Résumé
L’œuvre d’Éva Doumbia, metteure en scène et autrice qui se définit comme afropéenne, transgresse sans cesse les frontières établies, qu’elles soient géographiques, temporelles, sociales, culturelles ou artistiques. Dans cet entretien, qui fusionne deux échanges ayant eu lieu respectivement en 2018 et en 2021, elle s’exprime sur son approche des frontières. Elle évoque la façon dont ses créations (notamment sa pièce de théâtre Le Iench, son roman Anges fêlées et le festival Afropéa Nomade) composent avec les espaces : ceux du texte et des sphères artistiques, ceux de la nature et des villes, notamment celle de Marseille où sa compagnie de théâtre, La Part du Pauvre / Nana Triban, désormais installée à Elbeuf, a été créée.
Abstract
The work of Éva Doumbia, a director and author who defines herself as Afropean, constantly transgresses established borders, whether they be geographical, temporal, social, cultural or artistic. In this interview, which merges two exchanges that took place respectively in 2018 and 2021, she speaks about her approach of borders. She discusses how her creations (including her play Le Iench, her novel Anges fêlées and the Afropéa Nomade Festival) are composed with spaces: those of the text and artistic spheres, those of nature and cities, including that of Marseille where her theater company, La Part du Pauvre / Nana Triban, now based in Elbeuf, was created.
Entretien avec Éva Doumbia, metteure en scène et autrice.
Propos recueillis par Marjolaine Unter Ecker
Le 21 juin 2018 et le 07 octobre 2021
Le monde est certes sillonné de frontières, mais ontologiquement, les frontières n’existent pas. Elles ne sont qu’une fabrication de l’homme, et plus particulièrement de l’homme européen qui en a fait un espace de séparation ; dans bien d’autres régions du monde, la frontière symbolise un lieu de rencontre, et c’est aussi ainsi qu’Éva Doumbia, metteure en scène et autrice, l’envisage. Afropéa, ce « terroir intérieur », cette « terre sans bornes Fertile1 » qu’habitent les Afrodescendant·e·s d’Europe et dont se revendique aussi Éva Doumbia, en est une illustration :
Afropéa, c’est un espace intérieur, c’est un espace imaginaire, et c’est aussi un espace symbolique. C’est un espace culturel. Afropéa c’est un pays qui n’existe pas géographiquement, mais qui existe culturellement, et qui existe aussi politiquement. C’est important de parler de la dimension politique de ce territoire. Ça veut dire assumer en soi la rencontre souvent violente entre les peuples européens et africains2.
Franco-ivoiro-malienne, née et ayant grandi en Normandie, à la tête de la troupe de théâtre La Part du Pauvre / Nana Triban3 qui a été créée à Marseille et qui est maintenant installée à Elbeuf, Éva Doumbia décline ces caractéristiques propres à Afropéa dans son œuvre. Les thématiques qu’elle y aborde, tout comme son esthétique, performent la déconstruction et le dépassement des frontières traditionnelles et hégémoniques, qu’elles soient sociales – liées à la race, au genre et à la classe -, culturelles ou encore artistiques. Dans ses spectacles et dans ses textes, les marges sont déplacées vers le centre, à travers la narrativisation et la dramatisation de récits, d’expériences et de vécus qui dans l’espace social sont invisibilisés.
Ce sont par exemple celles des jeunes générations d’Afropéen·ne·s, qui vivent une forme de « double absence4 » : en France, ils·elles « veulent en être5 », mais se confrontent au racisme, à la discrimination et à l’absence de représentation, alors que le pays d’origine des parents est quant à lui quelque fois peu connu. Dans Le Iench, texte pour la scène paru en 2020, qui met en scène une famille d’origine malienne habitant une banlieue pavillonnaire française, ces questions se posent en étant ponctuées par des interludes qui énumèrent les noms des hommes racisés qui, en France, ont perdu la vie du fait de violences policières. Celles-ci viendront brutalement s’immiscer dans le huis clos familial, avec un coup de fil qui annoncera la mort du fils. Il y a avec cette pièce une volonté de faire revenir sur scène ces hommes injustement disparus et de célébrer leur mémoire, dans une intention politique – nécessaire, à mon sens –, mais aussi rituelle, qui engage chez les spectateurs et spectatrices des émotions vives, ensemble.
La poétique du texte, riche d’un plurilinguisme et d’un mélange de registres, contribue aussi à cela. Elle est aussi vibrante dans Anges fêlées, qui a été édité en 2016 chez Vents d’ailleurs, dans une collection dirigée par Jean-Luc Raharimanana. Ce texte hybride, qui se présente sous la forme d’un roman, mais dont l’esthétique entremêle récits, soliloques et dialogues de théâtre, met en scène divers personnages qui vivent une errance intérieure et psychique. Leur parcours convergent dans le décor urbain à la fois vivant et violent de Marseille. D’autres villes, comme Abidjan et Ségou, y sont aussi évoquées.
Les lieux ne sont jamais cloisonnés dans l’œuvre d’Éva Doumbia. Ils s’inscrivent dans leur lien avec d’autres territoires du monde postcolonial, et ce, toujours, avec la volonté de faire entendre les voix qui y sont minorées. Ce sont par exemple celles des femmes noires que l’on entend dans le spectacle La traversée (2014-2017), qui a été écrit en collaboration avec les écrivaines d’origine caribéenne et africaine Maryse Condé, Fabienne Kanor, Jamaica Kincaid, Yannick Lahens et Fatou Sy Savané, ou encore Afropéennes, création inspirée des textes pour la scène Écrits pour la parole (2012) et du roman Blues pour Élise (2010) de Léonora Miano. C’est aussi la voix de George Sand, qui apparaît en filigrane dans la reprise d’On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset6, celle-ci proposant une relecture de ce classique qui questionne aussi la classe et le genre. Là comme ailleurs, Éva Doumbia a travaillé à rendre accessible la pièce à un public contemporain, la compagnie ayant pensé trois versions différentes en fonction du contexte de représentation – salle, lieux sociaux, écoles.
Il y a, dans l’œuvre de la metteure en scène, une volonté réelle de déconstruire l’image élitiste du théâtre. Pour cela, elle convoque diverses disciplines au sein de ses œuvres et abolit les frontières entre des genres prétendument nobles et d’autres qui seraient mineurs. Cette pluridisciplinarité constitue le socle du festival Afropéa Nomade7, qui célèbre les cultures afrodescendantes à travers la photo, la mode, la coiffure, la discussion, la littérature, la cuisine…cette dernière étant aussi au centre de son dernier spectacle, Autophagies (2020), lequel raconte l’histoire coloniale des aliments et les rapports d’exploitation qui sont impliqués dans leur fabrication et marchandisation.
Enfin, les frontières temporelles sont elles aussi troublées, dans une œuvre qui ne cesse de questionner l’héritage de l’histoire dans les destinées contemporaines, la façon dont le passé colonial continue de régir des rapports sociaux contemporains, notamment par les stéréotypes, les discriminations et les violences raciales. Pour Françoise Vergès : « décoloniser, c’est apprendre à voir de nouveau, de manière transversale, intersectionnelle, à dé-naturaliser le monde où nous évoluons […] C’est apprendre à poser tous les morceaux comme un puzzle et à étudier les relations, les circulations, les croisements. Ainsi, de nouvelles cartographies émergent qui questionnent le récit européen8 », et c’est aussi véritablement ce que propose le travail d’Éva Doumbia, riche de sa pluralité et de sa générosité, en œuvrant pour une société plus inclusive.
L’entretien qui suit résulte de la fusion de deux échanges que j’ai pu avoir avec Éva Doumbia dans le cadre de mon travail de thèse, à Marseille : le premier a eu lieu le 21 juin 2018, au moment de la deuxième édition du festival Massilia Afropéa, devenu aujourd’hui Afropéa Nomade, dans le cadre de l’émission de radio Le Livre ouvert, que j’animais alors sur Radio Galère ; la deuxième a eu lieu le 07 octobre 2021 à la Friche de la Belle de Mai, alors que la compagnie La Part du Pauvre répétait le spectacle Autophagies, qui allait être représenté les deux jours suivants. La publication a trouvé sa place dans ce numéro, puisque Éva Doumbia a participé à la table ronde de la journée d’étude Écrire la Frontière, aux côtés de Marina Skalova et de Joris Lachaise. Je la remercie chaleureusement pour le temps qu’elle m’a accordé.
La Canebière, précisément. Des passants. Bras, gorges, ventres qui débordent des shorts. De la peau. Nue. Filles au nez aquilin, leurs vêtements courts achetés en boutiques chinoises, piercings et tatoos. Dans mon nez, la puanteur des chawarmas, fritures, odeurs d’ail. Les employés aux cheveux gras. Au bout, la Méditerranée, lumière d’une île. Blanche comme tombée de Lune, cratères et roches. Le Frioul, caillou désolé en milieu de Méditerranée9.
Marjolaine Unter Ecker. — Dans Anges fêlées, il est plusieurs fois question de la Méditerranée. Je me demandais si pour vous, c’était un motif important, un espace d’inspiration ? Parce que dans le roman, souvent, la mer contraste avec ce qui est raconté ailleurs dans le texte : la ville, le bruit, tout ça… il y a ensuite la mer, qui apparaît comme un lieu d’apaisement pour les personnages. Je me demandais s’il y avait un lien entre la façon dont vous envisagez la mer Méditerranée, et d’autres espaces maritimes qui sont aussi des lieux de mémoires, comme l’Atlantique noir10 par exemple ?
Éva Doumbia. — Alors non, ce n’est pas un espace, disons, politiquement symbolique. C’est plutôt un espace spirituellement symbolique. En fait, on trouve la Méditerranée dans Anges fêlées parce que l’histoire se passe à Marseille. Si ça se passait dans une autre ville proche d’une autre mer, ce serait cette autre mer. Ce n’est pas tant la Méditerrané que la mer qui apaise. Après, il y a effectivement une relation, mais ce n’est pas une relation conflictuelle. C’est souvent se poser et aller face à la mer. Face à la mer il y a la possibilité de s’évader, de s’apaiser. En fait, il s’agit d’un espace qui, parce qu’il est naturel, permet aux personnages de fuir les douleurs et la violence. Donc non, on n’est pas dans le cadre de l’Atlantique noir. On va dire que la mer a un peu la même fonction que la forêt dans Le Iench.
Marjolaine Unter Ecker. — Cette forêt, dans laquelle se passe la scène finale du Iench, et où Drissa, le personnage principal, est tué par la police, était-ce aussi une façon d’exacerber encore plus la violence policière ? Parce que lorsque Drissa s’enfuit dans la forêt, on sent qu’il retrouve d’abord une forme de paix…
Éva Doumbia. — L’idée dans la forêt, c’est que la forêt, elle nous précède et elle nous survit. C’est qu’en fait, on habite chez les arbres, on habite dans la mer… Ce sont vraiment des espaces ou des êtres – tu appelles ça comme tu veux– mais « chez qui » on est. On est de passage. Donc quand les personnages d’Anges fêlées se mettent face à la mer, c’est pour fuir la dépression. Parce que ce sont tous des personnages qui sont en dépression, en perte, qui vivent un éclatement. Et quand Drissa va dans la forêt, c’est pour échapper à l’imbécilité française, à tout ce qui lui fait mal. Il dit certes : « Je serai le pendu sombre sur un arbre de France », mais c’est surtout une référence, un rappel à des frères qui sont outre-Atlantique. Lui, il va dans la forêt pour retrouver du sens, pour retrouver la liaison entre ce qui est en lui, c’est-à-dire ses battements de cœur, sa respiration, et lui-même. Ce sont des personnages qui me ressemblent aussi. Moi, quand je suis en forêt ou face à la mer, je ne pense pas forcément à ce que ça a été. La personne qui parle de la forêt en fait, c’est la personne normande, ce n’est pas la personne noire. De toutes façons, si je parlais des forêts d’Afrique, ce serait pareil. La forêt comme la mer, ce sont des endroits où on peut disparaître, dans lesquels on peut se fondre, dans lesquels on peut oublier la douleur. La forêt comme la mer, ce sont des refuges. Elles l’ont été pour les pirates, les marrons… C’est comme ça que je les écris. Elles ont certes aussi été des espaces de violence, mais elles n’en sont pas responsables. Ce ne sont pas les lieux qui produisent la violence, ce sont les humains.
Je veux dormir ici, près des arbres. Chênes ou baobabs. Fromagers millénaires. Flamboyants qui parlent du passé. Les sexes végétaux aux couleurs vives au printemps, la nudité froide dans l’hiver. La brûlure rousse lorsque les feuilles tomberont. Les bras du bois à l’odeur amniotiques. Le tronc comme les épaules de ce père qui n’a pas su étreindre. Je me couche sur l’humus avec le iench, je l’embrasse11.
Marjolaine Unter Ecker. — Pour vous, ces lieux ne sont donc pas du tout des espaces frontaliers ?
Éva Doumbia. — En vérité, les frontières, ça n’existe pas, et d’autant plus si on se place à l’endroit de la mer ou à l’endroit de la forêt. Les autres animaux, ils traversent les frontières. Ils ne se disent pas, « Tiens je n’ai pas le droit d’y aller parce que je suis un chien français, une vache anglaise ! » Toutes ces frontières sont symboliques. On pourrait penser que ce n’est pas le cas des frontières « physiques », comme la montagne, la mer… et pourtant, même là, c’est l’homme occidental – il faut toujours préciser, car il y a des tas d’autres endroits où les frontières sont des lieux de passages, de rencontre – qui a décidé. Après, évidemment, à partir du moment où on décrète que ça existe, ça existe. Mais du point de vue de l’éternité, ça n’existe pas, ça n’a pas de valeur. C’est comme la mort : du point de vue de l’éternité, ça n’existe pas. Puisque les choses, elles continuent. Après, moi je considère que la mort n’existe pas, mais ça ne m’empêche pas d’être en deuil quand l’un de mes proches meurt. Ça fait souffrir.
Marjolaine Unter Ecker. — Ça me fait penser au Iench ; j’ai été très émue par la représentation12 – surtout au moment où les personnages citent la longue liste des victimes de violence policière en France –, et j’ai vu qu’il y avait beaucoup de gens autour de moi qui l’étaient aussi. Est-ce qu’il y a, avec ces énumérations, une certaine volonté de ramener les morts sur la scène, et donc en quelques sortes d’abolir la frontière entre vie et mort ?
Éva Doumbia. — Effectivement, je pense que le théâtre sert à ça. L’écriture aussi, en fait. Je pense que c’est pour faire revenir les morts, pour rappeler la mémoire ; non pas seulement la mémoire des choses qui se sont passées, mais aussi la mémoire des gens. Le théâtre, il doit être hanté, et je crois que la littérature aussi. La littérature que j’aime, c’est une littérature qui fait appel aux fantômes. C’est la littérature de Toni Morrison. Mais c’est aussi la littérature de Marcel Proust, qui, quand il parle, essaie de faire revenir sa mère. C’est aussi ce qui guide le choix de certains lieux de représentation. J’ai un lien étroit avec le quartier de la Savine à Marseille, où Ibrahim Ali13, qui été assassiné en 1995 par un colleur d’affiches du Front National, habitait. Sa mort a été un événement vraiment traumatisant pour tout le monde, et pour moi ça me semblait important de localiser des événements à cet endroit-là – Massilia Afropéa en 2018 et la station 2 d’Afropéa Nomade 2021 -, notamment aux côtés de Soly Mbaé de l’association B Vice14, qui y organise une commémoration pour son ami tous les ans. Alors je sais que dans la communauté comorienne on ne parle pas des morts, mais là il s’agit aussi de parler du danger dans lequel le corps du garçon noir et du garçon maghrébin est toujours, en permanence. Si je faisais quelque chose à Clichy-sous-Bois, évidemment que ce serait précisément à l’endroit où ont été assassinés Zyed et Bouna15. L’idée, c’est à chaque fois de rendre hommage à des personnes, de les enterrer aussi d’une autre manière.
DRISSA. […] La forêt précède le pays et lui survivra.
Je serai la forêt.
Loin.
Non je ne suis pas une armée.
Je ne brûlerai rien.
Je demande juste le calme.
Vous me retournez et fouillez mes poches sous mon dos.
Mes mains posées sur mon chêne patriarche.
Et vous hurlez sur moi et je tremble […]
Vos hurlements déchirent le calme de la forêt où la violence animale épouse indéfiniment la tranquillité végétale.
Vos insultes précéderont les coups de vos poings sur ma peau.
Ce sera ici ma fin.
La prescience de rejoindre tant de corps abattus dans le silence
Je serai le pendu sur un arbre de France.
Un être rouge sort de ma mémoire.
Un humain aux côtes saillantes, effrayé.
Fuyard rattrapé ici sur l’humus aux âcres parfums de multiples composts.
L’âme rouge je la vois.
Elle me regarde et pénètre ma conscience.
Je deviens sempiternel16.
Marjolaine Unter Ecker. — Est-ce que vous ne visez pas, avec cela aussi, une sorte d’expérience collective par le théâtre ?
Éva Doumbia. — Oui, je n’espère que ça. Je trouve très compliqué, dans la société dans laquelle on vit, où les gens consomment, mangent les choses et les rejettent, de faire un théâtre qui touche, de garder l’essence du théâtre. D’une façon générale, c’est compliqué de garder l’essence des choses. Malgré tout, des gens vont au théâtre, du moins les festivals sont pleins. Mais quand il y a un choc, il y en a un autre de suite après, et je pense que là, le vrai endroit de participation, d’investissement émotionnel, de « pourquoi je fais », il est rare. Les gens regardent des cartes du monde au théâtre, ils consomment du savoir en fait. Mais ils ne sont pas forcément « embarqués ». Moi je ne fais pas de spectacle s’il n’est pas nécessaire ; l’idée c’est de faire partager sa propre nécessité. Ça peut paraitre prétentieux, mais je pense que ce que je fais, c’est essentiel et important. C’est ce que je fais partager aux gens, cette chance de pouvoir transmettre, de pouvoir être justement à la frontière entre plusieurs mondes. De dire, attention ! à tel endroit il y a ça qui se passe, vous ne savez pas, et je sais que vous ne savez pas, parce que je suis aussi chez vous. En fait, c’est à cet endroit-là, pour moi, que se situe la question de la frontière. C’est plutôt un endroit de partage que de séparation.
Marjolaine Unter Ecker. — Cet endroit de passage pourrait aussi être figuré par vos « espaces textuels », qui par exemple dans Anges fêlées ont une esthétique fragmentaire. C’est en tous cas l’apparence que donne la mise en page choisie par l’éditeur (Vents d’ailleurs), et c’est aussi ce à quoi renvoie le titre de la collection « Fragments ». Vous avez l’habitude d’écrire du théâtre et Anges fêlées se présente comme un roman, même si en fait c’est un texte qui est assez hybride. Comment passez-vous d’un genre littéraire à l’autre ?
Éva Doumbia. — Alors, Anges fêlées au départ c’était Les Anges rouges, une pièce avec une construction qui était faite pour une performance et qui impliquait le public. Ensuite, c’est devenu un roman et puis j’ai commencé à écrire du théâtre avec des personnages. Mais les choses hybrides, elles arrivent après. Si on regarde bien la construction du Iench, ce ne serait pas difficile de le transformer en roman, parce qu’en fait il y a du monologue intérieur. Je pense d’ailleurs que je ne laisse pas assez de trous par rapport au théâtre. Néanmoins, l’aspect spectacle vivant, j’en ai besoin aussi. Je tiens à l’idée d’une littérature faite pour être dite, qui est orale et qui se partage. Il y a beaucoup de romans qui s’écrivent, mais pas tant de théâtre. J’aime bien cet endroit de la littérature dramatique.
ISSOUF : […] Le lendemain à l’aube dans le silence blanc de lait j’ai pris mes chaussures fermées et suis parti dans le sens inverse du champ, sans daba ni machette. Libre de ma colère. Je n’ai pas attendu la prière. Je n’ai plus jamais prié. Au bout d’une longue marche, d’un très long temps, plusieurs semaines, j’ai trouvé mon frère même père même mère. Il m’a serré dans ses bras et m’a fait une place dans sa maison à Abidjan.
À onze ans je travaillais, je vendais les arachides et les noix de cajou. Puis les frères m’ont envoyé à Dakar. […] Assis sur un plot […], je voyais les paquebots. Ils partent et ils reviennent.
J’ai pris mon élan et j’ai bondi. Et mon corps a trouvé les boyaux du paquebot. Je gardais dans ma bouche ce que les miens voulaient rendre. J’avais faim, j’avais soif, la peur me tordait les entrailles. J’ai du courage. Beaucoup de courage.
Le poison continue son chemin en moi.
Alors je crée un chez-moi dans un espace, ce canapé, cette table basse, nos chambres dans ce pavillon en province, au milieu du gris des nuages17.
Marjolaine Unter Ecker. — Cette transgression des frontières génériques, on la retrouve aussi dans le festival Afropea Nomade, d’autant plus qu’il est devenu itinérant en 2020-2021, avec des événements à Elbeuf, à Paris et dans le quartier de la Savine à Marseille. En effet, le projet convoque différentes disciplines et sous différentes formes : le théâtre, la musique, la cuisine, la danse, la coiffure, la mode, la photos, discussion… Quelle particularité le théâtre a-t-il aux côtés de toutes ces autres pratiques artistiques, par exemple vis-à-vis de la représentation d’Afropéa ?
Éva Doumbia. — Je me pose tout le temps la question de savoir si mes deux pratiques artistiques – l’écriture et le théâtre – servent à quelque chose. Souvent je me dis que finalement, si les gens ne vont pas au théâtre, c’est parce qu’ils n’aiment pas ça. Et bien en fait, je suis contente de me tromper quand je pense cela. Parce que j’ai bien vu pendant des représentations que le fait de dramatiser des situations du quotidien et de mettre ces questions de manière poétique et vivante au centre, c’est intéressant. Ce qui m’intéresse avec Afropéa Nomade, c’est de faire cohabiter des artistes qui ont des esthétiques et des formes différentes, mais qui en même temps viennent tout·e·s de la même matrice. Quand par exemple, lors de l’édition 2018 à Marseille, la compagnie a fait résonner Musset aux pieds des immeubles, autour du béton, et que là, tout à coup, la langue du XIXe siècle, elle s’est cognée, elle a résonné ; ou encore quand, lors du spectacle de Nelson Rafaell Madel, il y a eu des réflexions sur l’utilité même du théâtre et qu’il a dit ça au pied de la cité ; qu’au fur et à mesure les enfants sont descendus, des adolescents qui au départ étaient en résistance, puis qui sont venus chercher leur siège, et que les gens se sont réunis pour écouter une histoire en plein air ; je me suis dit qu’il fallait continuer. Il faut continuer et il faut trouver des dispositifs – qui ne sont pas forcément liés au théâtre de rue, puisque moi j’aime le texte et j’aime bien qu’on entende la finesse des choses – qui permettent la démocratisation. Et la démocratisation, elle ne se fait pas dans les murs, en réalité. En plus, à Marseille, les gens ont la chance d’être dans une ville où on peut faire les choses en plein air. On peut poser une planche, raconter une histoire et obéir à ce désir de dramatisation des personnes. Je trouve que, oui bien sûr, le théâtre a une utilité politique, et quand je dis ça, je sais très bien que je ne dis pas la même chose que mes collègues. Quand je dis ça, je pense à des moments précis et à des moments qui ne sont pas forcément paillettes et relayées dans les médias mainstream : ce sont ces moments où tout à coup, on a des personnes assises en cercle, sur des bouts de trucs et qui écoutent Musset, Léonora Miano, des auteurs africains-américains… C’est cela qu’on va chercher aussi, parce que la question scénographique est vraiment à interroger dans la décolonisation des arts. On décolonise les plateaux, on décolonise aussi la manière de se parler, c’est à dire qu’on n’a pas une conférence18 avec quelqu’un qui est en face, le sachant qui est sur un podium et puis en face, celui qui écoute. On propose que la parole circule et qu’elle ne soit pas hiérarchisée. Et ça, ça donne des moments de grande bienveillance ; il n’y a pas y a pas d’agressivité possible entre les personnes, dans la mesure on est tous dans le même cercle. Être Afropéen, c’est aussi remettre dans la cité des pratiques qui se font en Afrique parce que ce cercle, il vient de chez nous, de chez nos parents. Ce cercle renvoie à l’histoire du baobab. Sauf que là, il est dans le béton, et on arrive à quelque chose de très beau. C’est aussi très beau de voir des spectacles très chiadés, moi ça me plaît aussi beaucoup, mais je pense qu’en fait, dans un premier temps, il faut aussi habituer les gens à y aller. Parce qu’ils peuvent se sentir écrasés par la richesse qui se déploie devant leurs yeux ; ça peut arriver aussi, quand ce qu’il se passe sur un plateau et les moyens qui sont déployés sont bien plus importants que ceux qui existent dans sa propre cité.
Marjolaine Unter Ecker. — Ce que vous dites là résonne avec votre engagement dans l’association Décoloniser les arts, dont vous avez été une membre fondatrice. Pourriez-vous nous parler des actions que vous avez menées dans ce cadre ?
Éva Doumbia. — Alors, au départ on était essentiellement des gens de spectacle vivant, avec quelques personnes des arts plastiques et de la danse. On est partis du constat de l’absence de représentation, ce qui est la même chose qui a présidé à la création de Massilia Afropéa, sauf que là, on est sur l’absence de représentations des personnes racisées en général. Il ne s’agit pas que des Afros, il y a aussi des Maghrébins, des Roms et des Asiatiques. Maintenant, on sait qu’on est en train de gagner, qu’il y a de plus en plus de personnes racisées sur les plateaux de théâtre, mais pas tant sur la création. On est content, parce qu’on sait qu’il y a des choses qui se passent, ça bouge… mais lentement malgré tout. Aux postes de direction (metteurs en scène, directeurs de structure), on est loin du compte. Moi je suis effarée de voir que de manière générale en France, et qu’à Marseille particulièrement, sur les plateaux de théâtre, les personnes sont toutes blanches. Marseille est pourtant une ville métisse, où il y a énormément d’Afropéen·ne·s, notamment des Afropéen·ne·s d’origine comorienne, mais il y a très peu d’événements culturels dédiés, de valorisation des Noirs qui vivent ici, qui sont nés ici, qui ont des origines africaines, mais qui ne sont pas des Africains. Je trouve que c’est une grande violence pour le public, parce qu’en fait il est nié. Il est nié dans sa représentativité, c’est-à-dire qu’il n’existe pas. C’est « l’homme invisible », pour citer Ralph Ellison.
Plus d’espace ni de temps. On ne vole pas. L’être humain ne vole pas. Des mots. Sofia est devenue un langage. Enfin. Je suis quelque part, elle se dit. Je suis enfin arrivée quelque part. Je suis bien quelque part. Bien dans ce quelque part. Sofia au-dessus d’elle. Les peaux luisent. Les odeurs ne la dérangent pas. Je suis bien dans ce quelque part. Elle sourit. Heureuse d’être là si légère dans son quelque part. Rit de bonheur. Jubile en dedans. Le sommeil la capture comme un chant. La chaleur d’un hiver qui n’existera pas. Le silence de la jolie femme, les yeux baissés, le sourire qui l’éblouit. […] Le silence des enfants sans jouets. Le silence du vent ensablé qui frotte son visage lorsqu’on se dirige, seau à la main, vers le fond de la cour pour se laver. Le silence enjaillé. […] Elle est la nuit protectrice. Devenue fraîcheur dans la nuit. Le fleuve n’est pas loin. Elle sent l’odeur du Djoliba. Inodore et invisible aux vivants encharnés, Sofia traverse le grand marché de la ville de Ségou19.
Marjolaine Unter Ecker. — Ce paradoxe que vous évoquez à propos de Marseille, comment l’expliquez-vous ?
Éva Doumbia. — À Marseille, il faut non seulement décoloniser culturellement les spectacles, mais il faut aussi décoloniser culturellement les territoires. C’est-à-dire que quand il y a des opérations qui se passent dans les quartiers, il est assez rare que soient pris en compte les gens qui travaillent sur les quartiers. C’est une critique que j’ai entendue lors de la première édition de Massilia Afropéa en 2016, l’absence des associations communautaires et le fait qu’elles n’avaient pas été associées à la réflexion du projet. Du coup, lors de la deuxième édition, nous avons aussi travaillé avec des associations locales, l’ANIF20, les Rosas21, Soly de l’association Sound Musical School, la Fondation Camargo22.... C’est vrai qu’il y a très peu de choses qui se passent à partir du quartier et sur les quartiers à Marseille. Un exemple très simple. C’est une chose symbolique ; je vais parler des navettes. Dans une logique humaine et normale, étant donné qu’en centre-ville habitent moins de personnes que dans les périphéries, quand il y a un spectacle par exemple à la Criée, il devrait y avoir des navettes qui partent des différents quartiers et qui emmènent le public vers la Criée. Or, ce qu’on voit la plupart du temps, c’est que la navette, elle part du centre vers la périphérie, et donc il est très clair que le spectacle qui se joue est adressé aux personnes du centre. Nous, par exemple, avec les événements qu’on a localisés à la Savine, on a expérimenté l’inverse, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de navettes et donc les gens du centre ont dû galérer pour prendre le bus. À un moment donné, il faudrait mettre des navettes dans tous les sens pour que les gens puissent se déplacer ou mieux encore, que les transports soient beaucoup mieux organisés dans la ville de Marseille. Le pire c’est de quartiers en quartier, ça n’est pas possible après une certaine heure. En fait, on s’aperçoit finalement qu’à Marseille, la question du territoire, elle est hyper importante. On est dans un endroit avec une forte colonialité. Il y a des choses qui font mal ici. On n’aime pas trop gratter. Je m’en suis rendue compte avec mon travail, j’ai pu me faire entendre réellement en partant et en déplaçant des spectacles ailleurs, où la réception n’a pas du tout été la même. Aujourd’hui, ma compagnie travaille à Elbeuf. Mon lien avec la ville de Marseille s’est focalisé sur la Savine mais s’est distendu par ailleurs.
Notes
Propos extrait de l’entretien mené le 21/06/2018 à Radio Galère, dans le cadre de l’émission du Livre Ouvert.
Pour plus d’informations sur la compagnie, voir le site officiel, en ligne : https://cielapartdupauvre.com
Abdelmalek Sayad, La double absence des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Éditions du Seuil, 1999.
Ce projet a été inspiré par un premier évènement pluridisciplinaire ayant eu lieu au Carreau du temple, à Paris, en 2015, alors qu’une carte blanche avait été proposée à Eva Doumbia. Il est devenu un festival (Massilia Afropéa) à Marseille, qui s’est décliné en deux éditions, lesquelles ont eu lieu en 2016 et en 2018. Depuis 2020, et notamment dans le cadre d’Africa 2020, la manifestation est devenue itinérante (Elbeuf, Marseille, Paris,).
Françoise Vergès, « Décolonisons les arts ! Un long, difficile et passionnant combat », Décolonisons les arts!, Leïla Cukierman, Gerty Dambury, Françoise Vergès et Kader Attia (dir.), Paris, L’Arche, « Tête à tête », 2018, p. 120.
L’Atlantique noir, théorisé par Paul Gilroy (1992), est un espace transnational et transculturel, partagé par la diaspora africaine et né de l’histoire de l’esclavage.
Ibrahim Ali, Français d’origine comorienne, avait alors 17 ans. Il a été tué par balles et l’auteur des tirs a été jugé coupable d’homicide volontaire. La rue où le meurtre a été commis a été rebaptisée « Avenue Ibrahim Ali » début 2021, comme ses proches le réclamaient depuis de nombreuses années.
B Vice est à l’origine un groupe de rap (B Vice signifiant : « Bloc Venant de l’Intérieur Comme de l’Extérieur »), dont Ibrahim Ali faisait partie. Les membres ont aussi fondé une association basée à la Savine, la Sound Musical School, qui est une école de musique et un centre d’animation.
Le 27 octobre 2005, Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents, ont perdu la vie à Clichy-sous-Bois, dans un transformateur électrique où ils s’étaient réfugiés alors qu’ils étaient pourchassés par des agents de la police.
Lors de la deuxième édition du Festival Massilia Afropéa, un certain nombre de temps d’échanges et de conversations autour de l’estime de soi ont eu lieu dans cette disposition, avec la présence, entre autres, de Rokhaya Diallo et de Nadia Yala Kisukidi.
Table des matières
Introduction
Politiques frontalières : ouvrir les imaginaires in situ ?
La frontière entre le Mexique et les États-Unis : d’un espace configuré à une configuration en acte
Celui qui arrive un jour, et qui le lendemain demeure
« Les frontières, ça n’existe pas »
Regards sur la frontière : un modèle d’hybridation ?
Le plateau théâtral : une nouvelle frontière
L’état de transition : un regard sur la vie
À la frontière entre plusieurs territoires, entre interconnexions, hybridations et circulations. Pratique artistique de l’hybridité
Penser l’altérité : une frontière à soi ?
Paroles de créateur.ices : MONOCULTIVO
Frontières « intraduisibles » : le cas de la ligne verte dans l’œuvre de l’essayiste palestinien Raja Shehadeh
Chants enregistrés traversant les frontières : circulation, croisement et imaginaires au Levant durant les années 1920-1940
« Le texte est du côté de la tentative — comme la colère, celle-ci peut être désespérée, mais relève tout de même d’un flux vital. »