanesques ne serait qu’un exemple de plus de l’anti roman critique. Mais le narrateur dans Pharsamon fait plus que saboter la romance traditionnelle ; abandonnant ses ruines, il la remplace par une nouvelle forme de fiction originale dont il nous donne des exemples précis dans son texte. Wayne C. Booth le premier soulignait « l’importance historique » des intrusions du narrateur de Pharsamon, « leur influence probable sur Fielding et Sterne »33. Considéré dans le contexte du roman pris dans sa totalité, le Narrateur de Pharsamon apparaît moins comme un critique littéraire, encore moins comme un auteur, que comme un personnage fictif personnifiant le nouveau romanesque marivaudien.
L’évolution de ses interventions le montre bien. Présence sensible dans le Premier livre, dans les livres II et III il disparaît quelque peu derrière ses personnages, reparaît soudain au livre IV, impose sa présence dans les livres V à VII, pour finalement dominer la narration dans les deux derniers livres non seulement par la fréquence de ses interventions, mais aussi par leur longueur. Ses interventions se font selon deux modes : le dialogue avec des lecteurs ou critiques imaginaires, et avec son roman, et les digressions, quelques fois distinctes, quelque fois confondues. Aujourd’hui je me contenterai de traiter du dialogue avec l’ouvrage qu’il écrit, dialogue où le Narrateur commente sa fiction34. Il se plaît à souligner les ficelles de son récit jusqu’à la désinvolture, comme dans l’exemple suivant : « Le dîner mangé, nos quatre personnages allèrent se promener dans un petit bois enclos dans la maison ou bien un vaste jardin, ce doit être l’un ou l’autre, je ne sais pas bien lequel des deux ; car je n’ai point deux partis à prendre. Si je parlais d’amants suivant nos mœurs, je dirais une terrasse, ou je les mettrais dans une chambre »35.Cet accent mis sur l’arbitraire du récit fait du Narrateur un intrus, accentue la distance affichée avec le récit qu’il conduit. Même une intervention qui semble faite pour faciliter la transition d’un niveau du récit à un autre, a pour effet de déstabiliser le récit, comme dans l’exemple suivant : « Mais j’entends qu’il finit son histoire : j’aperçois Clorinne dans un morne chagrin »36, ici, le Narrateur impose au lecteur la présence de son corps de ses sens et de ses actions. Comme le résume Jean Rousset, « [l]a phrase commence en ‘récit’ et se continue en ‘discours’ : on passe brusquement de l’impersonnel au personnel, de l’absence à la présence d’un sujet parlant »37. De telles interventions, de plus en plus nombreuses finissent par altérer son récit de façon définitive, et fait de lui « un récit détruit au fur et à mesure par celui qui le fait », explique Jean Rousset38. Interprète, le Narrateur est aussi arbitre jusqu’à exercer sur ses personnages une ironie sans merci qui le distancie d’eux et nous en éloigne avec lui encore davantage. Cliton devient ainsi « le compagnon du plus grand chevalier de l’univers » et la narration de Cidalise est traitée de « lamentable discours »39. À mesure que cette distance s’accentue, le Narrateurest de moins en moins investi : il finit par s’ennuyer de ses personnages, et bientôt de son récit lui-même, et semble vouloir en abandonner la composition, invitant le lecteur à le compléter, ou coupant même court, comme lorsqu’il conclut une description : « On y voyait encore … Mais on ne voyait plus rien ; car en voilà bien assez »40.
La critique s’est attardée en particulier sur le dialogue du Narrateur avec des lecteurs et des critiques variés, interventions où, de toute évidence, s’élabore peu à peu une sorte de théorie de la fiction. Mais il faut examiner de plus près comment s’exprime cette théorie. Par exemple, le Narrateur prône le droit au mélange des genres et revendique son propre plaisir : « Un peu de bigarrure me divertit »41, clame-t-il. S’il affirme ne composer que selon le hasard, il se montre pourtant très satisfait d’avoir su terminer l’histoire du Solitaire (p.500). Ce qu’il tient à préciser exprime alors ce n’est pas tant la réussite de son récit, que son effort de rester honnête envers ses lecteurs en soulignant« la vanité avec laquelle je ne puis m’empêcher de regarder mon ouvrage ». Il explique : « J’aimerais autant rien que composer sans s’applaudir un peu soi-même de ce qu’on écrit, et principalement quand on n’écrit que pour se divertir, et qu’en voulant se divertir on croit s’apercevoir qu’on plaît. […] Ma foi, [conclut-il] il vaut mieux encore ne tromper personne et avoir un vice de bonne foi, que de l’aggraver par une hypocrisie mille fois plus blâmable, et qui est le raffinement et la quintessence des vices du cœur » (p.667). Le Narrateur du récit a pris conscience que la fiction qu’il raconte sonne faux, de la même fausseté que le rôle endossé par Pharsamon : de même que sera faux celui qui se parant du masque des héros romanesques adopte un destin qui n’est pas le sien, de même, sera faux celui qui composera une fiction sur ce qui n’est pas lui, sur ce qui ne le touche pas de près. Aussi voit-on se substituer dans le roman de Pharsamon le discours du Narrateur où on le voit s’ouvrir et se monter toujours davantage. Ses digressions portent sur le devant de la scène un moi qui n’est bientôt qu’un homme parmi les hommes, et s’abandonne au x confidences : « Je sui jeune [confie-t-il] et je suis par conséquent plus à portée de savoir ce qui convient aux femmes, pour plaire, qu’un barbon », et révèle des préoccupations qui lui sont personnelles et n’ont strictement rien à voiravec l’histoire qu’il raconte, comme sa petite dissertation sur la paresse des jolies femmes (p.606). Le roman est devenu une conversation intime avec le lecteur où le Narrateur se montre sans apprêt, tel quel. Nulle distance entre ce récit et celui qui le fait ; il y a consonance totale entre l’écriture et son sujet.
Il s’agit là du roman naturel, vrai, déjà suggéré avec Les effets surprenants de la sympathie. À nos yeux, Marivaux est tout à fait Marivaux lorsqu’il se plonge dans le roman. Si sa pratique de la fiction évolue, des Effets surprenants à La vie de Marianne, de Pharsamon au Paysan parvenu, c’est parce qu’elle est inscrite dans la personne, Marivaux lui-même, et non pas une notion préconçue du roman qui lui impose des formes selon des normes ou des formules toutes faites. Dans ces conditions, le genre importe peu ; il ne dicte pas les formes. Le roman ne peut qu’être le reflet de celui qui l’écrit, ou il sera condamné à la fausseté et à l’arbitraire. Michel Gilot écrivait : « une phrase, une pièce de théâtre, ou roman dignes de ce nom, c’est d’abord un ‘vif résumé’, un certain pouvoir de suggestion, un univers rayonnant »42. Ce pouvoir Marivaux va le puiser dans l’expression singulière de l’individu qui se construit en même temps qu’il s’écrit et dont le devenir invite son lecteur se reconnaître en lui.
Catherine Gallouët, Hobart and William Smith Colleges, Geneva, New York (USA)
Notes
Michel Gilot, L’Esthétique de Marivaux, Paris, SEDES, 1998.
M. Gilot, L’Esthétique, p. 10.
M. Gilot, L’Esthétique, p.21.
M. Gilot, L’Esthétique, p.114.
Voir mon Introduction à C. Gallouët avec Y. G. Schutter, Marivaudage. Théories et pratiques d’un discours, Oxford, Oxford Studies on the Enlightenment, 2014.
M. Gilot, L’Esthétique, p.50.
M. Gilot, L’Esthétique, p.39.
M. Gilot, L’Esthétique, p.39.
Sarah Benharrech, Marivaux et la science du caractère, Oxford, Voltaire Foundation, University of Oxford, 2013.
Il s’agit des « Réflexions sur l’esprit humain à l’occasion de Corneille et de Racine », dans Journaux et œuvres diverses, éd. F. Deloffre et M. Gilot, Paris, 1988, p.1
S. Benharrech, Marivaux, p.8.
M. Gilot, L’Esthétique, p.38.
Philip Stewart, L’invention du sentiment, Oxford, SVEC, 2010, p.157.
M. Gilot, L’Esthétique, p.13.
Georges Poulet, Études sur le temps humain / vol. 2, Éditions du Rocher, 1976, p.4.
G. Poulet, Études, p.22.
M. Gilot, L’Esthétique, p.31.
M. Gilot, L’Esthétique, p.34.
M. Gilot, L’Esthétique, p.33.
M. Gilot, L’Esthétique, p.80.
Michel Deguy, La Machine matrimoniale ou Marivaux, Paris Gallimard, 1986, p.147.
Jean-Paul Sermain, Le Singe de don Quichotte: Marivaux, Cervantes et le roman postcritique, Oxford, SVEC 368, 1999.
Marivaux, Œuvres de jeunesse, p.12.
Marivaux, O.j., p.49.
Jean Rousset, Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1962 p.50.
J. Rousset, Forme, p.48.
Marivaux, Journaux et œuvres diverses, p.58.
On songe au discours-communion, le sermo humilis décrit par Pierre Jacoebée dans La Persuasion de la charité : thèmes , formes et structures dans les Journaux et œuvres diverses de Marivaux, Amsterdam, Rodopi, 1976, p. 46.
Marivaux, O.J., p.536.
Jean Rousset, « L’empoi de la première personne chez Challes et Marivaux », C.A.I.E.F, 9 (1967), p.113.
Michèle Mat, « L’intrigue et les voix narratives dans les romans de Marivaux », Romanische Forschungen 89. Bd., H. 1 (1977), pp. 18-36p.29.
M. Matt, « L’intrigue », p.27.
Wayne C. Booth, « The Self-Conscious Narrator in Comic Fiction before Tristram Shandy », PMLA, Vol. 67, No 2 (Mar. 1952), p.171.
Expliquant la nature de la folie de Pharsamon (O.J., p.401), soulignant l’outrance de Cidalise (OjJ., p.409), donnant des précisions sur des détails matériels (O.J., p.555) ou sur sa pensée (O.j., p.557).
Marivaux, O.j., p.541-42.
Marivaux, O.j., p.508.
J. Rousset, « Comment insérer le présent dans le récit : l’exemple de Marivaux », Littérature, Vol. 5, No 5, p.6.
J. Rousset, « Comment insérer le présent », p.6.
Marivaux, O.j., p569 et p.538.
Marivaux, O.j., p.674.
Marivaux, O.j., p.457.
M. Gilot, L’esthétique, p.79-80.
Table des matières
Sommaire
Entre cour et jardin : le romanesque de Marivaux
Désordres de la parole : Marivaux entre roman et théâtre
Le corps de la coquette : une automate inquiète
Marianne : échange, confiance, contrat
Questions et questionnements de Marianne à Silvia – La modalité interrogative dans l’œuvre de Marivaux
Romans périodiques et ouvrages journalistiques : Marivaux aux frontières des genres
Le roman et son double : délégation romanesque et composition échelonnée dans La Vie de Marianne
Visage, figure, caractère : scénographies de La Vie de Marianne
Les figures dans La Vie de Marianne : spectacle, illustration, imagination
« il faut que je répète les mots » : les fonctions de la répétition dans La Vie de Marianne
Stupeur, rougeur et tremblements de l'héroïne dans La Vie de Marianne
Sens et connaissance : influences empiristes chez Marivaux
A la recherche du « Monde vrai » : vrais et faux dévots dans La Vie de Marianne
La Vie de Marianne et le pacte de lecture
La coquetterie chez Marivaux ou « l’indécision de la vie »
La réticence marivaudienne
La reconnaissance dans La Vie de Marianne : transfert du procédé théâtral ou invention d’un modèle romanesque ?