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Présentation de Marina Skalova

Marina Skalova est auteure, poétesse et dramaturge d’expression française et allemande.

Son travail d’écriture interroge notamment l’exil, les déclinaisons de la frontière et du flux, leurs rapports au corps et à la langue, dans une inventivité sans cesse renouvelée. Ses œuvres incluent le recueil poétique bilingue Atemnot (Souffle court) (Cheyne Editeur, Prix de la Vocation en poésie, 2016), le récit Amarres (L’Âge d’Homme, 2017), le texte Exploration du flux (Seuil, Fiction & Cie, 2018), la pièce de théâtre La chute des comètes et des cosmonautes (L’Arche, 2019) et Silences d’exils, en collaboration avec la photographe Nadège Abadie (Editions D’en Bas, 2020).

Ses textes paraissent également dans de nombreuses revues de poésie : Muscle, Catastrophes, remue.net, Libr-Critique,Contre-allées, États provisoires du poème, Parages, N47, Teste … Certains textes sont parus traduits en allemand, russe, ukrainien, anglais, espagnol, grec, portugais, italien, roumain. Elle donne régulièrement des lectures publiques, parfois accompagnées de musiciennes (Simone Aubert, Duo KleXs…). Elle anime souvent des ateliers d’écriture et de traduction littéraire.

Elle traduit de l’allemand et du russe, surtout de la poésie et du théâtre, majoritairement des auteur.e.s contemporain.e.s. Elle a notamment travaillé pour l’Arche éditeur, les éditions d’en bas, les éditions Zoé, La Revue de Belles-Lettres, la Revue La Mer Gelée, la Maison des écrivains étrangers et des traducteurs à Saint-Nazaire, les éditions Théâtrales ainsi que pour des compagnies de théâtre indépendantes.

De 2016 à 2019, elle propose avec la photographe Nadège Abadie des ateliers d’écriture et de photographie à des femmes et hommes exilés en Suisse (Genève, Bienne, Neuchâtel…) et dans le Jura français (Saint-Claude). A partir de cette expérience humaine naîtra une exposition mêlant textes, sons et photographies, présentée dans des théâtres, médiathèques, galeries et lieux associatifs en Suisse et en France.

Durant la saison 2017-2018, Marina Skalova est auteure en résidence et dramaturge au théâtre POCHE/GVE à Genève. Sa première pièce, La Chute des comètes et des cosmonautes, y est mise en scène en février 2019 avant de faire l’objet de lectures scéniques à Berlin, Vienne, Odessa et Paris. Elle est parue en allemand dans Theater der Zeit.

Marina Skalova reçoit en 2018 la bourse de création littéraire Pro Helvetia et en 2019 la Bourse Auteur-e confirmé-e du canton de Genève. Elle est lauréate de la Bourse culturelle de la Fondation Leenaards 2020. Elle est résidente au Literarisches Colloquium Berlin en 2018, à Moscou avec Pro Helvetia en 2019, à la Fondation Jan Michalski en 2020 et à La Marelle à Marseille en 2021.

Entretien

Laëtitia Deleuze. — C’est avec Exploration du flux, paru en avril 2018, que j’ai découvert votre travail. Ce livre m’a profondément touchée. L’incipit débute avec une suite de phrases courtes et descriptives qui donnent à voir, en date du 11 septembre 2015, un bref état des lieux de la crise de l’accueil des migrants aux frontières de l’Europe, qui n’est pas sans lien avec les guerres (dont celle civile en Syrie) au Proche-Orient. L’Europe se divise sur la politique à adopter et refuse les quotas rendus obligatoires par la Commission européenne. En 2021, au moins 1 508 personnes (ce nombre de décès a sans doute changé depuis mes recherches) sont décédées au large des côtes libyenne1. Dans la nuit du 24 novembre, 27 migrants sont morts après le naufrage de leur embarcation dans la Manche. Ils avaient appelé au secours, en vain. Cette entrée in medias res dit sous couvert d’un fracas silencieux et d’une froide ironie le constat qui se dresse sous nos yeux : le refus d’aider des hommes et des femmes qui fuient la guerre pour survivre alors que « l’économie reste stable ». Le refus d’aider des hommes, des femmes et des enfants qui font face à la mort, littéralement. Les questions de la frontière, du déplacement et de l’exil apparaissent comme un fil rouge dans votre œuvre. Est-ce que cela vous est apparu comme une évidence ?

Marina Skalova. — Si la date du 11 septembre 2015 a été une charnière (et je l’ai bien sûr choisie aussi parce qu’elle renvoyait au 11 septembre 2001 et au début de l’ère de « lutte contre le terrorisme » dans laquelle nous pataugeons), qui a déclenché l’écriture d’Exploration du flux, le texte puisait plus profondément. Les questions de frontière, de déplacement et d’exil me hantaient depuis bien longtemps, tout comme celles de l’inscription dans le corps, qui sont consubstantielles au texte.

Cela faisait des années que je notais des images ayant trait aux franchissements de territoire, aux passages de frontières internes et externes en nous. Le texte est né de cette sédimentation d’images autour du corps et du politique, renvoyant la violence historique et politique à l’intime. Les dates ont été celles-ci car la colère est devenue intenable à ce moment-là. Mais aujourd’hui, alors que je remplis ce questionnaire (le 12 février 2022), la Russie s’apprête peut-être à envahir l’Ukraine et on entend se décliner sur les ondes les notions de « souveraineté territoriale » par exemple. Le pays que l’on prend d’assaut n’est pas loin du corps que l’on viole. La Russie se comporte comme un abuseur domestique, un violeur conjugal qui refuse de respecter toute limite posée par autrui. Je divague peut-être un peu, mais je crois que cette question des limites entre soi et l’autre est centrale pour Exploration du flux. L’empathie à laquelle appelle le texte est justement la capacité à percevoir l’autre par-delà les limites, à l’accueillir tout en respectant les limites. La dernière date évoquée est d’ailleurs celle du deal entre l’Union européenne et le président turc Erdogan, ratifiant le renvoi des personnes exilées vers la Turquie, au mépris du danger que cela leur fait encourir (notamment aux personnes kurdes). Cette date signe l’arrêt de mort du discours humaniste européen.

Les dates se répètent, radotent, s’interchangent. Je pourrais recommencer à écrire ce texte aujourd’hui à partir d’autres dates et bien sûr que cela le déplacerait, mais je pense que substantiellement, il ne serait pas si différent, peut-être plus cruel au vu des évolutions des dernières années. Fondamentalement, le vocabulaire journalistique, dont je suis partie, est peu imaginatif : nous avons récemment eu droit à d’autres vagues, à des virus... Tous ces termes rabâchés jusqu’à l’écœurement.

Pour revenir à votre question, Exploration du flux a effectivement eu une gestation longue. J’ai écrit d’autres textes auparavant, dont certains restés dans mes tiroirs. L’exil et le déplacement étaient alors au centre de ces écrits, pour des raisons autobiographiques comme de sensibilité politique .… Puis mon histoire personnelle s’est effacée derrière la violence de l’actualité. J’ai tenté de faire se rencontrer ces deux aspects dans Silences d’exils.

Laëtitia Deleuze. — Vous écrivez que ce constat (voir l’incipit) s’accompagne d’un « afflux » de mots et d’images. Vous évoquez le rôle des réseaux sociaux, notamment Facebook, où nous sommes devenus consommateurs d’images, où entre les images des enfants heureux de nos amis, nous dévorons d’un « scroll », d’un « like » et d’un partage ces informations tragiques, comme cette image d’Aylan Kurdi, enfant syrien de trois ans, mort échoué sur une plage de Turquie : sur la première page du journal Libération nous avions pu lire : « La photo d’un enfant mort noyé devient le symbole du drame des migrants. » Ce « virus des clics et des likes » comme vous le dites si bien, « nous lave de notre silence coupable », alors que pendant des mois, nous avons « simplement regardé les autres, tous ces autres, se faire rincer par les vagues ».

Marina Skalova. — Je suis vraiment partie de la notion de « flux », construite médiatiquement, et qui mettait totalement à distance ce dont il s’agissait, des millions d’êtres humains en danger de mort. La notion de « flux » rend les questions de responsabilité fluides, elle noie les subjectivités. J’ai voulu interroger le langage médiatique et la mise à distance du corps qu’il produit. Parler des médias aujourd’hui, c’est aussi parler de réseaux sociaux, qui sont devenus un carrefour d’information comme d’engagement apparent, et qui nous tiennent lieu d’espace public, d’agora. C’est le lieu où l’on met en scène son engagement et où l’on est aussi singulièrement amorphe, scotché devant l’écran, incapable d’agir politiquement dans le présent.

La notion de flux me semblait alors particulièrement à même de saisir aussi notre « modernité liquide », telle que décrite par Zygmunt Baumann, mais que l’on retrouve aussi aux premières pages de L’Anti-Œdipe de Deleuze et qui parle du corps comme réseau d’embranchements de flux. Le flux d’écriture du texte, les flux du corps, le flux du mur d’actualité Facebook, les flux financiers, tous ces flux liquides ou virtuels, réels ou imaginaires, s’interpénétrant et se conditionnant, à une seule fin : faire circuler les flux de capitaux, au détriment des corps. Je voulais questionner ce que fait la langue, la façon dont le fait-même de nommer érige des murs et des frontières, les métaphores qu’elle enfante, leur ambivalence. Quitte à ce que le texte se prenne parfois les pieds dans le tapis, déclinant les métaphores dans tous les sens en tentant de comprendre, rendant le réel de plus en plus absurde et insaisissable…

Laëtitia Deleuze. — Dans le recueil Atemnot (Souffle court) paru en 2016, vous écrivez :

les mains sont sales
les mots ne sauvent pas les choses

vers qui viennent résonner avec ce que nous trouvons dans les dernières pages d’Exploration du flux :

Ce que la langue peut encore

À part polluer davantage

Les mots sur le papier coûtent cher
Comment ne pas ajouter au bruit

Ce que peut la littérature face à ce présent
Pas grand-chose sûrement

Et cette chose

Les vagues la recouvrent

Votre œuvre dit avec puissance et sensibilité le passage des frontières, l’exil et ce qu’il laisse de traces dans les corps et les esprits. Vous posez aussi la question de ces « mains sales », nos responsabilités passives, chacun.e de nous restant à l’abri de sa forteresse avec sa bonne conscience. Alors même que vous soulignez la possible impuissance de la littérature « face à ce présent », cette démarche me semble se situer du côté d’un pouvoir de la littérature et de l’écriture à s’arrêter sur ce présent insupportable, ce flux qui s’écoule sous nos yeux pour tenter de le ralentir, nous le donner à regarder et à réfléchir : engager nos corps dans un autre rapport au monde et aux autres ?

Marina Skalova. — Une tentative de le faire en tout cas, oui. (Quitte à dire la colère de ne pas y arriver.) Le texte est du côté de la tentative — comme la colère, celle-ci peut être désespérée, mais relève tout de même d’un flux vital.

Laëtitia Deleuze. — Avec Exploration du flux (et de manière générale dans votre travail) de quelle manière avez-vous pensé le recours au blanc typographique alterné avec « cette voix intérieure » en italiques, présences poétiques qui prennent de plus en plus de place vers la fin du recueil, alors que vos derniers mots sont « je disparais » ?

Marina Skalova. — Je convoque peu de personnages dans mon écriture, ce sont surtout des voix qui surgissent. Dans Exploration du flux, la typographie fait croire qu’il y en a deux (la voix normale et la voix en italiques) mais en fait je crois qu’il y en a beaucoup plus : une multiplicité de voix qui se ressemblent sans être tout à fait les mêmes, qui s’entremêlent et s’entrechoquent ; la voix de la narratrice et sa colère froide, la voix du dictionnaire, la voix qui tente de définir et glisse de plus en plus vers quelque chose d’enfantin... La voix en italique m’apparaissait d’abord comme un contrepoint visuel et rythmique. Au début, c’était la « voix de la forteresse » mais c’est aussi une voix qui explore une multiplicité d’autres domaines, de l’économie aux abysses marines… C’est un contrepoint qui se glisse dans différents lieux, envisage les choses depuis d’autres points de vue, se frotte parfois contre les voix principales, s’y mêle parfois. Il y aurait différentes façons de transposer cela de façon chorale. Ce sont des voix qui ne sont pas identiques à elles-mêmes, il y a toujours de l’autre en elles. Elles fluctuent et confluent les unes vers les autres. Ce rapport de différence et d’identité m’intéresse profondément. Il me semble aussi renvoyer à ce qui se joue dans la traduction.

En revanche, le blanc typographique renvoie assez classiquement chez moi au silence, à un besoin de prise en compte du silence sur la page. A la fin du texte, qui pose la question des restes, c’est comme si on revenait à un besoin de poésie, à un besoin de solidité de la poésie, quelque chose de tangible qui ne soit pas emporté par le flux, qui reste lorsque les vagues (de l’actualité, du bruit médiatique par exemple) se retirent. La poésie demeure à l’état de dépôt.

Laëtitia Deleuze. — Votre premier recueil poétique Atemnot (Souffle court) est une œuvre bilingue en français et en allemand. Dans l’introduction du recueil, vous soulignez que ces deux langues sont vos langues d’écriture, « sans pour autant être [vos] langues maternelles ». Vous êtes par ailleurs également traductrice littéraire des langues allemande et russe. L’autrice Assia Djebar, qui avait choisi le français comme langue d’écriture, aimait se situer dans un « entre-des-langues » et « écrire d’un versant d’une langue vers l’abri noir de l’autre ». J’ai pensé à vos mots dans Silences d’exils : « Quand on arrive au bord d’une langue, est-ce qu’on passe aussitôt la frontière de la suivante ? Comment dire l’espace qui s’étend entre deux langues ? »

De quelles manières votre relation plurielle aux langues traverse et informe votre propre langage de création ? (Quelles en sont les limites ?)

Marina Skalova. — Vastes questions ! N’ayant pas vraiment de langue maternelle (dans le sens d’une matrice originaire et enveloppante, d’une langue première évidente), j’ai l’impression d’avoir un rapport assez troué à chacune de mes trois langues. Il y a des taches blanches et des taches noires, des pans de vocabulaire qui sont absents, renvoyant à des moments d’expérience biographique vécus dans une langue ou l’autre. Lorsque j’ai choisi le français comme langue d’écriture (et non l’allemand), je l’ai fait car c’était la langue où je me sentais le moins étrangère, où je me sentais le moins renvoyée à ma situation d’intruse dans la langue. C’est un territoire de souveraineté relative. Mais une plus grande distance avec la langue dans laquelle on écrit peut aussi avoir du bon. Quand j’écris en allemand, je tâtonne un peu plus mais je sens que cet espace d’indécision, d’indétermination me confère une plus grande liberté, au niveau sonore notamment. Ma « vraie » langue maternelle, le russe, est celle dans laquelle j’écris le moins, voire même presque pas du tout. C’est aussi pour me rapprocher d’elle que je traduis depuis le russe.

Laëtitia Deleuze. — Vous poursuivez ce travail d’une littérature « au présent » avec le projet Silences d’exils créé en collaboration avec la photographe Nadège Abadie. De 2016 à 2019, vous avez proposé ensemble des ateliers d’écriture et de photographie à des hommes et femmes exilés en Suisse. Une exposition pluridisciplinaire et un livre naîtront de ce projet. Comment avez-vous abordé ce travail entre l’écriture et l’image photographique ? Face à ces vies abîmées en territoires et en sols incertains, laissées « en attente », l’image a-t-elle pu être un relais du langage parlé ou écrit afin de donner sa place au silence et à l’ineffable ? Quels souvenirs gardez-vous de ces rencontres, de ces échanges, de ces silences ?

Marina Skalova. — Difficile de donner une réponse globale, tant les rencontres, qui se sont déroulées sur un temps long, ont été nombreuses, riches et différentes …. L’image à parfois été un relais, mais ce qui était beau, c’est que nos démarches avec Nadège étaient souvent complémentaires dans le travail même des ateliers. L’image donnait une forme d’immédiateté, d’accès direct, ce qui permettait aussi aux participant.es de nous envoyer des images, de partager instantanément des choses sans la barrière des mots... Et en même temps, je cherchais toujours une porte d’entrée poétique, via l’attention aux sons, aux jeux sur les mots, aux passerelles sonores d’une langue à l’autre. Il y avait beaucoup de va-et-vient, du jeu au sérieux, de l’intime et de la distance. Je garde le souvenir de beaucoup de moments sincères et émouvants, d’une justesse humaine, en fait.

Le livre et l’exposition sont présentés comme « une expérience humaine et poétique ». Je crois que l’art, photo et poésie confondus, était vraiment une porte d’entrée, une façon de créer du lien tout en sortant d’un rapport utilitariste à la langue : ici il ne s’agissait pas d’apprendre à faire un CV, à remplir tel ou tel papier, à trouver du travail. Il y avait une certaine profondeur d’emblée, et en même temps c’était léger. C’étaient d’abord des moments profondément humains, ce qui permettait la création collective, avec parfois des choses très belles et très éphémères, qui n’ont existé que dans l’instant.

Laëtitia Deleuze. — Sur fond d’effondrement de l’URSS et de retour au pays natal, nous suivons dans votre pièce La chute des comètes et des cosmonautes les voix d’un père et de sa fille qui s’entrechoquent tout d’abord de douleur, d’incompréhension et de non-dits, pour cheminer progressivement vers un vrai dialogue où elles se rejoignent et s’entremêlent, et tissent une parole chorale. De même, la présence simultanée du russe, de l’anglais, du français et de paroles de chanson célèbre cette circulation du langage, entre langue maternelle et langues de cœur adoptées. Comment appréhendez-vous la place du rythme, du souffle et de la dimension orale de la langue ?

Marina Skalova. — Le travail du rythme, du souffle et de l’oralité sont toujours présents dans ce que

j’écris, je crois, mais travailler sur une forme théâtrale m’a permis d’incarner cela dans un espace-temps précis, l’ici et maintenant de la représentation qui est aussi le temps de trois jours de voyage de Berlin à Moscou en voiture. Dans l’écriture, j’ai aimé alterner des dialogues laconiques, assez réalistes et froids, avec des moments de monologues qui sont des flux de langue. Ils fonctionnent par réseaux d’images, de métaphores dont la polysémie permet d’embrasser l’intime, le politique, l’univers.…. Le sens est mâché et mastiqué, et la dimension sonore très importante, avec de nombreuses allitérations, assonances, et des processus d’accélération. L’absence de ponctuation dans les monologues correspond pour moi à une vitesse de diction, une rapidité de parole et de pensée qui serait ralentie par les virgules, et qui exprime la frénésie, l’obsession, la dimension circulaire du traumatisme. Et en contrepoint, la versification de la parole du père peut renvoyer à une poésie plus narrative. Un souffle plus lent. Sa trajectoire serait plutôt de l’ordre de l’épopée, avec une gradation d’étapes et d’épreuves. Dans les deux cas, la présence ou l’absence de ponctuation propose un souffle, s’adresse à la diction du comédien.

Idéalement, le texte de théâtre est une partition. Il s’agit aussi d’écrire les silences.

Laëtitia Deleuze. — Dans votre récit Amarres paru en 2017, le personnage principal, qui n’est pas nommé, accoste sur les rivages d’une île. Alors qu’il pensait fuir les conflits et trouver la sérénité, il se heurte au rejet des habitants qui ne cesseront de le renvoyer à sa « différence ». C’est par la matérialité intime et physique de la langue et de la parole (celle qui relie mais aussi sépare) que le personnage ressent et comprend que le lien qu’il offre en partage, n’est pas accepté :

Je voulais comprendre les secrets de leur langue, apprendre à prononcer leur accent. […]
Parfois, ma langue se cassait en plein milieu, elle ne résistait pas à la charge.
Des bribes gargouillées émanaient de ma gorge.
Ils avaient l’air gênés. Leurs réponses étaient évasives. […]
Je cherchais les mots pour dire les souvenirs de mon pays.
Souvent, il n’y avait pas les mots.
Ils n’étaient pas là.
Alors, je bredouillais quelque chose dans ma langue, à voix basse, pour faire entendre
comment elle sonne. Une musique minuscule que je me récitais à l’intérieur et que je
bégayais désormais, face à eux.

Dans son désir d’aller vers l’autre, sa propre langue lui échappe et il n’arrive plus à la dire comme avant. À la fin de ce texte aux échos de tragédie grecque, celui qui est étranger est jugé coupable des fléaux qui frappent les habitants et il sera lapidé. Pourriez-vous nous parler de la genèse de ce récit et de ce que vous aviez à cœur de partager ?

Marina Skalova. — J’ai écrit ce texte en arrivant en Suisse. J’avais l’impression d’arriver sur une île. Cela a fait resurgir différentes expériences d’exclusion, tout comme une réflexion autour de la figure de l’errant, du Juif errant notamment. Je m’étais nourrie du Livre des questions d’Edouard Jabès. L’une des questions que pose l’exil selon moi est justement le fait de partir sans jamais arriver, de perdre sa langue d’origine sans réellement arriver quelque part, de rester coincé dans un entre-deux. Privé de la langue dans laquelle on peut être soi, on perd aussi une partie d’identité, d’humanité, c’est un handicap immense. C’est quelque chose qui m’habite beaucoup — c’est un peu la situation du père dans La chute des comètes et des cosmonautes. Cette question de la perte de la langue, de la dépossession de la langue était aussi à l’origine de la création de Silences d’exils.

En écrivant Amarres, J’avais beaucoup relu Surveiller et punir de Michel Foucault et je m’étais penchée sur l’histoire des châtiments. J’avais lu beaucoup de récits de lapidations, de décapitations, des choses atroces. Lorsque je l’ai écrit, il y a une dizaine d’années maintenant, il me semblait alors que la façon dont on traitait les exilé.es, parqués dans des centres de détention, correspondait complètement à ce que Michel Foucault désignait par une « humanisation apparente des peines », l’inhumanité silencieuse se substituant à leur cruauté visible. Je m’étais aussi demandé s’il y avait une forme d’universalité dans le rejet de l’autre, quelque chose d’un peu archaïque, la violence du groupe face à l’individu. Mais j’ai un peu de mal à répondre maintenant, tant je me sens loin de ce texte aujourd’hui.

Propos recueillis par Laëtitia Deleuze le 12 février 2022

Notes

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