Je partirai d’une intuition, ou pour le dire en termes plus marivaudiens, d’un « sentiment » : en lisant La Vie de Marianne, on lit un roman qui tend à se dédoubler perpétuellement. Il y a bien des manières d’appréhender ce phénomène. J’en distinguerai au moins trois :
1. Dès les premières lignes du roman, Marivaux se plaît à avertir le lecteur de La Vie de Marianne que le voile qui dissimule l’identité de sa mémorialiste ne sera jamais levé. En créant un dispositif fictionnel rendant le mystère de la naissance de Marianne à jamais impénétrable, Marivaux s’est donné la possibilité d’offrir conjointement un roman et son double : d’une part la belle et romanesque histoire d’une illustre infortunée et d’autre part le roman d’une jeune fille s’efforçant d’échapper à la misère. Mais ce « second » roman ne se laisse discerner que dans les marges et les silences du récit de la mémorialiste, Marivaux ayant « placé son héroïne dans des conditions telles que sa conduite est condamnée à l’équivoque1 ».
2. Ce perpétuel dédoublement du roman s’accompagne d’un usage particulièrement frappant du « double registre » consubstantiel au genre du roman-mémoires : accusé à l’extrême par la distance temporelle et réflexive entre le temps du récit et le temps de la narration, il est comme annulé dans son principe même puisque le récit de la mémorialiste n’est, au fond, pas d’une autre nature que celui que Marianne est amenée à produire à maintes reprises au cours de l’intrigue, tour à tour devant Mme de Miran, Valville, Climal, l’abbesse du couvent où elle est enlevée, le conseil de famille, ou encore Mlle Varthon. Même si la narratrice englobe dans ses mémoires tous les récits qu’elle a pu faire de sa vie, celui qu’elle rédige n’est jamais que l’un des récits possibles, l’une des interprétations de son parcours biographique.
3. La Vie de Marianne est un roman qui a souvent été taxé d’invraisemblances. De fait, l’intrigue n’est pas avare en coups de hasard particulièrement nombreux et voyants : « l’on ne peut que s’étonner des détours fort peu économiques qu’a pris Marivaux » pour conduire son intrigue et relever notamment « un usage du hasard qui autorise des événements sinon invraisemblables, du moins improbables : trois personnes d’une même famille cèdent aux charmes de Marianne en des lieux différents et il faut aussi que Marianne fasse une chute devant un carrosse qui est celui du jeune homme aimé2 ». Mais l’ambiguïté du roman, selon nous, est que ces événements sinon invraisemblables du moins fort improbables sont sans doute moins imputables au romancier qu’à Marianne elle-même. Il paraît, en effet, opportun ici de faire usage d’une autre notion proposée par Jean Rousset dans son article fameux sur la « structure du double registre » : celle de délégation dramaturgique. Autrement dit, on aurait sans doute intérêt à croiser des traits que Jean Rousset a bien repérés mais qu’il a choisi de répartir en fonction de distinctions génériques : dans le roman, la structure de double registre opposerait le temps de l’action aveugle à celui de la conscience lucide. Cette structure se retrouverait au théâtre dans la distribution des rôles, aux acteurs aveuglés s’opposeraient « les personnages témoins, […] délégués indirects du dramaturge dans la pièce. De l’auteur, ils détiennent quelques uns des pouvoirs : l’intelligence des mobiles secrets, la double vue anticipatrice, l’aptitude à promouvoir l’action et à régir la mise en scène des stratagèmes et comédies insérés dans la comédie »3.
La transposition de cette notion de « délégation dramaturgique » dans le champ romanesque appelle bien sûr une modification profonde du schéma dégagé par Jean Rousset : contrairement à ce qui se passe dans la comédie, cette délégation romanesque n’est pas, dans La Vie de Marianne, attribuée à un personnage latéral ou témoin mais bien à Marianne elle-même. C’est bien elle en effet qui est dotée de quelques uns des pouvoirs du romancier : « l’intelligence des mobiles secrets » (grâce au « sentiment », Marivanne est experte à discerner les motifs des actions ou des discours de ceux et celles qui l’entourent), « la double vue anticipatrice » (elle est remarquablement douée pour détecter dans une situation les éléments qui pourront tourner à son profit), et surtout « l’aptitude à promouvoir l’action » sont des caractéristiques frappantes du personnage. On remarquera toutefois que c’est à Tervire que semble réservé un goût pour les « fonctions de régie » et pour les mises en scène de comédies insérées dans la comédie : c’est en termes explicitement dramaturgiques qu’elle décrit les diverses scènes de reconnaissance qu’elle se plaît à orchestrer dans les deux dernières parties du roman. Mais faute de « sentiment », Tervire, en revanche, semble radicalement dépourvue de cette « double vue anticipatrice » qui caractérise ordinairement les délégués indirects de Marivaux dans ses comédies.
À l’inverse, forte de son aptitude au « sentiment », Marianne est à elle-même son propre romancier, non pas seulement dans le temps de la narration (cette dimension a été fort bien analysée, en particulier par René Démoris4), mais bien déjà dans le temps du récit : à bien des égards, c’est elle qui invente à tâtons son parcours romanesque. Car « c’est toute sa vie, et pas seulement à son terme, que l’être se raconte à lui-même une histoire qui n’est peut-être pas vraie, mais qui présente l’avantage d’être à la fois agréable et utile : n’est-ce pas la prétention du roman ? Cette histoire n’est pas dépourvue de toute réalité, puisqu’elle est le fantasme à travers lequel l’être se conçoit5 ». Il ne s’agit certes pas de discerner une dimension purement machiavélique dans les solutions que Marianne invente pour créer les conditions lui permettant de prolonger la fiction : contrairement à la Flaminia de La Double Inconstance, ou au Dubois des Fausses Confidences, Marianne n’est pas dotée par Marivaux de moyens proprement démiurgiques, mais d’une intuition peu commune, ainsi que d’une culture romanesque sans doute fort opportunément mise à profit (la mémorialiste ne manque pas de souligner qu’avant même d’arriver à Paris, elle « avait lu quelques romans à la dérobée », p. 91). D’où une aptitude à créer les conditions favorables à des rencontres qui eussent été fort improbables si Marivaux n’avait pu s’en remettre à ce « talent ». On songera en particulier à la merveilleuse coïncidence qui fait qu’elle se jette sous les roues du carrosse qui appartient précisément à celui qui occupe alors toutes ses pensées en sortant de l’église : magnifique geste manqué qui relève bien de cette « fonction fabulatrice » dont René Démoris a souligné l’importance ; ou encore à la rencontre avec Mme de Miran, scène dont le point de vue est proprement aberrant, Marianne étant tout à la fois absorbée dans ses larmes et capable de relater les moindres détails de l’effet qu’elle produit sur celle qu’elle désignera désormais comme sa « mère ». Ce qui est ordinairement mis au compte de l’invraisemblance, de la désinvolture, voire de l’improvisation romanesques doit en réalité être conçu, aussi, comme faisant parti d’un dispositif fictionnel à double fond, où l’invention romanesque est, au moins partiellement, déléguée à l’héroïne. C’est ce que l’on voudrait montrer ici en discutant l’une des rares perspectives assez foncièrement neuves dans les études critiques récentes sur la Vie de Marianne.
S’il fallait désigner une direction de lecture spécifique à la critique récente depuis la précédente inscription de La Vie de Marianne au programme des agrégations de lettres, dans les années 1980, sans doute faudrait-il mentionner, en effet, l’attention nouvelle accordée au mode de publication du roman, « par parties séparées ». Dans le sillage des travaux de Marc Escola sur divers romans de l’âge classique « écrits dans l’ignorance de leur fin », qui s’intéressent en particulier aux possibles narratifs articulés au mode d’écriture non téléologique propre aux romans publiés par parties séparées6, plusieurs études ont analysé la périodicité dans La Vie de Marianne. De fait le roman de Marivaux reconduit le système de livraisons successives qu’il avait expérimenté avec Le Spectateur français, puis L’Indigent philosophe. Mais il s’inscrit surtout dans une pratique bien attestée dans la première moitié du XVIIIe siècle : celle de publier des romans de manière échelonnée : Gil Blas de Lesage, Les Égarement du cœur et de l’esprit de Crébillon, Cleveland de Prévost partagent ainsi (parmi bien d’autres romans) avec La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu la caractéristique de « commencer à paraître alors même que leur continuation et mieux encore leur dénouement ne sont pas exactement arrêtés, « sans que l’auteur, et moins encore l’éditeur, dispose d’un manuscrit achevé ni d’une idée bien nette des « parties » suivantes et du dénouement de l’intrigue7 ». Avec « cette circonstance aggravante que leur auteur fictif, le mémorialiste qui tient la plume, est pour sa part réputé connaître à tout instant la suite et le terme de ses aventures8 ».
Ugo Dionne, Anaïs Goudmand, Marc Hersant, Nathalie Kremer, Éloïse Lièvre notamment ont récemment proposé des études qui, avec des inflexions singulières et des objets plus ou moins distincts, prennent toutes en compte cette périodicité du roman de Marivaux9. Mais le paradoxe de cette perspective nouvelle est qu’en offrant des instruments de lecture susceptibles de mieux cerner la poétique propre du roman de Marivaux (montrant en particulier qu’il ne saurait sans dommage passer sur le lit de procuste de la narratologie genettienne), elle conduit souvent, de manière plus ou moins explicite, à des jugements assez dépréciatifs sur la composition du roman, tendant à le juger implicitement selon les normes du roman « bien fait ». Ces études analysent quasiment toutes, en effet, la conduite de l’intrigue en termes de maladresse, d’hésitation, d’indécision, de paralysie, d’enlisement, et pointent à l’envi la myopie de l’auteur, voire la « contradiction presque comique » (Marc Hersant) entre le caractère « improvisé » de l’invention narrative, et le savoir supposé de Marianne mémorialiste.
On voudrait montrer ici que loin de paralyser l’écriture et la création, la publication échelonnée chez Marivaux peut être conçue autrement que comme une défaillance de la composition, qu’on peut la lire au contraire comme source de création littéraire, imaginaire et conceptuelle, pour peu qu’on centre plutôt l’analyse non pas exclusivement sur les contraintes mais sur le parti que Marivaux a su tirer des possibilités narratives propres au mode de publication choisi, en corrélant notamment cette caractéristique au phénomène de délégation dramaturgique ou romanesque évoqué plus haut.
I. Pesanteurs de la composition échelonnée ?
On commencera par relever les trois thèmes récurrents dans ce type d’analyse, qui tendent presque inéluctablement à se transformer en griefs plus ou moins assumés, conduisant à des jugement surplombants et passablement dépréciatifs :
Insistance des effets de liaisons
La publication d’une fiction périodique impliquerait pour l’écrivain la contrainte de rendre sensible le lien narratif entre les différentes parties (par des effets d’annonce et de suspens), voire d’introduire, dans chaque nouvelle livraison, un résumé plus ou moins substantiel des épisodes antérieurs. L’effort pour « combler par différents expédients « le délitement qui menace toute fiction différée » (U. Dionne, p. 155) entraînerait dans la Vie de Marianne des effets de suspens et des effets de répétition passablement grossiers.
D’où la récurrence des effets de suspens en fin de partie. Le dénouement de la séquence du récit ne coïncidant pas avec la clôture temporaire de la narration, en découle logiquement un effet suspensif : ce qui distingue la tension narrative propre au récit périodique, c’est qu’il s’agit d’une tension intermittente, reposant sur une narration discontinue, comme en témoigne, parmi bien d’autres exemples, la fin de la cinquième partie :
« […] Favier, en rougissant, nous assura qu’elle se tairait, mais le mal était fait, elle avait déjà parlé ; et c’est ce que vous verrez dans la sixième partie, avec tous les évènements que son indiscrétion causa ; les puissances même s’en mêlèrent » (Vie de Marianne, p. 337).
Comme le souligne Marc Hersant, « les ficelles les plus grossières du « feuilleton » font à l’occasion l’affaire, et la sixième partie peut se terminer par le coup de théâtre créateur de suspens de l’arrivée-spectacle de Mme de Miran et de Valville chez le ministre, mettant le lecteur en attente de la partie suivante, ce qui est la recette éternelle de toute bonne fiction narrative livrée en épisodes détachés10 ». Il n’est pas juqu’à la fréquence des passages récapitulatifs, et en particulier la répétition incessante par Marianne de l’histoire de sa vie qui ne puisse être mise au compte de cette fiction périodique selon Ugo Dionne. Étant donné les intervalles parfois très longs (plus de 2 ans et demi entre la première et la deuxième partie et quatre ans entre la huitième et les trois dernières), la multiplication des passages récapitulatifs « serait une manière pour Marivaux de combler les béances occasionnées par le délai des livraisons périodiques : chaque partie de La Vie de Marianne contient, sous une forme allusive ou abrégée, la totalité du roman antérieur » : il s’agirait en somme d’offrir au lecteur des récapitulations l’aidant à se remémorer les éléments essentiels de l’intrigue et compensant les longues interruptions occasionnées par le délai des livraisons périodiques du roman. D’où « l’agacement que peut occasionner la proximité de ces passages, lors d’une lecture suivie », même si cet « agacement » est neutralisé par la réception périodique pour laquelle la Vie de Marianne somme toute a été conçue11 ».
Est également mise au compte de cette composition échelonnée l’insistance de la mémorialiste autour des plus ou moins longues interruptions de la publication de ses mémoires. Au début de chaque partie, la narratrice insiste, on le sait, sur la lenteur ou la rapidité de sa rédaction. Elle explique ses retards, anticipe la surprise ou la déception de sa destinataire12. Oubliant très vite la fiction du manuscrit trouvé qui présuppose que les Mémoires de Marianne sont complets et prêts à être publiés dans leur intégralité, « Marivaux s’amuse comme on sait à mettre l’attente du lecteur en parallèle avec celle de la destinataire fictive du récit de Marianne, élément repris ad nauseam à l’ouverture des parties, mais ce parallèle n’a absolument aucun fondement : ce n’est pas parce que la destinataire d’il y a quarante ans a attendu que le lecteur des années 30 doit en faire autant, et le tout a évidemment les allures d’une plaisanterie à rallonge – sur ce point comme sur la question des réflexions, Marivaux-Marianne en fait un peu trop13 ».
Dysfonctionnements des prolepses
Comme roman s’écrivant dans l’ignorance de sa fin, La Vie de Marianne appartient à une catégorie de roman qui ne se laisse pas étudier dans une perspective aristotélicienne de causalité régressive. Ce mode de publication commande une « économie narrative » très particulière : chacune des parties une fois publiée, toute correction ou tout repentir est bien sûr interdit au romancier. La prolepse, en particulier, devient un exercice périlleux puisque dans une fiction périodique, « elle est moins un effet d’annonce qu’une forme d’engagement sur une suite qui reste à écrire, mais dont rien ne garantit qu’elle le sera vraiment14 ». Divers dysfonctionnements du discours proleptique peuvent ainsi été relevés :
- certaines prolepses sont manifestement en excès : on relèvera en particulier l’annonce assez étrange de Marianne au début de la première partie : « j’appris à faire je ne sais combien de petites nippes industrie qui m’a bien servi dans la suite » (p. 66). Rétrospectivement, et même si l’on considère le roman comme inachevé, on ne voit guère à quel moment de son existence cette « industrie » aurait bien pu lui servir. Quant à l’histoire de la religieuse, on sait qu’elle est annoncée dès la quatrième partie, mais n’est racontée qu’à partir de la huitième.
- d’autres prolepses, à l’inverse, brillent par leur absence dans certains passages clés du roman. Rien n’annonce notamment l’infidélité de Valville. Quant aux premières mentions de Climal, elles ne signalent pas le rôle peu honorable qu’il jouera, ni sa conversion finale à la vertu. Mais c’est surtout l’irruption intempestive de la Dutour dans la cinquième partie qui semble l’exemple le plus probant, puisque la mémorialiste souligne elle-même que rien ne laissait présager son retour à la fin de la troisième partie :`
« À peine achevait-elle de m’habiller, que j’entendis la voix de Mlle de Fare qui approchait, et qui parlait à une autre personne qui était avec elle […]. Ah ! madame, devinez avec qui, devinez ! Voilà ce qu’on peut appeler un coup de foudre.
C’était avec cette marchande de toile chez qui j’avais demeuré en qualité de fille de boutique, avec Mme Dutour, de qui j’ai dit étourdiment, ou par pure distraction, que je ne parlerais plus, et qui, en effet, ne paraîtra plus sur la scène » (V, p. 331-332)
Cette paralipse semble le signe évident d’une écriture qui a manqué de prévoyance ou qui n’a pas su anticiper suffisamment en amont sur le développement en cours : « en effet, comment Marianne en quittant la Dutour aurait-elle pu oublier la fatale rencontre qui formera le retournement de tous ses espoirs de mariage avec Valville ? La bévue est incompatible avec la visée rétrospective de la narration qui relate en fonction d’une fin, et significative d’une écriture qui se construit à chaud15 ».
L’œuvre de Marivaux serait donc écartelée entre la prétendue part de “mémoire” de la narratrice et la part d’invention qui appartient au romancier, la première étant singulièrement chahutée par la seconde16 ».
Immobilisation du récit
D’où enfin le risque constant pour le récit « de patiner et de s’enliser dans les situations acquises17 ». Ces diverses études insistent presque toujours en effet sur le caractère fragmentaire d’une narration qui « s’embourbe » dans des détails sans fin, des répétitions, des récits enchâssés, semblant couper court à toute idée de progression, et a fortiori de tension narrative : le récit tend à l’immobilité, à la paralysie. Soutenant l’hypothèse que le roman de Marivaux est une tela sans telos, Nathalie Kremer, en particulier, a souligné la présence de paralipses et de diverses contrefictions : La Vie de Marianne serait riche de plusieurs récits possibles entre lesquels Marivaux se serait efforcé de ne pas choisir, le dispositif du roman mémoires étant en l’occurrence fondé sur un scénario impossible à réaliser : « c’est l’impossibilité logique de l’assomption de la lingère en comtesse qui immobilise le roman, au sens où la fiction ne parvient pas à lever l’aporie, et se trouve condamné à explorer à l’infini les fils possibles d’un tel raccord18 ». Même la tendance du roman à répéter constamment le récit de la vie de Marianne peut être perçue comme un moyen d’étoffer la trame narrative sans avancer vers un dénouement. La Vie de Marianne multiplierait les hésitations, les indécisions, « erreurs d’écriture compli[quant] la lecture téléologique d’un roman qui ne cesse de démultiplier les possibles comme pour éviter à tout prix de finir […]. En s’abstenant d’avancer vers une fin, le récit s’immobilise par le redoublement, le grossissement ou le retournement (du récit comme de la narration)19 ».
Vu les mille et une manières qu’a le récit marivaudien de tisser et retisser la même toile, on conçoit que l’analyse s’achève sur le mot cruel traditionnellement attribué à Voltaire : Marivaux serait celui qui « pèse des riens avec des balances en toile d’araignée ». C’est ici que, non sans paradoxe, l’analyse narratologique la plus moderne rejoint la critique anti-rococo, fût-ce en la délestant de sa dimension violemment polémique.
II. Quelques nuances
On voudrait rapidement au moins nuancer certaines des propositions de ces diverses études consacrées aux implications de ce mode de publication par partie séparée pour La Vie de Marianne
Sur les récapitulations
S’agit-il d’offrir au lecteur des récapitulations l’aidant à se remémorer les éléments essentiels de l’intrigue et compensant les longues interruptions occasionnées par le délai des livraisons périodiques du roman ? Une telle hypothèse ne saurait épuiser la question des répétitions de récit et Ugo Dionne le souligne justement lui-même. Étant donné la minceur de la matière proprement narrative de La Vie de Marianne, le risque que le lecteur ait oublié l’épisode inaugural de l’accident du carrosse et les quelques événements essentiels dont se compose l’histoire de Marianne paraît en réalité assez faible. La fréquence du phénomène et son caractère systématique rendent en outre cette explication d’autant moins probante que certaines parties ne comportent pas moins de deux récits récapitulatifs (parties V et VII). L’enjeu est, en réalité, bien plus considérable : même si l’on accorde une fonction récapitulative à ces récits, force est d’admettre que Marivaux a su exploiter cette fonctionnalité en lui donnant un rôle bien plus essentiel : il faut comprendre que même si la narratrice englobe dans ses mémoires tous les récits qu’elle a pu faire de sa vie, celui qu’elle rédige n’est jamais que l’un des récits possibles, l’une des interprétations de son parcours biographique. D’où le fait que l’histoire de Marianne soit aussi et peut-être avant tout le récit d’un apprentissage du récit, dont Marianne apprend à maîtriser les enjeux et les pouvoirs. Le récit de soi apparaît régulièrement, au sein de l’histoire, comme un enjeu et parfois même comme une des conditions de sa survie sociale : « chacun de ces récits autobiographiques prend appui sur celui qui le précède pour conduire l’héroïne un peu plus loin dans la voie de la réussite, jusqu’au moment où la comtesse âgée, prend la plume et rédige ses mémoires20 ».
Variations ou immobilisme ?
Marivaux procède certes par variations à partir de situations topiques. Mais répétition n’implique pas nécessairement immobilisme. Pour le montrer, on se bornera à un seul exemple, mais qui embrasse les quatre premières parties du roman. Une lecture poéticienne pourrait montrer qu’à trois reprises, Marivaux redonne une sorte de virginité absolue à son héroïne, et se donne les moyens de relancer l’action à nouveaux frais en déliant Marianne de tout entourage familial et social : en « liquidant » d’abord les parents naturels, puis les parents adoptifs (le curé et sa sœur), et enfin en écartant Climal (avant de le faire mourir à son tour peu après). Mais la structure commune que permet de dégager ce point de vue narratologique ne doit pas masquer la discrète mais capitale évolution qui se laisse discerner dans ces trois moments de relance du récit. Pour se tirer de l’embarrassante situation où elle se trouve face à Valville, Marianne n’a su que soupirer et pleurer. Remède certes déjà assez miraculeux. Mais à ce moment de son récit, elle était encore presque ignorante de l’effet touchant et séduisant inhérent à sa situation d’orpheline infortunée, et n’avait pas su en faire l’histoire à Valville (p. 140). Or, face à Mme de Miran, Marianne a su, à l’inverse, exploiter tout le potentiel romanesque de son histoire: « Là finit mon petit discours ou ma petite harangue, dans laquelle je ne mis point d’autre art que ma douleur, et qui fit son effet sur la dame en question » (p. 219). Selon la mémorialiste, il n’entrerait aucun art dans l’éloquence de la jeune fille. L’efficace de son discours serait parfaitement naturelle, liée à l’expression de sa douleur et de sa sensibilité. Mais de cet effet touchant et séduisant inhérent à sa situation, Marianne est bel et bien devenue la productrice.
Réticences proleptiques et « effets à large ouverture de compas »
La parcimonie des prolepses est certes une conséquence de la publication par parties séparées, mais elle correspond profondément aussi à la poétique de Marivaux, essentiellement non téléologique. Au reste, est-il bien certain que le retour inopiné de la Dutour doive être interprété comme une bévue narrative de Marivaux ? Comme l’a justement souligné Henri Coulet, cette bévue n’en est pas vraiment une21. C’est bien plutôt d’un effet d’improvisation qu’il faudrait parler, car Marianne s’excuse d’une distraction qu’elle n’a pas commise : elle a certes fait ses adieux en pleurant à la Dutour, mais elle n’a jamais dit qu’elle ne parlerait plus d’elle. Il serait donc erroné de mettre cette pseudo-bévue au compte de la supposée maladresse d’un romancier écrivant « chemin faisant », et dans l’ignorance de la suite des événements.
De même, les larmes que Marianne verse en quittant la Dutour ne sont pas contradictoires avec le sentiment immédiat d’être « déplacée » lorsqu’elle est placée chez la lingère, dans la première partie. Florence Magnot l’a justement montré : plutôt que d’y voir une forme de maladresse d’un auteur qui écrit dans l’ignorance de la suite, on peut lire la scène en l’opposant à la manière dont Tervire observe les larmes du fermier Villot d’un œil sec pour nourrir l’hypothèse d’une représentation différenciée du changement de place dans les deux histoires. Rétrospectivement, le détail prend sens au sein d’une structure visiblement conçue comme un diptyque (vie de Marianne / histoire de Tervire).
Que La Vie de Marianne n’obéisse pas une composition par causalité régressive n’empêche nullement Marivaux de produire des effets « à large ouverture de compas » pour parler comme Proust. De tels effets peuvent, en effet, être créés par l’aval, Marivaux ayant visiblement une mémoire fort précise de ce qui précède lorsqu’il rédige les différentes parties de son roman, et inventant des épisodes ou des séquences qui engagent le lecteur à une relecture ou une réinterprétation globale ou partielle du roman ou de certaines séquences du récit. Ainsi, avec Mme Dutour, c’est un passé inavouable et comme refoulé qui fait retour, revenant hanter un présent fondé sur l’oubli ou le déni d’un épisode pourtant encore très récent de l’histoire de Marianne. Parodie d’une scène de reconnaissance qui, dans sa version noble, n’aura jamais lieu (sauf dans l’histoire de Tervire, mais sur un mode délibérément déceptif), cette scène est d’autant plus ironique que Marivaux prête alors à Mme Dutour, comme l’a remarqué Florence Magnot « des paroles qui transmettent au fond le même message pour lequel elle a été chaleureusement remerciée lors de l’épisode de la tourière22 ». Mais l’histoire de Marianne en humble et honnête fille de boutique n’est désormais plus bonne à dire. Le récit de la marchande qui fut si salutaire à l’héroïne à la fin de la troisième partie (il offre au récit de Marianne une caution morale autorisant Mme de Miran à la prendre sous son entière protection) est devenu dans la cinquième partie, le discours le plus inconvenant, plongeant Marianne dans une situation intenable parce qu’elle ne saurait alors produire un récit permettant de tisser une continuité entre le moment présent et son passé dénié.
De tels effets visent bien à engager le lecteur à une opération mentale ou une activité herméneutique spécifique dont le principe peut être défini comme celui d’une application indirecte des énoncés, ou d’un éclairage réciproque et a posteriori des unités narratives qui suppose une conception globale de l’œuvre : le tout n’a sans doute pas une complète autorité sur les parties, mais il y a bien une conception globale de l’œuvre.
L’ignorance de la fin ?
Que La Vie de Marianne soit un roman écrit dans l’ignorance de sa fin est une proposition à manier avec prudence, en ce qu’elle touche à l’épineuse question du supposé inachèvement de l’œuvre. Une économie des possibles narratifs semble certes discrètement engagée dès le titre du roman : La Vie de Marianne ou Les Aventures de Madame la comtesse de ***. Paradoxalement associé au terme de comtesse, le mot « aventures » avait, en effet, de quoi intriguer. Une matière narrative, certes ambiguë, n’y était-elle pas discrètement programmée ? Par quelles aventures une Marianne23 avait-elle bien pu devenir une comtesse ? Ce qui pouvait laisser présager le roman d’une aventurière, sinon d’une pícara. Ou bien : quelles aventures pouvaient expliquer qu’une comtesse ait pu être prise pour une Marianne ? Ce qui pouvait laisser espérer un roman fondé sur le topos d’une reconnaissance tardive. Faut-il percevoir dans cette ambiguïté initiale une hésitation de Marivaux entre deux romans possibles24 ? On fera plutôt l’hypothèse que La Vie de Marianne se construit ironiquement (non sans hésitation, ni tâtonnement) sur le refus de ces deux romans virtuels. Après la rencontre avec Valville, et surtout celle de Mme de Miran, Marianne n’évolue plus que dans la bonne société, et la possibilité d’un destin picaresque est ainsi définitivement écartée. Que la vie de Marianne soit en réalité l’histoire d’une « aventurière » est en revanche, une possibilité rappelée de façon récurrente dans le roman, mais il s’agit moins là d’un possible romanesque que d’une autre interprétation possible de son récit que Marianne rencontre dans la parole des autres, ou lorsqu’elle adopte le regard des autres sur sa propre histoire.
Quant au roman possible de la reconnaissance tardive, loin d’être « l’une des causes fondamentales de l’inachèvement de l’œuvre25 », il est manifestement un leurre avec lequel Marivaux se plaît à jouer d’autant plus nettement dans La Vie de Marianne qu’il avait déjà été abondamment exploité par Marivaux dans ses romans de jeunesse : « l’orpheline née de parents inconnus, de sang évidemment noble à en juger par sa beauté, ses manières et la qualité de son âme, et qu’un intense amour lie à la dame qui l’a recueillie, pour en faire sa fille, fascinait tellement l’écrivain qu’avant de l’immortaliser sous le nom de Marianne, il l’avait déjà mise en scène au moins trois fois26 ».
Dès les premières lignes du roman, Marivaux se plaît à avertir le lecteur de La Vie de Marianne que le voile qui dissimule l’identité de sa mémorialiste ne sera jamais levé. Nul hasard, au reste, si Marivaux abandonne Marianne à un moment où le champ des possibles, qui est à la fois le sujet et l’objet même du roman, s’est réduit à tel point que son être, ayant perdu sa plasticité originelle, ne pourra plus guère changer : ses « mémoires s’interrompent quand au moi naissant et en devenir succède le moi engagé et fixé dans sa définition sociale27 ».
Loin de paralyser l’écriture et la création, la publication échelonnée chez Marivaux peut donc être conçue plutôt que comme une défaillance de la composition, comme une source de création littéraire, imaginaire et conceptuelle, Marivaux sachant tirer parti des bénéfices d’une composition par additions successives, et exploitant admirablement la liberté offerte par ce mode de composition qui implique que « le tout n’a pas autorité sur la partie28 ».
III. Les possibles de la composition par additions successives
La publication par livraisons successives offre à l’écrivain la possibilité de tenir compte des critiques du public (ce dont Marivaux ne se prive pas, que ce soit au sujet de l’abus supposé des « réflexions », de la « vulgarité » de la scène du cocher et de la lingère, ou de l’infidélité de Valville).
Elle offre aussi et surtout à Marivaux le moyen de modifier son projet, et même de le réorienter chaque fois qu’il entame une nouvelle partie. Le romancier peut ainsi se soustraire à l’obligation d’inventer une histoire complète, et en particulier ne pas focaliser son intrigue sur une relation amoureuse autour de laquelle s’organiserait l’ensemble du récit. Face aux multiples réorientations du récit, au fil des parties successives, on peut faire l’hypothèse d’une véritable stratégie de désorientation chez Marivaux à laquelle est soumis le lecteur dans les premières parties de l’œuvre.
La première partie du roman est ainsi centrée autour d’une « confrontation entre une jeune vierge innocente et un riche faux dévot : cela pourrait amorcer la trajectoire d’une courtisane, et orienter vers la basse Romancie, dont les indices sont la petite maison et le “solliciteur de procès”, remarqué par le père Saint-Vincent29 ». La réorientation est très sensible au début de la seconde partie : on sait que dans une première version, dont ne subsiste qu’un fragment, la scène de la rencontre à l’église n’existait pas. Marivaux s’est donc donné la liberté d’entamer une histoire d’amour dans la seconde partie, que rien n’imposait inéluctablement, abandonnant par là-même « la tonalité discrètement picaresque de son début30 ».
Cette stratégie de désorientation se poursuit dans la troisième partie, Marianne rompant avec Climal et parvenant à se trouver une nouvelle mère dans un couvent. C’est seulement dans la partie suivante qu’elle apprendra qu’elle est la mère de Valville. Séduite par Marianne, Mme de Miran devient très vite la meilleure adjuvante au projet de mariage de la jeune fille avec son fils. Mais une nouvelle surprise est ménagée au lecteur dans la septième partie, avec l’infidélité de Valville et plus encore, dans la huitième partie, avec l’absence de désespoir que cette infidélité suscite chez Marianne. Ces manquements flagrants aux usages du roman bien fait sont avant tout le moyen que le romancier se donne pour imposer à la fois une conception très originale de l’expérience amoureuse et une remise en cause assez radicale de la nécessité même d’un sujet dans l’écriture du roman.
Dans sa Lettre sur l’origine des romans (1669), qui constitue l’un des premiers essais théoriques spécialement consacré au genre romanesque, Pierre Huet en avait fermement défini l’objet propre : « l’amour doit être le principal sujet du roman31 ». Or, le moins qu’on puisse dire est que La Vie de Marianne ne répond qu’imparfaitement à cette obligation. D’abord, on l’a dit, parce que l’intrigue amoureuse ne commence qu’avec la seconde partie, sans peut-être même avoir été prévue au début de la rédaction. Ensuite parce que Marivaux a donné à son récit par ce procédé d’additions successives une dimension « sérielle » alors même que, contrairement au roman liste du libertinage, il s’est plu à borner les relations de la jeune fille à un cercle très étroit, et même quasi consanguin : Marianne rencontre tour à tour l’oncle (Climal), le jeune homme (Valville) et sa mère (Mme de Miran), les autres personnages restant plus ou moins périphériques. Mais précisément, dans ce schéma narratif, la rencontre amoureuse n’est pas l’événement central autour duquel s’ordonne toute la fiction. Elle n’est qu’une étape dans un parcours qui conduit Marianne des manœuvres sordides de Climal à l’affection quasi maternelle de Mme de Miran.
De même que, dans la deuxième partie, la rencontre avec Valville fait passer Climal au second plan, la liaison amoureuse se trouve éclipsée quasiment dès la fin de la troisième partie par la rencontre bouleversante avec Mme de Miran : « et nos yeux se rencontrèrent » (p. 212). La formule est saisissante, on le sait, et place immédiatement la rencontre des deux femmes sous le signe de l’éblouissement amoureux. Valville passe alors à son tour au second plan, bien avant d’être infidèle. À partir de la quatrième partie, les débordements affectifs les plus violents n’auront pas lieu entre Marianne et le jeune homme, mais bien entre l’orpheline et celle qu’elle ne cesse d’appeler sa « mère » (sous le regard extasié de Mme Dorsin : entre femmes donc). On conçoit dès lors que la jeune fille puisse « manquer au rite capital de la jalousie, lorsque, à l’indignation des critiques, elle souffre bien moins qu’on ne devait s’y attendre de l’infidélité du jeune homme32 ». Une telle infraction aux conventions romanesques en dit long sur le refus de réduire la destinée féminine à l’expérience amoureuse. Dans La Vie de Marianne, le rapport amoureux n’est plus qu’un aspect parmi d’autres dans l’évocation d’une expérience globale du monde.
Sur le plan de la poétique romanesque, devant cette composition par additions successives et cette série de réorientations et de désorientations, le lecteur est en droit de se demander quel est le sujet du roman. C’est à cette lumière que s’éclaire aussi l’inachèvement, qu’il convient de percevoir comme un « écart très conscient par rapport à ces récits bien faits du modèle classique qui donnent l’illusion de tout dire »33.
Mais le parti le plus essentiel que Marivaux a tiré de la publication périodique est ailleurs. Tout se passe comme s’il avait exploité l’économie des possibles narratifs propre aux publications par parties séparées (la fiction devant continûment trouver les voies de sa continuation) pour produire un effet vertigineux en ce qu’il est rigoureusement isomorphe à l’expérience de Marianne telle que la relate la mémorialiste. La jeune fille est, en effet, saisie à ce moment déterminant de son existence, où en vertu (ou à cause) de sa naissance obscure, tous les possibles, même (ou surtout) les plus sombres, s’offrent à elle. De sorte que l’indétermination initiale du récit coïncide exactement avec l’absence totale d’identité sociale de la jeune fille : « combien de Marianne possibles comportait l’avenir de l’enfant recueillie à demi étouffée dans le carrosse ! » remarque justement Henri Coulet34. C’est bien ce vertige des possibles qui saisit Marianne au moment de découvrir Paris. C’est bien aussi l’effet que suscite la description en quelque sorte génétique de l’élaboration d’une conscience morale qui ne se forme qu’à tâtons, ne perd sa remarquable plasticité qu’au fur et à mesure des épreuves et des rencontres contingentes que lui ménage la fiction et qui lui permettent de se définir un être.
Sur le plan de l’économie narrative, c’est Marianne elle-même qui trouve les moyens de la perpétuation d’une intrigue toujours menacée de déboucher sur une aporie : qu’il s’agisse de la rencontre avec Climal, avec Valville ou avec Mme de Miran, c’est elle qui est chargée (« avec les moyens du bord », pourrait-on dire) de trouver l’issue dans les impasses narratives où la place régulièrement Marivaux. On est ici, on le voit, au cœur de ce phénomène de délégation dramaturgique évoqué plus haut. L’invention romanesque est, pour une large part, laissée à l’initiative du personnage. C’est ainsi que, dans la deuxième partie, le récit s’immobilise dans le tête à tête de Valville et Marianne, qui se refuse à révéler son adresse et son emploi. Littéralement dans une impasse, Marianne trouve l’issue par ses larmes : ce sont elles qui lui permettent de sortir du cruel dilemme où elle se trouve de ne pouvoir éternellement rester muette devant Valville, ni lui indiquer une adresse qui révélerait la médiocrité de son état : « Je pleurai donc, et il n’y avait peut-être pas de meilleur expédient pour me tirer d’affaire, que de pleurer et de laisser tout là. Notre âme sait bien ce qu’elle fait, ou du moins son instinct le sait pour elle » (p. 139). Invention instinctive et remède miraculeux, les pleurs de Marianne offrent une réponse adéquate puisqu’elles lui permettent de réduire la pénible dissonance entre les éléments nobles (que conforte son « air mignon et distingué », p. 129) et les éléments ignobles de son histoire (la boutique de Mme Dutour qui a le tort de « figurer » mal avec une aventure comme la sienne).
C’est là un ressort constant du roman, que l’on pourrait aisément analyser aussi dans la séquence de la rencontre avec Mme de Miran. La dynamique narrative dans La Vie de Marianne obéit à une dialectique de l’impasse et de l’issue. À de multiples reprises, Marianne se retrouve face à une aporie (morts de la sœur et du curé, révélation impossible face à Valville de son adresse et de son statut, refus des propositions de Climal, retour inopiné de la Dutour, comparution devant un conseil de famille a priori hostile à ses projets…). Cette dynamique rappelle celle du récit picaresque par la construction d’une intrigue à partir d’un destin à la fois changeant et immobile, et un risque constant de retour à la case départ et au dénuement radical. Mais à l’inverse de Tervire, Marianne repère et exploite toutes les chances sur sa route, en s’écartant avec finesse des voies sans issue ou des sentiers périlleux. Certes, on pourrait dire que c’est le propre de bien des héros de roman de créer l’événement romanesque, voire de se forger un destin. Mais le cas de Marianne est différent. Par une remarquable économie de moyens, Marivaux s’en remet toujours à l’aptitude de son héroïne à inventer elle-même les conditions de la perpétuation d’un récit toujours menacé de paralysie. C’est bien une croyance proprement romanesque qui anime Marianne : c’est en se fiant globalement à « l’idée qu’elle a d’elle-même, de façon quasi instinctive, Marianne obtient des résultats que n’aurait pu lui valoir aucune conduite plus méthodique35 ». La fable de la naissance noble dont elle se berce n’est pas donnée dans le roman pour autre chose qu’un objet de croyance. L’explication cynique est pourtant déjouée. L’efficacité de cette fable ne repose pas sur l’imposture mais sur une croyance partagée : c’est parce qu’elle-même adhère à cet idéal noble et romanesque et se laisse guidée par le sentiment qu’elle séduit ou persuade ceux dont elle sollicite la protection. Comme l’a souligné René Démoris, la mémorialiste prolonge dans l’écriture le pouvoir de séduction qui fut le sien au temps de sa jeunesse. Mais en sens inverse, Marianne anticipe, dès le temps du récit, l’aptitude remarquable qui sera la sienne au moment de rédiger ses mémoires à construire sa vie comme un roman.
Christophe Martin
Université Paris-Sorbonne (CELLF, UMR 8599)
Notes
Jean-Paul Sermain, Rhétorique et roman au dix-huitième siècle. L’exemple de Prévost et de Marivaux, Oxford, Voltaire Foundation, 1999 [1985], p. 126.
René Démoris, Marivaux. La Vie de Marianne, Neuilly, Atlande, 2014, p. 49.
Jean Rousset, « Marivaux ou la structure du double registre », Forme et signification. Essai sur les structures littéraires, de Corneille à Claudel, Paris, Corti, 1962, p. 54.
« C’est […] bien dans une entreprise littéraire que s’est engagé le narrateur. […] Marivaux ne cache pas que l’ultime bonheur de son personnage – et sa ressource légitime – a été de devenir son propre romancier » (René Démoris, Le Roman à la première personne, Paris, A. Colin, 1975, p. 413).
René Démoris, ibid., p. 407.
Voir en particulier Marc Escola, « Le Paysan parvenu ou les romans possibles », Revue Marivaux, n° 6, 1997, p. 43-54. ; « Avis de tempête et préavis romanesques. Les scènes d’embarquement dans Cleveland », dans Lectures de Cleveland, éd. C. Duflo, F. Magnot et F. Salaün, Louvain, Peeters, 2010, p. 59-75 ; « Le clou de Tchekhov. Retours sur le principe de causalité régressive », dans La Partie et le tout, La composition du roman de l’âge baroque au tournant des Lumières, éd. M. Escola, J. Herman, L. Omacini, P. Pelckmans, J.P. Sermain, Louvain, Paris, Peeters, 2011, p. 107-117.
Escola « Le clou de Tchekhov », 2009.
Marc Escola, « Avis de tempête et préavis romanesques » p. 59.
Voir Ugo Dionne, « Les bégaiements du cœur et de l’esprit : Marianne, la récapitulation et le marivaudage romanesque », Marivaudages : théories et pratiques d’un discours, éd. Catherine Gallouët, avec Yolande G. Schutter, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 2014 : 04 ; Anaïs Goudmand, « Suspense et périodicité dans La Vie de Marianne », Séminaire « Anachronies - textes anciens et théories modernes » (2012-2013), en ligne sur Fabula.org, http://www.fabula.org/atelier.php?Suspense_et_periodicite; Marc Hersant, « La Vie de Marianne : des Mémoires « tirés aux cheveux », Nouvelles lectures de La Vie de Marianne. Une « dangereuse petite fille », éd. Florence Magnot, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 55-74 ; Nathalie Kremer, « “Avançons”. Le récit sans fin de Marianne », Nouvelles lectures de La Vie de Marianne, p. 215-233 ; Éloïse Lièvre, « L’embarras du choix : tension narrative et romans possibles dans La Vie de Marianne », Méthodes !, n° 24, 2015.
Marc Hersant, art. cité, p. 73.
Ugo Dionne, art. cité, p . 147.
Henri Coulet a fait un relevé exhaustif de ces remarques de Marianne, en les reliant au rythme réel de la publication du roman (Marivaux romancier, essai sur l’esprit et le cœur dans les romans de Marivaux, Paris, A. Colin, 1975, p. 416-417).
Marc Hersant, art. cité, p. 72.
Marc Escola, « Avis de tempête et préavis romanesques », p. 59
Nathalie Kremer, art. cité, p. 224.
Marc Hersant, art. cité, p. 73.
Ibid.
Nathalie Kremer, art. cité, p. 216.
Ibid., p. 233.
Jean-Paul Sermain, Rhétorique et roman au dix-huitième siècle. L’exemple de Prévost et de Marivaux, Oxford, SVEC, 1999, [1985], p. 48.
Marivaux romancier, p. 411.
Florence Magnot-Ogilvy, La Parole de l’autre dans le roman-mémoires (1720-1770), Louvain, Peeters, 2004, p. 154. On comparera en particulier les deux passages suivants : « Madame, vous ne sauriez croire tout ce qu’on m’en vient de conter ; c’est qu’elle est sage, vertueuse, remplie d’esprit, de bon cœur, civile, honnête, enfin la meilleure fille du monde ; c’est un trésor, hors qu’on dit qu’elle est si malheureuse que nous en venons de pleurer, la bonne Mme Dutour et moi. Il n’y a ni père ni mère, on ne sait qui elle est : voilà tout son défaut » (p. 223). « Au surplus, je n’ai que du bien à dire d’elle ; je l’ai connue pour honnête fille, y a-t-il rien de plus beau ? je lui défie d’avoir mieux, quand elle serait duchesse : de quoi se fâche-t-elle ? » (p. 334).
L’antonomase est utilisée par la mémorialiste lors de la rencontre avec Valville, la jeune fille se réjouissant et se désolant tout à la fois d’avoir « peu l’air d’une Marianne » (p. 142) : moyen d’accentuer les connotations « basses » du prénom confortées dans le titre du roman par l’absence du nom de famille.
C’est une hypothèse analogue qu’a développée Marc Escola au sujet du Paysan parvenu. Voir « Le Paysan parvenu ou les romans possibles », Revue Marivaux, n° 6, 1997, p. 43-54.
Béatrice Didier, La Voix de Marianne. Essai sur Marivaux, Paris, J. Corti, 1987, p. 50.
Raymond Joly, Le Pharsamon de Marivaux ou comment s’inventer un sexe, Paris, PUF, 1995, p. 104. Ces trois orphelines sont Dorine et Parménie dans Les Effets surprenants de la sympathie, et « le Solitaire » dans Pharsamon.
Henri Coulet, Marivaux romancier, p. 245. Voir aussi l’analyse de René Démoris : « Lorsque Marivaux abandonne ses personnages, même si l’intrigue n’est pas terminée, la figure qu’ils auront, assez précisément déterminée par les règles acceptées du jeu social, est clairement dessinée. Ils sont devenus des personnages, et à ce titre, ils cessent d’être intéressants » (Le Roman à la première personne, p. 407).
Marc Escola, « Le clou de Tchekhov », p. 117.
René Démoris, Marivaux. La Vie de Marianne, p. 48.
René Démoris, « Questions de partition chez Marivaux et Mouhy », dans La Partie et le tout, op. cit., p. 449.
Pierre Huet, Lettre à M. de Segrais sur l’origine des romans (1669), cité dans Idées sur le roman. Textes critiques sur le roman français, XIIe-XXe siècle, éd. H. Coulet, Paris, Larousse, 1992, p. 110.
René Démoris, Le Roman à la première personne, p. 401.
René Démoris, Marivaux. La Vie de Marianne, p. 49.
Henri Coulet, Marivaux romancier, p. 232.
R. Démoris, Lectures des Fausses Confidences de Marivaux, Paris, Belin, 1987, p. 50.
Table des matières
Sommaire
Entre cour et jardin : le romanesque de Marivaux
Désordres de la parole : Marivaux entre roman et théâtre
Le corps de la coquette : une automate inquiète
Marianne : échange, confiance, contrat
Questions et questionnements de Marianne à Silvia – La modalité interrogative dans l’œuvre de Marivaux
Romans périodiques et ouvrages journalistiques : Marivaux aux frontières des genres
Le roman et son double : délégation romanesque et composition échelonnée dans La Vie de Marianne
Visage, figure, caractère : scénographies de La Vie de Marianne
Les figures dans La Vie de Marianne : spectacle, illustration, imagination
« il faut que je répète les mots » : les fonctions de la répétition dans La Vie de Marianne
Stupeur, rougeur et tremblements de l'héroïne dans La Vie de Marianne
Sens et connaissance : influences empiristes chez Marivaux
A la recherche du « Monde vrai » : vrais et faux dévots dans La Vie de Marianne
La Vie de Marianne et le pacte de lecture
La coquetterie chez Marivaux ou « l’indécision de la vie »
La réticence marivaudienne
La reconnaissance dans La Vie de Marianne : transfert du procédé théâtral ou invention d’un modèle romanesque ?