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Résumé

En tant qu’artiste-chercheur et à travers une pratique artistique personnelle, je pose la question de la notion de l’hybridation dans le champ créatif actuel. Cette démarche artistique hétérogène permet d’instaurer le pluriel tout en engendrant une pensée du multiple : une hybridité de formes et de pratiques (entre images et volumes), une hybridité de matériaux (entre artisanat et industrie), une hybridité chronologique (entre tradition et modernité) et une hybridité ontologique (entre objet et savoirs) qui tentent d’interroger le réel, afin de redéfinir le concept abstrait d’hybridation en interrogeant les manières de le penser, de le représenter ou de l’incarner. Cet article, à travers des réalisations artistiques, se donne ainsi pour projet de rendre compte de la notion d’hybridation dans le processus artistique, ainsi que des problématiques et des enjeux qui peuvent en découler, tant dans son expérimentation artistique que dans sa construction théorique.

Abstract

As an artist-researcher and through a personal artistic practice, I raise the question of the notion of hybridization in the contemporary creative field. This heterogeneous artistic approach allows to establish the plural while generating a thought of the multiple: a hybridity of forms and practices (between images and volumes), a hybridity of materials (between craft and industry), a chronological hybridity (between tradition and modernity) and an ontological hybridity (between object and knowledge) which try to question the real, in order to redefine the abstract concept of hybridization by questioning the manners of thinking it, of representing it or of embodying it. This article, through artistic realizations, thus gives itself for project to give an account of the notion of hybridization in the artistic process, as well as the problems and stakes which can result from it, both in its artistic experimentation and in its theoretical construction.

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Création – hybride, hybridité, hybridation

Nous vivons dans un monde en changement, à l’ère du multiculturalisme, à une époque d’hybridations, de métamorphoses culturelles, de croisements entre les traditions et les nouvelles manières de faire1. « Nous ne vivons pas dans une époque d’éléments achevés [mais dans] une époque de fragments », disait Marcel Duchamp2, dans un monde de plus en plus façonné par les mouvements, les transitions et les mutations qui transforment notre société contemporaine, et où la question de ce qui fait la norme a semble-t-il changé. Aujourd’hui, nous partageons un espace en évolution, un territoire complexe, un nouveau paradigme aux frontières poreuses, qui posent la question de l’hybridité dans un monde multipolaire, où « les territoires sont des hybrides de bien des façons : ils le sont d’abord parce qu’ils sont faits d’espaces qui se compénètrent, se superposent et s’enchevêtrent3 » permettant d’interroger notre civilisation, à travers le primitivisme ou la mondialisation. En effet, l’hybride est devenu l’une des conséquences de l’anthropocène4, qui« exprime un regard libre, un regard qui refuse les limites5 ». L’anthropocène correspond à cette époque qui porte les stigmates de l’action humaine et où prolifèrent les hybrides d’humains, les transformations d’objets, les mutations de temps, de natures et d’identités hétérogènes : une planète remplie de « non-humains » – plantes, animaux ou esprits6.

Un processus qui se propage à l’art actuel que l’on peut qualifier très justement d’hybride, puisque l’hybride7 pouvant être considéré comme l’une des conséquences de notre monde contemporain global, multiculturel est devenu « radicant8 ». La mondialisation a favorisé la construction d’une nouvelle histoire culturelle et l’extension du champ de l’art à une dimension extra-occidentale, un espace-monde, engendrant des créations atypiques et induisant un mélange de l’art occidental avec des savoirs, des données ainsi qu’avec des pratiques créatrices locales. L’artiste traverse dès lors les frontières géographiques, institutionnelles et disciplinaires. Mais ce n’est que progressivement depuis les années 1990 que la figure de l’hybride intègre de nouvelles formes de nature hétéroclite, une forme de culture à part entière s’inscrivant dans un registre où l’emprunt, la combinatoire s’imposent à travers l’ensemble du champ de la création dans de nouvelles dialectiques, encouragées par les échanges culturels, et même au-delà ; car celle-ci recoupe des domaines très différents, intégrant un ensemble de savoirs qui en se croisant engendrent des formes inédites, à l’image de la sculpture de la tête de chimère, The dark side of existence (figure 1), qui fait référence, littéralement, à la notion même d’hybridation. Nous pouvons, en effet, nous questionner sur le lien entre l’apparition des chimères et les périodes de transformation profonde comme celle que connaît la société actuelle. La sculpture représente une créature fantastique malfaisante. La chimère est cette créature hybride, monstre à tête de lion. La tête de lion représente les perversions des désirs naturels, symbolisant les rêves, les fantasmes, les utopies impossibles, mais aussi les tentatives et les désirs irréalisables : une créature issue des profondeurs de l’inconscient.

The dark side of existence
Figure 1 : The dark side of existence, Chimère, pierre sculptée, plâtre, peinture laque, 19 x 23 x 24 cm, 2017. © Alexandre Melay

Mais la notion d’hybridité s’applique aussi à la posture de l’artiste d’aujourd’hui, se situant entre l’architecte, qui possède le romantisme du lieu, l’artisan qui a le savoir-faire et le plasticien, qui travaille de façon plus instinctive. L’hybridité fait référence aussi à une certaine posture, celle de l’artiste-chercheur, un terme qui renvoie à la figure de l’artiste dont l’activité bascule soudainement dans le champ universitaire à travers une recherche créatrice9. Ce procédé se traduit par des formes artistiques de la recherche : les sciences sociales deviennent alors elles-mêmes des formes10. Au tournant de l’art comme recherche ou academic turn11, lié à la naissance du capitalisme cognitif et à l’essor du paradigme de la recherche créative, il s’agit de voir en l’art un domaine de recherche relevant des sciences sociales, et marqué par une porosité accrue entre gestes de l’art et pratiques d’exploration des faits qui instaurent un art dit éduqué, situé entre création et recherche, dans un entre-deux qui implique un processus en mouvement, un devenir qui n’est jamais figé, mais qui évolue constamment. Il ne s’agit pas alors seulement d’étudier l’art, mais aussi l’histoire de l’art, la philosophie et d’autres domaines intellectuels. C’est le cas de Donald Judd qui devint le premier théoricien des nouvelles œuvres à trois dimensions12 ; cette position, double, d’artiste et de chercheur permet ainsi de questionner les pratiques de l’art au regard de la société actuelle :

Les relations sociales sont en train de muter en profondeur. Cette transformation a des enjeux économiques et politiques immenses, par rapport auxquels les arts et les lettres doivent retrouver leur rôle d’avant-gardes – c’est-à-dire leur véritable sens social, qui n’est ni de distraire ni de fuir le devenir13.

Cette avant-garde constitue à la fois une problématique et à un concept ; elle est aussi un processus artistique s’appliquantà la création artistique actuelle, qui engendre une porosité des frontières en devenant transdisciplinaire. Dans une perspective de création-recherche, notre pratique hybride permet d’interroger la question de l’hybridation tant dans la forme (assemblages, juxtapositions, constructions) que sur le fond (interrogations intellectuelles sur les problématiques du monde contemporain). En effet, ce processus de travail renvoie au concept même d’hybridation, cette énième problématique centrale de l’art actuel, devenue un processus décisif dans le champ des arts visuels aujourd’hui. Une telle dynamique de métamorphose s’inscrit dans l’évolution conjointe des sociétés et de leurs modèles en constante évolution : face à un monde multipolaire, la pratique de l’hybride permet à l’artiste de décomposer la réalité pour la reconfigurer selon des règles nouvelles et/ou inventées, et ce, à travers le déploiement d’univers hybrides, à partir de mondes anciens, et aboutissant à un système de navigation spécifique. Cet art hybridé procède d’un « mélange des influences, des styles ou des genres disparates et mal assimilés, d’où manque d’unité et disharmonie14 » ; le résultat est un mélange de plusieurs territoires qui ont existé et dont il s’agit à nouveau de jouer, avec l’idée que tout ou presque a été inventé depuis les avants-gardes : l’artiste se trouve alors obligé de créer quelque chose de nouveau, d’actuel, à partir de ce qui s’est fait depuis le début du XXe siècle. Cependant, il ne doit pas faire table rase ou créer à partir d’un matériau vierge, « il ne s’agit pas de savoir que faire de nouveau ? mais plutôt que faire avec15 ? ». Comme un cadavre exquis16, la seule manière de proposer de nouveaux objets doit nécessairement transiter par l’hybridation, car comme le rappelle déjà Donald Judd, en 1965, « la moitié, ou peut-être davantage, des meilleures œuvres réalisées ces dernières années ne relèvent ni de la peinture ni de la sculpture17 ».

Malgré un parcours classique aux Beaux-Arts, ce travail artistique se fonde sur une approche transversale des disciplines artistiques où plusieurs influences se côtoient : les Beaux-arts, les Arts décoratifs ou les Arts appliqués qui ont donné beaucoup de chefs-d’œuvre, s’y rencontrent dans une sensibilité affirmée pour la matière ou les textures, les savoir-faire, les récits et l’invention. Cette pratique artistique basée aussi sur une reprise d’images marque la fin de la séparation entre haute et basse culture et implique une gamme d’usages réfléchis, partant de la citation critique, de l’emprunt, de l’appropriation, ou du détournement18, d’où s’opère un assemblage de tradition et de contemporain, d’utopie et d’hétérotopie, de bois et de plastique. En effet, il s’agit d’un travail qui puise des éléments dans les technologies, le champ social de l’époque actuelle, en piochant dans des cultures autres, en empruntant des formes inconnues de notre histoire ; en s’emparant des matériaux les plus triviaux qu’il s’agit de mixer avec les plus nobles, croisant ainsi les époques sans redouter l’anachronisme : une pratique hétérogène où les formes, les matériaux, les temps et les significations finissent par s’hybrider. L’œuvre d’art devient d’ailleurs une véritable pensée du multiple, puisque l’hybride engendre toujours le pluriel, entre une hybridité de formes (entre images et volumes), de matériaux (entre géomatière et industrie), de temps (entre tradition et modernité) et de savoirs (objet de réflexion).

Greffes multiples – interconnexions et croisements

Inventaire de réalisations…
Figure 2 : Inventaire de réalisations artistiques hybridées (work in progress). © Alexandre Melay

L’hybridation se produit autour d’un mélange hybridé de pratiques, à travers la construction d’œuvres protéiformes : du dessin à la peinture, du volume à l’installation, de la photographie au texte, des médiums et des supports multiples qui font imploser les cadres classiques de l’art. Des réalisations artistiques qui s’organisent alors dans plusieurs ensembles d’objets visuels aux formes multiples issues de registres formels différents, des assemblages, des tableaux-objets, des sculptures anthropomorphiques ou biomorphiques, des ready-mades antiformes19, des images plasticiennes20 ; des ensembles qui explorent divers systèmes d’accrochage, du socle intégré à l’œuvre, à la suspension, jusqu’à la présentation au sol ou au mur, dans un souci permanent d’articulation et d’évolution (figure 2). Il s’agit donc d’une approche qui, d’emblée, favorise l’hybride, de la conception jusqu’à la monstration. Plus qu’une combinaison de formes et de médiums plastiques, ces œuvres se caractérisent par le croisement et l’entrelacement de différentes techniques, pratiques, matières, motifs et conceptions esthétiques issus de champs culturels hétérogènes, étrangers les uns aux autres et en voie d’assimilation réciproque. L’interpénétration de ces différentes pratiques, à l’âge du multisupport, favorise ainsi des dispositifs de plus en plus hétéroclites qui se génèrent au travers d’une multitude d’interconnexions et de croisements :

La prodigalité de l’art contemporain n’est pas le signe d’une confusion totale, d’un éparpillement absurde ou désespéré des gestes, des valeurs ou des intentions. Elle est le résultat d’une inflexion poétique dorénavant décisive, privilégier la contamination21.

L’ensemble du vocabulaire de ces différentes formes, de l’art et du non-art, paraît comme une vaste grammaire à réexploiter, réécrire, recycler dans un corpus en extension et en mouvement perpétuels, une réexploration permanente des formes. L’artiste devient « inventeur d’itinéraires à l’intérieur d’un paysage de signes22 ». L’image de la greffe, du croisement et de la combinatoire, entraîne des œuvres protéiformes aux identités multiples, et aux références très éclectiques qui viennent puiser tant dans l’histoire de l’art, que dans les âges du modernisme établissant des liens avec les avants-gardes, l’histoire du design et le mouvement du Bauhaus du début du XXe siècle, mais aussi avec l’art du XXesiècle, l’Arte Povera, la culture populaire, ou encore le post-minimalisme. La citation de formes ou d’aspects épurés de l’art minimal, la reprise de certains codes de l’art conceptuel, et les idées formelles des avants-gardes participent aussi dans ce travail à une démarche définie par Jean Baudrillard :

Il semble que nous soyons assignés à une rétrospective infinie de tout ce qui nous a précédés. Ce qui est vrai de la politique et de la morale semble vrai de l’art aussi. Tout le mouvement de la peinture s’est retiré du futur et déplacé vers le passé. Citations, simulation, réappropriation, l’art actuel en est à se réapproprier d’une façon plus ou moins ludique, ou plus ou moins kitsch toutes les formes, les œuvres du passé, proche ou lointain, ou même déjà contemporain23.

Ces pratiques multiples engendrent une production hybridée faite d’objets, d’installations, de dispositifs ou de machines qui produisent des effets visuels ou sonores. En témoigne la sculpture sonore Singing wood (figure 3), conçue comme une installation visuelle, mais aussi auditive. L’objet se présente sous la forme d’une tranche de bois naturel greffée de deux petits hauts-parleurs disposés à la surface, sur les fissures du bois dessinées par le temps. Le son qu’émettent les haut-parleurs fait résonance à une sonorité organique et minimaliste, une structure répétitive évoquant une spirale abstraite. Du zen au son du bois, il s’agit d’une archéologie de la contemplation, qui permet l’écoute de la réalité environnante : il s’agit, comme l’a formulé Roland Barthes à propos de l’esprit zen, d’un « réveil devant le fait, saisie de la chose comme événement et non comme substance24 ». En déplaçant notre attention du vrai bois à sa représentation sonore, les haut-parleurs transmettent doucement un son jusqu’à nos oreilles. L’acte de perception s’étend avec l’espace naturel : l’effet haptique du bois et la musique sont alors mis en avant ; notre appréhension se situe dans la durée, marquant avec synesthésie les aspects du bois que nous voyons, sentons, touchons et entendons.

Singing wood
Figures 3 et 4. A gauche : Singing wood, bois de sapin, haut-parleurs, câble, audio, lecteur MP3, Ø 58 x 7.5 cm, 2016. A droite : Vibrations, photographie noir et blanc, encadrée, 70.6 x 50.6 cm ; haut-parleur Ø 8 cm, câble, audio, lecteur MP3, 26’18 min en boucle, 2013. © Alexandre Melay

Dans une autre œuvre intitulée Vibrations (figure 4), il est question d’un dispositif hybridé produit par l’assemblage d’une image fixe en noir et blanc et d’un élément sonore. Au centre de la photographie à double superposition qui rappelle que la ville est en mouvement perpétuel, en activité constante, vibrante sur elle-même, se dresse un autre haut-parleur diffusant une bande sonore composée de sons, de rythmes, de vibrations. Une musique stridente capte le vacarme de la jungle urbaine, noyée par les sons, les bruits naturels et artificiels, les voix robotiques automatiques enregistrées et les voix humaines. Ce dispositif visuel et sonore permet ainsi de traduire en son un vécu, qui passe par un ressenti spatio-temporel, celui d’une dimension spatiale du son. Car la profusion d’informations et d’événements favorise une symphonie urbaine hystérique, une musique presque hypnotique, un chaos sonore, mélange de sons vibrants, perçants aux fréquences aiguës dans une distribution irrégulière de l’intensité, correspondant à un peu plus de quatre-vingts décibels sur l’échelle du bruit. Comme un énorme silence, les sons finissent par flotter tout en devenant presque indifférents, mais aussi paradoxalement très intimes. Cette hybridation dans les dispositifs artistiques permet d’interroger l’idée de mondialisation, d’un monde en changement, multiculturel et évolutif. Le recours à des pratiques plastiques liées à l’assemblage, au montage, induit l’association dans une même œuvre d’éléments prélevés, de matériaux et de données hétérogènes, voire contradictoires, qui rendent la signification de l’œuvre plus problématique.

Des métamorphoses de la matière

Le processus opératoire de l’assemblage implique le rapprochement de matériaux issus d’univers différents, coexistant dans l’œuvre pour créer une nouvelle unité dans l’idée de composer avec les fragments d’un monde en décomposition, en s’appuyant sur la matière, les ressources et la production à l’ère du postmodernisme. À l’aspect esthétique complexe, l’assemblage de matériaux modestes et disparates, l’agencement d’éléments naturels ou anciens, de géomatériaux, de bois, de bambou ou de pierre avec des matériaux artificiels, prêts à l’emploi et à forte qualité plastique tels que le plastique, le métal, le verre, l’aluminium, l’acier, ou la peinture, font émerger des objets que l’on pourrait qualifier de transformés ou de mutants. Telle une machine sortie d'un musée futuriste, la sculpture Vegetal Satellite (figure 5) est réalisée à partir d’une souche de bois naturelle, sur laquelle sont transplantés à la verticale des tiges en acier inoxydable aux extrémités recouvertes de petits miroirs ronds. Tout comme pour la sculpture Symbiosis (figure 6) réalisée à partir de deux tiges en acier inoxydable pliées sur lesquelles des fleurs de cerisier sont greffées, l’image naturelle est combinée à l’élément industriel : la fleur fragile et périssable s’unit au métal inaltérable de l’acier inoxydable.

Vegetal Satellite
Figure 5 : Vegetal Satellite, acier inoxydable, souche de bois, peinture, miroirs ronds, Ø 10 cm, Ø 5 cm, Ø 3 cm, pied en aluminium, 100 x 70 x 60 cm, 2018. © Alexandre Melay
Symbiosis
Figure 6 : Symbiosis, acier inoxydable avec fleurs en plastique, 60 x 16 cm ; vue d’installation, 2016. © Alexandre Melay

Dans une autre œuvre intitulée Asymmetry (figure 7), c’est la pierre naturelle qui s’assemble avec l’élément en acier. La sculpture symbolise ici la rencontre entre des objets naturels et industriels, juxtaposant l’industriel et l’organique. La pierre ridiculise silencieusement tout ce qui a pu être fabriqué par la main de l’homme par le seul fait de son âge. Les substances minérales trouvées dans l’espace, la beauté de la pierre, la matérialité du monde et les fondements de la vie font que la pierre est la plus dure et la moins souple de toutes les choses du monde. Un agencement méditatif qui se concentre autant sur l’interdépendance des matériaux que sur les relations avec leur espace environnant, ce que l’on retrouve aussi dans Transmission (figure 8), où la pierre naturelle est assemblée avec un néon à LED. La pierre représente, dans l’installation, l’équilibre et la matérialité, l’élément le plus dur, la matière concrète. La pierre symbolise l’ossature de l’univers, la stabilité, alors que la lumière est fluide, éphémère ; mais ces deux éléments combinés demeurent des indices d’éternité. La pierre se transforme, elle évolue, c’est une image d’éternité : regarder un simple caillou, c’est se retracer l’univers.

Asymetry
Figures 7 et 8. A gauche : Asymetry, acier doré et pierres, MDF, laque, 43 x 5 x 9 cm, 2019. Figure 9. A droite : Transmission, pierre naturelle et néon à LED, système électrique, dimensions variables ; socle Ø 30 cm, 2018. © Alexandre Melay.

Cette « rematérialisation25 » n’est pas seulement réduite à la matière dite naturelle ; un intérêt semblable est présent dans l’utilisation de matériaux de construction, déjà façonnés par l’homme, mais non directement fonctionnels, comme le carton, le sable ou le parpaing. L’utilisation de ces matières ou matériaux renvoie à une esthétique que l’on pourrait qualifier d’esthétique de chantier. Cette pratique permet de dire qu’il y a des propriétés, des matériaux ou des techniques qui s’imposent comme les usages de notre temps – effet d’un contexte socio-économique prônant la durabilité et la réduction de l’empreinte environnementale. En témoigne l’œuvre Transmutation (figure 9) où se rencontre l’art minimal avec l’élément naturel. Des frondes de palmiers greffées dans un abat de bois brut usé par le temps sont fixées sur une tige de métal reposant sur un cube en miroir. Ces usages hybrides de la matière reflètent le rapport de l’humain à son environnement, aussi bien urbain que naturel. En définitive, c’est bien la plasticité de la matière – un terme mis en jeu dans la dénomination arts plastiques – qui peut à la fois signifier la malléabilité de la matière et celle de notre capacité mentale de faire face à l’expérience et à l’appréhension de la matérialité du monde. La matière devenant la base de toute relation empathique avec l’œuvre, c’est bien la confrontation de divers supports et matériaux qui instaure un dialogue entre les différents objets, tout comme la monstration hybride qui permet une nouvelle lecture. Tous ces objets, qu’ils soient en métal, en plâtre, ou en bois, hybridés avec des matériaux synthétiques, créent un langage formel qui mixe les codes liés à l’industrie, à la technologie, tout en s’inspirant du design ou de l’artisanat.

Transmutation
Figure 9 :Transmutation, frondes de palmier, bois naturel, tige métallique, cube en miroir, dimensions variables, 2019. © Alexandre Melay

Hybrides temporels. Rythme artistique, végétal, géologique – Archéologies du présent

L’artiste imite « tous les masques et toutes les voix emmagasinées dans le musée imaginaire d’une culture désormais mondiale26 », en créant un ensemble d’œuvres associant objets et matériaux de différentes temporalités et espaces géographiques de notre époque contemporaine dite anthropocène. Partant de ce constat, l’œuvre d’art devient dès lors une invitation à une expérience autre de la temporalité, ou à l’expérience d’une temporalité autre ; l’œuvre est temps, et temps d’altérité entre temporalités : en elle le temps s’annonce, présentation cependant irréductible à la reconnaissance, car son mode d’être singulier serait de différer, et de se différer27. Les différents objets réalisés invitent à nous interroger sur l’influence du passé sur le présent et sur notre société à venir. Les temps hétérogènes, qu’ils soient artistique, végétal ou géologique, s’interpénètrent dans les sculptures et associations de matière, selon un mode de composition qui consiste à greffer les uns aux autres des éléments appartenant à des époques ou des cultures différentes, comme une « immense constellation de signes provenant d’espaces et de temps hétérogènes […], comme un amas de décombres28 ». Ce sont des hybrides temporels puisqu’ils convoquent des références autant archaïques que contemporaines, influences mythologiques ou historiques, en rapport avec la notion de primitivisme, celui des arts premiers avec des effets plus contemporains issus de la culture du multiple ou de l’esthétique du « divers29 » reprise aussi sous l’« esthétique de la pluralité et de la diversité30 ». Ces œuvres sont chargées de différents rythmes qui s’entrechoquent, entre anachronisme et uchronies, et où l’ancien, le moderne et le contemporain dialoguent :

Nous n’avons jamais ni avancé ni reculé. Nous avons toujours activement trié des éléments appartenant à des temps différents. Nous pouvons trier encore. C’est le tri qui fait le temps et non pas le temps qui fait le tri31.

Dans Equilibrium (figure 10), la sculpture puise son inspiration dans les formes des temps primitifs et les sculptures des avant-gardes. Réalisée en plâtre, bois et métal, cette composition verticale à la taille humaine formée d’un empilement de six carrés crée une colonne ressemblant à un édifice architectural, une colonne vertébrale presque habitable s’élevant vers le ciel, comme s’il s’agissait de construire un temple à partir de la forme d’une colonne sans fin, selon une méthode modulaire qui viserait la connexion du ciel et de la terre. On retrouve ces temps mêlés dans l’œuvre I wish I could rewind time (figure 11) : entre mythe et légende, la temporalité dans cette peinture à l’apparence sacrée, se trouble, le temps se contracte et se dilate, entre anticipation et archéologie du passé. Il y a une perception simultanée et incohérente du temps : une silhouette sort d’une atmosphère sombre, presque funeste, telle un fantôme surgissant du passé.

Equilibrium
Figures 10 et 11. A gauche : Equilibrium, plâtre, bois, peinture acrylique, métal, H.190 x 34 x 22 cm, 2019. A droite : I wish I could rewind time, dessin, peinture, stylo et feutre sur papier, marie-louise dorée, encadré, 59 x 85 cm, 2017. © Alexandre Melay

Entre menace d’uniformisation et tentation du retour aux racines, entre multiculturalisme et traditionalisme, certaines œuvres font référence aussi à la mythologie ou à l’histoire. Si le tableau figuratif est classiquement considéré comme une fenêtre ouverte sur le monde, il a été maintes fois obturé depuis par les avant-gardes picturales. Dans l’installation New Mysticism (figure 12), la peinture illustre un paysage énigmatique simplifié par un ciel vide, presque éteint, sombre, composé de gros nuages menaçants qui semble être en pleine destruction de la lumière colorée cuivrée venant de l’arrière-scène. Il s’agit d’une nouvelle façon de voir l’image manquante du paysage, qui finalement sort de la toile pour devenir une sculpture en trois dimensions se mouvant dans l’espace. Il y a contraste d’échelles d’espace et de temps entre le petit format de la toile accrochée au mur et la sculpture qui elle est suspendue devant à quelques centimètres. Un soleil doré luisant est suspendu à un câble d’acier qui tournoie : ce mouvement rappelle le mouvement apparent mais illusoire du Soleil.

New Mysticism
Figure 12 : New Mysticism, bois, plâtre, éléments en acier inoxydable, câble acier, Ø 19 cm ; acrylique sur toile en lin, 38x46.5x2 cm, 2018. © Alexandre Melay

Si l’usage du noir et blanc évoque l’intemporalité, c’est aussi un signe esthétique qui joue le rôle de métaphore du passé. Le noir et blanc signe l’appartenance à l’histoire. L’objet The last survivors (figure 13) se présente comme un objet de commémoration, de souvenir. L’œuvre a été réalisée en 2012 après la triple catastrophe du tremblement de terre, du tsunami et de l’accident nucléaire survenue au Japon en mars 2011. Ce sont quelques fleurs en papier blanc pliées déposées dans un vase qui illustrent les restes de la tragédie, le deuil, l’absence, la tristesse, la mélancolie, la tragédie. Privées de couleur, les fleurs apparaissent comme dépourvues de vie, sans vitalité, comme irradiées, vidées de leur substance, de leur vie, de leur énergie. L’image et la mémoire d’un événement historique tragique, où seules quelques fleurs ont résisté à la catastrophe ; ce sont les seules survivantes qui montrent l’état d’anéantissement dont elles sont les seuls témoins à conserver la mémoire tragique. À l’inverse, c’est d’un temps post-anthropocène dont il est question dans Post-herbarium (figure 14). L’image fictionnelle est issue d’un temps imaginaire et hypothétique dont la représentation correspond à celle de la mutation de la biodiversité. Ce sont notamment des fougères, plantes indigènes datant de l’ère primaire paléozoïque. Ces espèces ont assez peu évolué à travers les âges : dans cet herbier post-anthropocène, elles apparaissent mutantes à cause des dérèglements environnementaux. La radioactivité accrue dans leur environnement leur confère cette couleur jaune fluorescente, artificielle, presque surnaturelle, l’image d’une temporalité fantasmée qui pourrait bien devenir réelle dans un avenir bien plus proche qu’on ne l’imagine. Toutes ces temporalités souvent combinées peuvent faire écho à diverses influences et conduire à des représentations d’objets intermédiaires, l’entre-deux reliant un passé mythologique à l’invention d’un présent ou d’un futur monstrueux ou grotesque, avec l’idée d’entropie. Car l’hybridation se caractérise aussi par un degré de désorganisation, et tout processus créatif implique une transformation de la matière désordonnée par essence en production artistique porteuse de cohérence et par extension de sens. L’hybridité témoigne alors d’un affaiblissement de l’ordre au profit du désordre, à l’image de notre monde actuel. Cette rupture avec l’homogène, le pur, l’ordre, manifeste d’emblée l’hybride comme un élément perturbateur, une association ou un accouplement contre-nature. Car les « classements et autres hiérarchies appartiennent à un univers opposé : celui des normes, des formats précalibrés et des catégories ; autrement dit, tout ce qui relève de la puissance fixative de l’idéologie32 ». De même, cette hybridation temporelle s’opère aussi dans le processus de réalisation qui se situe à la frontière entre le traditionnel, caractérisé par l’idée, les savoir-faire et la technique, et le concept qui appartiendrait davantage à l’abstraction du temps contemporain. Il y a cette idée d’assembler le passé avec le contemporain : l’intelligence de la main33 avec les procédés industriels, l’intuition avec la technique.

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Figures 13 et 14. A gauche : The last survivors, fleurs pliées en papier, bois naturel dans vase en porcelaine, 40x20x10 cm, 2012. A droite : Post-herbarium, fougères, peinture spray, 41.5 x 51.5 cm, 2020. © Alexandre Melay

Transferts de connaissances. Pour une pensée des objets

Ces productions artistiques, révélatrices de types de fertilisations de savoirs croisées en mouvement, contribuent à donner de nouveaux contours aux modèles et champs disciplinaires de l’art, engendrant alors la création de mondes nouveaux.Ces transferts de savoirs et de cultures sont autant d’outils théoriques au sein de différents domaines du savoir, qui permettent d’envisager les objets comme des objets intelligents, selon une approche dynamique, internationale et interculturelle : « le but de l’artiste ne serait pas d’instruire le spectateur, mais de lui donner de l’information34. » L’art a la capacité de partager des idées complexes : un simple objet peut empiler de nombreuses couches d’interprétation et de sens. L’art n’est pas une simple mise en forme, un récit en images ; chaque œuvre fonctionne comme une compositions singulière qui résonne comme un grand orchestre de pensée. Le faire y est toujours articulé à la pensée35, puisque « le premier combat que doit mener presque tout artiste consiste à se libérer du vieil art européen36 ». L’hybride s’affirme dès lors comme pouvant contenir une capacité de résistance et d’ouverture vers d’autres horizons. Et c’est la relation fructueuse entretenue depuis longtemps par l’art et les sciences37 qui permet à l’art de parler du monde. La philosophie, la religion, l’histoire, la littérature, le cinéma ou encore les sciences physiques ou naturelles, la musique et les technologies sont des viviers illimités pour la création artistique. Les interactions avec d’autres arts ou d’autres domaines culturels sont comme autant de moyens de représentation, de conception ou d’imagination. Et Marcel Duchamp de dire : « cela m’intéressait d’introduire le côté exact et précis de la science, cela n’avait pas été souvent fait. Ce n’est pas par amour de la science que je le faisais ; au contraire, c’était plutôt pour la décrier, d’une manière douce, légère, sans importance38 ». Ainsi, de plus en plus d’artistes se réclament directement ou s’inspirent ouvertement de travaux à la croisée entre les arts et les sciences, interrogeant des thèmes critiques de l’époque contemporaine. L’œuvre d’art devient alors le lieu de croisement de données, puisant dans les sciences, les techniques, l’émerveillement, la poésie, le rêve. Elle permet de donner une forme sensible à des équations poétiques, mais aux prises avec de nombreuses problématiques sociales, géopolitiques ou écologiques : de l’anthropocène à l’Object-Oriented Ontology, en passant par les propositions esthétiques de l’accélérationnisme, du postcolonialisme ou du postcapitalisme, l’environnement, les frontières, des notions de mémoire et d’identité, ou encore l’urgence écologique. On parle d’un art ethnographique qui ne prétend pas à une transformation du monde, mais pour lequel l’artiste est une courroie de transmission entre des milieux et des cultures différentes39. Même si les artistes et les scientifiques n’ont ni le même objet ni les mêmes méthodes, croiser les savoirs permet d’ouvrir des possibles, les œuvres devenant « une sorte de logiciel permettant d’agir sur la réalité commune et d’en produire des versions alternatives40 ».

Le concept d’hybridité permet dès lors à certaines pratiques artistiques actuelles de remettre en question l’opposition entre art et théorie, et les séparations entre régimes de vérité et régimes esthétiques, puisque le nouage de l’art à la théorie est aussi une affaire d’invention. La création ne peut se comprendre que par la confrontation, la mise en interdépendance de différents champs, historique, technique, scientifique, ethnologique, philosophique, le contenu même de la notion de matière évoluant au reste en fonction de ces différents champs. L’objet artistique est effectivement de plus en plus conçu non seulement comme substance, support, élément matériel et pesant, mais encore comme onde, aura ou énergie. Pour Graham Harman, il y a une réelle pensée des objets ; une conception qui renvoie au courant philosophique désigné sous l’appellation d’Object-Oriented Ontology ou « Ontologie Orientée Objet » (OOO) que l’auteur développe avec Timothy Morton en 200141. Le point de départ de cette philosophie s’inscrit dans le refus d’une hiérarchisation entre êtres humains et choses ou matières non-humaines dans une critique de l’anthropocentrisme. Et c’est en suggérant un jeu de redistribution visant précisément à brouiller les catégorisations que l’objet réintègre le débat philosophique, dépassant alors l’interprétation dualiste du monde. Ce sont ces objets hybrides à la nature floue, que Timothy Morton qualifie d’Hyperobjets42, qui viennent désormais peupler notre monde, brouillant ainsi les frontières, et permettant in fine qu’objet et connaissance dialoguent ensemble ; ce qu’on qualifie aussi d’objets-frontières43. Dans l’œuvre Cylindric (figure 15) issue d’une série de plusieurs totems, la sculpture se réfère à des objets mystiques, de mystérieux artefacts d’origine et de nature inconnues qui touchent le divin, créateur tout-puissant et indéfinissable de la civilisation humaine44. Le totem est un emblème, une représentation animale, végétale ou abstraite d’un être vivant ou mystique que l’on vénère, empruntés au règne de la nature. L’œuvre vise à une forme transcendantale, en reprenant la symbolique de la forme essentielle et de la protection mystique, exprimant cette foi de manière symbolique et artistique en devenant un réservoir de pensée.

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Figures 15 et 16. A gauche : Cylindric, bois, écorces, tiges métalliques, PVC, laque, H. 103 x Ø39.5 cm ; H. 142 x Ø19 cm ; H. 115 x Ø26.5/Ø22 cm, 2020. A droite : Yin & yang, plâtre et bois naturel, dimensions variables, 2004. © Alexandre Melay

Dans le contexte scientifique des arts plastiques, il est nécessaire d’affirmer que l’art est une recherche à la fois pratique, technique, mais aussi théorique, dont l’approche historique, esthétique ou métaphysique demeure importante. En témoigne la sculpture Yin & yang (figure 16) qui ouvre la possibilité d’un récit poétique teinté de références et de symboles inspirés par les philosophies orientales, et notamment le taoïsme. Dans la vision qui l’inspire se rejoignent les philosophies du vide et du plein, du blanc et du noir, du bien et du mal, philosophies paradoxales où « le rien a plus de valeur que le quelque chose, le vide plus de valeur que le plein, où l’il-n’y-a-pas (wu) l’emporte sur l’il-y-a (you) ». Les éléments reprennent cette hybridité dans une variation de formes, de couleurs et de dimensions. Entre les deux éléments, l’intervalle constitue un excellent concept rassembleur de la conscience japonaise de polarité, celle de l’interaction opposée du yin et du yang. Le féminin, yin négatif, exprime la mélancolie, la profondeur et son contraire yang – le masculin, le positif, le ciel, le soleil, la hauteur, le mouvement et le temps. S’expriment ici les polarités de la forme et de la non forme (l’absence), de l’objet et de l’espace, du son et du silence, de l’action et de la non-action, du mouvement et du repos. La conscience simultanée des concepts intellectuels de la forme et de la non-forme, de l’objet et de l’espace, couplé avec l’expérience subjective, représente la chose qui se déroule dans l’imagination de l’Être humain qui expérimente ces éléments.

Un nouveau paradigme de l’art actuel

Si le postmodernisme accorde une plus grande importance aux formes anciennes et à leur mélange, notamment par une hétérogénéité des genres et des discours45, en accord avec le monde actuel, la création contemporaine opère elle aussi un changement de paradigme, car c’est bien l’esthétique contemporaine organisée en multiple, une esthétique mondialisée qui incarne ce bouleversement et consacre l’hybride comme l’une de ses composantes importantes et marquées :

Les relations prédominent sur les objets, l’arborescence sur les points, le passage sur la présence, le cheminement sur les stations qui le composent. Prises dans des contextes dynamiques, les formes tendent donc naturellement à secréter des récits, à commencer par celui de leur production elle-même46.

Avec la prédominance pour le multiple, l’hybride est devenu définitivement un élément courant aujourd’hui, masquant de ce fait en partie son aspect péjoratif et duel installé durant la période de l’art moderne, pour devenir aujourd’hui un vocabulaire (hybridité), un objet (hybridé) ou une pratique plébiscitée et reconnue (hybridation). Avec « l’hybridation comme tendance dominante47 », l’hybride s’intègre naturellement à la création artistique, s’incluant davantage dans la normalité, comme un marqueur de l’évolution des cultures et de notre monde globalisé : un symbole de l’ouverture de l’art actuel aux autres cultures du monde mondialisé. Mais l’hybridation se caractérise aussi par un degré de désorganisation, qu’il soit visuel, formel, matériel ou temporel ; car tout processus créatif implique une transformation de la matière désordonnée par essence en production artistique porteuse de cohérence et de sens. L’hybridité témoigne ainsi d’un affaiblissement de l’ordre au profit du désordre, qui contribuent à produire des œuvres hybrides en réponse à notre monde actuel, car « nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé48 ». Comme l’exprime l’œuvre Floating world (figure 17), une racine naturelle agencée à l’aide de fils métalliques avec des sphères en matière synthétique. La sculpture présente un jeu d’équilibre entre la souche de la racine qui trône sur une colonne à travers laquelle sort un fil métallique embrouillé, et au bout duquel sont pendues deux sphères, une blanche et une noire. Elle est le symbole d’une difficile adéquation, d’un équilibre impossible entre le capitalisme symbolisé par la racine qui se propage indéfiniment, et la sphère de l’esprit humain, l’horizontalité et la verticalité.

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Figure 17 : Floating World, racine naturelle, sphères, bois, fil métallique, peinture, 124 x 72 x 37 cm, 2018. © Alexandre Melay

Ces compositions singulières et fragmentées ouvrent à une pensée du multiple, du fragment et de la transformation, car « les multiplicités sont rhizomatiques49 » : « Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités50 ». À l’image du rhizome51 qui forme un réseau, l’agencement qui constitue l’objet d’art se définit par la fragmentation ; comme l’hybride, il est fait pour la métamorphose en une « infinité de particules, de fragments liés par des infinités d’agencements52 ». Le mélange, l’assemblage et la juxtaposition de différents éléments posent alors la question de la porosité des frontières entre les différents espaces, temps ou disciplines, ainsi qu’aux liaisons multiples possibles qui autrefois étaient interdites53. Ces œuvres hybrides ne sont cependant pas encore parfaitement désignées :

 

Le Parlement des choses n’est pas une invention de visionnaire à imposer par le fer et le feu contre l’état de choses existant, il prend “seulement” en compte ce qui existe déjà parmi nous (les hybrides, devenus trop nombreux pour être accommodés par les instances de purification : la science, la politique). Il s’agit de manifester officiellement ce qui existe déjà officieusement, au sein d’une enceinte où se trouvent réunis tous les porte-paroles, quelle que soit l’origine de leurs mandants54.

Bruno Latour reconnaît que « le monde est constitué d’objets hybrides proliférant sans cesse et n’appartenant plus exclusivement au monde scientifique ou technique. Ces objets se présentent au contraire comme participant à la fois du politique, du culturel ou de l’économique55 ». Cependant, pour l’auteur, le discours critique sur la modernité ne permet pas de rendre compte de la nature hybride de ces nouveaux objets. Car au lieu d’associer ces objets entre eux, de respecter leur complexité et leur prolifération en les considérant en réseaux, aujourd’hui le discours critique dominant les sépare et les oppose en ne parvenant pas à rendre compte de ces objets particuliers. On se rend ainsi compte que l’hybridation de ces objets évolués doit faire l’état d’un « Parlement des choses », comme condition pour l’avenir et pour définir les bases d’un nouvel humanisme dépassant le caractère centré et les différents clivages, pour ouvrir davantage à une pensée résolument sans frontière ; et où l’hybride nous laisse ainsi entrevoir un cheminement de la pensée axé davantage vers le multiple et le complexe, tout en remettant en cause nos cadres d’approche antérieurs.

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STIEGLER, Bernard, « Pour une politique sans réserve », Revue Mouvement, n°48, juillet-septembre 2008.

Notes

1

Pour qualifier l’esthétique postmoderniste, qui répond à l’entrée dans l’ère postmoderne, marquée par l’absence d’une vision unitaire et globale du monde, les théoriciens des années 1970 ont privilégié le concept d’« hétérogénéité ». Ce n’est que depuis les années 2000 que le concept d’« hybridité » occupe une place importante. L’émergence des catégories de l’hybride dans le domaine de l’art, principalement à la fin du XVIIIesiècle et durant le XIXe siècle, qui du champ de la botanique et de la linguistique vont se transposer progressivement au champ littéraire et poétique, innervant ensuite dans le champ des arts plastiques et picturaux. La notion de l’« hybride » traverse les quatre grandes périodes de l’histoire de l’art pour devenir, dans la période de l’art actuel, une nouvelle forme de culture.

2

Marcel Duchamp, Duchamp du signe. Suivi de Notes (1976-1980), Paris, Flammarion, 2008.

3

Paul Clavel, L’hybridation des mondes : Territoires et organisations à l’épreuve de l’hybridation, Seyssinet-Pariset, Elya, 2016, p. 300.

4

Créé à l’origine par des spécialistes de sciences physiques et biologiques (Paul Crutzen, chimiste de l’atmosphère, Eugène F. Stoermer, biologiste), le terme d’anthropocène convoque aussi l’ensemble des sciences humaines et sociales.

5

Luc Gwiazdzinski, L’hybridation des mondes : Territoires et organisations à l’épreuve de l’hybridation, Seyssinet-Pariset, Elya, 2016, p. 11.

6

Philippe Descola, La composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2014.

7

Vocable pivot (hybrid -e, -ation), regroupant de multiples termes : métis, créole, bâtard, greffe, branchement, recyclage, entrelacement, croisement, combinaison, enchevêtrement, mélange, braconnage, pérégrination, hétérologie, glocal. Le terme « hybridité », mot pris des champs de la biologie et de la botanique où, selon le Petit Robert, il désigne le « croisement de variétés, de races, d’espèces différentes ».

8

Radicant : épithète désignant un organisme qui fait pousser ses racines et se les ajoute, au fur et à mesure qu’il avance. Être radicant : mettre en scène, mettre en route ses racines dans des contextes et des formes hétérogènes. Cf. Nicolas Bourriaud, Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denöel, 2009.

9

Voir Sandra Delacourt, Katia Schneller et Vanessa Théodoropoulou, Le Chercheur et ses doubles, Paris, éditions B42, 2016.

10

Sur cette question, voir Nathalie Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1998.

11

Sur ce tournant « recherche » de l’art, on pourra se référer aux publications de Sandra Delacourt, Go to college. Donald Judd et la fabrique de l’artiste-universitaire, Paris, Éditions B42, 2019.

12

Sur ce sujet, on se reportera à son essai, De quelques objets spécifiques (1965), considéré comme le premier manifeste de l’Art minimal.

13

Bernard Stiegler, « Pour une politique sans réserve », Revue Mouvement, n°48, juillet-septembre 2008.

14

Voir Étienne Souriau, Vocabulaire d’Esthétique [1990], Paris, PUF, 2015.

15

Nicolas Bourriaud, Postproduction. La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain, Dijon, Les Presses du réel, 2003, p. 9.

16

En référence au mouvement Dada (1915) ou dadaïsme, mouvement intellectuel, littéraire et artistique qui se caractérise par une remise en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques.

17

Donald Judd, Écrits 1963-1990, Paris, Lelong Éditeur, 1991, p. 9.

18

Yves Michaud, L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2003, p. 86-88.

19

Anti-form mouvement né aux États-Unis (Arte Povera, Land Art, Art conceptuel) côté non fixe de la création destinés à évoluer dans le temps et dans l’espace dans lequel elles sont exposées.

20

Image plasticienne : correspond au passage de différents registres de l’image à un univers général englobant la peinture, la photographie plasticienne, le dessin, le design graphique, l’imprimé et l’univers de la PAO. L’image plasticienne devient un référent traversant et transversal de multiples médiums, pratiques ou identités de l’image.

21

Paul Ardenne, Art, le présent, Paris, Éditions du regard, 2009, p. 31.

22

Nicolas Bourriaud, Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denöel, 2009, p. 60.

23

Jean Baudrillard, L’illusion de la fin ou La grève des événements, Paris, Galilée, 1992.

24

Roland Barthes, Œuvres complètes, tome III, Paris, Seuil, 2002, p. 410.

25

François Dagognet, Rematérialiser, Matières et matérialismes, Paris, Vrin, 1985.

26

Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Beaux-arts de Paris, 2007, p. 57.

27

Daniel Payot, Anachronies de l’œuvre d’art, Paris, Galilée, 1991.

28

Nicolas Bourriaud, L’exforme, art, idéologie et rejet, Paris, PUF, 2017, p. 53.

29

Victor Segalen, Essai sur l’Exotisme. Une Esthétique du Divers, Montpellier, Fata Morgana, 1978.

30

Yves Michaud, La crise de l’art contemporain – Utopie, démocratie et comédie, Paris, PUF, 1997, p. 197-199.

31

Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991, p. 103.

32

Nicolas Bourriaud, L’exforme, art, idéologie et rejet, Paris, PUF, 2017, p.  3.

33

Voir Henri Focillon, Éloge de la main [1934], Vie des formes, Paris, PUF, 1964.

34

Sol Lewitt, « Positions » (1969), Art en Théorie, 1900-1990, Harrison Charles et Wood Paul, Paris, Hazan, 2012, p. 913.

35

On parle d’art éduqué, d’un bricolage intelligent, d’un bricolage éclairé.

36

Donald Judd, Écrits 1963-1990, op. cit.

37

Ce décloisonnement génère de nouveaux savoirs à travers un travail d’équilibriste entre la création et la recherche pas un va-et-vient permanent entre théorie et pratique via l’expérimentation et l’expérience. Sur cette idée Pierre Gosselin constate que « [...] la recherche en pratique artistique est directement liée à la nature de cette même pratique qui va et vient continuellement entre d’une part, le pôle d’une pensée expérientielle, subjective et sensible et, d’autre part, le pôle d’une pensée conceptuelle, objective et rationnelle. » (Pierre Gosselin, La recherche création. Pour une compréhension de la recherche en pratique artistique, PU Québec, 2006, p. 29)

38

Pierre Cabanne et Marcel Duchamp, Marcel Duchamp. Entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Allia Éditions, 2014, p. 65.

39

Cf. Hal Foster, « L’artiste comme ethnographe ou la “fin de l’histoire” signifie-t-elle le retour de l’anthropologie ? », Face à l’histoire, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 498-505.

40

Nicolas Bourriaud, L’exforme, art, idéologie et rejet, op. cit., p. 74.

41

Graham Harman, L’objet quadruple. Une métaphysique des choses après Heidegger, Paris, PUF, 2010.

42

Sur cette question, on se reportera à l’ouvrage de Timothy Morton, Hyperobjets : philosophie et écologie après la fin du monde, Saint-Étienne, EPCC Cité du design, 2018.

43

Marie-Christine Bordeaux, L’hybridation des mondes : Territoires et organisations à l’épreuve de l’hybridation, Seyssinet-Pariset, Elya, 2016, p. 169.

44

On se reportera à l’ouvrage de Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1960.

45

Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, op. cit., p. 55.

46

Nicolas Bourriaud, L’exforme, art, idéologie et rejet, op. cit., p. 79.

47

Zygmunt Bauman, La vie liquide, Paris, Fayard, 2013, p. 229.

48

Michel Foucault, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, p. 46-49 ; cité dans Dits et écrits II (1976-1988), Paris, Gallimard, 1984, p. 1571.

49

Ibid., p. 14.

50

Référence au troisième principe qui définit le concept de rhizome développé par Deleuze et Guattari (1980, p. 36). Multiplicité s’oppose au principe d’unité de l’arbre. Un arbre possède une origine et ses racines comme son tronc et ses branches peuvent être saisis dans une unité, celle d’un arbre. Au contraire, connectivité et hétérogénéité font croître le rhizome en tous sens au point qu’il est impossible de le rapporter à une unité, comme d’ailleurs de lui attribuer un auteur, car il n’est plus qu’un agencement collectif d’énonciation. Ainsi, « on n’est plus un auteur, on est un bureau de production », cf. Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 16.

51

En 1980, dans Mille Plateaux, Gilles Deleuze impose le concept d’une figure de pensée rhizomatique, dont la pertinence apparaît dans toute réflexion sur l’hybridation. Forme de racine, mais ce n’est pas une racine, c’est un processus fécond un réseau acentré à entrées multiples, un labyrinthe, chaque ouverture ouvre vers d’autres ailleurs, donc une multiplicité fragmentée. Quelque chose qui croît par le milieu où il est difficile de déterminer l’origine, on est donc dans le régime de la multiplicité. Tout comme « il ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo », cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, T. 2 : Mille Plateaux, op. cit., p. 36.

52

Voir le concept d’agencement développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Capitalisme et Schizophrénie, T. 2 : Mille Plateaux, op. cit.

53

Gilles Deleuze, « les participations, les noces contre nature, sont la vraie Nature qui traverse les règnes », Capitalisme et Schizophrénie, T. 2 : Mille Plateaux, op. cit., p. 295.

54

Bruno Latour, « Esquisse du Parlement des choses », Écologie politique, 2018 /1, n°56, p. 47-64.

55

Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, op. cit.

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