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Résumé

La vidéo MONOCULTIVO est une réflexion sur la perte du rapport matriciel à la terre, et sur la logique coloniale présente dans ce que le philosophe et poète Édouard Glissant nomme « les pensées de systèmes ». Cette réflexion porte un regard critique sur la continuation d’une logique extractiviste dans le rapport occidental à la terre et au vivant, en la comparant à certaines ontologies relationnelles présentes dans les communautés amérindiennes du département du Cauca en Colombie. Le Collectif artistique NOMASMETAFORAS propose une pensée archipélique décloisonnante où le mouvement décolonial issu d’Amérique latine se pense à travers des pratiques performatives permettant de contester certains dualismes fondateurs de notre ontologie moderne : les frontières Nature/Culture, Sujet/Objet, Vivant/Non-Vivant.

Abstract

The video MONOCULTIVO is a reflection on the loss of the matricial relationship to the land, and on the colonial logic present in what the philosopher and poet Édouard Glissant calls "systems thinking". This reflection takes a critical look at the continuation of an extractivist logic in the Western relationship to the earth and to the living, by comparing it to certain relational ontologies present in the Amerindian communities of the department of Cauca in Colombia. The NOMASMETAFORAS artistic collective proposes a decompartmentalizing archipelagic thought where the decolonial movement coming from Latin America is thought through performative practices allowing to contest some founding dualisms of our modern ontology: the Nature/Culture, Subject/Object, Living/Non-Living boundaries.

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L’habiter colonial de la terre

L’urgence d’une lutte contre le réchauffement climatique et la pollution de la terre est imbriquée dans l’urgence des luttes politiques, épistémiques visant à défaire les structures coloniales1.

La vidéo MONOCULTIVO est une réflexion croisée sur l’imaginaire colonial et la façon dont les êtres humains se pensent en relation avec la terre et le vivant. La vidéo se présente comme une séquence en boucle des cultures de canne à sucre dans le Valle du Cauca en Colombie. Les monocultures en Colombie sont issues d’une longue histoire de dépossession et d’usurpation et leur existence est intimement liée à l’histoire de l’esclavage et au rapport de subordination des pays nord-sud. Dans le cas spécifique de la vallée du Cauca en Colombie, ce sont les communautés afro-descendantes, anciennement esclaves, qui aujourd’hui labourent la terre pour les grands producteurs terriens. Le Collectif utilise le symbole de la monoculture afin d’accentuer la survivance d’un imaginaire colonial dans les manières extractivistes et accumulatrices d’exploitation de la terre et du vivant.

Monocultivo
MONOCULTIVO © NOMASMETAFORAS

Dans son livre Une Écologie Décoloniale, le philosophe et politologue Malcom Ferdinand analyse la relation entre notre manière d’occuper le sol et l’histoire de l’esclavage. Il utilise le concept de l’« habiter colonial de la terre2 » afin de mettre en exergue la corrélation entre l’exploitation des ressources d’une terre désacralisée et celle de nombreuses vies humaines durant la traite et la colonisation. Ferdinand défend l’idée qu’il faut replacer l’histoire de la colonisation et de l’esclavage au cœur des débats environnementaux, car l’extractivisme des ressources naturelles va toujours de pair avec l’oppression de certains peuples racisés : « Les colonisations historiques tout autant que le racisme structurel sont au centre des manières destructrices d’habiter la terre3. » En effet, dans les pays du sud l’imposition du modèle capitaliste a longtemps servi à perpétuer la survivance d’une logique raciste et coloniale. Dans son fameux ouvrage, Les veines ouvertes d’Amérique latine, le journaliste Eduardo Galeano aborde l’étranglement des politiques économiques étrangères sur les pays du sud, qui ont augmenté la misère des masses « au nom des principes sacrés de la liberté de commerce4 ». Il explique comment la colonisation des pays du sud s’est habilement transformée tout en préservant le même projet : celui d’extraire le plus de ressources possibles des pays du Sud, en formant des alliances avec leur bourgeoisie tout en maintenant le reste de leur population sous le seuil de pauvreté. C’est pourquoi il devient impératif, dans la lignée du travail intersectionnel que propose Malcolm Ferdinand, de penser ces problématiques en relation, car la destruction des écosystèmes n’est pas dissociable de l’histoire de l’esclavage et de l’annihilation des peuples indigènes. Penser l’un sans l’autre c’est faire fi de la complexité de ce que le sociologue péruvien Anibal Quijano appelle la « logique de la colonialité »,empêchant une remise en question structurelle et contemporaine de nos façons de faire monde5 et de vivre ensemble.

La question demeure quant aux raisons du retard de ce regard croisé sur le débat colonial/écologique. Ferdinand entreprend à ce sujet un exercice généalogique des discours environnementaux afin de mettre en évidence qui a étéprésent et qui a été exclu du débat. Le philosophe constate à ce sujet que les discours environnementaux ont longtemps été réservés à une classe blanche, majoritairement masculine et ont de ce fait trouvé peu d’échos dans les luttes anticoloniales. Il reprend certaines figures importantes du mouvement environnementaliste, à savoir celles d’Henry Thoreau, Jean-Jacques Rousseau, Arne Naess ou encore Ralph Waldo Emerson, afin de souligner qu’il s’agissait pour la plupart d’hommes blancs, issus de milieux aisés. La philosophe et militante brésilienne Djamila Ribeiro utilise le concept de « place de la parole6 » pour permettre de mieux situer et d’interroger la provenance des discours philosophiques. En effet, penser l’écologie depuis les pays du Sud implique un autre lieu d’énonciation que pour les pays riches. Ribeiro ajoute qu’il est nécessaire de contester la prétention d’universalité dans les discours philosophiques, car c’est au nom d’une universalité abstraite que les voix des minorités sont exclues du débat. C’est pourquoi il est nécessaire de décentrer les discours environnementaux afin de replacer la question de la décolonisation au cœur du débat écologique. Penser l’écologie depuis les pays du Sud implique une remise en question de la logique coloniale, car cette logique productiviste et extractiviste continue d’être à l’œuvre aux dépens d’autres épistémologies. En effet, décentrer les discours environnementaux, c’est aussi porter le regard sur d’autres modalités de relation à la terre présentes dans de nombreuses communautés amérindiennes des pays du sud.

Dans ce texte, nous porterons donc un regard croisé sur la façon d’occuper le sol et la façon de nous lier au vivant en conversant avec les ontologies relationnelles des communautés indigènes du Cauca en Colombie. Nous évoquerons par la suite le travail créolisant du Collectif artistique NOMASMETAFORAS, comme tentative de repenser le retour sur terre du sujet moderne à travers une ouverture à d’autres épistémologies.

La double tragédie des pays « en voie de développement »

Le développement est un voyage qui compte plus de naufragés que de navigateurs7.

Juan Carlos Mira, président du Syndicat des cueilleurs de canne à sucre (Asocaña), a déclaré, il y a quelques années, qu’il fallait renouveler certaines pratiques agricoles jugées trop arriérées dans le département du Cauca en Colombie. Ce changement permettrait selon lui de mieux s’accorder avec la mode occidentale du développement durable. Ce à quoi, le Conseil régional indigène du Cauca en Colombie a rétorqué que l’idée même de « développement » est en contradiction avec la protection des ressources naturelles, car elle repose sur des manières destructrices d’habiter la terre.

L’économiste et théoricien de la décroissance Serge Latouche analyse le phénomène du développement durable comme un prétexte pour conserver et perpétuer l’imaginaire de la modernité, du progrès et de la croissance dans les pays du Sud. Selon Latouche, l’imaginaire de la modernité résulte d’une occidentalisation forcée du monde qui se tare de la prédation des sources naturelles d’énergies et de la main-d'œuvre bon marché qu’elle trouve dans les pays du Sud. En effet, il y a dans l’idéologie de la croissance et du progrès la continuation des « saignées8 » dont ont été victimes tous les pays d’Amérique latine durant la colonisation. Force est de constater que la promesse de développement dans les pays du Nord se fera toujours aux dépens de l’étranglement financier des peuples des pays du Sud et de l’extractivisme incessant de leurs terres : il s’agit de la « double-narrative » propre à la logique coloniale. Lors d’une conférence à Paris, et dans le cadre des rencontres du Collectif Décoloniser les arts, la politologue Françoise Vergès a analysé ce « double récit » (dual narrative) propre à l’imaginaire colonial ; elle souligne à cet effet que l’apogée de l’esclavage et de l’exploitation massive des ressources (extractivism) des pays du Sud a eu lieu en même temps que l’invention de l’imaginaire humaniste dans les pays du Nord. Ce double récit est ce que les intellectuels d’Amérique latine appelleront « le côté obscur de la modernité9 », dans la mesure où les pays du Sud sont une sorte de doppelgänger (doublure) de l’humanisme occidental. Vergès soulignera à ce propos que l’imaginaire de l’homme libre européen s’est fait sur le dos de l’esclavage des peuples du Sud. Dans ce sens, l’Occident a divisé le monde en deux : les pays du Nord où se pensent les théories rattachées à la modernité, et les pays du Sud qui fonctionnent comme des laboratoires et des réserves à carburant pour les pays du Nord. On assiste à cet effet à une double morale caractéristique des pays du Nord, où ceux-ci maintiennent les pays du Sud dans la pauvreté tout en promouvant l’idéologie du progrès et de la modernité.

L’idéologie du progrès et du développement dans les pays du Sud continue de fonctionner comme une sorte de rêve impossible, toujours hors de portée, résultant la plupart du temps dans le sentiment que l’avenir est ailleurs. C’est ce que Galeano appellera la double tragédie des pays en voie de développement, car il « consiste en ce qu’ils furent victimes […], mais aussi, que par la suite, ils durent essayer de compenser leur retard industriel10 ». Cette promesse de développement sert aussi d’outil de soumission volontaire : maintenir l’illusion du progrès dans les populations du Sud empêche d’imaginer d’autres lignes de fuite, d’autres façons de vivre. C’est pour cela que Latouche associe la décroissance à un véritable abandon de la religion de la croissance et de la foi en « l’homme unidimensionnel11 ». Il s’agit en grande partie de libérer les imaginaires du carcan de la croissance afin d’imaginer d’autres modalités d’existence. À ce sujet, Latouche dénonce la vision capitaliste de « vivre le monde », qui voudrait convaincre qu’il n’existe qu’une façon d’habiter la terre. Latouche reconnaît aussi l’existence de nombreuses autres sociétés qui « ont reconnu cette interdépendance avec la nature et célébré le cycle de la vie12 ».

En effet, malgré la violence de la colonisation, de nombreuses communautés amérindiennes ont réussi à conserver d’autres ontologies, d’autres façons de « faire monde13 » dans les pays du Sud. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il existe un fort clivage entre les communautés indigènes, présentes dans les pays d’Amérique latine, et le reste de l'État-nation qui s’efforce de copier la norme productiviste des pays du Nord. Le philosophe et poète martiniquais Édouard Glissant appelle « paysages irrués14 » les lieux où la logique de l’« Un15 », de l’être unidimensionnel, caractéristique du monde occidental, entre en collision avec d’autres façons d’« être au monde », d’autres ontologies, moins dualistes et plus relationnelles.

Dépasser la frontière Nature/Culture : la libération d’Uma Kiwe (Terre Mère)

Pour de nombreux penseurs issus du tournant du mouvement décolonial, la crise écologique à laquelle nous faisons face aujourd’hui est symptomatique de la crise de notre ontologie moderne, dualiste et extractiviste. À ce sujet, l’anthropologue colombien Arturo Escobar nous invite à penser la libération de la terre en dépassant la frontière Nature/Culture afin d’entrer dans le champ du multiple, du « plurivers16 ». Le champ du multiple et de la relationalité se trouve au cœur du tournant ontologique en anthropologie et témoigne de la nécessité de questionner les dualismes fondateurs de notre ontologie moderne : Nature/Culture, Vivant/Non-Vivant, Sujet/Objet. Ce tournant ontologique implique le bouleversement des frontières qui nous maintiennent dans un rapport d’extériorité avec la terre et, par conséquent, nous empêchent de nous « penser-avec » elle17. C’est pour cela qu’Arturo Escobar parle de l’importance d’amplifier le tissu des ontologies relationnelles, issues des mobilisations sociales et des communautés indigènes présentes dans les pays du Sud. Les ontologies relationnelles sont des manières de vivre et de « faire-monde » qui ne suivent pas la logique du profit et de l’accumulation, mais s'inscrivent dans un rapport de coexistence avec notre environnement.

Pour de nombreuses communautés amérindiennes, être au monde c’est s’inscrire dans un tejido (tissu), un réseau de coexistence et d’interdépendances vis-à-vis de tous les « sois » environnants18, humains et non-humains. Par exemple, pour le chaman Luis Aureliano Yunda de la communauté Nasa, les déséquilibres surviennent lorsque les « sois » humains ne prêtent pas assez attention aux « sois » non-humains environnants. Dans ce sens, une catastrophe naturelle est souvent perçue comme un rappel à l’ordre, au tissu relationnel du vivant. C’est pourquoi les médecins traditionnels dans le département du Cauca en Colombie critiquent la vision écologiste occidentale qui supposerait que l’être humain doit « protéger » la nature. En effet, le rapport paternaliste à la terre souvent présent dans les mouvements environnementaux occidentaux témoigne encore d’une vision anthropocentrique du monde. Promouvoir l’écologie de cette façon, c’est le faire sans une profonde remise en question structurelle de nos frontières ontologiques. Ce sont précisément ces dualismes-là, propres à l’idéologie cartésienne, qui ont mené les êtres humains à coloniser le vivant.

Les communautés amérindiennes préfèrent penser le rapport à la terre en termes de réciprocité. Le chaman Yunda précise qu’il faut être conscient de la dette quotidienne que nous devons à la terre, car ce sont ses ressources qui garantissent la vie. Il ne s’agit donc pas de devenir plus « écolo » ou de se mettre à la mode du durable, mais de se défaire peu à peu de la logique d’accumulation/extraction propre à l’imaginaire colonial, qui ignore et détruit le tissu relationnel de la terre. Pour Yunda, notre façon d’occuper le sol doit découler de la mise en acte de notre tejido, d’une réalisation profonde et spirituelle de notre interdépendance aux autres formes de vie.

Il ne s’agit pas non plus de s’interdire toute extraction, mais de respecter la vie présente dans chacune des choses dont nous nous servons au quotidien. À ce sujet, Yunda explique que l’être humain devrait pouvoir chasser les proies dont il a besoin pour se nourrir et extraire de la terre les ressources dont il a besoin pour vivre ; en guise d’exemple, il raconte que l’extraction de précieux minerais était une tradition très présente dans de nombreuses communautés indigènes avant la colonisation. La différence fut que les communautés amérindiennes étaient conscientes du tissu relationnel du monde, et qu’il était primordial de sans cesse restaurer l’équilibre d’Uma Kiwe (la Terre Mère) que ces extractions humaines perturbaient. Pour les communautés amérindiennes, il ne s’agit pas de se refuser toute extraction, mais d’être conscient que tout est animé et que l’on doit respecter la vie présente dans chaque chose. Respecter la vie implique de ne pas prendre plus que ce dont on a besoin pour vivre : le signe d’une grande richesse d’âme découle justement de la capacité à se dépouiller aisément de ses biens matériels, du superflu.

L’idée de la réciprocité se traduit aussi par un constant effort pour restaurer l’équilibre d’Uma Kiwe. Pour les communautés autochtones du Cauca, restaurer l’équilibre se fait sous forme d’offrandes, de rituels, d’actes de reconnaissance comme celui, par exemple, de nourrir le feu qui protège du froid en versant du miel sur les braises, ou celui de verser du chirincho (alcool traditionnel) sur la terre afin de la remercier pour ses cultures. Toutes les cérémonies dans la communauté Nasa de Luis Yunda sont des formes de remerciements, de moments privilégiés où la communauté exprime sa gratitude aux éléments naturels, et à la terre qui lui garantit son bien être.

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Chaman Yanakuna Edwar Gil Gimenez réalisant un rituel avec la plante sacrée de la coca dans la tulpa de la UAIIN © NOMASMETAFORAS

C’est parce que les ontologies relationnelles ont conservé un rapport matriciel à la terre, l’idée que toute forme de vie est animée, qu’elles peuvent se penser en relation avec le vivant. La relation d’interdépendance présente dans le tejido ne s’exprime pas à travers un processus symbolique d’abstraction/représentation, mais plutôt à travers l’imaginaire de la relation : un être-avec l’autre.

Dépasser la frontière Sujet/Objet : une écologie des « sois »

La vidéo MONOCULTIVO est une tentative de réflexion sur la façon dont on occupe la terre et dont l’être humain se pense en relation avec elle. Ayant passé neuf mois en 2021 en compagnie des communautés indigènes du Cauca en Colombie, le Collectif NOMASMETAFORAS a constaté que la relation des autochtones à l’altérité suggère une approche radicalement dé-anthropocentrique du vivant. Par exemple, afin de préserver les villages et les cultures des éruptions volcaniques, le chaman Yunda de la communauté Nasa fait souvent de longs voyages pour aller calmer et soigner le volcan à travers des pratiques médicinales ancestrales. L’intérêt du chaman pour le volcan ne découle pas d’un processus d’objectification, mais bien d’une conversation avec celui-ci. En effet, Yunda explique que les volcans, au même titre que les rivières et les lagunes, sont des êtres vivants qu’il faut considérer comme des « sois » à part entière. Il est donc nécessaire pour le chaman de manifester à travers de multiples actions et rituels notre appartenance et notre dépendance vis-à-vis de ce vaste réseau d’écologie des « sois ».

« Penser-avec19 » les ontologies amérindiennes implique la remise en question d’un autre fondement de notre ontologie moderne : celui de la division sujet/objet. Dans La Chute du ciel, du chaman Yanomami Davi Kopenawa et de l’anthropologue Bruce Albert, le chaman explique que la pensée occidentale est trop « courte »20 ; uniquement préoccupée par elle-même, elle ne sait pas voyager. En effet, une caractéristique essentielle de la pensée amérindienne est qu’elle n’implique pas la division entre le sujet qui cherche à connaître et l’objet de la connaissance. Au contraire, il s’agit davantage d’une pensée des devenirs, dans la mesure où pour les chamans, un bon chasseur c’est celui qui sait devenir proie, un bon médecin c’est celui qui sait devenir malade. Comme l’articule l’anthropologue contemporain Eduardo Viveiros de Castro, le mode de relation amérindien repose sur un processus de personnification plutôt que d’objectification, ce dernier étant caractéristique du mode de connaissance occidental. En effet, pour de nombreuses communautés amérindiennes, comprendre quelque chose, c’est devenir ce quelque chose, à travers une défamiliarisation du soi. Le but de la transe chamanique par exemple, c’est d’être capable de devenir cet autre que soi, en « faisant mourir21 » littéralement son ego. La tradition chamanique dans les communautés amérindiennes implique une autre relation à l’altérité, une relation qui ne repose pas sur les dualismes sujet/objet, mais qui permet de faire l’expérience de la porosité de cette frontière et de l’interdépendance des différents « sois ». Julio Caldón, de la communauté Kokonuko de la vallée du Cauca, explique qu’il faut être conscient qu’une conversation est toujours une relation, dans le sens où elle s’effectue constamment de sujet à sujet, que ce soit avec une plante, un animal ou une rivière. Le chaman Caldón dit que pour soigner avec la feuille sacrée de la coca, par exemple, il faut être capable de converser avec elle, et donc soi-même de devenir plante.

Monocultivo
Chaman Kokonuko Julio Caldón réalisant un rituel avec l’Echeveria © NOMASMETAFORAS

Un autre chaman de la communauté Nasa, Manuel Cisco explique que chaque personne dans la communauté a un don, c’est-à-dire le potentiel de rentrer en conversation avec un autre que soi. Les dons sont compris comme la capacité à glisser le long de sa subjectivité afin d’aller à l’encontre de l’altérité, prendre le point de vue d’un autre que soi. C’est pour cela que l’anthropologue Viveiros De Castro parle de perspectivisme amérindien, dans la mesure où un membre de la communauté peut adopter la perspective d’un autre sujet. Pour certain.es, ce don s’exerce à travers l’usage des plantes médicinales, la capacité d’interprétation des rêves ou du chant des oiseaux, mais peut aussi bien être la capacité à préparer les aliments pour les repas de la communauté, savoir jouer de certains instruments musicaux, le tissage ou la céramique pour les artistes… Trouver son don signifie qu’il existe pour chacun un espace de glissement, un potentiel de « devenir-autre » spécifique. Manuel Cisco souligne que nous n’avons pas tous le même don, mais que chaque personne doit pouvoir trouver son espace de conversation-conversion avec un autre que soi.

Les chamans sont ceux qui peuvent assumer la subjectivité d’un autre humain, ou d’un animal de pouvoir tel que le jaguar ou le tigre. Par ailleurs, certains points de vue sont plus difficiles d’accès que d’autres et sont réservés aux médecins traditionnels et aux anciens de la communauté. Il y a donc différents plateaux d’existence dans certaines ontologies amérindiennes, où les « sois » se déplacent et glissent d’une subjectivité à une autre.

Les communautés du département du Cauca ne placent pas l’être humain au sommet du vivant, mais plutôt dans un dialogue constant avec les autres « sois » environnants : on retrouve là l’idée d’inscrire l’être humain dans un tejido.

C’est pourquoi penser avec les ontologies amérindiennes implique une forme radicale de décolonisation, non seulement de la terre, mais aussi des imaginaires. Penser avec le vivant22, c’est remettre en question les forces territorialisantes du mouvement d’abstraction sujet/objet, caractéristique du modèle de connaissance occidental. À ce sujet, la sociologue bolivienne Silva Rivera Cusicanqui parle de la nécessité de faire de la décolonisation une pratique plutôt qu’une théorie académique. Cette idée implique une certaine forme de créativité, car elle se doit d’esquisser de nouvelles modalités de pensée qui permettront de déjouer la logique de l’imaginaire colonial, afin de faire advenir, selon le dicton zapatiste, « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes23 ».

Conclusion / l’art du marronnage

Durant la période coloniale à Saint-Domingue, sous le régime de la plantation, le terme « marronner » était employé pour parler des esclaves autolibérés qui s’organisaient en communautés, dans des lieux naturels inaccessibles à leurs anciens maîtres. De cette façon, les communautés marronnes développaient des sociétés à l’écart du système colonial, où elles parvenaient à faire perdurer certaines de leurs coutumes ancestrales et à en inventer des nouvelles ; c’était des sociétés hybrides où les communautés conservaient un rapport matriciel à la terre qui leur servait de refuge protecteur. C’est pourquoi, de nos jours, le verbe « marronner » reste entendu comme un processus important de résistance aux systèmes dominants, car il évoque la créativité et la résilience dont est capable l’être humain pour initier son émancipation.

À travers ses performances et son travail artistique, le Collectif NOMASMETAFORAS cherche à esquisser des tentatives de « marronnage » contemporain. En effet, vu que la décolonisation de la terre implique une démarche interne de décolonisation des imaginaires, le Collectif souhaite imaginer dans son travail artistique une pensée « marronne » en relation avec une pratique décolonisante. Ses travaux sont tous des processus artistiques qui cherchent à mettre en avant « la multiplicité des mondes24 » et des formes relationnelles d’existence en alliance avec les communautés amérindiennes du département du Cauca. Le Collectif souhaite imaginer de nouveaux langages à la frontière des disciplines, dans une tentative pour évoquer une pensée moins universaliste, plus vulnérable et relationnelle. La performance, par exemple, est un outil que le Collectif utilise afin de réinvestir le corps dans l’acte de pensée, et de contester une certaine colonisation du corps par l’esprit dictée par la logique occidentale. Comme cela est le cas dans l’œuvre Terraform25, replacer l’acte de pensée en relation avec la terre implique une remise en question d’une vision anthropocentrée de la connaissance. Par ailleurs, toutes les œuvres du Collectif NOMASMETAFORAS sont le fruit de la rencontre, car elles émergent toutes à la suite de conversations avec les chamans du département du Cauca en Colombie, et de l’alliance inter-institutionnelle avec l’Université Autonome Interculturelle Indigène. Cette alliance inter-institutionnelle s’inscrit dans une démarche de décentrement des savoirs et de création de passerelles entre les différentes ontologies.

Pour le Collectif, l’imaginaire d’une pensée marronne implique une tentative pour aller au-delà des frontières, se frotter à l’inattendu. Une pensée marronne évoque la nécessité de se désengager de la monoculture des imaginaires, du vivant, afin de faire place à d’autres types de rationalités, et d’inscrire sa pratique dans l’avènement du tejido du « plurivers ».

Monocultivo
Terraform, performance artistique - Dreaming technologies © NOMASMETAFORAS, 2020

Remerciements

Remerciements aux médecins traditionnels/chamans des communautés du département du Cauca en Colombie : Luis Aureliano Yunda de la communauté Nasa, Manuel Cisco de la communauté Nasa, Edwar Gil Jimenez de la communauté Yanakuna, Julio Caldón de la communauté Kokonuco, et au coordinateur de l’Université Autonome Interculturelle Indigène, Jonathan Palacio pour la richesse de leurs enseignements et leur générosité. Remerciements à L’École Universitaire de Recherche EUR ArTeC pour le soutien au projet La Minga Espiral du collectif NOMASMETAFORAS, dans le cadre de la collaboration avec l’Université Autonome Interculturelle Indigène (UAIIN) et le Conseil Régional Indigène du Cauca (CRIC).

Collectif NOMASMETAFORAS, Julian Dupont et Clara Melniczuk

NOMASMETAFORAS est un collectif d’art contemporain et de recherche composé de Julian Dupont, artiste-plasticien né en Colombie, ayant obtenu sa maîtrise sous la direction de Catherine Malabou à The European Graduate School, Division Philososphy, Art and Critical Thought (https://egs.edu/academic_program/philosophy-art-social-thought/) et de Clara Melniczuk, doctorante en philosophie à Paris 8 sous la direction de François Noudelmann, au laboratoire « Pratiques et théorie du sens » (https://lhe.univ-paris8.fr/spip.php?article506). Le Collectif s’interroge dans son travail de recherche et de performance sur la décolonisation des savoirs et explore, à travers ses alliances avec des communautés amérindiennes, des pratiques créatrices de mondes. Récemment, le Collectif a participé à l’exposition « The Long Minute » du Center for The Less Good Idea en Afrique du Sud, organisée par Brownyn Lace, à la Nuit des idées à Paris 8 et a dirigé le module innovant pédagogique « Les alliances schizo-chamaniques » à L’École Universitaire de Recherche EUR ArTeC (Paris 8) et à l’Université Autonome Interculturelle Indigène UAIIN-CRIC. Le Collectif organise un cycle de conférences-performances à La Maison de l’Amérique Latine (Paris) depuis janvier 2022.

Sites webs

https://nomasmetaforas.com/

https://uaiinpebi-cric.edu.co/

https://www.cric-colombia.org/portal/

Françoise Vergès, « Pourquoi une université ; notions, concepts, histoire, mémoire », conférence & débat, Université Décolonisons les arts, Antenne Décoloniser les arts. Enregistré à La Colonie le 8 octobre 2018 par Victor Donati et Simon Marini. Mixage : Victor Donati.

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Notes

1

Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Éditions Le Seuil, 2019, p. 58.

2

Ibid., p. 107.

3

Ibid., p. 125.

4

Édouard Glissant, François Noudelmann, L’Entretien du monde, Presses Universitaire Vincennes, 2018, p. 45.

5

É. Glissant, F. Noudelmann, op. cit., p. 45.

6

Djamila Ribeiro, La place de la parole noire, Éditions Anacoana, 2020, p. 6.

7

Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de L’Amérique latine, Éditions Pocket Terre Humaine, 2001, p. 237.

8

Ibid., p. 291.

9

Walter Mignolo, The darker side of western modernity, Duke University Press, 2011.

10

E. Galeano, op. cit., p. 44.

11

Serge Latouche, La Décroissance, Éditions Que Sais-Je, 2019, p. 21.

12

Ibid., p. 23.

13

É. Glissant, F. Noudelmann, op. cit., p. 45.

14

Aliocha Wald Lasowski, Édouard Glissant, penseur des archipels, Pocket, 2015, p. 66.

15

Édouard Glissant, François Noudelmann, L’entretien du monde, Presses Universitaire Vincennes, 2018, p. 37.

16

Arturo Escobar, Sentir-penser avec la terre, Seuil, 2018, p. 17.

17

Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques Cannibales, Presses Universitaire de France, 2009, p. 56.

18

Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts : Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Zones Sensibles Éditions, 2017, p. 277.

19

E. Viveiros de Castro, op. cit., p. 45.

20

Bruce Albert, Davi Kopenawa, La chute du ciel. Paroles d’un chaman Yanomami, Pocket, coll. Terre humaine poche, 2014, p. 692.

21

Ibid., p. 474.

22

E. Viveiros de Castro, op. cit., p. 45.

23

Jérôme Baschet, La rébellion Zapatiste. Paris : Flammarion, 2005, p. 111.

24

A. Escobar, op. cit., p. 93.

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