Le procédé de la reconnaissance est employé aussi bien au théâtre que dans le roman1. Cette utilisation double entraîne une hésitation théorique : est-il possible de transférer le modèle théâtral à la sphère romanesque sans modification ou bien faut-il, comme le propose Umberto Eco2, inventer une autre typologie3 voire une autre terminologie ? Lorsqu’un auteur comme Marivaux emploie le procédé aussi bien dans son théâtre que dans son roman La Vie de Marianne, l’enquête adopte d’autres contours : trouve-t-on des similitudes formelles ou fonctionnelles entre les deux genres4 ou bien Marivaux les segmente-t-il radicalement ? Les choses se compliquent lorsque l’étude se centre sur le roman lui-même. La reconnaissance est-elle utilisée uniformément dans les deux parties ou est-elle un moyen de distinguer celle organisée autour de Marianne et celle de Tervire ?
Nous avons choisi d’étudier la reconnaissance dans le roman en évitant volontairement de suivre l’ordre chronologique puisque dans un premier temps nous montrerons comment la reconnaissance de la deuxième partie est un élément fortement structurant avant d’analyser le procédé dans la première partie. C’est à partir de ces deux entrées que nous tenterons de donner quelques réponses à nos questions initiales.
I. La reconnaissance aristotélicienne à l’épreuve du roman
Aristote définit la reconnaissance comme « le renversement qui fait passer de l’ignorance à la connaissance, révélant alliance ou hostilité entre ceux qui seront désignés pour le bonheur ou pour le malheur5 ». À l’aune de cette définition, les trois dernières parties fournissent les reconnaissances dont semblent manquer les huit premières. Elles comblent l’absence de la grande reconnaissance attendue, sans cesse différée ou plutôt constamment éludée : celle de Marianne par sa famille ou de sa famille par Marianne. Non seulement cette reconnaissance n’a pas lieu, mais Marianne ne se donne jamais la peine d’enquêter sur ses origines, préférant les prouver par son comportement.
Les trois dernières parties comprennent chacune une scène de reconnaissance principale :
• Neuvième partie : reconnaissance de bébé Tervire par son grand-père : celui-ci reconnaît aussi sa petite fille au sens juridique du terme (p. 521)
• Dixième partie : reconnaissance de son fils par Mme Dursan (p. 621)
• Onzième partie : reconnaissance réciproque de Mlle de Tervire et de sa mère (Mme Darneuil) (p. 664)
La dixième partie est en fait construite autour de deux reconnaissances :
- la reconnaissance du trio Dursan (le jeune Dursan, sa femme et son fils) par Mlle de Tervire. Il s’agit d’une reconnaissance imparfaite (puisqu’ils savaient déjà qui elle était ; et qu’elle les reconnaît sans les avoir jamais connus) et volontaire, puisque mise en scène par Mme Dorfrainville.
- la reconnaissance du même trio par Mme Dursan ; elle aussi mise en scène, mais par Mlle de Tervire, dont la stratégie est explicitement présentée comme théâtrale.
« J’avais donné ordre qu’on allât chercher un médecin et un prêtre; je ne doutais pas qu’on n’administrât M. Dursan; et c’était au milieu de cette auguste et effrayante cérémonie que j’avais dessein de placer la reconnaissance entre la mère et le fils, et cet instant me paraissait infiniment plus sûr que celui où nous étions. » (p. 614)
Il s’agit pour Tervire-dramaturge d’offrir à Mme Dursan l’illusion d’une reconnaissance parfaite par raisonnement, en lui dissimulant qu’il s’agit en fait d’une reconnaissance volontaire (type dévalorisé par Aristote), après avoir écarté coup sur coup deux possibles reconnaissances de qualité inférieure : par signe (la bague) et par souvenir (la voix). L’effet d’une scène ainsi ourdie et placée, est à la hauteur des attentes :
« Mon fils! Ah! malheureux Dursan! je te reconnais assez pour en mourir de douleur, s’écria-t-elle en retombant dans le fauteuil, où nous la vîmes pâlir et rester comme évanouie. » (p. 621)
Reconnaissance heureuse mais fatale, comme l’avait été au livre précédent celle de l’enfant Tervire par son grand-père, et comme le sera peut-être, au livre suivant, celle de Tervire par sa mère déjà bien mal en point.
Une caractéristique fondamentale de la reconnaissance, négligée par Aristote, est la question du savoir relatif du spectateur et des personnages. Qui reconnaît qui ? et à quel moment ? Umberto Eco, qui s’intéresse aux reconnaissances romanesques, distingue les reconnaissances réelles (double ignorance) des reconnaissances contrefaites (quand le lecteur sait ce que le ou les personnages ignorent). Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la question ne préoccupe pas Aristote puisqu’en règle générale6 les reconnaissances théâtrales sont contrefaites (seul un spectateur vraiment distrait ou inculte peut ignorer qu’Œdipe est le fils de Jocaste).
Le roman, au contraire, tient son lecteur imparfaitement informé, dans un jeu constitutif du plaisir de la lecture. Mais les règles implicites de ce jeu veulent qu’une bonne reconnaissance romanesque ne soit pas non plus une totale surprise pour le lecteur ; qu’elle ait été préparée, subrepticement annoncée. S’il est surpris, le lecteur doit pouvoir ne s’en prendre qu’à son manque de perspicacité.
La dixième partie est constituée de deux temps : celui où le lecteur ne sait pas qui sont ces trois étrangers qui rôdent au fond du parc (on sollicite sa compétence à deviner) ; celui où le lecteur connaît tous les personnages (on sollicite désormais sa capacité à apprécier les allusions). Cette seconde compétence est mesurée grâce à des indices semés par l’auteur (ou la narratrice), indices non compris par les personnages, et donc absolument inutiles au progrès de l’action, car en fait destinés au seul lecteur.
Premier exemple : « Sais-tu bien qu’il a un son de voix qui m’a émue ? En vérité, j’ai cru entendre parler mon fils », dit Mme Dursan à Tervire après le départ de celui qu’elle ne sait pas être son petit-fils (p. 599). Il s’agit là d’un cas classique d’ironie dramatique : Mme Dursan « ne croit pas si bien dire ». Le lecteur jouit de sa supériorité sur le personnage.
Voici un second exemple plus complexe, car il sollicite les deux compétences (celle à deviner et celle à apprécier l’ironie dramatique). Au début de la onzième partie, Mme Darneuil s’adresse à Mlle de Tervire, qui vient de lui dire qu’elle allait à Paris retrouver sa mère : « Je voudrais bien être cette mère là, me dit-elle, sans me faire de question sur le pays d’où je venais, et sans me parler de ce qui la regardait » (p. 637)
Le lecteur est ici à peu près dans la situation de Tervire : il n’est pas censé avoir reconnu cette inconnue montée dans le carrosse à la page précédente. S’il est intelligent (et s’il a lu beaucoup de romans), il comprend, par raisonnement dirait Aristote, que ce ne peut être que la mère de Tervire ; s’il est moins attentif ou moins compétent, il ne comprendra qu’en même temps que celle-ci, trente page pages plus tard.
Donc, pour la grande majorité des lecteurs (dont l’auteur de ces lignes), l’effet d’ironie dramatique (elle ne croit pas si bien dire, étant précisément cette mère qu’elle voudrait être) est perdu. S’agit-il d’un jeu gratuit de la part de la narratrice ? D’une sorte de (very) private joke que ne peut goûter que celui qui la fait ? Ou peut-être Marivaux table-t-il sur un mode de lecture particulier : la relecture qui seule permet d’apprécier pleinement ce genre d’effets7.
Dans les trois dernières parties de la Vie de Marianne, l’auteur joue donc avec les codes de la reconnaissance théâtrale et en particulier avec les catégories que propose Aristote8 aux livres XI et XVI de la Poétique. Il s’agit pour Marivaux de mettre en œuvre un régime romanesque de la reconnaissance, selon des modalités subtiles mais peut-être archaïques. En effet, de ce point de vue, l’histoire de Tervire ne semble pas avoir été conçue comme un complément symétrique de celle de Marianne, comme on a pris l’habitude de l’admettre depuis Léo Spitzer9. On dirait au contraire qu’elle a été rédigée avant, voire bien avant, du temps des premiers essais romanesques de Marivaux10 ; ce qui expliquerait – entre autres – qu’elle relève d’une conception de la reconnaissance abandonnée dans les huit premières parties, où se développe en revanche d’autre formes de « reconnaissance élargie ».
II. Vers une conception élargie de la reconnaissance
La première partie du roman, la plus importante en taille, est infiniment plus problématique en ce qui concerne la reconnaissance que la seconde. En effet, le procédé est présent mais ses contours, moins inscrits dans le cadre strict défini par Aristote, invitent à en reconsidérer la définition.
Se dessinent deux grands ensembles qui sont dans un rapport d’intersection l’un par rapport à l’autre : l’un est organisé autour de M. de Climal, l’autre autour de Marianne. La reconnaissance concerne tout d’abord les liens entre M. de Climal et son neveu, reconnaissance redoublée puisqu’elle se joue dans deux scènes inversées : la première dans laquelle M. de Climal surprend Valville aux pieds de Marianne11, la seconde dans laquelle Valville surprend M. de Climal aux genoux de Marianne12. Marianne est, à chaque fois, concernée par ce qui se passe et en même temps spectatrice de la reconnaissance qui se joue13. Dans la première scène, se superposent deux modes de reconnaissance entrelacées, celle qui établit un lien de parenté entre les personnages masculins et celle qui concerne leur lien affectif avec Marianne. Elles ne se situent pas sur le même niveau14 et ne sont pas opérantes pour les mêmes personnages. Ainsi, la parenté entre M. de Climal et Valville, révélée par l’exclamation de ce dernier « Eh ! c’est mon oncle » se présente comme une reconnaissance uniquement pour Marianne15. En même temps, elle est accompagnée d’une reconnaissance par M. de Climal d’un sentiment amoureux qu’il peut aisément décoder dans la posture des personnages présents16. Valville se trouve exclu de ce système de reconnaissances17. Dans la seconde scène18, il sera au contraire au centre du système : en même temps que Valville reconnaît son oncle dans l’homme agenouillé, il reconnaît l’hypocrisie du personnage et le mensonge de Marianne19. Les deux scènes de reconnaissance qui concernent M. de Climal et Valville sont composées comme des scènes picturales. Les termes « tableau20 » et « peindre21 » sont présents dans la première scène et c’est le champ lexical de la « vue » qui est au premier plan dans la seconde22. Dans les deux cas, la narratrice insiste sur l’immobilité des personnages, saisis, interdits, et sur leur absence de parole23. Et dans les deux cas aussi, les reconnaissances ont à voir avec l’hypocrisie de M. de Climal, motif travaillé préalablement pendant les tentatives de séduction que Marianne subit de la part de son protecteur. En effet, M. de Climal est double, à la fois pieux et sensuel. Il a deux visages, un « visage dévot » et « un visage profane24 ». Alors que la découverte de la vraie nature du personnage se révèle essentiellement par le langage verbal et non verbal, le travestissement de l’âme entraîne par un effet de métaphore, le travestissement du corps : « il se démasquait petit à petit, l’homme amoureux se montrait, je lui voyais déjà la moitié du visage, mais il fallait que je le visse tout entier pour le reconnaître, sinon il était arrêté que je ne verrais rien25. » L’emploi du verbe « reconnaître » est étrange dans la mesure où l’on attendrait plutôt le verbe « connaître ». Ici il semble signifier « connaître sous une autre forme » ou « connaître tel qu’il est » comme le suggère la phrase « je ne l’avais connu que sur le pied d’un homme pieux26 ». La reconnaissance dans ces deux scènes prend donc un sens élargi. Si elle est tout d’abord pour Marianne la révélation d’un lien de parenté entre deux hommes qu’elle a rencontrés, elle prend dans ces deux moments romanesques une autre forme et un autre sens, à savoir le dévoilement de l’amour dont le personnage féminin est l’objet et parallèlement la mise à nu de l’hypocrisie de M. de Climal.
III. Marianne ou la reconnaissance impossible ?
Marianne est au centre d’un réseau complexe de reconnaissances qui viennent émailler le roman. Le premier moment a lieu au couvent lorsque Mme de Miran et son amie évoquent, devant Marianne, la jeune fille rencontrée par Valville. Par un raisonnement, Marianne reconstitue le lien familial qui unit Valville et Mme de Miran et elle se reconnaît dans la jeune fille que Valville a rencontrée et dont il est tombé amoureux27. Cette auto-reconnaissance se fait au détriment de l’amour-propre puisque le portrait esquissé28 est peu conforme à la perception que le personnage a de lui-même. Et c’est parce que Mme de Miran dresse un portrait un peu différent29 que Marianne suscite, par ses larmes et par une périphrase30, la reconnaissance formulée ainsi : « vous êtes celle que Valville a rencontrée, et qu’on porta au logis31 ? ». Le passage, assez long, ressemble à une scène de théâtre car la première place est donnée au discours. Marianne est en position de récepteur additionnel d’un dialogue qui la concerne mais ne lui est pas adressé. Elle le commente par une série de remarques qui auraient la fonction d’apartés dans une scène théâtrale. La reconnaissance entraîne ici le roman vers le théâtre32. Dans ce nœud de reconnaissances, le procédé se décline encore sous des formes mineures. Ainsi, Valville amoureux ne ressemble plus à ce qu’on connaît de lui, entraînant alors le verbe « reconnaître » vers un autre sens : « Est-ce là votre fils ? Le reconnaissez-vous à de pareilles extravagances ? ». On quitte là le domaine du théâtre pour entrer dans celui d’une réflexion sur le lien entre apparence et réalité, déconnectée de la situation.
La deuxième reconnaissance concernant Marianne, est, elle aussi, théâtrale. L’attention est portée sur les corps et le dialogue33. La parole est action dans la mesure où elle produit la reconnaissance par révélation. En effet, Mme Dutour, rencontrant Marianne chez Mme de Fare déclare la reconnaître34 et, ce faisant, elle rétablit une vérité qui avait été masquée par le mensonge de Mme de Miran35. La reconnaissance croise alors la question de l’identité sociale36.
Les deux scènes de reconnaissance dont Marianne est l’objet sont donc éminemment théâtrales mais cette théâtralité va-t-elle de pair avec une influence dans l’action ? La première reconnaissance fait paradoxalement tomber les obstacles. C’est la franchise de Marianne qui convainc Mme de Miran de laisser Valville l’aimer. La reconnaissance produit un renversement par changement d’avis. Un dénouement heureux semble possible alors qu’il apparaissait de prime abord inenvisageable. En effet, jusque-là, toute révélation était une menace. Ainsi, après sa rencontre avec Valville, Marianne était obsédée par l’idée que l’on découvre où elle habitait : « Cette Dame qui parlait de femme, de laquais, dont elle s’imaginait que je devais être suivie, après cette opinion fastueuse de mon état qu’aurait-elle trouvé ? Marianne. Le beau dénoûment37 ! ». Or, la révélation de l’état de Marianne n’entraîne pas ce dénoûment malheureux38 mais potentiellement un dénoûment heureux par mariage.
La seconde reconnaissance produit un renversement inverse, du bonheur au malheur. Là encore, le vocabulaire employé appartient au champ du théâtre : « je touche à la catastrophe qui me menace, et demain je verserai bien des larmes39 » ou bien « Et en effet, qui n’aurait pas pensé que cet événement-ci romprait notre mariage40, et qu’il en naîtrait des obstacles insurmontables41 ? ». De fait, le dénouement qui semblait acquis, se trouve annulé par un certain nombre de péripéties : arrivée de la parente, enlèvement, menace d’un autre mariage... Les deux reconnaissances ont donc à voir avec la sphère du dénouement mais ne le produisent finalement jamais, contrairement à ce qui est censé se produire au théâtre, selon la théorie aristotélicienne.
Peut-être est-ce dû au « coup de hasard42 » qui oppose le flux romanesque à l’histoire composée d’une pièce de théâtre. Mais peut-être est-ce dû aussi au fait que le roman, dans son entier, est fondé sur la reconnaissance impossible de l’héroïne. Certes, le personnage de Marianne, comme les personnages du théâtre de Marivaux, est construit comme un feuilletage de diverses strates : le nom, l’état social, le sexe, l’apparence, le costume, le comportement, le langage. Dans les pièces de Marivaux qui contiennent une reconnaissance, l’une de ces strates se trouve profondément affectée du fait d’un travestissement volontaire ou d’un mensonge. La reconnaissance est donc le moment où se rétablit la disjonction momentanée, souvent repérée comme facteur d’incohérence par les personnages, et toujours connue d’un spectateur en surplomb qui jouit de ses effets. Dans le cas de La Vie de Marianne, le nom et l’état social ont irrémédiablement été perdus. Le lecteur peut rêver d’une reconnaissance qui permettrait de rétablir l’entièreté du personnage. Et une phrase de Marianne narratrice à son interlocutrice l’encourage à l’espérer : « N’oubliez pas que vous m’avez promis de ne jamais dire qui je suis, je ne veux être connue que de vous. Il y a quinze ans que je ne savais si le sang d’où je sortais était noble ou non, si j’étais bâtarde ou légitime43 ». Le roman est fondé sur ce vide qui ne peut être provisoirement rempli que par le roman familial de l’accident de carrosse44, construit dès les premières pages et rapporté par divers personnages avec une visée argumentative identique : tenter de prouver par le raisonnement l’origine de Marianne. Il est aussi comblé provisoirement par l’espoir que les autres strates servent à elles seules de preuves. En effet, puisque Marianne a l’apparence, le costume, le langage et le comportement adéquats, c’est qu’elle ne peut qu’être de bonne famille : « C’est que j’ai si peu l’air d’être une Marianne45 ». Cette insistance relève autant de l’auto-persuasion que de la persuasion envers les autres. Mais cela ne suffit pas et Marianne est toujours menacée d’être reconnue pour ce qu’elle ne voudrait pas être. Ainsi, l’absence de serviteur aboutit à une conclusion rédhibitoire chez Mme Dorsin : « Oh, je vous demande, ajouta Mme Dorsin, si une fille de quelque condition va seule dans les rues, sans laquais, sans quelqu’un avec elle, comme on a trouvé celle-ci, à ce qu’on vous a dit46. » Cette lacune dans la sphère du comportement transforme alors la jolie jeune fille, potentiellement bien née, en « grisette ». Et in fine, c’est le langage de Marianne, efficace aussi bien dans sa forme que dans son contenu, qui est le plus à même de pallier les failles des autres strates composant le personnage. Marianne parlante est à la hauteur de ses prétentions. Enfin, le dernier moyen de compenser les chaînons identitaires manquants c’est le mensonge. Mme de Miran, en déclarant que Marianne est la fille d’une de ses amies de province, invente une identité à Marianne qui la reconstitue intégralement, provisoirement du moins.
L’absence de reconnaissance empêche que le dénouement puisse avoir lieu mais c’est sans doute un bien car il serait doublement déceptif. Marianne, fille de gouvernante, serait immédiatement renvoyée à son obscurité et le principe narratif serait tout entier entaché de non validité. Marianne, fille de nobles étrangers n’éveillerait sans doute plus ni le désir ni la curiosité47. C’est paradoxalement le manque qui engendre l’unité d’intérêt. En revanche, la reconnaissance impossible produit des effets de micro-théâtralités comme l’ironie dramatique : « Et vous et vos parents me serez éternellement inconnus, à moins que vous ne me disiez votre nom48 » dit Valville sans comprendre à ce stade à quel point cette méconnaissance n’est pas seulement conjoncturelle et que le problème de Marianne n’est pas résolu par la révélation de son nom.
En conclusion, la reconnaissance dans la partie concernant Marianne, hésite entre picturalité et théâtralité. Elle est détachée de la question du dénouement et sert à une interrogation permanente sur la question du personnage. Marivaux élargit la définition de la reconnaissance, la sortant de sa sphère objective (les relations familiales) pour la ramener à la problématique de l’être et du paraître, de la vérité et du mensonge. Pour désigner cette reconnaissance élargie, il abuse des emplois du verbe « connaître49 » et « reconnaître » mais aussi du mot « reconnaissance » pris dans son acception non dramaturgique, ce dernier agissant comme un signe ou un lapsus terminologique.
Marivaux, dans la sphère romanesque, disjoint la reconnaissance du travestissement, acte volontaire de changement d’identité. Il confie aussi le destin des personnages non pas à une volonté organisatrice mais au hasard qui fait alterner reconnaissances heureuses et malheureuses. L’action du roman, non tenue à la rigueur de l’action dramatique, ose alors emmener le lecteur, comme le personnage de Marianne, de reconnaissance en reconnaissance, libéré du cadre aristotélicien comme de l’attente anxieuse de la fin.
Catherine Ailloud-Nicolas, Denis Reynaud, UMR LIRE
Notes
En témoigne la façon dont le dictionnaire de Furetière en 1727 met sur le même plan tous les genres : « reconnaissance, est aussi un dénouement fort commun dans les Romans, les Comédies ou Tragédies, quand par quelque accident imprévu on en vient à reconnaître une personne dont on avait jusque-là ignoré le nom ou la fortune ou la qualité. »
Umberto Eco, « L’agnition : note pour une typologie de la reconnaissance » [traduction de « L’agnizione : appunti per una tipologia del riconoscimento », 1978], De Superman au surhomme, Grasset, 1993, p. 27-34.
Aristote dans le chapitre XVI définit quatre modalités de reconnaissance.
Catherine Ailloud-Nicolas, « Reconnaissance et dramaturgie dans le théâtre de Marivaux », dans Françoise Heulot-Petit, et Lise Michel, La Reconnaissance sur la scène française, XVIIe-XXIe siècle, Artois Presses Université, Arras, 2009, p. 89-105.
Aristote, La Poétique, traduction de R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 71.
Ce n’est pas une règle absolue (voir L'École des femmes). Mais s’agissant du théâtre de Marivaux, il n’y a jamais de reconnaissance réelle.
Christophe Martin nous signale que cette invitation à relire est explicitement formulée par Marivaux.
Dont on sait d’ailleurs que, comparé aux coquettes, il n’est qu’un petit garçon (La Vie de Marianne, p. 106).
« L’histoire de la religieuse est, ce que la majorité des critiques ne semble pas avoir reconnu, un pendant de celle de Marianne » ; « M. Arland a tort de nous dire que l’histoire de la religieuse “forme un second roman, très différent du premier, un roman qui reste inachevé”, Il n’y a qu’un seul roman, inachevé. » (« À propos de La Vie de Marianne (Lettre à Georges Poulet) », Romanic Review, 1953, repris dans Études de style, Gallimard, 1970, p. 381-382 et 394.
Outre les ressemblances thématiques et stylistiques avec, par exemple, certaines pages de la Lettre contenant une aventure de 1719-1720, il existe un argument externe en faveur de l’hypothèse selon laquelle Marivaux, pressé par son éditeur Neaulme, lui a fourgué une histoire gardée depuis vingt ans dans un tiroir (un peu comme Pharsamon ou les nouvelles folies romanesques (rédigé en 1712-1713, publié en 1737) : les trois dernières parties ont été livrées en bloc en 1741 alors que les huit premières s’étaient laborieusement échelonnées sur une décennie.
Seconde partie, l’épisode se déroule entre les pages 143 et 150.
Troisième partie, p.183.
C’est comme si, par un double effet d’emboîtement, le personnage, du fait de cette scène traumatique, se dédoublait en un couple actrice/spectatrice, couple regardé en surplomb par Marianne narratrice.
La reconnaissance du lien affectif est en majeur par rapport à la question du lien familial traitée en mineur.
D’où le constat que fait le personnage : « sa parenté, que j’apprenais, me déconcerta encore davantage ».
« Par M. de Climal, qui pour premier objet, aperçut Marianne en face, à demi couchée sur un lit de repos, les yeux mouillés de larmes, et tête à tête avec un jeune homme, dont la posture tendre et soumise menait à croire que son entretien roulait sur l’amour, et qu’il me disait : Je vous adore » (p. 143).
Même si Marianne narratrice tisse une troisième reconnaissance, rétrospective, par laquelle Valville envisage la réalité de la nature de son oncle : « Valville remarqua cette façon d’agir obscure, car il me l’a dit depuis. Il en fut frappé. Il faut savoir que, depuis quelque temps, il soupçonnait son oncle de n’être pas tout ce qu’il voulait paraître »,(p. 145). La reconnaissance de la réalité du personnage de M. de Climal est aussi accomplie par la perspicacité de Marianne. C’est là encore un modèle de reconnaissance élargie.
La scène reposant sur les acquis du premier épisode, elle est infiniment plus rapide.
Les deux reconnaissances sont validées par les deux uniques phrases de Valville : « Voilà qui est fort joli, Mademoiselle ! Adieu, Monsieur. » (p. 183).
P. 143.
P. 144. Ce verbe est aussi présent dans le second épisode.
« Apercevoir », « vit », « vision », « contempler », « regard ».
« Plus d’action, plus de présence d’esprit, plus de parole » (p. 183).
P. 97.
P. 95.
P. 92.
Les indices divers donnés par les deux femmes entraînent des hésitations dans la reconnaissance : « Ah ! Seigneur, quelle date ! est-ce que ce serait moi ? » puis : « Bon ! tant mieux, pensais-je ici, ce n’est plus moi ; le laquais qui me suivit me vit descendre à ma porte » (p. 240), et enfin « Ah ! c’est donc moi ! » (p. 242).
Mme Dorsin la traite avec condescendance de « petite fille » (p. 240 et 241). Marianne reprend l’expression à son compte (p. 242).
« Vous concevez bien d’ailleurs que tout cela n’annonce pas une fille sans éducation et sans mérite », (p. 243).
« Je crois que c’est moi qui suis votre ennemie, que c’est moi qui vous cause le chagrin que vous avez ».
Les deux citations sont page 245.
La reconnaissance sous forme de révélation rappelle des exemples du théâtre marivaudien dans lesquelles la parole est investie de cette fonction, dans les pièces à travestissement par exemple.
L’abondance du discours de Mme Dutour est mise en valeur par l’immobilité et le silence des autres personnages : « Vous ne me dites mot », « pas un mot de ma part », « Mlle de Fare baissait les yeux et ne disait mot », « Valville qui jusque-là n’avait pas encore ouvert la bouche » (p. 332-334).
Et ce grâce à un énoncé curieux « N’est-ce pas vous, Marianne ? » (p. 332), que l’on retrouve par exemple dans L’Épreuve dans la scène XII entre Frontin et Lisette.
Elle produit de ce fait une chaîne de reconnaissances puisque Mlle de Fare, la femme de chambre et Mme de Fare reconnaissent, grâce aux propos de Mme Dutour entendus ou rapportés, autant le mensonge que la naissance indécise de l’héroïne. C’est en quelque sorte une reconnaissance par la négative puisque est dévoilé ce qui n’est pas.
« T’a-t-elle reconnue ? » (p. 353) ; « Mme de Fare sait que je ne suis qu’une pauvre orpheline, ou du moins que je ne connais point ceux qui m’ont mis au monde » (p.354).
P. 147.
Notons que la surprise de l’amour et sa perception par les personnages est immédiate, contrairement au long cheminement à l’œuvre dans les pièces de Marivaux qui s’achèvent par un mariage.
P. 331.
On peut se demander si le désamour de Valville, apparemment imputable à la rencontre d’un nouvel objet, n’est pas, en réalité, produit par la blessure d’amour-propre que constitue la scène de reconnaissance avec la Dutour.
P. 348.
P. 171.
P. 60.
Cet accident est désigné par le terme de « catastrophe » par le Ministre, p. 408.
P. 142.
P. 240. L’argument est presque inversé par rapport à celui que tenait implicitement la Dame chez Valville. La bonne apparence de Marianne supposait logiquement la présence d’un laquais : « Êtes-vous seule, Mademoiselle ? N’avez-vous personne avec vous ? pas un laquais ? pas une femme ? » (p. 146).
Notons d’ailleurs que, dans la suite écrite par Mme Riccoboni, la reconnaissance principale est absente, comme si l’auteur avait perçu la nécessité de son manque.
P. 138.
Ces emplois se risquent à la redondance ou à la répétition. Par exemple dans le premier épisode chez Valville : « Car fallait-il qu’il me connût ou non, et moi-même allais-je agir avec lui comme avec un homme que je connaissais. », « Dans la moitié de mon salut, il semblait que je le connaissais ; dans l’autre moitié, je ne le connaissais plus » (p. 145).
Table des matières
Sommaire
Entre cour et jardin : le romanesque de Marivaux
Désordres de la parole : Marivaux entre roman et théâtre
Le corps de la coquette : une automate inquiète
Marianne : échange, confiance, contrat
Questions et questionnements de Marianne à Silvia – La modalité interrogative dans l’œuvre de Marivaux
Romans périodiques et ouvrages journalistiques : Marivaux aux frontières des genres
Le roman et son double : délégation romanesque et composition échelonnée dans La Vie de Marianne
Visage, figure, caractère : scénographies de La Vie de Marianne
Les figures dans La Vie de Marianne : spectacle, illustration, imagination
« il faut que je répète les mots » : les fonctions de la répétition dans La Vie de Marianne
Stupeur, rougeur et tremblements de l'héroïne dans La Vie de Marianne
Sens et connaissance : influences empiristes chez Marivaux
A la recherche du « Monde vrai » : vrais et faux dévots dans La Vie de Marianne
La Vie de Marianne et le pacte de lecture
La coquetterie chez Marivaux ou « l’indécision de la vie »
La réticence marivaudienne
La reconnaissance dans La Vie de Marianne : transfert du procédé théâtral ou invention d’un modèle romanesque ?