Résumé
En se concentrant sur la période du mandat français (les années 20-40), cet article suit la circulation de la musique enregistrée au Levant et entre les différentes villes arabes méditerranéennes. Il se penche sur l'activité de la première entreprise nationale arabe, la maison de disques Baidaphon, basée à Beyrouth et à Berlin. Il montre que ses disques, en particulier les chants patriotiques, enregistrés à Berlin, à Beyrouth ou au Caire, par divers chanteurs libanais, égyptiens, tunisiens ou syriens, étaient au cœur des tensions mondiales entre les grandes puissances (notamment la France et l'Allemagne). Ces disques reflétaient l'émergence d'une conscience nationale et reproduisaient les grands débats de l'époque sur l'identité et la modernité, circulant au-delà des frontières géographiques, ainsi qu'entre le réel et le fictif.
Abstract
Focusing on the period of the French mandate (the 20s-40s), this paper follows the circulation of recorded music in the Levant and between the different Arab Mediterranean cities. It focuses on the activity of the first national Arab company, the Beirut-based record company Baidaphon, based in Beirut and Berlin. He shows that its records, in particular the patriotic songs, recorded in Berlin, Beirut or Cairo, by various Lebanese, Egyptian, Tunisian or Syrian singers, were at the heart of the global tensions between the Great Powers (notably France and Germany). These records reflected the emergence of national consciousness and reproduced the great debates of the time on identity and modernity, circulating across geographical borders, as well as between the real and the fictional.
« À Beyrouth, il existe deux autres magasins de machines parlantes, l’un appartient à un Arménien, l’agent d’Odéon [Setrak Mechian] et l’autre au chanteur syrien [Farajallah Baida] qui vous a approché pour lui enregistrer des disques. L’agent d’Odéon est un vrai scélérat et Blumenthal m’a dit récemment qu’il l’avait rejeté parce qu’il vendait des disques copiés. Cet Arménien m’a dit lui-même que la meilleure affaire était la vente de disques copiés. Je crains que si cette affaire n’est pas arrêtée en Turquie, elle s’étende sur le reste du territoire sous domination turque1 ».
En 1908, Karl Friedrich Vogel (1874-1929), le concessionnaire allemand d’enregistrements de Gramophone pour la Société du Levant, adresse cette lettre au directeur général de la société à Londres, le Britannique Theodore B. Birnbaum (1865-1914). Gramophone était l’une des premières sociétés internationales à pénétrer le marché du disque dans l’Empire ottoman. Les deux représentants de la maison de disques britannique Vogel et Birnbaum discutaient du potentiel du marché local d’une ville ottomane périphérique, Beyrouth. L’un au Royaume-Uni et l’autre en Égypte, ils exprimaient leurs préoccupations concernant le trafic illégal des disques. Leur grand rival, la maison de disques allemande Odéon, représentée par les frères Blumenthal, partageait également leurs inquiétudes. Ces derniers étaient les représentants des sociétés Disc Pour Zonophone et Odéon. Juifs germanophones d’Europe de l’Est, ils ont déménagé du Caucase au Caire puis à Istanbul, et plus tard fondèrent leur propre label indépendant turc, Orfeon Records, en 1911.
Cette discussion révèle les compétitions internationales des maisons de disques européennes et leurs efforts pour conquérir et dominer de nouveaux marchés et contrecarrer la circulation des enregistrements sonores par d’autres sociétés et agents locaux. Elle reflète les débuts de l’industrie du disque à Beyrouth et au Levant, ou Bilad al-Sham (Liban, Syrie, Palestine). La région était sur le point d’entrer dans le commerce transnational des disques, qui affecta toute la vie musicale et sociale dans la région. Cette période correspond également à l’arrivée des puissances coloniales européennes, surtout après la Grande Guerre et la chute de l’Empire ottoman. Les puissances françaises et anglaises tracèrent de nouvelles frontières géographiques et politiques. Elles reconfigurèrent de nouveaux pays et nationalités dans la région et ses alentours, ce qui affecta la vie quotidienne des sociétés levantines.
En se concentrant sur la période de l’entre-deux-guerres à Beyrouth et au Levant, cet article suit comment la première et principale compagnie de disques arabe, Baidaphon, permit à la région d’entrer dans le commerce transnational du disque, mais se trouva également au cœur des tensions globales des grandes puissances de l’époque, notamment la France et l’Allemagne à cause de son activité transnationale. Nous étudierons comment certains disques enregistrés par Baidaphon à Berlin, à Beyrouth ou ailleurs circulaient à travers les nouvelles frontières et reproduisaient les grands débats de l’époque sur l’identité et la modernité. Chantés par différents chanteurs libanais, égyptiens, tunisiens ou syriens, ces disques reflétaient l’émergence des consciences nationales qui circulaient à travers les frontières géographiques des régions.
Nous montrerons que l’histoire de l’industrie du disque et de la production musicale populaire offre de nouvelles perspectives pour la compréhension de la modernité et des changements socio-politiques que connut le Levant au XXe siècle, mettant en valeur les expériences et pratiques réelles des peuples. La vie musicale n’est pas considérée comme un phénomène périphérique, mais plutôt comme une potentielle question d’histoire2. Notre but est donc d’examiner comment ces disques reproduisaient les rencontres locales et mondiales et façonnaient de nouveaux imaginaires sociaux et politiques à une époque où la région connaissait des changements dans son urbanisme, ses modes de consommation et ses revendications identitaires.
Baidaphon et l’émergence de l’industrie du disque au Levant
Le phonographe est arrivé rapidement au Moyen-Orient après son introduction sur les marchés européens et américains au début du XXe siècle. Les principales maisons de disques ont d’abord pénétré les grands marchés asiatiques (comme la Turquie, l’Iran, l’Inde et l’Extrême-Orient), puis des marchés plus petits, comme le Levant, sont rapidement devenus une cible également3. Les compagnies de disques européennes ont compris l’intérêt de cette conquête rapide des marchés périphériques pour maximiser leurs profits et contrôler l’économie du disque mondiale. L’histoire globale du phonographe est en fait reliée à son histoire locale dans les marchés périphériques, comme celui de Bilad al-Sham. Ce business transnational joua un rôle important dans la transformation des cultures locales et la production de culture populaire dans les différentes villes de Beyrouth, Damas ou Haïfa, que cet article vise à étudier.
Par l’intermédiaire des sociétés européennes (principalement Gramophone/His Master’s Voice, Odéon, Pathé, Polyphone), mais aussi des sociétés, labels et agents arabes (tels que Baidaphon à Beyrouth, Mechian en Égypte et Sodwa à Alep), l’industrie du disque a diffusé les voix musicales au Moyen-Orient pendant cinq décennies, marquant de son empreinte la vie musicale et les sociétés4. Le but premier et principal de ces entreprises était d’augmenter leur gain et de dominer les différents marchés de l’industrie du disque. Ils vulgarisèrent ainsi de nouveaux genres musicaux, chanteurs et idées en ouvrant de nouveaux marchés de consommation. Ils promurent des sons et des idéologies régionales qui ont finalement résonné dans tout le Levant et au-delà.
Les premières campagnes d’enregistrement au Levant eurent lieu en 1906 à Beyrouth avec les multinationales Odéon, Zonophone et Gramophone. Invités aux frais des compagnies, des chanteurs étaient enregistrés lors de sessions nocturnes dans le port de Beyrouth, désormais ouvert sur le monde5. Dans sa lettre, Birnbaum exprimait son inquiétude au sujet de l’activité de l’agent d’Odéon dans la ville, Setrak Mechian. Birnbaum ne le savait pas à l’époque, mais les deux acteurs locaux mentionnés dans sa lettre, Setrak Mechian et Farajallah Baida, allaient jouer un rôle crucial dans l’industrie du disque au Levant et dans l’ensemble du Moyen-Orient.
Mechian était un Arménien faisant des copies illégales de disques à Beyrouth à l’époque. Avec un petit capital, mais une vision intelligente, il établit quelques années plus tard le premier label égyptien de presse à disques en profitant de la Grande Guerre et de l’absence des entreprises européennes au Caire durant cette crise mondiale6. Le trafic illégal de disques à Beyrouth révèle le succès de cette nouvelle technologie dans la ville dès le début du siècle. Il reflète également les efforts des entreprises multinationales pour imposer leur contrôle sur les marchés locaux, et leur méfiance à l’encontre des trafics illégaux.
Le chanteur syrien en question, Farjallah Baida, était un acteur important de la création musicale à Beyrouth. Célèbre chanteur populaire, il semble avoir approché Birnbaum pour lui faire enregistrer des disques avec Gramophone. Mais, il réalisa rapidement, avec quatre autres cousins de la famille beyrouthine Baida, l’intérêt de ce business grandissant. Incités par la popularité croissante des enregistrements et par le talent de Farjallah, les cinq cousins Baida décidèrent alors de créer en 1906 une maison de disques à Beyrouth, Baida records (qui devint Baidaphon en 1912) pour enregistrer la star de la famille7. L’un des cousins, le docteur Michel Baida (†1948), vivait à l’époque à Berlin. Il réussit à négocier un accord avec une société allemande de fabrication de disques, Lyrophone.
Les premiers artistes de Baidaphon furent d’abord enregistrés à Berlin, puis dans leurs villes natales avec l’aide d’ingénieurs du son allemands et européens, qui partaient régulièrement en mission d’enregistrement dans la région. En quelques mois, la société réussit à dominer le marché égyptien puis celui de l’ensemble du Moyen-Orient. Manufacturés en Europe, les disques étaient ensuite vendus au Moyen-Orient. Durant les années 1930, la société avait déjà ouvert des filiales dans plusieurs villes moyen-orientales, comme Beyrouth, Le Caire, Jaffa, Damas, Tripoli, Tunis, Marrakech, Bagdad et Téhéran8. Elle établit des studios d’enregistrement dans certaines villes, et devint le premier producteur de « stars » dans toute la région grâce à son réseau mondial allant du Moyen-Orient jusqu’en Europe et au continent américain.
Baidaphon devint rapidement l’un des acteurs clés de l’industrie du disque dans la région, et fut souvent présentée comme la seule maison de disques « nationale » du monde arabe (Sharikat Baidaphon al-Wataniya). La commercialisation de ses enregistrements de chanteurs levantins, égyptiens, nord-africains, a permis leur découverte sur d’autres marchés arabes. En obtenant l’exclusivité de nombreux artistes-stars, Baidaphon fut un acteur essentiel de l’époque du triomphe des enregistrements commerciaux, avec son activité transrégionale et dynamique de vente de disques, le déplacement de ses ingénieurs du son et de leur équipement, et ses enregistrements de talents arabes et non-Arabes à travers le Moyen-Orient, l’Europe et l’Amérique.
Nouvelle classe moyenne, nouveaux modes de consommation
Le succès de l’industrie du disque à Beyrouth et au Levant était étroitement lié aux changements politiques, urbains et sociaux que connut la région depuis la fin du XIXe siècle et surtout durant les années 1920-1940. Celle-ci fut profondément marquée par une modernisation et une urbanisation rapides, par l’arrivée des Français et des Anglais après la Grande Guerre et par l’émergence d’une nouvelle classe moyenne, principale consommatrice et investisseur dans l’industrie du disque, dont elle contribua à façonner l’identité culturelle et le modèle socio-économique. Formée de bureaucrates, d’enseignants, de journalistes, de professionnels libres et d’intellectuels, cette nouvelle classe moyenne se caractérisait par son éducation moderne dans les écoles des missionnaires européens, par son désir d’adopter des habitudes et un mode de vie occidentaux et « modernes », ainsi que par sa consommation de nouvelles productions culturelles, parmi lesquelles le phonographe9.
À ses débuts, le phonographe était considéré comme un produit de luxe importé d’Europe. Vendu dans les Grands Magasins de Beyrouth, Haïfa et Le Caire aux côtés d’autres produits importés (meubles, montres, consoles, etc.), il connut un grand succès auprès de la haute bourgeoisie levantine. Progressivement, il devint un produit de nécessité pour entrer dans la modernité, au même titre que les produits de luxe et de mode. Après la Grande Guerre, le phonographe attira de plus en plus les classes moyennes à Beyrouth et dans les principales villes levantines qui espéraient adopter une nouvelle sociabilité et profiter de leur ascension sociale10. Tout comme le piano, le phonographe devint alors un produit de consommation qui générait un nouvel espace de socialisation à l’intérieur du foyer, permettant aux classes moyennes de profiter d’une activité de divertissement jusque-là réservée aux classes supérieures, celle d’écouter des chanteurs professionnels dans les maisons privées.
En même temps, la sphère publique dans les principales villes levantines connut des changements similaires après la Grande Guerre et l’arrivée des puissances européennes durant la période du mandat français et anglais au Levant. De nouveaux clubs, cafés, salles de théâtres, music-halls et cabarets ouvrirent et marquèrent les loisirs et le divertissement dans la région : le Parisiana et le Cristal à Beyrouth, le Shahbandar et al-Azbakiyya à Alep, al-Hambra (Dar Cinema al-Hamra) à Haïfa11. Ces nouveaux lieux de divertissement imitaient les music-halls parisiens ou les multiples cabarets de la rue Imad al-Din ou al-Azbakiyya au Caire et accueillaient leurs artistes12. Dans ces établissements, de nouveaux genres musicaux « modernes » étaient joués, on écoutait le phonographe et les clients s’habillaient en suivant les dernières tendances de la mode.
Dans un tel contexte, les entrepreneurs locaux et internationaux, parmi lesquels la compagnie de disques Baidaphon, adaptèrent les nouvelles technologies sonores à la nouvelle vie sociale des classes moyennes urbaines du Levant. Ils exploitèrent le phonographe et commercialisèrent des produits sonores répondant aux appétits croissants de consommation. Baidaphon mit ainsi sur le marché levantin des enregistrements qui correspondaient au goût de ces classes moyennes. Ces enregistrements eurent un impact important sur la musique. Celle-ci était désormais produite, reproduite et consommée différemment dans la région, en tant qu’enregistrement, que performance et plus tard en tant que partition, cela aussi bien dans les cafés, les cabarets, qu’à la radio et dans les foyers.
Les enregistrements de Baidaphon et des autres compagnies de disque ont retiré la musique à Beyrouth et au Levant de son cadre originel de performance. L’enregistrement préservait les sons musicaux de manière tangible sur des supports physiques et des produits commerciaux. Mais en se fixant dans un produit commercial, les sons musicaux furent réifiés et transformés en un produit qui pouvait être transporté et manipulé13. Ces disques facilitèrent ainsi la portabilité de la musique dans les différentes villes levantines. Certes, les chanteurs et chanteuses circulaient entre les grandes villes du Caire, d’Alep, de Beyrouth ou de Damas depuis au moins le XIXe siècle. Ils interprétaient et partageaient un répertoire souvent similaire14. Mais, avec le succès de l’industrie du disque et du divertissement ainsi que le développement des moyens de transport, les grandes villes du Levant devinrent des passages importants dans les voyages des chanteurs à travers la région, et des points d’entrée pour les disques et les phonographes. La vie publique et privée était profondément affectée par cette économie mondiale, avec des disques enregistrés, des styles musicaux, des chansons et des chanteurs circulant à travers les grandes villes tout comme les modes et les dernières tendances de consommation.
De plus, les enregistrements des chanteurs levantins se déplaçaient dans la vie quotidienne, séparant la musique de ses lieux et ses rituels d’origine. Avant l’arrivée de l’industrie du disque, l’écoute musicale dans les villes levantines était une activité communautaire culturellement significative lors des événements collectifs (naissances, mariages, fêtes religieuses). Avec l’entrée du disque dans la sphère privée, l’écoute solitaire dans l’intimité de la maison s’est lentement répandue. Les enregistrements franchirent les frontières de classe et de genre : le phonographe et les enregistrements pouvaient voyager dans les maisons de différentes classes sociales, dans des endroits où les musiciens professionnels ne s’aventureraient jamais.
La transformation de la musique d’un médium de création artistique et de célébration en une marchandise a permis l’émergence de nouveaux espaces sociaux, expériences, classes, et goûts modernes15. Grâce à la reproductibilité des performances musicales enregistrées, le phonographe contribuait à la construction sociale d’un « bon goût » (al-dhawq al-salim). Sa portabilité permit aux femmes d’accéder à de nouveaux genres de musique, notamment ceux des cabarets où elles n’avaient pas accès. L’écoute de la musique devint également un outil de raffinement personnel et l’achat des enregistrements une marque de classe et de distinction. Les sons enregistrés devinrent ainsi un lieu de rencontre des expériences musicales et des identités sociales dans les sphères publique et privée16. Le sujet est explicitement évoqué dans les monologues satiriques socio-politiques qui se répandirent dans les grandes villes du Levant, à Alep, à Damas, à Beyrouth ou à Haïfa.
Circulation des idées de modernité à travers les monologues satiriques
Le succès de l’industrie du disque et du divertissement pendant les années 1920-1940 permit l’essor de ce nouveau genre musical qui apparut après la Grande Guerre. Imitant les « chansonniers » français, des « monologuistes » ont présenté une nouvelle musique populaire et urbaine consacrée au divertissement et gérée par l’industrie du disque et les lieux de loisirs: comme les chanteurs Omar al-Z‘enni (1895-1961), Laure Daccache (1917-2005) et Elia Baida (1908-1977) à Beyrouth, Yahya al-Lababidi (1900-1943) à Jérusalem, ou Salama al-Aghwani (1909-1982) à Damas… Composée principalement à partir de rythmes musicaux européanisés, cette musique favorisait l’utilisation d’instruments européens pour accompagner les dialectes locaux.
Le monologue était un genre pré-composé et court calibré à partir de la durée permise par le support matériel du disque et conçu pour être diffusé dans les nouveaux lieux de divertissement. Il se caractérisait par sa satire socio-politique, et ses sujets qui s’adressaient principalement aux classes moyennes urbaines. Baidaphon profita du succès de ce nouveau genre et participa à sa promulgation en enregistrant de nombreux monologuistes, contribuant ainsi à leur popularité.
Par exemple, à Beyrouth, Laure Daccache et Elia Baida étaient des stars de Baidaphon. Leurs monologues et dialogues satiriques connurent un grand succès durant les années 1930 grâce à leur humour et au choix de sujets touchant à la vie quotidienne. Dans l’un de leurs disques, Betrid Ob’a bil Ouda (Tu veux que je reste enfermée dans la chambre)17, ces deux chanteurs beyrouthins présentent un dialogue sur la libération de la femme et la crise qui s’en suivait au sein du couple. C’est une parodie de leur société en train de perdre ses valeurs. Ce dialogue humoristique touche aux questions ménagères qu’il décrypte et politise à travers une « conversation » fictive entre un homme et sa femme révélant les difficultés qu’ils rencontrent dans la sphère privée à cause de l’occidentalisation de la société.
Dans un autre disque, Muhawara sibyaniyya [Dialogue Enfantin]18, enregistré par Baidaphon au Brésil, une critique approfondie de la société et des changements de mœurs dus à l’extrême occidentalisation est dressée : Laure Daccache critique la perte de la masculinité des hommes qui ont déshonoré leurs familles. Elle les accuse d’être devenus efféminés, de manquer de goût et de manières. Elia Baida critique les femmes pour leur obscénité, leur amour du luxe, leur hypocrisie et l’argent qu’elles gaspillent. Tous deux défendaient une image patriarcale de la société, où l’homme doit reprendre son rôle de mâle protecteur de sa famille et de sa nation, alors que la femme doit rester confinée à la maison sous l’autorité du père ou du mari. On n’a malheureusement pas de données sur la diffusion de ces disques, mais ces deux chanteurs organisèrent alors de nombreux concerts dans différentes villes levantines, qui étaient le signe de leur popularité et des vecteurs de circulation de leurs chansons.
À l’instar de ces deux disques, d’autres monologues satiriques étaient enregistrés par des chanteurs syriens, libanais, ou palestiniens avec Baidaphon et d’autres compagnies de disques, et vendus sur les marchés levantins. Ils critiquaient souvent l’excès de modernité dans la vie quotidienne, surtout le changement de statut des femmes, la décadence de la société sous l’effet de l’occidentalisation, et la faillite de la vertu et des bonnes mœurs. En contrepoint de sa critique, ce type de discours dépeint l’image idéale de l’homme et de la femme modernes, qui doivent respecter les traditions et la famille. Il définit l’image de la famille idéale et derrière elle la nation imaginée. Ce type de chant qui circulait à travers les disques et dans les lieux de divertissement a contribué au débat sur la modernité et l’identité. Il devint un outil à travers lequel des hommes et des femmes apprenaient indirectement à devenir des citoyens modernes dans les grandes villes du Levant telles que Beyrouth, Alep, Haïfa ou Damas. Grâce à leur succès et circulation à travers les frontières, les disques exposèrent les sociétés levantines à un discours jugeant et représentant leur vie domestique, politique et sociale.
Ces monologues reflétaient ainsi les mutations de la société et des classes moyennes urbaines au Levant. Celles-ci étaient de plus en plus intéressées par les chansons en langue dialectale qui abordaient des problèmes sociaux et politiques, ou exprimaient des sentiments nationalistes. Diffusés dans les cafés et les cabarets à travers le phonographe, la radio et les concerts, ces chants contribuaient à la diffusion de ces idées parmi les différentes classes sociales dans la région. Ils permirent à un public croissant d’avoir accès à ces idées ou de participer aux différentes conversations qui eurent lieu dans la sphère publique autour des questions d’identité et de genre.
Les publics de Beyrouth, Damas ou Haïfa n’ont donc pas absorbé complètement les modes de consommation occidentaux. Ils les ont négociés et adaptés à leur goût et à leur culture. Le phonographe et ses disques n’étaient pas seulement des produits d’importation reliant le Levant au marché mondial et au monde industriel moderne des usines et des maisons de disques. Il s’agissait d’un produit culturel moderne, mais profondément lié à la scène locale avec des voix de chanteurs locaux enregistrés et diffusés par Baidaphon, Gramophone, Odéon et d’autres multinationales sur le marché levantin et des genres musicaux répondant aux goûts et aspirations des sociétés locales, et surtout des classes moyennes. Le phonographe était ainsi un produit qui servait d’interface entre le marché local et le marché mondial, alors que les disques fournissaient un support pour la circulation à travers les frontières des idées et des modèles de modernité. La musique enregistrée refléta ainsi la façon dont les peuples au Levant envisageaient leur vie et eux-mêmes (en tant qu’Arabes, Syriens, Libanais, Palestiniens, etc.). Elle façonna les imaginaires sociaux au Levant19, contribuant à la formation d’un sujet arabe moderne et de nouvelles relations musicales20.
Nationalisme trans-frontières
Cette période fut également marquée par l’apparition d’un autre genre musical, les hymnes nationalistes, qui reflétait l’émergence des consciences nationales. Influencé par la musique classique européenne et les marches militaires ottomanes, ce genre connut un grand succès dans la région, l’industrie du disque jouant un rôle important dans sa promotion. Baidaphon enregistra de nombreux hymnes patriotiques avec des chanteurs syriens, libanais, mais aussi égyptiens ou tunisiens. Parmi ces hymnes, une pièce enregistrée par la Tunisienne Habiba Messika (1903-1930) avec le pianiste tunisien Mohamad Kadri, « Anti Souriya Biladi » [Ô Syrie, tu es mon pays], est particulièrement intéressante par les rencontres régionales qu’elle révèle.
Écrit par le politicien damascène Fakhri al-Baroudi (1887-1966) et composé par les frères Mohammad (1899-1986) et Ahmad Salim Flayfel (1903), musiciens libanais, cet hymne nationaliste fut également enregistré par le chanteur et musicien libanais Mitri al-Murr (1881-1969)21 et le chanteur irakien Ahmad Abd al-Qader al-Musali (1877-1941). Ces multiples enregistrements reflètent son succès et son appropriation par différentes communautés.
En effet, pour pénétrer de nouveaux marchés et comme toutes les autres maisons de disques, la stratégie de la société Baidaphon était d’enregistrer les artistes célèbres pour garantir la vente de leurs disques. Ce fut le cas de la célèbre superstar tunisienne, la chanteuse et actrice juive Habiba Messika, qui était connue pour sa voix et son charme, et permit à Baidaphon de conquérir le marché nord-africain22. Messika fut amenée en 1928 à Berlin pour enregistrer avec Baidaphon. Cela coïncida avec la montée du parti nazi en Allemagne.
Le fait d’être loin du contrôle des autorités françaises a permis à des artistes comme Messika, d’enregistrer des chants à souffle nationaliste. En dialecte égyptien, levantin (shami) ou en arabe classique, Messika enregistra des chants célébrant l’Égypte, la Grande Syrie et l’Irak, comme La marche du roi Fouad, l’hymne de Sa Majesté le Roi Faysal, ou les hymnes nationaux égyptien et libanais. Vendus et écoutés en Tunisie et en Afrique du Nord, ses disques y répandirent les idées du nationalisme arabe et furent associés à des messages nationalistes locaux même s’ils étaient interprétés dans d’autres dialectes23. Il est difficile de savoir si ces hymnes étaient déjà connus en Afrique du Nord, si Habiba a choisi de les enregistrer ou si l’agent de Baidaphon les a suggérés. Mais ces enregistrements reflètent la circulation de ces idées à travers les disques et les échanges qui s’établirent entre les différents artistes vivant dans différentes villes à travers les relations et le réseau de Baidaphon.
L’importance du disque de Habiba réside d’abord dans sa représentation d’une identité arabe à travers la musique et son expression du nationalisme syrien, naïf certes, mais qui glorifie la Grande Syrie en affirmant l’existence d’une nation ayant un passé glorieux et une unité géographique clairement définie par les frontières naturelles. Dans ce chant, Messika glorifie la Syrie, symbole de la grandeur, avec à sa tête le roi Faysal (1855-1933)24. La Syrie est dépeinte comme « la patrie » [watan] souhaitée par de nombreux intellectuels, musiciens et poètes25. Cette « patrie » est défendue et revendiquée par de « braves hommes » qui sont unis par leur sentiment d’appartenance. Ce chant évoque ainsi la Grande Révolte syrienne qui eut lieu entre 1925 et 1927 et fut violemment réprimée par les Français. Cette révolte inspira des générations au Levant et en Afrique du Nord, parmi lesquelles la superstar juive tunisienne Habiba Messika et son public26. En écoutant le disque de Messika, un Tunisien ou un Algérien pourrait ainsi s’identifier avec les Syriens et leur révolte, ces autres Arabes qui comme son peuple luttaient contre un ennemi commun, la France. Il peut adopter leur cause et revendication, et constituer son propre imaginaire d’une nation tunisienne ou algérienne qui lutte pour l’indépendance de sa patrie.
Ce disque reflète ainsi le statut que la musique gagnait au cours de cette période. Pour de nombreux intellectuels, la musique était désormais un outil politique capable de mobiliser le peuple. C’est une activité intellectuelle transmettant un message capable de divertir, d’éduquer, d’éveiller les consciences de toute une nation. Avec la circulation des disques de Baidaphon, des imaginaires arabes furent ainsi transportés réappropriés et réadaptés à travers le Levant et jusqu’en Afrique du Nord. Cela renforça les idées du nationalisme arabe et les sentiments identitaires qui circulaient dans les cercles intellectuels, mais qui furent désormais accessibles à d’autres classes, sociétés et régions. Cela créa une identification commune avec différentes causes arabes qui traversaient les frontières. Les masses urbaines furent ainsi mobilisées et incluses dans la construction de communautés imaginaires et d’identités locales, nationales, ou arabes que ce soit à Beyrouth, à Damas, à Tunis ou à Alger, chacune selon le contexte politique et social.
D’ailleurs, ces hymnes patriotiques étaient très appréciés par l’élite intellectuelle pour leur côté éducatif et leur message nationaliste. C’est ainsi que l’éditeur du fameux quotidien beyrouthin Lisan al-Hal combla d’éloges les poètes et les musiciens qui créaient et diffusaient ce type de chant27. Pour la première fois, les idées nationalistes et patriotiques des intellectuels qui circulaient depuis la fin du XIXe siècle28, n’étaient plus limitées à leur cercle, mais commençaient à se propager dans la société à travers ces hymnes chantés qui diffusaient les images et les idées nationalistes d’une communauté imaginée. De nombreux témoignages d’écrivains et d’hommes politiques syriens et libanais de l’époque attestent dans leurs mémoires leur apprentissage de ces chants patriotiques dans les écoles et leur écoute dans les fêtes populaires. Les idées de nation, de patrie, d’unité s’infiltraient progressivement au cœur des sociétés levantines, arrivaient en Afrique du Nord à travers ces chants, créant un imaginaire commun capable de réunir hommes et femmes de différentes classes, parfois même de différentes communautés, sous une même bannière nationaliste.
Le public de ces chants s’élargit géographiquement grâce à la circulation des disques, atteignant les confins de la diaspora arabe, y compris les habitants vivant aux Amériques. Ainsi que nous le montrent les différentes annonces de Baidaphon, une grande partie des activités de la société se déroulait par correspondance et une proportion croissante de ces commandes provenait des grandes diasporas levantines et arabophones vivant en Amérique, en Australie et en Afrique29. Cherchant des chants évoquant leur région natale comme la Grande Syrie ou l’Égypte, des Arabes-Américains vivant au Mahjar (diaspora) achetaient des disques de Baidaphon comme Anti Suriyya Biladi vendus à New York ou à Rio de Janeiro, transportant ainsi leurs sentiments nationalistes dans leur nouveau foyer.
Découplés de leurs origines, les disques enregistrés par Baidaphon circulaient au Levant et en Afrique du Nord et arrivaient jusqu’au Mahjar. Ces enregistrements ont permis à toutes sortes de musiques et de groupes de musiciens de circuler librement et massivement. Ils ont également introduit, façonné et négocié de nouvelles représentations de genre, de classe et d’identité. Les disques quittèrent ainsi leurs lieux d’origine pour vivre une autre vie, voyageant à travers les frontières et les projets nationalistes ou colonialistes, les divisions fictives ou réelles des sociétés, les identités et la technologie. Les images et les représentations véhiculées par la musique voyageaient ainsi dans cet échange interculturel de disques et de technologie. Ils acquirent un sens nouveau pour les sociétés vivant dans ces différentes régions.
Baidaphon au cœur des tensions mondiales
Alors que l’industrie du disque continuait à croître au Levant et en Afrique du Nord, les autorités françaises considérèrent de plus en plus ces disques à souffle nationaliste comme une menace, qu’elles associèrent à la propagande allemande visant à insuffler des sentiments nationalistes dans la région. Ces activités sonores étaient jugées à la fois nationalistes et anti-françaises. C’est pourquoi, pendant l’entre-deux-guerres, la compagnie Baidaphon et certains chanteurs se trouvèrent au cœur des conflits internationaux et de la propagande de guerre, notamment entre 1930 et1935, lorsque Baidaphon attira l’attention de la police française à Alger30.
Michel Baida voyageait à l’époque en Afrique du Nord avec son ingénieur du son allemand Max Printz afin d’enregistrer des artistes locaux et d’établir un réseau de distributeurs dans la région. Baida était soupçonné par les autorités françaises d’être un espion allemand et accusé d’avoir enflammé le nationalisme algérien, tandis que Printz était accusé d’avoir vendu des armes pendant la Première Guerre mondiale31. Baida était directement lié à la stratégie politique allemande de domination géopolitique associée à la propagande nazie. La base berlinoise de l’entreprise Baidaphon constituait une cause supplémentaire d’alarme française, alors que Baidaphon continuait à faire venir des artistes nord-africains au cœur de l’Allemagne nazie pour enregistrer, en pleine guerre des ondes et pendant la Seconde Guerre mondiale. Afin de limiter les activités de Baidaphon, le gouverneur général de l’Algérie et les résidents généraux du Maroc et de la Tunisie mirent en place des censures conçues pour réglementer, contrôler et limiter le flux des disques.
Pour les Français, le problème avec les enregistrements ne se limitait pas seulement à leur message « séditieux » transmis dans une ou des langues peu comprises par les autorités. Le danger de ces enregistrements sonores résidait dans leur voyage souvent invisible et incontrôlable à travers les frontières. S’il était plus facile de contrôler l’importation de disques enregistrés par les grandes compagnies de disque, il était beaucoup plus difficile de suivre les petites compagnies indépendantes et d’empêcher la fabrication clandestine de disques qui était à la portée des particuliers.
On ne sait pas si ces accusations contre Baidaphon et Michel Baida étaient réelles. Ce dernier avait certainement des relations étroites avec des responsables nazis pour réussir à poursuivre les activités de Baidaphon au cœur de l’Allemagne nazie. Mais ce qui est sûr est que Michel Baida était un homme d’affaires intelligent qui a réussi à établir la première et principale compagnie de disques arabe qui domina le marché au Moyen-Orient pendant presque un demi-siècle. À une époque d’agitation politique et sociale, Baidaphon était devenu un acteur clé dans la région, pris entre les intérêts grandissants du business international, la rivalité des grandes puissances et le nationalisme local.
Bibliographie
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Notes
Lettre de Karl Friedrich Vogel (Le Caire) à Theodore B. Birnbaum (Londres), 25 juin 1908, EMI Music Archives. [http://www.recordingpioneers.com/RP_MECHIAN1.html]
Nous basons notre analyse sur une riche littérature d’histoire sociale qui relie la production musicale aux sociétés : James J. Nott, Music for the People: Popular Music and Dance in Interwar Britain, Oxford, 2002 ; Sven Oliver Müller, « Analysing musical culture in nineteenth-century Europe: towards a musical turn? », European Review of History, vol. 13, n°6, 2010, p. 835-859 ; Klaus Nathaus, Made in Europe: The Production of Popular Culture in the Twentieth Century, Abingdon, 2015.
Pekka Gronow, « The record industry comes to the Orient », Ethnomusicology, vol.25, n 2, 1981, p. 251-84.
Sur l’émergence de l’industrie du disque au Levant et son impact dans la région, se référer à : Ali-Jihad al-Racy, Musical Change and Commercial Recording in Egypt, 1904-1932, thèse de doctorat, Urbana-Champaign, University of Illinois, 1977 ; Frédéric Lagrange, Musiciens et Poètes en Égypte au temps de la Nahda, thèse de doctorat, Paris, Université Paris VIII, 1994.
Bernard Moussali & Jean Lambert, « Géostratégie de l’enregistrement commercial », Les Premiers Chanteurs des Bilad al-Sham, Beyrouth, AMAR, 2014, p. 37.
De nombreuses études postcoloniales traitent de l’émergence des classes moyennes et de leur mode de consommation au Levant au tournant du XX siècle. Voir notamment Akram Fouad Khater, Inventing Home: Emigration, Gender, and the Middle Class in Lebanon, 1870–1920, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 2001 ; Keith D. Watenpaugh, « Middle-Class Modernity and the Persistence of the Politics of Notables in Inter-War Syria », International Journal of Middle East Studies, vol. 34, n2, Mai 2003, p. 257-286 ; Toufoul Abou-Hodeib, « Taste and class in late Ottoman Beirut », International Journal of Middle East Studies, vol. 43, n 3, 2011, p. 475-92 ; Lucie Ryzova, The Age of the Efendiyya, Passages to Modernity in Nation-Colonial Egypt, Oxford, Oxford University Press, 2014 ; Shirin Seikaly, Men of Capital, Scarcity and Economy in Mandate Palestine, Redwood City, Stanford University Press, 2016.
Sur le succès du phonographe à Beyrouth, en Palestine et au Caire, se référer respectivement à : Diana Abbani, Musique et Société au temps de la Nahda, Thèse de doctorat, Paris, Sorbonne Université, 2018 ; Maayan Hillel, « Constructing modern identity – new patterns of leisure and recreation in mandatory Palestine », Contemporary Levant, vol. 4, no 1, 2019, p. 75-90 ; Lagrange, op.cit.
Pour une étude du monde des cabarets égyptiens et ses artistes : Raphael Cormack, Midnight in Cairo: The Divas of Egypt’s Roaring ’20s, New York, W. W. Norton & Company, 2021.
Ben H. Bagdikian, The Media Monopoly, Boston, Beacon Press, 2000 ; Cotton Seiler, « The Commodification of Rebellion: Rock Culture and Consumer Capitalism », in Mark Gottdiener & MD Lanham, dir., New Forms of Consumption: Consumers, Culture, and Commodification, Maryland, Rowman and Littlefield, 2000.
Andy Bennett, « Towards a cultural sociology of popular music », Journal of Sociology, vol. 44, no 4, 2008, p. 419- 432 ; Andy Bennett, « Identity: Music, Community, and Self », in John Shepherd & Kyle Devine, dir., The Routledge Reader on the Sociology of Music, New York, Routledge, 2015 ; Rolland Gelatt, The Fabulous Phonograph, 1877-1977, New York, MacMillan Publishing Company, 1977 ; Mark Katz, Capturing Sound: How Technology Has Changed Music, Berkeley, University of California Press, 2004 ; Timothy Taylor, Strange Sounds: Music, Technology, and Culture, New York, Routledge, 2001.
Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1983 ; L’Imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, trad. de l’angl. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte, 2006.
Sur la formation d’une identité arabe moderne : Stefan Sheehi, Foundations of modern Arab identity, Gainesville, FL, University Press of Florida, 2004 ; Keith Watenpaugh, Being Modern in the Middle East: Revolution, Nationalism, Colonialism, and the Arab Middle Class, Princeton, N.J. & Oxford, Princeton University Press, 2006. Sur la relation entre les questions identitaires et la musique : Andy Bennett & Steve Waksmann, The Sage Handbook of Popular Music, Londres, Sage Publications, 2015 ; Simon Frith, « Music and Identity », in Stuart Hall & Paul du Gay, dir., Questions of Cultural Identity, Londres, SAGE Publications, 2011, p. 108.127 ; Martin Stokes, Ethnicity, Identity and Music: The Musical Construction of Place, Oxford, Berg Publishers, 1994.
Pour une étude détaillée des activités de Baidaphon en Afrique du Nord et l’histoire de Habiba Messica : Rebecca Scales, Radio and the Politics of Sound in Interwar France, 1921-1939, Cambridge, Cambridge Social and Cultural Histories, 2016 ; Christopher Silver, « Nationalist Records: Jews, Muslims, and Music in Interwar North Africa », in Sami Everett & Rebekah Vince, dir., Dynamic Jewish-Muslim Interactions in Performance Art, 1920-2020, Liverpool, Liverpool University Press, 2020, p. 59-78.
Le roi Faysal était le premier et le seul roi de Syrie, du 7 mars au 27 juillet 1920. Héros de la Grande Révolte arabe qu’il mena en 1916 contre les forces ottomanes, il s’opposa au mandat français établi en Syrie et au Liban. Il était admiré par de nombreux nationalistes arabes pour ses revendications du droit des Arabes à s’unir et sa défense des idéaux panarabes.
Le mot watan [nation] était utilisé un peu partout sans trop de précisions, parfois on le remplaçait par le terme umma. D’après l’historienne Leyla Dakhli, ce terme était souvent utilisé « pour désigner les « autres », ceux auxquels les intellectuels, les hommes libres (al-ahrar), éclairés (munawwaroun), éveillés (nahidoun), s’adressent. » Leyla Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes Syrie et Liban (1908-1940), Paris, Karthala, 2009.
Le gouvernement de Faysal mena toute une campagne pour diffuser des symboles et construire la légende de la révolte arabe à travers la création de fêtes de la révolution [a‘yad al-thawra], et l’usage de slogans et de métaphores. Des activistes mirent en scène des pièces théâtrales et des représentations de karakoz (théâtres d’ombres) pour transmettre des messages nationalistes. Tout cela contribua à la formation d’un sentiment national. Pour une étude détaillée de cette construction, se référer à James Gelvin, Divided Loyalities : Nationalism and Mass politics in Syria at the Close of Empire, Berkley & Los Angeles, University of California Press, 1998, p. 141-144, cité également par Leyla Dakhli, « Arabisme, nationalisme arabe et identifications transnationales arabes au 20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2009, vol.3, n°103, p. 98. [http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2009-3-page-12.html].
L’idée de nationalisme arabe s’est construite progressivement suite aux massacres des Arméniens (1894-1896), à la montée d’une opposition libérale et réformiste, à la prise de conscience de l’impact du colonialisme, à la déception et à la prise de distance avec le régime hamidien et la critique grandissante de la politique ottomane. Il existe toute une littérature consacrée au nationalisme arabe et à l’arabisme : Henry Laurens, L’Orient arabe : arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Paris, Armand Colin, 1993 ; Anne-Laure Dupont, Jurji Zaydan (1861-1914), Écrivain réformiste et témoin de la Renaissance arabe, Damas, IFPO, 2006 ; Leyla Dakhli, op.cit.
Par exemple, sur une pochette de disque Baidaphon des années 1920, on expliquait aux clients vivant hors du Moyen-Orient comment commander depuis Berlin : « Afin de réduire les dépenses de nos généreux clients vivant dans les régions américaines, australiennes et africaines, et d’assurer une livraison rapide des marchandises, nous demandons que les commandes soient désormais envoyées directement à nos magasins berlinois à l’adresse suivante : Pierre & Gabriel Baida - Berlin Mittelstraße 55. »
Table des matières
Introduction
Politiques frontalières : ouvrir les imaginaires in situ ?
La frontière entre le Mexique et les États-Unis : d’un espace configuré à une configuration en acte
Celui qui arrive un jour, et qui le lendemain demeure
« Les frontières, ça n’existe pas »
Regards sur la frontière : un modèle d’hybridation ?
Le plateau théâtral : une nouvelle frontière
L’état de transition : un regard sur la vie
À la frontière entre plusieurs territoires, entre interconnexions, hybridations et circulations. Pratique artistique de l’hybridité
Penser l’altérité : une frontière à soi ?
Paroles de créateur.ices : MONOCULTIVO
Frontières « intraduisibles » : le cas de la ligne verte dans l’œuvre de l’essayiste palestinien Raja Shehadeh
Chants enregistrés traversant les frontières : circulation, croisement et imaginaires au Levant durant les années 1920-1940
« Le texte est du côté de la tentative — comme la colère, celle-ci peut être désespérée, mais relève tout de même d’un flux vital. »