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Résumé

Cet article retrace un double parcours autour et sur les frontières mené par son auteur. La première partie remonte aux origines de Frontières, théâtre-essai (Passage d’encres, 2014). La deuxième partie retrace le développement d’une lecture critique des frontières dans les œuvres littéraires, en en présentant une typologie et une poétique dans ces oeuvres, évoquant entre autres l’entreprise qui à mené à l’ouvrage collectif Poétique des frontières. Une approche transversale des littératures de langue française, 2021.

Abstract

This paper relates a double journey, undertaken by its author, around and about borders. The first part goes back to the origins of Frontières, théâtre-essai (Passage d'encres, 2014). The second part traces the development of a critical reading of borders/boundaries in literary works by introducing border typologies and poetics in these works, evoking among other things the endeavor that led to the collective work Poétique des frontières. A transversal approach to French-language literature, 2021.

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Cet article situé entre l’écriture littéraire et critique retrace un double parcours autour et sur les frontières mené par son auteur. En remontant aux origines de Frontières, théâtre-essai (Passage d’encres, 2014), il rend compte d’une part, du processus qui a mené au choix formel du montage de voix diverses – d’autre part des choix qui ont présidé à la sélection des éléments abordés dans les différentes sections du livre. La deuxième partie retrace le développement d’une lecturecritique des frontières dans les œuvres littéraires, en présentant d’une part une typologie générale des types de frontières basée sur des continuums entre des pôles opposés – les œuvres différant les unes des autres par leur situation diverses sur cette grille –, et d’autre part une poétique des frontières (énonciative, formelle et rhétorique) telle qu’on peut l’établir à partir de la lecture de nombre d’œuvres littéraires du XXe siècle à nos jours.

I

Pour introduire à un propos frontalier entre écriture littéraire et critique – en m’efforçant de répondre à l’invitation que m’ont adressée les directeurs de ce numéro –, sans doute convient-il de situer mon propos. Les aléas de l’existence m’ont entraîné à vivre constamment dans des régions frontalières. À Bienne où je suis né (Biel en allemand), où une petite minorité parle le français, alors que la langue majoritaire est l’allemand. À Fribourg ensuite (Freiburg), où j’ai passé mon enfance et ma jeunesse, qui a comme Bienne le statut de ville bilingue (la population étant à plus de trois quarts francophone et à un peu moins d’un quart germanophone), et où les habitants de la basse ville ont développé une langue mixte (le bolze) à la limite du dialecte alémanique et du français. À Sendai, au Japon, où j’habitais au bord de l’océan Pacifique qui fait frontière avec tant d’autres pays et de continents. À Genève, canton suisse dont la frontière terrestre avec la Suisse n’atteint pas cinq kilomètres, contre plus de 105 avec la France – et où, depuis la pointe de la Jonction, au confluent de l’Arve et du Rhône, je pouvais imaginer, sous les arches du pont ferroviaire, les terres futures que traverserait le fleuve par-delà la frontière, jusqu’en Avignon et en Camargue. Dans la région parisienne, où nous avions trouvé un appartement non loin du parc de la Villette, mais tout de même par-delà (ou avant, c’est selon) le Périphérique – qui semble séparer bien plus qu’il n’entoure Paris de sa banlieue, et qui mène dans le territoire presque retranché du « 9/3 ». À New Haven, où, alors que j’enseignais à Yale et que nous habitions Mansfield Street 100A, nous nous trouvions au seuil du quartier noir – qui commençait dans notre maison même, juste derrière notre cloison (Mansfield Street 100B), et où l’on nous disait de ne pas aller sous prétexte qu’il y avait eu un mort (six ou sept ans auparavant, ou peut-être même plus tôt…), alors que nos relations avec notre voisine noire étaient des plus cordiales. À Fribourg encore, où nous habitons de nouveau depuis que j’enseigne à Berne, à quelques dizaines de mètres de la Sarine, la frontière linguistique officielle entre zone germanophone et francophone – que franchit le pont de Berne, le vieux pont de bois construit pour la première fois en 1215, qui était alors la seule jonction entre les régions linguistiques ; à Fribourg où certains noms de rues sont écrits dans les deux langues, et où, à la rue des Épouses, en allant vers la cathédrale, on lit cette inscription : « Voici la rue des Épouses fidèles et aussi le coin des Maris modèles », alors qu’au verso, en revenant de la messe nuptiale et en allant vers la Grand-Rue bourgeoise, on découvre cette merveilleuse parodie : Hüt ! Freu di Hochzitter, du guete Ma, Morn het am End d’Frau scho dini Hose a (« Aujourd’hui, réjouis-toi de tes noces, bonhomme ! Demain, ta femme te mettra ton pantalon ») ; à Fribourg enfin où le nom de notre rue – la rue d’Or – est comme une plaisante parabole alchimique, le nom allemand (Goltgasse) provenant non de « Gold » mais de Geröll (décombres) et renvoyant aux amoncellements de galets au bas de la rue – qui formaient jadis le port d’où partaient les barques remplies de draperies pour la France et l’Allemagne, par-delà de nombreuses frontières – les gravats étant donc transmués en or en franchissant la limite linguistique.

À vrai dire, cette autobiographie esquissée à grands traits est par trop rétrospective – comme il en va toujours de l’écriture chronologique, qui reprend de l’extérieur l’expérience intime d’un temps vécu comme entrelacé à d’autres époques. À l’origine, cette succession de lieux était purement contingente, et ce n’est pas d’emblée, mais tardivement, que s’est effectuée ma véritable rencontre avec la frontière, sous la forme d’une cristallisation de souvenirs proches ou lointains. Voici bien des années, lorsque je partais en promenade en fin de semaine, dans des moments de vide après une intense activité, des souvenirs divers me ramenaient vers des zones particulières dans lesquelles j’avais eu l’occasion d’évoluer depuis l’enfance, ou que j’avais découvertes beaucoup plus récemment. Alors que je cueillais des mûres ou des champignons dans des zones frontalières entre la Suisse et la France, j’étais intrigué à la fois par une continuité et une discontinuité dans le paysage. J’avais à l’esprit le fait que, d’un côté ou de l’autre de frontières que j’avais souvent traversées, la similitude du territoire était souvent frappante (les mêmes sapins et les mêmes pâturages dans le Jura suisse ou français, la même végétation entre les bois de Chancy ou de Chalex), et que, en même temps, quelque chose changeait. D’un côté à l’autre, la forme des panneaux publicitaires ou indicateurs n’était pas la même, de nouvelles expressions inconnues en Suisse apparaissaient (« Zone d’activité économique », « Ehpad »), d’autres aliments étaient proposés sur les menus des restaurants (« Diots de Savoie », « Morbier », « Rillettes »). De même, la forme des villages était modifiée, soudain tout en longueur, avec les maisons collées les unes aux autres de part et d’autre de la route qui les traversait et semblait les ignorer, avec la Maison de la Presse et le Bar Tabac – et c’est ainsi à Logras, mais ce sera encore le cas des centaines de kilomètres plus loin à Limonest. Cette expérience n’était du reste nullement singulière, et j’ai pu m’en convaincre lorsque des amis qui avaient traversé la frontière dans l’autre sens m’avaient demandé ce qu’étaient « ces grandes maisons avec de grands toits » – et j’avais mis longtemps à comprendre qu’ils ne parvenaient pas à nommer ce que je savais de toute évidence être des fermes (car nous parlions la même langue, mais nous ne partagions pas tout à fait la même culture). Ce qui me frappait, c’était donc une sorte de pli ou de point de bascule qui, dans une continuité pourtant évidente, faisait apparaître soudain un autre monde. Et des souvenirs me revenaient d’autres expériences où j’avais eu ce même type de sensations – lorsque, enfant, à Bienne, j’entendais d’autres enfants avec lesquels je faisais de la luge parler une autre langue dont je ne percevais que des sonorités (Achtung ! Nenei !) ; ou lorsque j’avais appris avec indignation que l’Université de Yale s’efforçait de repousser la limite entre le quartier blanc et le quartier noir, en rachetant systématiquement les maisons de la rue pour étendre le territoire dévolu aux chercheurs, et en expulsant de fait la population noire et prolétaire ; ou encore lorsqu’à Hakodate, sur l’île de Hokaido alors sous la neige, depuis l’église orthodoxe en bois (souvenir d’expédition de missionnaires russes au XIXe siècle), j’avais soudain eu l’impression que s’ouvrait non loin, au-delà d’un bras de mer qui abritait le port, l’immense monde russe, les plaines de Sibérie – et jusqu’à Irkoutsk, Kazan ou Novgorod –, ce qui n’était bien sûr qu’une rêverie, même si cette église marquait en effet un point d’avancée d’un monde dans un autre.

Ainsi, dans différentes expéditions dans des zones frontalières, puis dans la réflexion que je poursuivais librement, la frontière ou des frontières me sont apparues, qui ont constitué dans mon esprit une série d’« échos intéressants » entre des situations diverses, des sortes de « rimes » entre des lieux bien différents. Et c’est peu à peu que j’ai perçu, à partir de l’énigme qu’elles me posaient, que quelque chose demandait là à être écrit – un peu comme ces bouts rimés qui invitent l’écriture du poème à partir des seules terminaisons des vers.

À cette époque, cette méditation était encore tout à fait privée, et j’avais conscience du caractère limité de ma propre expérience des frontières. Mais cette limite agissait à la fois comme un appel ou comme une nostalgie, entraînant à découvrir d’autres expériences similaires. Je me suis mis à prendre des notes éparses sur tel élément qui m’intéressait à la frontière – la continuité des paysages, l’absence ou non de marques de séparation, les légères différences des constructions dans les quartiers de villas qui se jouxtaient de part et d’autre de la limite, liées aux disparités – et donc à la soudaine juxtaposition – des réglementations et des législations. Dans des lectures éparses, par exemple celle des journaux, je relevais tel ou tel fait divers exemplaire. J’étais frappé du fait que la frontière était plurielle, tant par ses manifestations que par ses formes, ou par sa façon d’agir de façon différenciée pour les différents êtres. Entre ces éléments, je relevais des échos, ou des contrastes, ou des oppositions – qui sont au fond des rimes au sens large (c’est-à-dire le rappel de quelque chose de semblable et d’un peu différent), et qui admettent les opposés (les contraires ou les éléments divers étant appelés à se répondre, un peu comme les rimes croisées). Ces éléments m’amenaient à imaginer un discours pluriel de la frontière. Car la frontière était une unité, mais qui unifiait des situations et des processus très variés.

Je n’aurais pu dire alors, comme le géographe Claude Raffestin, que la frontière était un invariant dont la phénoménologie était infinie. Mais j’essayais de trouver un moyen de développer un thème avec des variations – sans que, comme en musique, le thème ne soit énoncé une première fois pour laisser place ensuite à de multiples variations, mais plutôt en faisant entendre le thème à travers l’ensemble des variations. C’est que la frontière n’existe pas – sinon de façon conceptuelle – et que l’on est toujours confronté à telle frontière particulière, à tel segment de frontière singulier. Et pourtant, ce sont toutes ces manifestations particulières qui manifestent la frontière, et je voulais construire une sorte de mobile entre ces frontières diverses – pour en faire apparaître les différentes faces, dans les échos entre ces éléments. La frontière m’apparaissait en creux comme une césure entre les éléments qu’elle (dis)joignait – comme les hémistiches manifestent celles des alexandrins ou des autres mètres composés.

Assez vite, cependant, la forme pour faire entendre ces échos m’a semblé résider non dans la poésie ou le roman, mais dans l’écriture théâtrale. Ou plutôt, l’écriture théâtrale et l’espace théâtral offraient à mes yeux un dispositif intermédial susceptible d’accueillir une poétique des frontières. Bien sûr, c’est en vue de l’écriture théâtrale qu’avait été rédigé le premier texte théorique de composition littéraire de l’Occident, La Poétique d’Aristote, qui allait exercer l’influence que l’on sait. Mais, dans mon cas, l’écriture théâtrale ne m’a pas sollicité parce qu’elle aurait permis de raconter une histoire exemplaire de traversée de frontière – en respectant la règle de l’unité de l’action. Et d’ailleurs, il n’y a pas d’histoires exemplaires à la frontière, même si certaines sont saisissantes – comme il en va dans le théâtre de Wajdi Mouawad (Incendies ou Tous des oiseaux), qui présente de stupéfiantes traversées de limites. De fait, toute histoire à la frontière peut être contredite par telle autre dans laquelle, du fait de sa variabilité, la frontière joue un autre rôle.

Ainsi, ce n’était pas une action développée dans le temps qui m’intéressait au théâtre, mais l’espace singulier qu’il offrait : espace vide (comme l’a décrit Peter Brook), comme la frontière est parfois une zone vide, mais aussi espace mobile ou permettant la mobilité, divisible de multiples façons, opposant l’espace des acteurs et des spectateurs, tout en admettant des modulations nombreuses. Le théâtre était un lieu permettant de mettre en œuvre une poétique de l’espace et de la mobilité, et, en modulant l’espace, de montrer – ou de présenter – divers fonctionnements des frontières. Dans mon esprit, ces modifications de l’espace feraient apparaître des fragments d’histoire différentes, sans qu’aucune n’ait la primeur sur d’autres – tout en amenant les spectateurs à faire l’expérience d’aspects divers des frontières. Quant aux fragments de textes, leur succession serait liée non à l’évolution d’une histoire, mais à des échos entre eux, ou à des contrastes, qui rendraient possibles les passages d’un côté à un autre, d’un univers à un autre – sans crier gare, sans préparation, et non sans une certaine cruauté (Artaud).

II

Tout en mettant en place ce dispositif, j’ai continué à prendre des notes sur différents éléments en lien avec des frontières, et à en découvrir de plus en plus d’aspects fascinants. En commençant à étudier les littératures africaines, j’ai été amené à comprendre comment avaient été construites les frontières internes au continent africain lors de la Conférence de Berlin de 1884-1885. Cette découverte m’a fasciné et en même temps humilié, car, tout en étant un ressortissant européen ayant fréquenté un système scolaire en principe « de qualité », je m’apercevais que je n’avais jamais entendu parler de cette construction européenne pourtant majeure que sont les frontières africaines.

Et, de fait, bien des conflits actuels sont encore liés à ces tracés établis vers la fin du XIXe siècle et au début du XXesiècle, sans consulter les populations locales parfois du reste dans d’autres régions que l’Afrique (l’Irak étant un cas d’école). Ainsi, tout en découvrant la fabrique des frontières en Afrique, je passais moi-même une limite loin de laquelle j’avais été tenu. Et comme mon insavoir m’apparaissait scandaleux, et que je le savais collectif, il m’a semblé de mon devoir de le combler et de faire voir (ou de figurer) cette absence majeure dans la connaissance historique ainsi que dans l’imaginaire des Européens (dans les pages de Frontières qui évoquent l’« écheveau de l’Afrique »).

Tout au long de ce processus, j’ai eu l’occasion de découvrir par ailleurs que les frontières intéressaient bien des chercheurs différents. Non seulement des géographes, mais aussi des anthropologues, dont certains, dans une optique constructiviste, allaient jusqu’à y voir le moyen même de la création de la différence culturelle (Frederik Barth). J’ai ainsi rencontré tel spécialiste de l’Afrique de l’Est (Yvan Droz) qui avait étudié comment des interprétations fallacieuses de ce que les Européens avaient appelé – et continuent souvent d’appeler – des « ethnies » avaient déclenché des conflits civils entraînant la mort d’environ un million de personnes. Et comme des processus du même type avaient exercé une influence majeure au Rwanda, entraînant le génocide de 1994 que l’Occident a été incapable de percevoir à cette époque, il m’a paru nécessaire de faire apparaître de telles constructions par-delà les frontières du champ étroit des africanistes. C’est que les frontières, généralement tenues pour « normales » (comme toute institution existant de longue date), sont l’inconscient des représentations culturelles – qu’il s’agit de manifester. Si je ne suis certes pas moi-même anthropologue, et si je ne puis fournir d’expertise sur ces régions africaines, il me semblait important d’apporter au théâtre des réflexions qui ne devaient pas rester confinées au sein d’une discipline : au théâtre, c’est-à-dire dans cet espace politique où, depuis la Grèce antique, c’est la cité tout entière qui est convoquée.

Peu à peu, j’ai par ailleurs pris conscience du fait que la même frontière ne produisait pas les mêmes effets pour tous les habitants d’un même territoire. Souvent, je pouvais traverser une frontière alors que telle autre personne ne le pouvait pas – par exemple parce qu’elle ne disposait pas de visa Schengen et ne pouvait sortir de Suisse tout en se trouvant en Europe, ou parce qu’une personne requérant l’asile n’avait pas le droit, étant en arrêt maladie, de quitter le territoire parfois exigu d’un canton suisse. Aussi, lorsque j’ai lu sous la plume de l’anthropologue Jean-William Lapierre que les frontières déterminaient la poétique des groupements humains, il m’est apparu qu’elles le faisaient jusqu’à tracer des frontières à l’intérieur de ces groupements – de très nombreuses limites apparaissant de façon invisible, tout en étant pleinement effectives.

 

Dans ma découverte des frontières, je me suis mis à écrire des fragments de texte, en répartissant des voix entre différents « personnages » (parfois désignés par des types (« l’anthropologue », « le géographe »), parfois par un nom (« Cook »), parfois par des lettres (« A », « B »). Il m’est arrivé de me servir de textes découverts dans tel livre de botanique, dans telle étude d’ethnologie, ou dans des recueils de témoignages de réfugiés. Ce faisant, j’ai effectué un travail d’assemblage de fragments divers, la part qui me revient n’étant souvent pas celle des matériaux (empruntés), mais celle qui consiste à les placer les uns à côté des autres d’une certaine façon plutôt que d’une autre, en essayant de faire voir une frontière plurielle, et en espérant qu’aucun spectateur ne puisse sortir en disant : je connaissais tout cela. Ce processus d’écriture a donc consisté à réunir des textes et des analyses souvent développées par d’autres, selon une écriture de « texte de textes » que j’ai eu l’occasion de théoriser à la fin du deuxième volume du Journal et les Lettres. Mon travail était à proprement parler poétique, attentif à l’organisation d’un matériau sonore, et s’il se développait comme un assemblage ou un montage documentaire, l’aspect « documentaire » ne devait pas subsumer le « poétique » – qui seul permettrait de rendre les documents significatifs. À la fin de Frontières, je rends compte de ce processus – en précisant que je n’indique pas les sources, les textes ayant perdu leurs papiers d’identité en ayant passé la frontière des genres littéraires.

RENVOI
Tout au long de Frontières apparaissent des allusions et des emprunts à de nombreux auteurs – écrivains, anthropologues, historiens, géographes, ONG, associations, ou encore rapporteurs d’organisations internationales.
Qu’ils soient ici remerciés !
Mais qu’on me pardonne de les laisser dans l’anonymat. C’est que les fragments empruntés ont quitté leurs lieux d’origine et vivent désormais une autre vie. En passant les frontières des genres, les textes, comme les réfugiés, changent de statut. Dans cet entrelacement de voix, les échos et les rimes priment sur les origines.
Je n’ai cependant pas voulu organiser de trafic ni de traite, et on remarquera que, même entrelacés, ils gardent leurs tonalités propres — si bien qu’il ne sera guère difficile à tel ou tel bienfaiteur de les aider à retrouver des papiers d’identité (d’autres, en revanche, seront sans doute condamnés à demeurer clandestins).

III

Sans doute étais-je loin d’être le seul à me confronter aux frontières dans une démarche artistique, et j’ai pu m’en convaincre au long de ce travail d’écriture et d’assemblage. Ainsi en allait-il non seulement de ces géographes et anthropologues déjà évoqués, mais encore de très nombreux artistes réalisant des œuvres ou des performances diverses – à une époque où, je crois, on ne parlait pas encore de Border Art. Ces performances, j’ai voulu en insérer quelques-unes dans Frontières, en les laissant présenter par un personnage qui s’appelle « La mémoire de la performance » : elles permettaient, par leur diversité, de rendre plus visible encore la diversité des frontières et de leur perception.

Grâce à des conversations avec des collègues et amis, je me suis par ailleurs rendu compte, d’une part, que tout un pan de la recherche contemporaine dans le domaine des humanités et des sciences sociales était lié aux frontières, en particulier dans ce champ que l’on appelle aujourd’hui les Border Studies ; mais que, d’autre part, celles-ci prenaient en partie leur source dans le travail d’artistes, en particulier en se référant à celui de Gloria Anzaldúa, qui allait déterminer le champ d’étude d’un chercheur en études postcoloniales comme Walter Mignolo. Aussi ai-je compris de plus en plus clairement qu’une démarche artistique autour des frontières avait maintes fois permis le développement de réflexions neuves sur l’espace, l’histoire, la culture ou les sociétés. L’écriture – artistique, ou poétique – de la frontière rejoignait le travail des sciences humaines et sociales, tout en amenant ces dernières à repenser leurs pratiques ou leurs conceptions. Pour ma part, j’ai précisé sur la page de titre que Frontières relevait du « théâtre-essai », et lorsque j’ai découvert le travail de l’« antiAtlas des frontières », qui a débuté à l’IMéRA à Marseille, et qui allie approches artistiques et scientifiques de façon résolument transdisciplinaire (aux confins de la recherche académique et de l’art contemporain), je me suis senti en bonne compagnie.

IV

Au cours et autour de l’écriture de Frontières, j’ai donc entrepris différentes lectures dans diverses disciplines pour lesquelles la frontière était déterminante : géographie et anthropologie, sciences de l’espace et sciences sociales (les frontières entre ces disciplines variant du reste d’une tradition de recherche à l’autre). Ces lectures ont entre autres été effectuées dans le cadre d’un cours interfacultaire que j’ai mis sur pied à l’Université de Genève, qui a donné lieu plus tard à la publication d’un volume collectif intitulé Regards sur l’interculturalité. Ainsi ai-je eu l’occasion d’étudier des ouvrages émanant de bien des disciplines que je n’aurais sans doute pas lus dans le cadre d’un cursus purement littéraire, et de me familiariser avec des problématiques étudiées dans d’autres domaines, en histoire (en particulier globale), en anthropologie sociale, en biologie des populations, en études postcoloniales, en écologie, en géographie ou en urbanisme, voire en pédagogie.

Ces lectures m’ont amené à appréhender la frontière comme polymorphique et polylogique. Polymorphique, car elle peut apparaître comme une ligne dans tel contexte, alors qu’elle constitue une zone dans tel autre ; comme vide dans telle situation, tandis qu’elle se trouve au cœur d’une zone frontalière dans un autre contexte. Et polylogique, car elle peut être ouverte dans certains cas, fermée dans d’autres – et souvent seulement entrouverte, de façon du reste discriminante, laissant ou non passer certains flux au détriment d’autres, apparaissant comme une discontinuité, mais très diverse de cas en cas. Les manifestations de la frontière se caractérisaient ainsi par une très grande variation et par des fonctionnements souvent contradictoires.

Au fil d’autres lectures encore, qui portaient désormais sur mon domaine spécifique, j’ai par ailleurs pu constater que la frontière jouait un rôle capital dans de nombreuses œuvres littéraires du domaine de langue française – aussi bien dans la littérature propre à la France que dans les autres zones du monde francophone – et que son déchiffrement rendait compte de ces œuvres de façon inédite. C’est ainsi que j’ai été amené à étudier les frontières dans les œuvres de nombreux écrivains, qui ont donné lieu soit à des articles de synthèse, soit à des études portant sur des auteurs particuliers (Michel Butor, Aimé Césaire, Georges-Arthur Goldschmidt, Wajdi Mouawad, Valère Novarina ou Robert Pinget).

Là aussi, de la même façon que l’écriture du texte théâtral m’avait fait connaître le travail de bien d’autres artistes travaillant sur les frontières, j’ai eu l’occasion de découvrir que d’autres critiques s’étaient lancées dans le même type de recherche, souvent à propos de littératures écrites dans d’autres langues que le français (Johan Schimanski & Stefen Wolfe), mais aussi à propos de telle partie du monde de langue française (on peut penser au travail de Catherine Mazauric par rapport aux littératures de la migration entre l’Afrique et l’Europe). Auparavant, il faut signaler le remarquable travail de François Hartog dans Le Miroir d’Hérodote et Mémoire d’Ulysse, qui porte sur l’interprétation de la frontière à laquelle sont confrontés les Grecs dans les récits d’Hérodote – interprétation qui a toutes les qualités herméneutiques d’une étude littéraire, même si elle a été entreprise par un historien.

Malgré l’existence de tous ces travaux, il m’est apparu que manquait encore une étude ample portant sur l’ensemble du monde littéraire de langue française, et que chaque œuvre de chaque écrivain n’abordait elle-même que des aspects limités des frontières – bien que souvent extrêmement intéressants. Ce qui faisait défaut, donc, c’était un ouvrage de type comparatiste qui permettrait de mettre les œuvres en perspective les unes par rapport aux autres. Et j’ai par conséquent formé un double projet.

D’une part, il s’agissait d’en savoir plus sur le rôle des frontières dans les littératures de langue française, si bien que nous avons organisé à l’Université de Berne un colloque international qui a donné lieu à un livre collectif publié en collaboration avec Corinne Fournier Kiss, intitulé Poétique des frontières. Une approche transversale des littératures de langue française (XXe-XXIe siècles), dont les différentes contributions touchent à des espaces très divers du monde des littératures de langue française (Afrique subsaharienne, Balkans, Canada, Caraïbe, France, Maghreb, océan Indien, Roumanie, Suisse). Ce livre vient de paraître (septembre 2021).

D’autre part, j’ai formé le projet d’écrire un livre critique qui permettrait de comparer les figurations des frontières dans ces diverses littératures. D’une certaine manière, il s’agit de poursuivre le travail commencé dans Frontières, mais désormais dans le domaine de la critique littéraire – en ménageant des confrontations entre des œuvres différentes dans lesquelles la frontière est vue, figurée, ou expérimentée de façons différentes. Ce projet est en cours, le corpus réunissant une vingtaine d’œuvres liées de façon privilégiée à telle ou telle des différentes régions du monde de langue française.

V

Pour pouvoir accomplir ce travail, il était important de développer un cadre théorique permettant de comparer des œuvres littéraires diverses. Et c’est ainsi qu’avec Corinne Fournier Kiss, j’ai proposé une typologie permettant de comprendre le fonctionnement général des frontières – applicable à la littérature. Le point de vue qui y présidait était en quelque sorte « apophatique » (selon ce type de théologie qui reconnaît l’incognoscibilité fondamentale de son objet et l’absence d’un nom unique pour le nommer), aucun terme désignant la frontière (« frontière », « marge », « limite », « seuil », « border », « borderland », « boundary », « mur », « seuil », « intervalle », « Grenze », « granitsa », etc.) ne permettant à lui seul de la comprendre entièrement. En revanche, chaque frontière particulière peut être décrite en la situant sur une série de continuums entre des pôles opposés – sans pour autant que chacun d’entre eux ne fasse nécessairement totalement disparaître celui auquel il est opposé. Ces continuums sont résumés dans le tableau ci-dessous et symbolisés par le passage graduel du bleu au rose.

Typologie des frontières
Typologie des frontières à partir de continuums entre des types opposés ou divers, permettant de déterminer les types et les fonctions des frontières à l’œuvre dans telle ou telle œuvre littéraire ainsi que leur évolution éventuelle au cours de cette œuvre.

 

Cette typologie doit beaucoup à une remarque du géographe Claude Raffestin, selon lequel la frontière peut être comprise comme un « commutateur qui ouvre ou ferme, permet ou interdit » – ce dispositif entraînant un processus de différenciation. La commutation peut évidemment s’opérer entre des états contraires de façon binaire (« fermé » vs« ouvert »). Mais, selon cette grille d’analyse, elle peut intervenir également entre des domaines différents sans que ces termes constituent des contraires.

Ce tableau oppose en particulier, d’un côté, des frontières sociales – eux/nous, couleur de la peau, race, classe, religion, culture, ethnie, genre, âge, nationalité, langue, espèce biologique (frontière entre humains et non-humains), etc – et, de l’autre, des frontières liées à l’espace – lignes de diverses natures, zones, bandes, monuments, éléments naturels, etc. Les limites sociales correspondant environ à ce que les anthropologues de langue anglaise nomment boundaries, alors que les limites spatiales recoupent à peu près les borders des border studies – sans cependant être nécessairement liées aux frontières nationales, qui n’en représentent qu’un cas particulier.

Ces deux domaines ne sont pas opposés de façon stricte ou hermétique, et leur relation doit au contraire être pensée comme dialectique : les frontières sociales tendent à se transformer en frontières spatiales, ces dernières ayant à leur tour tendance à souligner des frontières sociales ou à générer des processus de différenciation sociale.

L’opposition entre frontières sociales et spatiales recoupe plus ou moins celle entre frontières subjectives et objectives. Les frontières sociales peuvent découler d’énoncés répétés de sujets (souvent collectifs) différenciant un « nous » d’un « eux », alors que les frontières territoriales apparaissent comme des impositions exercées objectivement sur les individus. Mais, dans les deux cas, ces frontières sociales et spatiales ont pour conséquence d’entraîner la formation de « communautés imaginées » (Benedict Anderson). Par ailleurs, quel que soit leur type, elles peuvent être observées à diverses étapes, et en particulier lors de leur établissement, de leur renforcement ou de leur démantèlement – et donc dans le jeu de construction et de modifications qui préside à la poétique des frontières, avec un début, un milieu et une fin.

Les frontières spatiales varient pour leur part dans leur forme, et elles oscillent notamment entre la ligne (souvent utilisée sur les cartes) et la zone – avec leurs diverses déclinaisons. Les lignes de délimitation peuvent être marquées, entre autres, par de hauts ou de petits murs, dont les fonctions différeront de cas en cas : dans l’œuvre de Ramuz, les murs de pierre séparant les parchets du vignoble de Lavaux n’ont nullement le caractère inquiétant du mur que forme la Méditerranée chez Louis-Philippe Dalembert. Selon les contextes, les zones correspondent pour leur part à des bandes territoriales où sont privilégiées les interactions, alors que des conflits prévalent dans d’autres.

De leur côté, les frontières sociales sont parfois presque rigoureusement hermétiques, alors que, dans d’autres cas, elles constituent des lieux d’échanges nombreux – les discontinuités qu’elles instaurent entre les différents groupes sociaux reposant sur des critères bien différents et variant au cours du temps.

Dans tous les cas, les variations se retrouvent au niveau des échelles, les phénomènes frontaliers pouvant affecter le village, le quartier, la ville, les agglomérations ou les ensembles supracommunaux, les parties de pays, l’île, l’archipel, les pays, les ensembles internationaux ou les continents (pour les frontières spatiales) ; les individus, les groupes restreints, les clans, les nations, les ensembles culturels (pour les limites sociales).

Les variations concernent encore les positions, les frontières apparaissant de cas en cas aussi bien dans des marges (à l’extrémité d’un espace physique ou social) qu’au centre d’un espace (par exemple au cœur d’une région transfrontalière). Une telle opposition est importante en termes tant géopolitiques (du fait de la tension qui caractérise la relation entre centres et périphéries, par exemple dans ce qu’Immanuel Wallerstein nomme les « systèmes-mondes ») qu’anthropologiques (du fait de l’opposition entre le monde liminal et celui de la structure chez William Turner).

Il faut remarquer par ailleurs que les frontières aussi bien spatiales que sociales peuvent être considérées non seulement comme des objets statiques (et donc du point de vue des sciences de l’espace), mais encore mobiles – et donc du point de vue d’une poétique de la mobilité du mouvement (Ottmar Ette). En effet, leur forme est susceptible d’évoluer au cours du temps, elles constituent des discontinuités à l’intérieur de déplacements, et leur signification ne peut souvent être pleinement appréhendée qu’en prenant en compte l’ensemble des trajets sur lesquels elles exercent une influence – et l’ensemble des personnages ou des actants accomplissant ces trajets.

Du fait de l’extrême variabilité qui caractérise les frontières, du grand nombre de situations qu’elles régissent, et de la propension des œuvres littéraires à leur accorder une importance majeure, leur étude permet donc d’entreprendre un travail comparatiste entre les diverses littératures du monde, et en particulier à l’intérieur de celles de langue française. Ces œuvres sont en effet en relation avec des espaces et des sociétés très différentes, tout en partageant une même langue – si bien que des échos intertextuels des plus suggestifs peuvent survenir d’une entreprise à l’autre. La frontière apparaît comme l’élément commun à un grand faisceau d’œuvres littéraires qui peuvent être ainsi rapprochées – mais aussi distinguées – les unes des autres.

À partir de cette grille d’analyse, il est en effet possible, tout d’abord, d’évaluer l’évolution de la situation au cours d’une œuvre littéraire, une frontière pouvant changer de forme et de fonction. Lorsque le changement a lieu de façon soudaine et complète, la métaphore du commutateur proposée par Raffestin est précise, la commutation opposant alors deux états sans transition. Lorsqu’il est au contraire gradué, l’image du variateur est plus adéquate. Commutations et variations peuvent jouer des rôles fondamentaux dans des récits, les premières correspondant à des retournements soudains (par ces reconnaissances ou ces coups de théâtre qu’évoque La Poétique), les secondes à des évolutions impliquant plusieurs péripéties d’ampleur plus restreinte, mais dont l’addition peut mener à une modification radicale de la situation initiale d’une œuvre littéraire.

Ensuite, en confrontant les grilles valables pour des œuvres singulières, il est possible de comparer ces dernières en comprenant les différentes œuvres littéraires comme autant de variations d’un travail sur les frontières – ce travail pouvant être de figuration ou d’expérimentation suivant les cas, ces deux dimensions coexistant souvent.

VI

La grille de lecture proposée jusqu’ici permet d’étudier les frontières au niveau thématique ou sémantique, c’est-à-dire à celui du signifié ou des significations. Encore ces thèmes ne sont-ils pas nécessairement explicites : alors que la frontière apparaît dès le titre dans Malicotte-la-Frontière de Robert Pinget, dans Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, le mot « douanier » ne peut guère être compris que comme un indice parmi d’autres (dont le « retour au pays » présent dans le titre) d’une frontière qui n’est que suggérée – mais qui n’exerce pas moins un rôle essentiel qu’il s’agit de déchiffrer. Comme toute lecture littéraire, celle des frontières requiert donc une herméneutique qui doit prendre en compte des indices et des leurres, mais aussi tout le domaine de l’implicite – en replaçant les détails dans l’ensemble du texte, et en tenant compte des fragments pour évaluer la totalité. Et, pour être complète, la lecture des frontières doit tenir compte du fait que les significations sont liées à des formes – l’indissociabilité des formes et des significations caractérisant le phénomène littéraire en lui-même. En effet, le caractère implicite des frontières tient souvent au fait que sans être nommées directement, elles sont suggérées sur le plan formel – les effets ainsi induits pouvant être beaucoup plus marqués que les nominations directes, dans la mesure où ils touchent au niveau sensible et non seulement à l’intellect.

Dans cette perspective, il s’agit de prêter attention aux phénomènes formels de l’énonciation, c’est-à-dire aux déictiques (« ici » vs « là-bas »), et tout particulièrement à l’opposition entre « nous » et « eux » dont il a déjà été question, dont Fredrik Barth indiquait qu’elle présidait à la formation des groupes ethniques et à l’érection des frontières qui les séparent. Les pronoms opposés n’ont au demeurant pas besoin d’être au pluriel, les personnages d’œuvres littéraires constituant parfois des allégories d’ensembles collectifs. En revanche, les désignations au pluriel – « les X » (par exemple « les Italiens ») – ou ayant recours à l’article défini à fonction essentialisante – « le X » (par exemple « l’Italien ») –, très fréquentes dans la littérature du XIXe siècle contemporaine de la montée des nationalismes, tendent à renforcer l’effet-frontière entre les personnes appartenant à la situation d’énonciation (la première et la deuxième) et celles que Benveniste considère comme liées à la catégorie des « non-personnes » (c’est-à-dire à la troisième personne, qui sert souvent à désigner l’autre ou les autres).

Certaines figures du récit (Genette) jouent pour leur part des rôles privilégiés. Les anachronies (analepses et prolepses) peuvent faire bifurquer le récit non seulement dans une autre époque, antérieure ou future, mais aussi dans un autre espace. Du point de vue de la durée, il arrive qu’une pause indique une situation figée par une frontière elle-même statique (comme dans Le Rivage des Syrtes de Gracq, qui donne une très forte impression d’enlisement du récit). Du point de vue de la fréquence, l’ellipse peut évoquer en creux une zone de vide significatif (tel le combat final non raconté, mais suggéré à la fin de Dans la solitude des champs de coton de Koltès). Les changements de voix narrative (de narrateur) et de mode narratif (de point de vue) peuvent être déterminants dans la mesure où ils permettent de raconter ou de présenter des événements de part et d’autre de frontières ou de limites qui séparent les personnages (par exemple dans les différents chapitres de Johnny chien méchant d’Emmanuel Dongala, ou, au théâtre, dans nombre de pièces de Wajdi Mouawad).

Parallèlement à celles du récit, certaines figures de rhétorique sont particulièrement importantes, non seulement au niveau local (celui de la phrase), mais parfois au niveau global – soit que leur fréquence tout au long d’une œuvre constitue un indice de ses ressorts stylistiques, soit qu’un texte entier soit organisé sur le modèle de l’une d’entre elles, soit encore que le nombre de figures augmente à l’approche de la frontière (comme c’est le cas dans un corpus de romans anglais qu’a étudié Franco Moretti). Certaines figures sont privilégiées, comme les métaphores, qui peuvent servir à modéliser le monde-limite – difficile à saisir – des frontières. Parmi les tropes, les métonymies peuvent évoquer des liaisons de contiguïté (Jakobson) et parfois de pure juxtaposition entre les éléments. Cette dernière peut quant à elle être figurée par la parataxe, comme si tous les éléments évoqués étaient séparés par des interstices (ce procédé étant essentiel pour suggérer une zone-frontière dans Cahier d’un retour au pays natal). Les figures de construction sont pour leur part suggestives, l’organisation symétrique des chiasmes soulignant parfois l’antagonisme de mondes qui se font face (dans plusieurs passages de Dans la solitude des champs de coton de Koltès). Parmi ces figures, celles d’opposition jouent un rôle particulièrement important, que l’on songe aux antithèses (parfois convoquées pour souligner les confrontations propres aux phénomènes frontaliers) ou aux oxymores (dans lesquels les confrontations se fondent sans se résoudre).

Enfin, la figuration des frontières est parfois marquée sur le plan visuel. La typographie peut recourir à des marges ou à des colonnes diverses, ou encore à des blocs de textes isolés, pour distinguer des « régions » les unes des autres (comme il en va dans de nombreux ouvrages de Butor à partir de Mobile). Il arrive aussi que les blancs typographiques symbolisent des frontières, conçues alors comme des zones vides ou des discontinuités entre des éléments divers (dans plusieurs pages de La Québécoite de Régine Robin). D’autres fois encore, la différenciation des régions est effectuée en opposant vers et prose, comme c’est le cas dans Les Indes de Glissant, où la partie évoquant la traite atlantique est la seule en prose, alors que l’océan Atlantique a historiquement joué le rôle d’une frontière infranchissable (beaucoup ayant perdu la vie au cours du « passage du milieu »), sa traversée par les esclaves, quand elle a eu lieu, n’ayant par ailleurs pu être effectuée que d’Est en Ouest – la frontière de ce que Césaire appellera le « pays natal » s’étant refermée définitivement derrière eux.

VII

À partir d’une écriture littéraire des frontières, j’ai donc été amené à entreprendre une lecture des frontières dans le cadre d’un projet critique dont l’élément principal (une monographie mettant en relation des œuvres issues des diverses littératures de langue française) est encore en cours. Mais lecture et écriture forment un couple dialectique, à l’image de bien d’autres couples évoqués dans cet article. Avant de mener à bien un projet d’écriture littéraire des frontières, il a fallu déchiffrer leur jeu dans le paysage et parcourir bien des ouvrages dans des domaines fort divers. Presque aussitôt, la lecture d’œuvres littéraires a pour sa part suscité l’écriture d’études critiques diverses – plusieurs articles critiques ayant d’ailleurs paru avant Frontières, dont l’élaboration a été discontinue et a nécessité de nombreux détours.

C’est que l’écriture littéraire et l’écriture critique sont fondamentalement complémentaires, comme l’a montré l’évolution de la littérature depuis le romantisme – que l’on songe au groupe d’Iéna autour des frères Schlegel et de Novalis, à Hugo et à Baudelaire, à Mallarmé et à Valéry – et, bien plus tard, à Gracq, à Butor ou à Bonnefoy.

Et c’est pourquoi il convient de franchir les frontières qui séparent pratiques scientifiques et créatrices, lecture littéraire et lecture critique. Écrire les frontières et lire les frontières sont deux activités qui ne peuvent être réellement accomplies qu’en franchissant la ligne de partage que les institutions académiques ont tracée entre activité artistique et pratique scientifique.

 

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