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Joris Lachaise aborde la pratique cinématographique à partir de son passage d’une formation en philosophie au cinéma documentaire. Le cinéaste et ingénieur des ponts et chaussées Jean Rouch lui aura permis d’imaginer ce « pont ». Parallèlement à ses travaux liés à une anthropologie de la mort et à ses questionnements politiques sur le statut des collections d’ethnographie du Musée de l’Homme, il devient cadreur et monteur pour le cinéma. De l’atelier du taxidermiste aux rituels hétérodoxes de l’église napolitaine, la caméra est d’abord un outil d’arpentage expérimental pour l’exploration des distances possibles entre son propre regard et le champ du réel.

En 2005, il travaille aux côtés de Jean-Pierre Krief sur le film Saddam Hussein. Chronique d’un procès annoncé. Après des mois d’enquête dans les coulisses du Tribunal Spécial Irakien il démêle peu à peu les véritables enjeux de ce procès. De retour à Paris, il vit de reportages, réalise des pièces vidéo sur la base de compositions sonores, collabore à des créations de spectacle vivant avec Gilles Amalvi, Jacques Bonnafé, Sébastien Roux. En 2009, il co-réalise avec Thomas Roussillon le long-métrage documentaire Comme un oiseau dans un aquarium. Il participe la même année à la fondation de l’association marseillaise Babel XIII, dédiée à la réalisation et à la diffusion d’œuvres audiovisuelles de création. En 2011, il réalise le film Convention : Mur noir / Trous blancs, sélectionné aux États généraux du documentaire de Lussas et primé documentaire de l’année au FIFAI (La Réunion). Il est directeur de la photographie sur le dernier long-métrage des sœurs Khady et Mariama Sylla. Son dernier film, Ce qu’il reste de la Folie, réalisé dans un hôpital psychiatrique au Sénégal, a obtenu le Grand prix du FID en 2014. Depuis, Lachaise collabore, à l’université de Turin, avec l’ethno-psychiatre Roberto Beneduce et la psycho-anthopologue Simona Taliani, en vue de réaliser un film dans le cadre du Centre Frantz Fanon, dédié à l’accompagnement psychiatrique et juridique de personnes en demande d’asile. Parallèlement à la réalisation du long-métrage Transfariana, tourné en Colombie, un nouveau projet est en cours à Dakar, ainsi qu’un projet d’opéra documentaire, intitulé L’Homme d’Harbin, avec le compositeur Bertrand Wolff et le poète Jérôme Game.
 

 

Johanna Carvajal González. — Vous avez réalisé les films Comme un oiseau dans un aquarium (avec Thomas Roussillon, 2010) et Convention : Mur noir / Trous blancs (2011), qui ont été suivis de Ce qui reste de la folie (2015) et tout récemment de Transfariana, qui doit encore voir le jour. Y a-t-il un fil rouge dans votre travail, dont vous auriez pris conscience en quelque sorte, ou qui a émergé à posteriori ? Comment pouvez-vous le décrire ? Quels seraient les enjeux fondamentaux qui vous mènent à chaque fois à réaliser un film ?

Joris Lachaise. — Je crois que ce qui m’intéresse avant tout, c’est la façon dont le politique se découpe dans le réel, dans des situations, des corps, des interactions sociales. C’est comment le politique traverse des individus et des histoires de vie humaine. Et quand j’examine une situation, le désir d’en faire un film dépend surtout, je crois, du vertige intellectuel qu’elle est capable de me donner. C’est-à-dire de sa capacité à me faire changer d’échelle et à me faire passer, par exemple, d’une échelle individuelle à une échelle collective, de la petite histoire à la grande Histoire, ou du plus trivial à des questions plus précisément politiques, plus profondément existentielles, voire plus largement métaphysiques. Il y a toujours une espèce d’enjeu philosophique derrière mon désir de filmer. Ce qui m’intéresse surtout, c’est quand se rencontrent de façon inattendue des questions liées à des réalités à priori étrangères l’une à l’autre. Par exemple, l’incidence du rapport entre géologie, colonisation espagnole, paganisme et catholicisme sur les rêves et les pratiques funéraires en Italie du sud et au Mexique ; la convergence entre l’insurrection armée des FARC et les luttes de la communauté trans pour la reconnaissance de la diversité sexuelle en Colombie ; la relation entre aliénation mentale et aliénation coloniale en Afrique de l’Ouest, entre autres. Et chaque fois, un couple thématique me reconduit naturellement vers une autre dialectique, laquelle même si elle se situe souvent dans une géographie et un contexte très différents, reste organiquement, intellectuellement, et formellement liée aux rapports précédents.

Quand je suis allé au Mali en 2010 avec une compagnie de danse contemporaine, je me suis retrouvé à filmer un concours d’entrée dans lieu de création chorégraphique et de formation des danseurs à Bamako. Le concours visait à recruter des danseurs pour le spectacle de célébration du cinquantenaire de l’indépendance qui allait se dérouler dans un grand stade devant de nombreux chefs d’Etats africains, dont Mouammar Kadhafi. À cette occasion, au cours de cette phase de sélection, l’image de ces corps de danseurs africains entre les mains de ces formateurs cubains qui les corrigeaient, les disciplinaient, les éduquaient à la danse contemporaine et les contraignaient à des postures héritées des danses de salon de Louis XIV, tout cela faisait évidemment crier l’imaginaire colonial du corps domestiqué et esclavagisé. Il me semblait alors que tout l’enjeu restait de trouver dans quel cadre, ou plutôt hors de quel cadre, il serait possible d’imaginer que ces techniques corporelles, ici celles de danses occidentales totalement opposées aux techniques de danses africaines, se laissent approprier par les corps, les interrogent, et les amènent à se transformer sans violer ces corps ?

J. C. G. — Il y aurait donc un rapport entre la colonisation et la décolonisation qui serait au cœur de vos projets ?

J. L. — Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont un peuple, une culture, un langage, des corps, des individus vont chercher à s’émanciper d’un joug colonial en absorbant sa puissance et en la détournant vers d’autres fins. Comment trouver coûte que coûte sa voie vers l’autodétermination. Au cours de cette période au Mali, j’ai réalisé un film intitulé Convention : Mur noir / Trous blancs (2011) dans lequel deux personnages incarnent deux positions significativement distinctes vis-à-vis de la langue française. D’un côté, il y a un intellectuel, un véritable érudit, qui quelques années plus tard obtiendra d’ailleurs un portefeuille ministériel dans le gouvernement, qui maîtrise parfaitement la langue, l’histoire, et la culture française, et qui dit : « La langue française est une langue que je me suis appropriée, que j’ai fait mienne, et que je pense parler peut-être mieux que les Français. » Et d’un autre côté, il y a un villageois, un homme un peu original qui, de façon tout à fait inattendue, s’est approché de moi avec une mallette noire qui semblait contenir un bien précieux. Dedans, il y avait une feuille recouverte de signes, des sortes d’idéogrammes, un mélange de Bambara et de langue inventée, qu’il a brandi comme un nouvel évangile. Il affirmait avoir inventé un nouvel alphabet pour le substituer à l’alphabet de 26 lettres des Blancs1. Le seul mot sur la feuille écrit en alphabet latin était « la langue. » C’est-à-dire qu’un concept lacanien se retrouvait être involontairement le titre de ce nouvel évangile. Tout ce que racontait cet homme relevait d’une espèce de langage fou avec une puissance poétique géniale. C’était aussi truffé de tout un tas de ressorts philosophiques. Et ce jeu dialectique que pose la confrontation de ces deux personnages dans le film est une manière de rendre sensible combien la langue est indissociable de l’organisation sociopolitique de la domination. En juxtaposant au montage leurs positions vis-à-vis de la langue française, j’avais en tête Kafka, l’écrivain juif de Tchécoslovaquie qui avait appris l’allemand suivant les velléités d’ascension sociale de son père. « Cet allemand appris de nos mères non allemandes » écrivait-il à Max Brod en 1921. Il pointait alors cette double contradiction de l’écrivain juif : l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire autrement. L’albinos et l’évangéliste dans leur rapport à la langue coloniale synthétisent en quelque sorte ce paradoxe vis-à-vis de la langue de papier, celle d’une minorité oppressive, dont parlait Kafka. Ensuite, dans le développement du film, il s’agissait encore de transposer ce topos, celui des « polices discursives » de Foucault, ou l’affirmation de Barthes que « la langue est tout simplement fasciste », au langage du corps dans la danse.

J. C. G. — Il y a deux questions qui émergent, l’une éthique et l’autre ethnologique, qui nourrissent votre point de vue. Dans votre film Ce qu’il reste de la folie (2014) il y a, à un moment donné, une scène dans un couloir, un homme qui apparaît dans l’image et qui s’adresse à vous à la troisième personne, tout en se dirigeant vers vous, vers le « Blanc qui est derrière la caméra ». J’imagine que vous faites un travail de terrain assez minutieux pour justement tisser cette confiance, pour réussir à poser votre regard ; néanmoins vous restez un Blanc occidental et ça bien que vous alliez au Canada, en Chine, en Afrique… Comment s’établit ce rapport, y a-t-il aussi une poétique du positionnement pour ne pas tomber dans le cliché de celui qui vient importuner avec la caméra ? Qu’est-ce qui vous permet de prendre la liberté de filmer vos personnages dans des plans très serrés ?

J. L. — C’est le projet même de faire le film : à quoi sert d’avoir cet outil-là ? À quoi ça sert d’avoir une caméra ? Quand vous allez rencontrer les gens ou quand vous allez dans un contexte, en l’occurrence à l’hôpital psychiatrique dans un pays de l’Afrique de l’Ouest, ancienne république de l’Afrique occidentale française, en tant que Français vous n’êtes pas neutre, vous ne serez jamais neutre, vous serez toujours pris dans le complexe de l’Autre, jamais résolu. La caméra est l’outil qui vient proposer de diriger le projet. C’est à moi de créer un film dans l’interaction et l’échange, en utilisant la caméra comme bâton de relais. Il faut que le rapport ne soit pas unilatéral, qu’il ne soit pas seulement question de fixer l’autre à une place, celle de l’objectif, et que la caméra ne soit pas une injonction à rendre des comptes, à s’exprimer, à donner la parole. Il ne s’agit pas de donner la parole justement, mais de proposer une discussion sur laquelle je décris mes envies, mes intentions, mes désirs de questionnement.

Ce qu'il reste de la folie
Ce qu’il reste de la folie (2014) © Joris Lachaise

J. C. G. — Ce serait donc effacer cette sorte de filtre qu’est la caméra ?

J. L. — Au contraire, il ne faut pas effacer, il faut précisément s’en emparer. La caméra est un élément hyper présent, c’est ce que vous racontez, la manière de parler à une personne. La façon dont on incarne la caméra, dont on la rend présente, permet de comprendre la contrainte de la relation qui s’établit. La caméra devient ainsi une tribune qui permet de dialoguer et de parler aussi de celui qui la manipule. Mais au-delà de ce dernier, il y a effectivement tout un auditoire virtuel, le public qui va entendre et recueillir cette parole. Dans une séquence comme celle-là, pour moi, il y a la magie du timing, en lien étroit avec la manière dont évolue la scène. C’est ça le plus important en fait, selon la manière dont celle-ci va d’un point A à un point B, en traversant cet espace, le propos change de nature, il change de direction.

La polarité s’inverse entre ce sujet et moi : je le fixe, il parle, et après, je décide de ne plus le fixer. Je prends cette décision de ne pas être qu’une abstraction. Je décide que j’ai un regard aussi et c’est précisément parce que j’affirme mon regard, ma position subjective. À travers cette forme qui apparaît à priori « irrespectueuse », qui consiste à se détourner de l’autre, je pense inventer ou chercher ma distance de respect. C’est précisément parce que je trouve ma propre autonomie de regard que l’autre peut s’inviter dans le cadre, revenir, occuper le cadre. Et à partir de ce moment, c’est lui qui me fixe à un endroit. C’est lui qui a décidé de revenir dans le champ de la caméra. Et c’est là qu’il me fixe, c’est là que la polarité est inversée, comme dans un aimant. Il va au fond du couloir et il me quitte. Il passe le relais à un autre, qui est venu lui couper la parole avec son chant scout et l’autre me quitte aussi. Alors je reste tout seul et je continue à filmer. C’est le parfait exemple de la manière dont j’essaie de raconter ma place là, tout au long de la temporalité du plan.

J. C.G. — Donc une partie de l’écriture du film se passe en filmant…

J. L. — Là, en l’occurrence c’est ça. Mais il se trouve qu’avec Ce qu’il reste de la folie (et, par rapport à ce que je disais au départ, quand je disais qu’il y a deux questions qui se télescopent, c’est évident) c’est la question de l’aliénation mentale et de l’aliénation coloniale. Cela renvoie à l’histoire de la folie telle qu’elle a été racontée par Michel Foucault, à savoir l’histoire de la folie depuis le Moyen Âge jusqu’à l’hôpital moderne. Je décide de transporter cette question dans la colonie, dans ce que Foucault peut appeler une hétérotopie, c’est-à-dire comment cet endroit, ce lieu autre qu’est la colonie, fait la synthèse de la question de la double peine de l’asile : l’asile où on enferme à la fois le fou et les indigènes – ce qu’on appelait les indigènes .

Ce qu’il reste de la folie
Ce qu’il reste de la folie (2014) © Joris Lachaise

Qu’est-ce qu’il en reste de cette infrastructure que comporte tout ce système de pensée ? C’est une institution. Dans mon film, la violence carcérale inhérente à l’institution psychiatrique est toujours présente. L’intérêt de ce projet est qu’il démarre lors de la création de la première institution psychiatrique au Sénégal, en même temps qu’en Europe on essaie de remettre en question la psychiatrie, à travers un mouvement antipsychiatrique, par la sociothérapie et les réflexions de Foucault, de Deleuze, de Guattari, entre autres. C’est la fin des années cinquante ou soixante et c’est le moment où l’indépendance des nations africaines s’annonce. Le film est le résultat de ces questions et convergences.

J. C. G. — Ce genre de convergences et de transformations sociétales, sont aussi présentes dans votre dernier film Transfariana, qui sortira dans les mois à venir. Cette fois-ci, vous vous installerez en Colombie, au milieu d’une période de grands changements politiques et de pleine ébullition. Pouvez-vous nous en dire plus ?

J. L.Transfariana est encore une histoire de convergence : convergence de lutte, convergence LGBT au sein des guérillas des FARC-EP (Forces armées révolutionnaires de Colombie - Armée du peuple). Ce qui m’intéresse est la question du devenir, à savoir le moment de métamorphose quand une organisation dissidente marxiste-léniniste armée comme les FARC-EP – la plus importante au monde – décide de déposer les armes en 2016. En plus, à ce moment-là, elle rencontre dans ses luttes un écho avec le mouvement LGBT qui est en pleine émancipation, notamment autour des questions trans. Je veux dire qu’on est toujours dans des questions de transition : trans, changement du corps, de la peau, d’époque, du temps, de paradigme, de rapport. C’est tout cela qui m’anime. J’aime les changements d’échelle : passer de l’échelle micro à l’échelle macro, aussi macro que la question des mythes, les questions métaphysiques, mais aussi les questions qui sont à l’origine même des choses comme la biodiversité. C’est le cas dans Transfariana, et donc en Colombie où le palmier de cire dans la région de Quindío change de sexe. On a découvert qu’il change de sexe au moment des Accords de paix (2016) car la zone des palmiers de cire était une zone de villégiature, une zone de repos des FARC-EP. La biodiversité avait été préservée par hasard grâce à la présence de la guérilla et, à la fin de la guerre, les botanistes ont pu aller l’explorer et découvrir la propriété morphologique et biologique de ce palmier qui est le symbole national du pays. Il y a un jeu entre les questions trans, celles des FARC-EP et cette découverte pour la botanique.

Transfariana
Transfariana (travail en cours) © Joris Lachaise

J’aime bien faire des « pronostics historiques ». Quand je travaille dans un film, je pars toujours d’une hypothèse analytique, parce que c’est ça qui m’intéresse et je ne fais pas de la fiction. Je fais du documentaire et je travaille avec une matière mouvante, vivante, avec des gens qui vont se transformer, qui vont mourir peut-être pendant le tournage – ce qui a été le cas dans Ce qu’il reste de la folie où le personnage principal est mort pendant le film –. Aujourd’hui je fais un film – Transfariana – dont les personnes se sont transformées depuis le tournage : ils sont sortis de prison, ils ont eu des enfants, il y en a qui ont changé de sexe, il y en a qui ont disparu... À l’origine du film, j’écris un dossier où je pose toutes mes intentions formelles, les hypothèses philosophiques, politiques, ethnologiques, tout en n’étant ni philosophe, ni politologue, ni ethnologue… Pour cette raison, j’assume un traitement qui essaie de faire résonner des questions entre elles pour en susciter d’autres que je ne prétends pas résoudre. Ce qui m’intéresse est comment m’associer à des personnes : les gens que je filme deviennent pour moi les associés de ce dernier. C’est avec eux que je réfléchis au film aussi. Au montage, par exemple, il s’agit – pour être juste – de rendre une parole où à la fois il y a des intentions qui sont marquées, mon propre regard, ma mise en relation, mais il faut qu’une certaine forme d’autonomie soit maintenue pour que le propos ne soit pas dénaturé, pour que ce dernier soit entendu en tant que tel. Je le manipule – parce que de toute façon un film c’est toujours une manipulation – mais je veux qu’on voie la matière manipulée et qu’elle soit la moins déformée possible, qu’elle soit la plus intègre.

J. C. G. — Se réapproprier le concept de « frontière », c’est est aussi rappeler qu’une frontière est faite pour être franchie. J’associe cela au sujet de la transition, de la transformation, justement parce qu’en Occident on voit les choses de manière très binaire. Souvent nous n’avons pas de mots pour concevoir un « devenir » où il y a un conflit pour revendiquer cette période de transition. On pourrait parler de votre travail comme d’une sorte de recherche de cette perméabilité, où le point A n’est pas encore le point B, où on se demande ce qui se passe au milieu. Puis, dans votre écriture avec la caméra, que ce soit pendant le tournage ou au montage, vous pratiquez une transgression de la frontière entre une écriture préétablie et les éléments qui peuvent s’ajouter en tant que matière vivante. C’est ce moment de convergence qu’il est aussi intéressant de mettre en lumière.

J. L. — Cette idée de « frontière » que vous évoquez me fait penser qu’en mécanique quantique pour pouvoir observer les particules à une échelle atomique, on est obligé d’utiliser des outils de mesure qui altèrent et transforment la réalité. Autrement dit, la réalité qu’on veut observer, on ne pourra jamais l’observer telle qu’elle est « en vérité » – comme le disait Jésus – parce que notre intervention modifie l’écosystème. C’est ce que Heisenberg même disait avec son principe d’incertitude ; on ne peut pas observer à la fois la position et la vitesse d’un photon : soit on observe la position, soit la vitesse ; inévitablement en observant quelque chose on l’altère.

À ce propos, les sujets que j’observe et que je représente sont liés à des questions de lutte. Dans ce sens, la nuance est politique. Les histoires que je mets en scène racontent la minorité. C’est le cas notamment dans Transfariana, où le couple de trans Lulú et Max, composé d’un homme trans et d’une femme trans, ont la possibilité de devenir parents. Ici il est question d’une femme trans, donc biologiquement d’un homme, qui a la possibilité d’enfanter, ce qui n’est pas évident dans une société comme la nôtre où l’on est si marginalisé et ostracisé. La relation que le couple vit est tellement forte qu’elle dépasse les limites d’une relation érotique et affective. Au-delà de la passion et de l’amour, elle se charge d’une responsabilité politique à part entière devenant ainsi un rapport de force vis-à-vis de la société. En d’autre termes, pour ce « couple », le simple fait de vivre devient une lutte, juste « être » c’est une lutte. Dans la même optique, nous pouvons considérer l’existence du colonisé ou de l’ex-colonisé, et finalement c’est pareil pour nous : notre vie est une lutte, pour chacun à différentes échelles.

Pour revenir à votre question, quand vous parlez de « dépasser les frontières », pour moi il s’agit d’investiguer surl’endroit où les luttes se situent. Par conséquent, même ma manière de faire le film est une collision, c’est un choc, et j’assume cette idée d’être un peu brutal. Je ne suis pas neutre, je ne suis pas juste un observateur, je ne fais pas de simples reportages où je vais recueillir des témoignages.

J. C. G. — Et pourtant il n’y a pas de distance entre vous et les sujets que vous filmez…

J. L. — Non, je vais avec les gens, je vis avec eux. Normalement on ne devient pas ami avec les sujets de son travail, toutefois personnellement je le fais car j’ai besoin de rencontrer, j’ai besoin d’être changé. C’est comme une explosion permettant d’observer le photon et finalement c’est ça notamment que veut recréer la scène dans le couloir dans Ce qu’il reste de la folie : son but est de créer un choc. Par exemple, lorsque je décide de laisser ma caméra fixée sur le fond du couloir plutôt que de suivre l’homme qui est en train de me parler, c’est une manière de créer une réaction et de voir quelle interaction cela produit. Quant à ma manière de conduire la caméra, je filme près des gens non seulement parce que je suis myope, mais aussi parce que de cette façon ils peuvent s’emparer de la caméra, jouer avec elle et, éventuellement pour ceux qui ne veulent pas être filmés, la frapper.

J. C. G. — Dans votre production on peut donc observer des réactions face caméra. Vous partez avec un projet de film à réaliser avec des sujets précis, mais est-ce que vous avez un retour de leur part sur le film sortant auquel ils ont participé ? Ou bien, est-il fort probable qu’ils ne le verront jamais ? Il y a aussi l’expérience que vous faites derrière votre caméra avec les sujets filmés, en tant que réalisateur. En particulier, est-ce que le fait que les sujets de vos films aient partagé avec vous leur intimité, l’histoire de leur milieu, les pousse à réagir et à commenter, à donner un retour sur ce travail cinématographique ? Y-a-t-il des réponses concrètes que ces sujets filmés développent en se voyant à l’écran ?

J. L. — Cela dépend. Pour les films que j’ai faits en Afrique, pas vraiment, l’effet que cela peut avoir sur eux est presque nul, sinon celui d’amener le monde qui environne l’endroit où ils sont traités à reconsidérer la situation psychiatrique. Effectivement cela engendre des provocations : je travaille aujourd’hui avec des psychiatres italiens et internationaux, je partage mon expérience, ils voient mon film, ils le partagent dans leurs cours, dans leurs séminaires et du coup cela nourrit la question sur la naissance de la psychiatrie.

 

Le film Transfariana se déroule sur plusieurs années, il raconte une convergence de luttes qui est une espèce de moment d’utopie de la rencontre entre les FARC-EP et la communauté trans. À la fin du film tout le monde se replie sur soi : se replie sur la cellule nucléaire familiale, Lulú qui devait être la candidate transfariana2 finalement le refuse parce que sa vie est menacée par les militaires. L’un des personnages principaux du film, Jason, laisse aussi tomber sa solidarité avec la communauté trans et son engagement dans des activités politiques au sein du parti des ex-membres des FARC-EP où il s’occupait des questions législatives au parlement. Plus tard il devient candidat à la chambre à Bogota, candidat au conseil municipal de cette ville, il a deux enfants. On peut imaginer que la transition vers la vie civile et la marginalité de certains secteurs sociaux ont créé des situations difficiles à vivre auxquelles s’ajoute la pression de la droite, qui les a découragés, sans compter qu’entre eux, il y a eu des désaccords.

À la fin, il y a désenchantement et j’aimerais bien que le film ne s’arrête pas sur lui-même. Pour sa projection, j’aimerais que tout le monde soit réuni et que le film rende compte d’une réalité politique extraordinaire qui a eu lieu et qui sert aussi à mobiliser. Le film a reçu des financements en Colombie qui ont servi à rémunérer les participants mais j’ai envie qu’unepartie du profit soit dévolu à la Red comunitaria trans3 surtout pour faire un travail de mobilisation, et qu’elle contribue à faire avancer le cas de Laura4, condamnée à la prison à vie. Même Pablo Escobar n’a pas été condamné aussi lourdement qu’elle, condamnée à 65 ans de prison. J’aimerais que le film permette donc de se mobiliser pour libérer Laura et qu’à travers elle, on mobilise la société, à propos des rôles des juges et des procureurs, et qu’on sensibilise sur la question de la diversité de genre.

Transfariana
Transfariana (travail en cours) © Joris Lachaise

J. C. G. — Un socle de votre travail, qui a animé votre décision de prendre la caméra, était aussi la relation qu’il y a entre la vie et la mort. Donc là aussi, il est question de représenter la mort dans la vie en essayant de l’étaler sur plusieurs niveaux. Comme on le disait avec les taxidermistes, par exemple, essayer de récupérer ce geste vivant dans quelque chose qui est mort, qui a une partie artificielle et une partie aussi naturelle. C’est ce qui vous a mené en Chine au laboratoire où il y a toute une série de transformations du corps pour le faire rester présent, même s’il n’est plus en vie. Parlez-nous un peu de cela par rapport aussi à ce que vous avez fait en lien avec l’anthropologie de la mort. Je sais que tout est lié aussi aux questions du colonialisme et des luttes existentielles.

J. L. — En soi, le point de départ qui me conduit à prendre une caméra d’abord c’est le dégoût de la vie et puis même la misanthropie. Face à la question de comment la notion de deuil est imposée, il y a un protocole, il faut prendre son temps et il y a certains rituels qui sont à respecter dans notre société, qui ne supporte pas justement qu’on fasse appel à la mort. La mort est reléguée dans des endroits à la périphérie des villes et donc vous vous trouvez seul avec votre souffrance. En effet, on ne peut pas exprimer la souffrance car si on l’exprime trop, cela met les gens mal à l’aise, vous êtes perçu comme un monstre pour les autres. L’autre ne peut pas comprendre, à cause de la distance qui s’impose de manière évidente. Par conséquent, le monde des autres me paraissait assez vulgaire, je me trouvais stupide, je me trouvais toujours maladroit. La caméra a été une manière de pouvoir me rebrancher aux autres, me rebrancher à l’environnement mais avec de ladistance ; la caméra est une distance. Cette mise à distance permet aussi d’avoir une distance sur soi, sur les sentiments etréflexions. J’ai découvert que c’était une manière de pouvoir penser et me projeter en même temps, parce qu’à l’endroit où on devient un fantôme soi-même, avec la caméra on prend un rôle actif, acteur et on peut aussi proposer quelque chose aux autres. On peut alors proposer une interaction sociale qui dépasse la sensation de sentir que ses propres douleurs sont encombrantes pour les autres.

Un autre élément qui a beaucoup animé mes réflexions est le métier de taxidermiste : le taxidermiste manipule des corps morts pour essayer de leur donner une apparence, une souplesse. C’est un travail sur la représentation du vivant. En réfléchissant sur cette pratique, je réfléchissais sur ma pratique à moi. J’ai discuté avec lui à propos des techniques de conservation, et nous avons échangé sur l’hypothèse d’empailler des êtres humains. C’est à ce moment que les questions concernant le débat du Musée de l’homme trouvaient leur place.

Je me suis posé ensuite des questions sur la représentation théâtrale de la mort, questions qui m’ont amené à Naples car cette ville est au cœur de l’Europe, c’est vraiment une espèce de frontière entre des mondes, entre l’Orient et l’Occident, entre l’Empire ottoman et l’Empire austro-hongrois. Il y a vraiment tous ces convergences entre l’Asie et toutes les formes de paganisme qu’y trouvaient leur place, toutes ces particularités : le miracle de Saint Janvier5, les femminielli6, les catacombes, les doubles funérailles, qui sont des manières de traiter justement cette frontière entre les morts et les vivants. Et puis la mort est partout, elle est sur les murs, elle apparaît sur le frontispice, elle apparaît dans le théâtre des marionnettes. Les questions de la mort, de la sexualité, de la menace, de la religion, sont traitées de manière moins pudique aussi. Les préoccupations coloniales qui m’intéressent au départ, à l’origine, sont toutes présentes. Je pense qu’à la fin de ma vie, les films que j’aurai faits ou pas faits dessineront un trajet de vie relevant d’un questionnement, d’une pensée qui évolue dans des gestes, des gestes théoriques on peut dire, dans des gestes de pensée mais qui sont eux-mêmes des pensées.

J. C. G. — Donc une pensée qui se fait chemin faisant. Pour finir, y a-t-il des auteurs qui vous ont marqué, que ce soit en philosophie, en littérature ou dans le cinéma ? Y a-t-il des auteurs qui vous sont chers ou qui, par exemple, vous permettent, parfois, de recentrer votre centre et de retrouver les fondamentaux qui guident votre travail ?

J. L. — Oui, tout le temps.

J. C. G. — À qui pensez-vous ?

J. L. — Ce ne sont pas des auteurs que je consulte tout le temps. Mais notamment pour écrire le projet de Transfariana, je me suis inspiré des avant-gardes américaines et allemandes. Pour la structure, je me suis inspiré de Berlin Alexanderplatz, le roman d’Alfred Döblin. Ou alors, je pense à la trilogie U.S.A. de John Dos Passos, où l’auteur passe d’un registre à l’autre : du registre des actualités à des histoires de vie, à des considérations plus historiques sur l’histoire américaine, à une description d’un article à la première personne.

Plus tard, ce film va être encapsulé dans un rêve, il commence avec le rêve de Jason où il fait sa sortie de prison et ça s’arrête où le rêveur ne cesse pas de se réveiller, se réveillant toujours dans le rêve, il n’arrive pas à en sortir. Le rêve est aussi un élément pivot dans la pensée de Walter Benjamin, une pensée qui m’est très chère. Justement, il dit que l’imminence du réveil est comme le cheval de bois des Grecs dans la Troie du rêve et qu’en fait le rêveur ne peut pas sortir du rêve par la force mais par la ruse, comme Ulysse. Ce que Benjamin veut raconter à travers cette image-là est que dans son approche du matérialisme historique, apparaît une forme de marxisme particulier consistant à voir comment le souvenir ne se forme plus sur le passé mais sur le présent de celui qui est en train de le revivre. Je me permets de structurer mon approche du film de cette manière, avec le rêve distribué tout le long de la représentation. Ce moment d’histoire est comme une bulle racontant la manière dont tous les personnages à l’aune de Jason essaient de se réveiller dans une autre époque. Ce changement de paradigme prévoit une société où les FARC-EP ne seraient plus homophobes mais se reconnaîtraient dans le drapeau du mouvement LGBT et défendraient des relations avec des femmes trans. Finalement tout se rejoint, il faut donc créer cette bulle. Il faut se réveiller pour changer de paradigme.

Une autre source importante pour moi est sûrement le dialogue entre Deleuze et Parnet de 1977, duquel j’ai tiré l’idée demon film Convention : Mur noir / Trous blancs. Comme le dit Deleuze :

Nous avions rencontré deux axes, de signifiance et de subjectivation. C’étaient deux sémiotiques très différentes, ou même deux strates. Mais la signifiance ne va pas sans un mur blanc sur lequel elle inscrit ses signes et ses redondances. La subjectivation ne va pas sans un trou noir où elle loge sa conscience, sa passion, ses redondances. Comme il n’y a que des sémiotiques mixtes, ou que les strates vont au moins par deux, on ne doit pas s’étonner du montage d’un dispositif très spécial à leur croisement. C’est pourtant curieux, un visage : système mur blanc-trou noi7.

Le système « mur blanc, trou noir » dont Deleuze parle, c’est le Christ. Dans mon film, j’inverse le système par rapport au signifiant avec le mur devenant noir et le trou devenant blanc, c’est le mur de la peau noire perché sur le trou blanc créé par le colonial. Le film joue ce rapport d’inversion. Il se présente comme un négatif de photo de la pensée de Deleuze et Guattari et en effet, dans les années 2000, j’étais deleuzien. D’autres sources importantes pour moi sont sûrement l’Histoire de la folie à l’âge classique de Foucault, comme je l’ai déjà évoqué et Kafka qui revient tout le temps.

Propos recueillis par Johanna Carvajal González
Entretien réalisé le 20 mars 2022.

Notes

1

Joris Lachaise et le collectif « Frontières » étant sensibles aux questions de genre et d’intersectionnalité, nous nous sommes interrogés à maintes reprises sur la graphie des substantifs et adjectifs portant sur la population blanche et noire. Finalement, nous avons opté pour un choix uniquement dicté par un critère de correction grammaticale et typographique, en respectant les normes préconisées par l’Académie Française. Cette dernière, comme pour tous les noms de personnes appartenant à un peuple, préconise l’emploi de la majuscule pour les substantifs et de la minuscule pour les adjectifs.

2

Terme qui désigne un membre de la communauté trans qui appartenaient aux FARC-EP ou qui fait partie du parti politique FARC (Parti des communs).

3

Organisation de défense de la cause trans dans le quartier Santa Fé, à Bogotá.

4

Il s’agit de Laura Catalina Zamora, détenue pour séquestration, extorsion, torture, détention d’armes à feu et de stupéfiants. Elle faisait partie d’un réseau de prostitution du quartier Santa Fé dans la ville de Bogotá.

5

C’est le miracle du sang de saint Janvier qui se serait liquéfié lorsque les ampoules le contenant sous forme désséchée furent approchées de sa dépouille. Le dit « miracle » fait encore aujourd’hui l’objet d’une cérémonie à la cathédrale de Naples dont saint Janvier est le protecteur.

6

Il s’agit d’une figure de la culture populaire de la région de Naples, utilisée pour désigner à un homme ayant une attitude efféminée. Cette figure est particulièrement importante pour le lien entre sacré et profane qu’elle crée dans la culture napolitaine : chaque année à Naples le 2 février les femminielli accomplissent le pèlerinage de la « juta des femminielli » dans le cadre du culte de la Vierge de Montevergine. En effet, selon la légende, la Vierge aurait libéré deux amants homosexuels attachés à un arbre et condamnés à mourir de froid.

7

Gilles Deleuze, Félix Guattari. Mille plateaux. Paris, Les éditions de Minuit, 1980, p. 205.

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