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Résumé

Cet article souhaite penser la frontière comme un espace à partir duquel surgit une forme de vie essentielle à la création artistique. Il s’agit de l’étranger, considéré comme figure sociologique donnant à l’art des manières de faire qui permettent l’avènement d’une sensibilité au monde dont le paysage représente l’une des formes les plus accomplies. Si cette sensibilité paysagère est essentiellement perceptive, elle demeure au même moment politique, fondée sur l’expérience d’un monde distant et inappropriable. Ce processus « d’étrangisation », opéré par la prise de conscience paysagère, permet l’avènement d’un rapport au monde où s’unissent, dans la nature frontalière de l’étranger, le proche et le lointain, le jardin et le paysage, l’appropriable et ce qui s’use dans la pauvreté.

Abstract

This paper aims to conceive the border as a space from which a life-form, crucial to artistic creation, arises: the sociological figure of the stranger, a figure that gives art new ways and methods allowing the advent of a world-sensitivity. Among those artistic forms, the landscape is one of the most accomplished. If this landscape-sensitivity is fundamentally perceptive, it remains at the same time political, founded on the experience of a distant and inappropriable world. This process of « estrangement », driven by landscape-awareness, allows the advent of a relationship to the world where the close and the distant, the garden and the landscape, the appropriable and what wears out in poverty, are all united in the borderline nature of the stranger.

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Comment connaître la frontière au-delà des concepts de manque ou de limite auxquels elle reste attachée ? Une réponse sera ici imaginée pour proposer, dans la perspective des arts visuels, une frontière qui demeure associée à une économie. L’enjeu est de penser la frontière comme une relation bien particulière entretenue avec le monde. Une relation capable de produire et de provoquer le surgissement d’une forme de vie essentielle à la création artistique. Il s’agit de l’étranger considéré comme figure sociologique donnant à l’art des manières de faire, de percevoir et d’exister, qui permettent l’avènement d’une sensibilité au monde dont le paysage représente l’une des formes les plus accomplies. Pour répondre à cette possibilité, des exemples d’œuvres d’art contemporaines ou provenant de l’histoire de l’art seront mobilisées pour tracer une continuité dans la manière par laquelle, pour percevoir un paysage, il faut devenir étranger, et pour étrangiser, il faut dessiner une frontière.

Le but est donc de discuter et de défendre l’idée suivante : l’étranger, comme figure sociologique, entretient avec le monde qui l’entoure le même lien que provoque le paysage en art à celui qui en fait l’expérience. L’estrangement1, forme de ce lien noué avec le monde, animé par la stupeur et la distanciation, est également la condition nécessaire à l’avènement d’une sensibilité au paysage perçu depuis une ligne frontalière tracée entre deux mondes. Mon hypothèse est que la responsabilité du paysage est de préserver l’étranger comme forme de vie possible. Forme capable d’œuvrer, à distance, au cœur du projet politique de tout paysage. L’étranger et l’estrangement sont alors imaginés comme des structures conceptuelles positives dans lesquelles s’unissent le proche et le lointain du paysage, le présent et l’absent perdu, le passé et le futur. L’étranger, paradigme de ce lien entretenu avec le monde, permet aux artistes d’œuvrer avec des moyens de faire et d’agir pensés à travers leur potentiel d’étrangisation.

Jérusalem, le poète et le berger

Commençons au commencement du paysage. Si les historiens du paysage s’accordent à situer la naissance d’une sensibilité au paysage au moment de l’ascension du mont Ventoux par Pétrarque, à une date située entre 1335 et 1350, c’est parce qu’il s’agit d’une première volonté de quitter un territoire familier en réponse à une attente perceptive. Pétrarque a voulu voir et être affecté par la vue à distance. Cette vue éloignée est associée par Pétrarque à une sorte de parcours spirituel. L’auteur italien n’a pas tardé à voir son ascension physique de la montagne comme une transgression le positionnant à la place d’un Dieu contemplant, depuis la hauteur, la création entière2. Le parcours physique et géographique de Pétrarque devint, au fil du voyage, un parcours allégorique. L’auteur ressent au bout de son parcours un profond regret, après s’être rappelé les Confessions de Saint Augustin qui le ramènent à la dimension transgressive et quelque peu blasphématoire de son entreprise3. Une frontière a donc été franchie. Déçu, Pétrarque redescend silencieusement la montagne et découvre que la vraie frontière à dépasser, la vraie distance à connaître, n’est pas celle qui nous éloigne des choses mais celle qui nous sépare de nous-mêmes. Le voyage de Pétrarque marque la naissance du paysage non pas parce qu’il est le moment de l’éveil d’une attente perceptive, mais parce qu’il s’agit d’une réflexion sur l’emplacement, puis la transgression, d’une frontière.

Au commencement de son voyage, Pétrarque rencontre un berger qui essaie de le convaincre d’abandonner son entreprise. Pour un habitant de la montagne tel que le berger, une expérience de la distance – sensorielle ou symbolique – est inconcevable, non pas parce qu’un berger est incapable d’éprouver la distance mais parce qu’il habite son environnement et y est attaché par des formes de production quelconques. Pour le berger, le relief géographique de la montagne est uniquement pâturage, travail, danger et fatigue. Il fallut un étranger pour que la montagne soit parcourue dans le désœuvrement. Pour Pétrarque, cette montagne n’est plus le pâturage d’un troupeau, ni une source d’eau inépuisable ; elle est perçue dans sa gratuité, débarrassée de son économie et parcourue dans l’usage – c’est-à-dire dans la manière par laquelle elle est capable d’affecter sans être possédée.

Pour rendre plus claire la relation profonde nouée entre paysage et étrangeté, je propose un arrêt sur le diptyque photographique intitulé Regarding Distance de l’artiste palestinien Yazan Khalili4. Le diptyque est formé de deux photographies prises en 2010, montrant chacune une vue sur le Dôme du Rocher à Jérusalem. La photographie de gauche, intitulée The Image, est capturée depuis un emplacement précis à Wadi An-Nar offrant une vue à distance sur la ville de Jérusalem. Ce point précis est le dernier endroit, et le plus proche, permettant aux porteurs d’une carte d’identité verte de contempler, à l’œil nu, le Dôme du Rocher5 : une frontière à partir de laquelle le temple apparaît donc si éloigné qu’il faut scruter le paysage pendant plusieurs minutes avant de distinguer son dôme brillant6. La photographie de Yazan Khalili montre un paysage avec une ligne d’horizon assez élevée. Les deux tiers inférieurs de l’image montrent une terre déserte de couleurs chaudes et trois plans de collines alternent en hauteur depuis le plateau de la vallée de Wadi An-Nar. Le tiers supérieur de l’image montre, quant à lui, une zone densément urbanisée. Les terres sèches de la partie inférieure deviennent, dans le tiers supérieur, des espaces verts entre les maisons au-dessous de la bande d’un ciel particulièrement nuageux. Au fond de ce dernier plan, et sur la ligne d’horizon, brille une minuscule forme sphérique, seul objet scintillant du paysage : c’est le Dôme du Rocher.

L’autre photographie du diptyque est intitulée The Landscape. Elle a les mêmes dimensions et le même format que la première image, et montre une vue en perspective centrale capturée dans un espace intérieur fermé. Une table et des chaises sont placées au centre de l’espace et traversent la profondeur de l’image. Au fond de la salle, sur le mur central, est accrochée une affiche montrant, en gros plan, le Dôme du Rocher détaché sur un ciel bleu. Khalili explique que cette affiche du Dôme du Rocher contient, dans sa platitude, l’effacement de Jérusalem de l’expérience tridimensionnelle de l’espace. Cette image devient ainsi, depuis la deuxième Intifada, la seule forme d’existence possible d’une ville devenue impossible d’accès7.

Depuis la profondeur de la vallée à Wadi An-Nar, Yazan Khalili regarde, et nous montre Jérusalem comme une ville étrangisée et désœuvrée. Il en va de même pour l’affiche montrant le Dôme du Rocher, au fond de la perspective linéaire, qui fait de Jérusalem une ville réduite à une architecture emblématique et décontextualisée. Un habitant de la ville ne la perçoit pas comme une masse scintillante derrière plusieurs plans de pierre, de villages, d’arbres et de sable, il ne la connaît pas comme le gros plan retouché d’un sanctuaire cadré sous un ciel clair et serein. Un habitant de la ville est producteur et non pas contemplateur. Il est comme le berger au pied du mont Ventoux : il est impliqué dans des chaînes de productions matérielles, culturelles, politiques…, ancrées dans les activités de la ville. Un habitant de la ville ne peut pas être un étranger. Il est, au contraire, garant d’une économie qu’il entretient dans la durée à travers son activité productive.

Ce que ces deux images ont donc en commun, c’est de permettre de voir Jérusalem uniquement comme l’aurait vu un étranger la visitant. Les paysages peints par des artistes occidentaux visitant la Palestine au début du XVIIIe siècle montrent des compositions assez similaires à la première photographie du diptyque : une vue éloignée de Jérusalem prise par un étranger positionné à l’extérieur de la muraille de la ville, et montrant l’emblématique dôme doré. L’autre photographie est, quant à elle, une image stéréotypée de la ville, destinée à un imaginaire tantôt touristique, tantôt militant. Une expérience tridimensionnelle et totale de Jérusalem, dans laquelle il est possible de se promener entouré de tous les attributs sensoriels d’une ville (les bruits, les couleurs, les odeurs, les monuments, les ombres, les habitants et même la guerre, la menace et l’humiliation…), n’est pas l’expérience d’un paysage. Pour avoir un paysage, il faut avoir un retrait. Il faut de la distance pour qu’une terre devienne paysage, comme le suggère le verbe Regarding dans le titre du diptyque, signifiant, simultanément, à propos de la distance et voir la distance. Il faut sortir au-delà de la muraille, frontière de la ville, pour devenir l’étranger qui connaît et voit la distance.

Le paysage étrangise l’habitant et trace une frontière perceptive et ontologique entre deux mondes. L’estrangement ou étrangéisation est un terme proposé par l’écrivain russe Victor Chklovski dans L’Art comme procédé. L’auteur explique que l’art existe pour « délivrer une sensation de l’objet, comme vision et non pas comme identification de quelque chose de déjà connu ; le procédé de l’art est le procédé “d’étrangisation” des objets8 ». L’environnement humain auquel s’intéresse le paysage subit alors ce processus ; le paysage étrangise l’environnement et l’offre aux sens comme une vision nouvelle. La perception revit alors ce qui l’entoure comme quelque chose qui est en cours de réalisation et non pas comme un objet achevé dont la fin est définitivement établie9. Le sujet observe le monde d’un œil distant lui permettant de voir les objets qui le constituent en dehors du cadre total auquel ils appartiennent. Sur la frontière entre deux mondes, le sujet étrangisé devient lui-même frontière. Il devient un seuil avant et après lequel le monde n’est pas exactement le même. Le regardeur d’un paysage devient alors une frontière qui n’est ni complètement dans le paysage, ni entièrement dans un monde qu’il est possible d’approprier.

Les cendres de Phocion

Il existe un autre exemple qui permet d’observer d’une manière assez suggestive la transformation, devant un paysage, du regardeur en frontière. Une frontière contenant et absorbant deux mondes distants. En 1648, Nicolas Poussin peint Paysage avec les cendres de Phocion10. Le tableau est aujourd’hui conservé à la Walker Art Gallery de Liverpool et possède un pendant intitulé Paysage avec les funérailles de Phocion, conservé à Cardiff et dont le Louvre possède une copie11. Les deux tableaux représentent deux épisodes de l’histoire de la mort de Phocion, homme politique et stratège athénien connu pour son honnêteté et sa frugalité au sein de la vie politique corrompue de la cité. Tout au long de sa vie publique, Phocion occupe des fonctions importantes dans les institutions grecques jusqu’en l’an 318 avant J-C, quand il fut accusé de trahison et condamné à mort. L’enterrement du corps de Phocion à Athènes a été interdit en raison de sa collaboration et de sa trahison présumées : sa dépouille fut alors emportée à la ville de Mégare et brûlée en dehors de la cité12.

Dans la peinture exposée à Liverpool, Nicolas Poussin peint un moment postérieur à la crémation de Phocion. Il est possible de voir, au premier plan, la veuve de ce dernier penchée au sol et collectant ses cendres. Derrière elle, une autre femme, probablement sa servante, reste debout, son corps tourné vers l’arrière-plan. Elle regarde la ville de loin et sa main tendue se tient prête à protéger la femme endeuillée qui entame un geste condamné par la loi. À quelques pas des deux femmes, une muraille sépare la scène se déroulant dans l’ombre des arbres de la plaine verte et ensoleillée de la cité. Cette plaine est occupée par des femmes et des hommes distraits par des activités de la vie quotidienne. Il y a ceux qui lisent, ceux qui nagent, ceux qui jouent de la musique, ceux qui se promènent… Aucun d’entre eux ne se soucie ni du geste transgressif de la veuve de Phocion ni de la réalité politique corrompue dans laquelle ils vivent. Au-dessus de la plaine et des personnages qui l’occupent, un temple et des bâtiments représentés de face sont surplombés par une montagne et une épaisse masse de nuages.

Je n’ai pas eu la chance de faire l’expérience directe de regarder sur place l’œuvre de Liverpool. Ma découverte du tableau remonte à une petite reproduction en noir et blanc et à un détail en couleur figurant sur la première de couverture de l’ouvrage Mourning Becomes the Law. Philosophy and Representation, texte posthume de la philosophe et sociologue britannique Gillian Rose, publié en 1995. Dans l’analyse qu’elle consacre à l’œuvre, Gillian Rose s’appuie sur la figure de la servante dans l’objectif de localiser politiquement le deuil. Elle écrit :

La position de la servante affiche le risque politique ; son appréhension visible protège la complète vulnérabilité de sa maîtresse endeuillée alors qu’elle consacre tout son corps à récupérer les cendres. Cet acte n’est donc pas uniquement celui d’un amour infini : c’est un acte fini de justice politique […]. Voir les formes bâties comme des signes chiffrés de la ville injuste a des conséquences politiques : cela perpétue une mort sans fin, une tyrannie sans fin, et ruine la possibilité d’une action politique13.

Que le deuil de la veuve soit exclu de la cité et opposé à ses lois constitue, pour Rose, la preuve qu’il est capable de contenir les bourgeons d’une action politique qui découlerait de cette exclusion même. En effet, pour la philosophe, la capacité du deuil à porter atteinte à un certain ordre légal, et d’être assujetti à la loi, justifie sa profonde nature politique. Toutefois, si le tableau de Poussin me semble intéressant aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’il permet de retracer, dans le deuil, les racines de la politique, mais parce qu’il permet d’identifier une frontière située dans des rapports entre le commun de la politique et l’expérience individuelle de la douleur. Il s’agit en d’autres termes de localiser une frontière dans la peinture de Poussin, à partir du rapport tendu entre une tristesse éprouvée dans sa forme subjective, dans le corps de la maîtresse, et un contexte historique et politique situé dans le temps et dans l’espace de la cité. C’est dans cette configuration que la figure centrale de la servante, sur laquelle s’appuie Gillian Rose pour démontrer le grand risque politique que court la veuve de Phocion, devient intéressante.

À l’opposé de la thèse que défend Rose, j’imagine la possibilité d’une posture plus ambiguë du corps de la servante. Celui-ci n’est pas uniquement le lieu de la politique – qu’elle soit située dans la cité ou dans le geste de la veuve, ni uniquement le lieu de la tristesse, qu’elle soit située dans la posture de la veuve ou dans la cité corrompue. Il s’agit plutôt de concevoir le corps de la servante comme n’étant ni l’une ni l’autre ; sa présence peut, en effet, être imaginée comme étant un seuil et une frontière, un corps qui ne serait pas complètement politique ni exclusivement l’épreuve d’une perte personnelle. C’est dans ce sens que la version en noir et blanc de la peinture est utile. En ne montrant que les valeurs des teintes, la reproduction de l’œuvre en noir et blanc permet d’entrevoir une tache de lumière dans l’obscurité des arbres derrière la muraille de la cité : il s’agit du turban et du bras de la veuve. Derrière la muraille, la plaine est ensoleillée et les personnages, les architectures et le ciel sont illuminés. Dans ce paysage réduit à des nuances de gris, le corps de la servante est droit. Il traverse comme une ligne tordue sur elle-même le sol sur lequel se penche la veuve et reposent les cendres de Phocion. Cette ligne droite monte par la suite vers la plaine derrière la muraille et traverse l’espace intérieur de la cité. La valeur que donne Poussin à la teinte de la partie supérieure du corps et de la robe de la servante est très proche de la valeur du sol éclairé de la cité. En même temps, la valeur de la partie inférieure du corps correspond à l'obscurité dans laquelle le geste interdit de la veuve se produit. Sur l’échelle de gris, le corps de la servante se détache difficilement des valeurs de son entourage bien que son contour et son volume restent aisément discernables. Ce corps fait à la fois partie intégrante du sol de la ville et apparaît comme un volume camouflé dans l’obscurité en dehors de la cité.

Ainsi, dans la division visuelle de l’espace de la scène entre un intérieur de la cité nettement opposé à son extérieur, le corps de la servante devient le seul lien possible entre les deux mondes de la composition. Même le court chemin éclairé qui relie les deux zones a un contour bien délimité et trace une ligne nette entre lumière et obscurité. La continuité de ce même chemin de lumière est également brisée par la verticalité du corps de la servante. Pareil pour la muraille et les arbres qui structurent la dualité spatiale de la mise en scène à travers une nette distinction de valeurs et de silhouettes. Dans cet agencement de lignes, de taches, de masses, de couleurs et de valeurs, le corps de la servante reste le seul élément de composition qui n’est ni exclusivement situé dans l’espace commun de la cité, ni complètement approprié par le privé se déroulant autour des cendres de Phocion. Ce corps qui existe dans le privé tout en étant conscient du collectif, cette présence qui se positionne dans le commun à partir du privé et qui est, à la fois, dans l’illégal et à l’intérieur de l’ordre politique, cette distorsion qui, à la fois, se trouve nulle part et se situe comme un intermédiaire entre deux mondes est un seuil : une ligne-frontière tendue par toutes ces oppositions, et contenant le déchirement à venir sans qu’elle ne soit complètement déchirée.

La cité derrière les deux femmes, occupée par des habitants locaux qui travaillent, produisent, discutent et décident, est le souvenir lointain du Jérusalem suspendu au-dessus de Wadi An-Nar dans la photographie de Yazan Khalili. Les deux femmes étrangères, occupées par les cendres d’un homme étranger, regardent depuis un sol étranger, la ville lointaine. Si Mégare se donne comme paysage dans la peinture de Poussin, c’est grâce à l’étrangéité des deux femmes et des cendres de Phocion, et si la figure de la servante est imaginée comme la vie allégorique de la frontière, c’est au seuil transformant l’habitant en étranger qu’elle le devient. La servante n’est pas absorbée par le travail comme l’est la femme de Phocion, mais son étrangéité se transfigure dans son corps contorsionné et attentif pour prévenir tout en percevant la distance. C’est parce qu’elle œuvre en étrangère que la servante de la veuve de Phocion est capable de porter une attention particulière sur un environnement qu’elle inaugure en paysage.

L’étranger

Si l’errance, qui consiste à s’affranchir de tout point donné dans l’espace, représente l’antithèse conceptuelle du fait de se fixer en un point de ce type, alors la forme sociologique de l’« étranger » représente en quelque sorte l’union des deux dispositions – phénomène qui, toutefois, montre que le rapport à l’espace n’est, d’une part, que la condition et, d’autre part, le symbole des rapports aux hommes. Il ne sera donc pas ici question de cet errant, si souvent décrit, qui arrive un beau jour pour repartir dès le lendemain, mais de celui qui arrive un jour et qui le lendemain demeure – il sera donc ici question de l’errant en puissance pour ainsi dire, qui, bien qu’il n’ait pas poursuivi sa route, n’a pas tout à fait encore tiré un trait sur la liberté d’aller et venir14.

Le paysage, expérience d’une distance physique, perceptive et symbolique, partage dans l’étrangéisation le même terrain conceptuel cristallisé dans la forme sociologique de l’étranger. Le paysage est lui aussi la cristallisation de l’étranger comme forme de relation particulière entretenue avec le monde. L’exemple de Pétrarque éclaire en effet le rapport entre le paysage et le monde perçu à distance. Mais cette étrangeté ne se situe pas uniquement au niveau perceptif. Le paysage est surtout un monde duquel le regardeur est exclu. Il ne perçoit pas uniquement le monde de distance mais s’en détache et n’entretient avec lui aucune relation organique profonde. L’histoire du paysage en peinture a été justement celle de la disparition progressive de la figure humaine. Cette disparition ne signifie pas une simple disparition du corps et sa représentation, mais une rupture du lien qui associe l’homme à la terre et à la géographie.

Dans chacun de ces paysages, à Jérusalem, au mont Ventoux ou à Mégare, le regardeur s’approche de plus en plus de la figure de l’étranger ; il connaît une manière bien particulière de percevoir le monde à distance. L’expérience de l’œuvre d’art devient pour lui l’expérience rapprochée du lointain. Le paysage étrangéise celui qui le regarde, puis, placé dans une extériorité, le regardeur se place dans les conditions lui permettant d’achever la volonté politique du paysage. La frontière devient ainsi productrice de l’étranger, cet homme qui arrive un jour et qui le lendemain demeure.

[…] lorsqu’un groupe bien circonscrit accueille en son sein un élément synonyme de mobilité, celui-ci en vient à générer cette synthèse du proche et du lointain qui constitue la position formelle propre à l’étranger : l’être fondamentalement mobile qui entre régulièrement en contact avec chaque élément de son environnement, mais sans jamais se lier organiquement à lui […]. Il adopte à l’égard de toutes (les singularités ou les tendances du groupe) une attitude bien spécifique faite d’« objectivité », qui ne saurait se résumer ni à du simple recul, par exemple, ni à de la non-participation ; c’est qu’elle est une combinaison formelle bien particulière de proche et de lointain, d’indifférence et d’implication15.

À travers l’étrangéisation du regardeur, de l’artiste et de l’œuvre, le paysage prolonge l’usage que fait Voltaire de l’estrangement, en l’utilisant comme instrument de délégitimation de la société européenne16. La responsabilité du paysage est alors de maintenir la possibilité de continuer à désobéir, car voir le monde à distance signifie aussi sortir de l’emprise juridique, politique et historique sur la vie. Il s’agit de sortir et de s’éloigner pour continuer à être capable d’accuser en étranger et depuis une frontière. Sauver l’étranger qui est en nous est la responsabilité politique de l’art, une réponse que peut donner le paysage à la vie, car si nous partageons avec chaque étranger des qualités humaines générales17, ces qualités s’expriment, comme en effervescence, lors de chaque expérience profonde d’un paysage.

Bibliographie

BESSE, Jean-Marc, Voir la terre, six essais sur le paysage et la géographie, Paris, Actes Sud, ENSP, Centre du Paysage, 2000.

CHKLOVSKI, Victor, L’Art comme procédé, Paris, Allia, 2008.

GINZBURG, Carlo, A distance, Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001.

PLUTARQUE, Vies, Tome X, Phocion – Caton le Jeune, 100-120, Paris, Les belles lettres, 1976.

ROSE, Gillian, Mourning Becomes the Law, Philosophy and Representation, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, 397-401, Paris, Flammarion, 1964, p. 397-401.

SIMMEL, Georg, L’étranger, Paris, Payot & Rivages, 2019.

VOLTAIRE, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, éd. R. Pomeau, Paris, Bordas, Classiques Garnier, 1990.

Notes

[https://www.lawrieshabibi.com/artists/139-yazan-khalili/works/2114-yazan-khalili-regarding-distance-the-landscape-the-image-2010/]

La femme de Phocion, venue là avec ses servantes, éleva sur place un tertre en guise de cénotaphe et y versa des libations, puis, recueillant les ossements dans son sein, elle les emporta de nuit dans sa maison et les enfouit près de son foyer en disant : “C’est à toi, cher foyer, que je confie ces restes d’un homme de bien ; tu les rendras aux tombeaux de ses ancêtres, quand les Athéniens seront revenus à la raison.” » (Plutarque, Vies, tome X, « Phocion – Caton le Jeune », Paris, Les belles lettres, 1976, p. 53-54)

1

Terme utilisé pour traduire le mot italien straniamento, utilisé par Carlo Ginzburg dans A distance, Neuf essais sur le point de vue en histoire. Il s’agit de la traduction du russe ostranienie, retenue par Antoine Vitez dans un texte sur la distanciation brechtienne. Le mot étrangisation et le verbe étrangiser sont utilisés dans la traduction que fait Régis Gayraud de L’Art comme procédé de Victor Chklovski.

2

Jean-Marc Besse, Voir la terre, six essais sur le paysage et la géographie, Paris, Actes Sud, ENSP, Centre du Paysage, 2000, p. 15.

3

« Les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues énormes de la mer, le large cours des fleuves, les côtes de l’Océan, les révolutions des astres, et ils se détournent d’eux-mêmes ! Ils ne trouvent point admirable que je parle de toutes ces choses sans les voir de mes yeux ; cependant je ne pourrais en parler, si ces montagnes, ces vagues, ces fleuves, ces astres que j’ai vus, cet océan, auquel je crois sur le témoignage d’autrui, je ne le voyais intérieurement, dans ma mémoire, avec les dimensions que percevaient mes regards au-dehors. Mais quand je les ai vus de mes yeux, je ne les ai pas absorbés ; ce ne sont pas ces choses qui sont en moi, ce sont seulement leurs images ; et je sais par lequel de mes sens j’en ai recueilli l’impression. » (Saint Augustin, Les Confessions, Paris, Flammarion, 1964, p. 212)

4

Yazan Khalili, Regarding Distance, The landscape – The image, 2010, photographie, 148 x 214,5 cm.

5

La carte d’identité verte est délivrée aux Palestiniens pour désigner celles et ceux qui n’ont pas le droit d’accéder au territoire israélien. D’autres couleurs identifient différents statuts juridiques. La carte d’identité bleue est délivrée aux citoyens israéliens et à ceux qui ont le droit d’y résider de manière permanente. La carte d’identité orange est délivrée aux habitants de la Cisjordanie. Elle est rouge pour les habitants de Gaza.

6

« Un ami proche plaisantait en disant que nous installons des jumelles à cet endroit et offrons aux gens (contre de l’argent bien sûr) la chance de le voir. “S’ils ne peuvent pas être là pour de vrai, ils peuvent le voir pour de vrai”, disait-il. » (Yazan Khalili, « Regarding Distance », http://www.yazankhalili.com, site web de l’artiste, consulté le 25 juin 2020)

7

Voir le site web de l’artiste, http://www.yazankhalili.com.

8

Victor Chklowski, L’Art comme procédé, Paris, Allia, 2008, p. 23.

9

« L’art est un moyen de revivre la réalisation de l’objet, ce qui a été réalisé n’importe pas en art. » (Ibid., p. 24)

10

Nicolas Poussin, Paysage avec les cendres de Phocion, 1648, huile sur toile, 116,5x178,5 cm.

11

École de Nicolas Poussin, d’après Nicolas Poussin, Paysage avec les funérailles de Phocion, 1600-1700, huile sur toile, 119x179 cm, inv. RF2356.

12

« C’était le dix-neuf du mois Munychion, et ce jour-là les cavaliers, escortant la procession qui avait lieu ce jour-là en l’honneur de Zeus, passèrent devant la prison ; les uns ôtèrent leurs couronnes, les autres regardèrent la porte en pleurant. Ceux des Athéniens qui n’étaient pas entièrement féroces et dont l’âme n’était pas aveuglée par la colère ou par l’envie considéraient comme une très grave impiété de n’avoir pas sursis à l’exécution ce jour-là, pour éviter que la ville en fête ne fût souillée par un meurtre public. Cependant les ennemis de Phocion, comme si leur victoire était incomplète, décidèrent que son corps serait jeté hors frontières du pays et qu’aucun Athénien n’allumerait un bûcher pour ses funérailles. Aussi nul de ses amis n’osa-t-il toucher à son cadavre, mais un certain Conopion, habitué à faire moyennant salaire ces sortes de besognes, le transporta au-delà d’Éleusis et le brûla avec du feu pris sur le territoire de Mégare.

13

« The bearing of the servant displays the political risk; her visible apprehension protects the complete vulnerability of her mourning mistress as she devotes her whole body to retrieving the ashes. This act is not therefore solely one of infinite love: it is a finite act of political justice […] To see the built forms themselves as ciphers of the unjust city has political consequences: it perpetuates endless dying and endless tyranny, and it ruins the possibility of political action. » (Gillian Rose, Mourning Becomes the Law, Philosophy and Representation, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 25-26)

14

Georg Simmel, L’étranger, Paris, Payot & Rivages, 2019, p. 17-18.

15

« Entendez-vous par sauvages des rustres vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quelques animaux, exposés sans cesse à toute l’intempérie des saisons ; ne connaissant que la terre qui les nourrit, et le marché où ils vont quelquefois vendre leurs denrées pour y acheter quelques habillements grossiers ; parlant un jargon qu’on n’entend pas dans les villes ; ayant peu d’idées, et par conséquent peu d’expressions ; soumis, sans qu’ils sachent pourquoi, à un homme de plume, auquel ils portent tous les ans la moitié de ce qu’ils ont gagné à la sueur de leur front ; se rassemblant, certains jours, dans une espèce de grange pour célébrer des cérémonies où ils ne comprennent rien, écoutant un homme vêtu autrement qu’eux et qu’ils n’entendent point ; quittant quelquefois leur chaumière lorsqu’on bat le tambour, et s’engageant à s’aller faire tuer dans une terre étrangère, et à tuer leurs semblables, pour le quart de ce qu’ils peuvent gagner chez eux en travaillant ? Il y a de ces sauvages-là dans toute l’Europe. » (Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Introduction, VII. Des sauvages, éd. R. Pomeau, Paris, Bordas, Classiques Garnier, 1990, t. 1, p. 22)

16

Georg Simmel, L'Étranger, op. cit., p. 21.

17

Victor Chklovski, L’Art comme procédé, Paris, Allia, 2008, p. 23.

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