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La critique d’art utilise fréquemment des termes qui renvoient à l’analyse littéraire ; on parle de l’alphabet d’un peintre, de sa grammaire, de sa syntaxe ; ce sont des termes que l’on pourrait employer largement à propos de l’oeuvre de Chagall. Or elle est bien plus souvent associée à l’idée de « poésie » mais de manière assez floue. De fait, elle entretient un rapport étonnant avec écriture et littérature ; nous essayerons ici d’indiquer rapidement quelques possibilités de recherche , en nous attachant à l’écriture dans les tableaux de Chagall, puis à l’écriture de Marc et Bella Chagall dans leurs textes publiés, enfin – très succinctement – à l’image de Chagall dans les poèmes que lui dédient Apollinaire, Cendrars, Aragon, et dans le roman de Chaïm Potok : Je m'appelle Asher Lev.

L’écriture dans les tableaux de Chagall

Au commencement de l’œuvre de Chagall certainement se trouvent la lettre hébraïque et la littérature hassidique, où l’écriture vit sa vie propre dans quantité de récits (les lettres se fiancent, se marient, se détournent... ). Sans doute il écrit aussi en russe, plus tard en français, plaçant côte à côte parfois différents alphabets, mais la lettre hébraïque – en hébreu ou en yiddish – l’emporte largement.

Dans le judaïsme, la fonction de la lettre touche au sacré ; Dieu écrit, il ordonne à Moïse d’écrire1 ; et quantité de commentaires talmudiques évoquent la dimension sacrée des lettres. Longtemps, dans certaines branches du judaïsme, l’écriture est le seul art plastique, même s'il existe depuis des siècles une peinture juive de la représentation. Ecrire en utilisant l’alphabet hébreu a presque toujours une dimension religieuse : même quand il s'agit de nommer ou de se nommer. Dans un tableau des débuts, le nom de la ville des origines, celle que l’on retrouvera dans toute sa peinture, Vitebsk2, apparaît comme une danse (on sait à quel point la danse sera importante dans son oeuvre), c'est l’époque où il signe déjà Marc mais encore Ségal. La lettre fait partie intégralement de l’œuvre de Chagall. Parfois elle n'apparaît qu’en rappel, silhouette d’un graphisme métamorphosé en élément cubiste, ou orphique, lettre déchirée derrière la maison grise3. Dans la série des peintures pour le « théâtre juif », naturellement l’hébreu intervient encore, porté par un de ces animaux auxquels la littérature hassidique donne si souvent la parole4.

Cette relation intime entre le texte et l’image, sans doute Chagall l’a-t-il rencontrée déjà dans des formes d’esthétique à l’égard desquelles il reconnaît sa dette ; il s'agit fréquemment des lubki5 : ces images populaires peuvent illustrer un conte ou un événement connu, mais aussi bien le texte qui les accompagne commente la fantaisie de quelque dessinateur. (De fait, l’influence des lubki se révèlera aussi et davantage dans le développement de l’imaginaire poétique et pictural de Chagall ; un exemple : le coq chevauché6 des lubki se retrouve dans quantité de tableaux – ici, les mariés de la tour Eiffel7). Mais sa dette est aussi à l’égard des icônes, qui parfois font une place à l’écrit, déroulant un volumen, nommant les personnages, précisant le sujet de la représentation8.

Marc Chagall, L’Entrée du cimetière de Vitebsk, 1917

L’écriture que Chagall rencontre dans le shtetl, il l’intègre et l’exalte. A L’entrée du cimetière juif de Vitebsk9, de grands versets d’Ezéchiel rayonnent d’espérance ; dans le tableau, la prophétie de la résurrection des ossements desséchés est placée dans une gloire couleur de ciel qui rayonne par la peinture : la concordance entre le texte et la technique est totale, l’esthétique, très marquée ici par le cubisme, intègre les différents éléments.

Dans Le Juif en Rouge, la mise en oeuvre plastique des Ecritures est particulièrement signifiante10. Devant un village, devant une maison, le personnage est assis, inscrit dans un triangle – toiture qui fait monter le regard. Assis devant une maison ou sur une maison ? Sur le fond jaune clair se détache un arc en plein cintre, d’un ton plus soutenu ; l’espace défini par cet arc est rempli d’un texte hébreu. L’homme au premier plan est assis de manière instable, la position des mains et des jambes indique qu’il est prêt à se lever. Sur un des toits rouges du village, une cheminée se transforme en encrier, insistant ainsi sur l’importance de ce qui est écrit.

Alors, que dit ce texte qui semble pleuvoir sur l’homme ? C’est un passage du chapitre 12 de la Genèse, le chapitre Lekh-Lekha, où Dieu dit à Abraham : « Quitte ce pays, va vers toi-même, pour toi-même, quitte... », c’est un appel à se lever ; et les lettres hébraïques ne pleuvent pas sur le personnage ; leur sens est clair, c'est une invitation pressante ; graphiquement, elles sont tracées verticalement, elles entourent le Juif en Rouge, l’accompagnent, et elles montent du sol (le Psaume ne dit-il pas « La vérité jaillira de la terre » ?) ; le mouvement des lettres précède celui de l’homme, ce sont elles qui mettent en route le personnage, vers le haut.

Mais il y a des oeuvres où l’écriture, hébraïque ou latine, a provoqué de véritables scandales : il s'agit en particulier de certaines crucifixions. Elles sont nombreuses dans la production de Chagall11 : on en trouve aussi bien dans le fond d’une représentation d’un sujet juif, sans inscription, qu’associées à la problématique du temps – combien de crucifixions-horloges –dans une synthèse du Livre, où le TaNakh et le Nouveau Testament sont associés12, ou au centre des drames de l’histoire : regardons la grande Crucifixion blanche de 193813.

Non seulement ce peintre, juif, peint un crucifié, mais c'est généralement une représentation chrétienne ; bien sûr le linge blanc habituel autour des reins est ici remplacé par un talit, un châle de prière, mais le titulus placé au dessus de la tête du condamné porte « I.N.R.I. ieshua hanozri melek hayehudim », « Jésus le Nazaréen le roi des juifs », comme il est écrit dans l’évangile de Jean14. Evidemment il y a eu des réactions très vives, qui dépassent les questions d’écriture ou de création plastique ; tels groupes, aussi choqués que les grands prêtres de l’évangile, continuent à considérer que Chagall a trahi sa communauté ; mais il faut bien comprendre que l’esthétique profonde de Chagall est à la fois complètement personnelle et totalement intégrante. Il donnera d’ailleurs plus tard des explications qui ne résoudront nullement ce conflit.

Je n'aborderai pas ici le travail de l’illustrateur de Cholem Aleikhem, des Fables de La Fontaine, de l’Odyssée, de Gogol. Pour les Fables, reportons-nous aux pages où Bachelard met en évidence la parenté esthétique des récits de La Fontaine et des images de Chagall15, pour la spiritualité, au magnifique texte d’Yves Bonnefoy16. A cet égard, remarquons qu’une partie considérable de l’œuvre de Chagall se trouve dans des églises ou des temples. La lettre hébraïque était présente depuis longtemps dans certains édifices chrétiens : Chagall lui a donné en ces lieux une place qu’elle n'avait jamais eue. Mais il intègre aussi des éléments pauliniens dans telle représentation symbolique, les adaptant à son propos.

Ainsi, il a peint de nombreuses sorties d’Egypte17. Parfois Moïse chemine à côté du peuple, parfois devant lui. Bien sûr il n’y a jamais de présentation réaliste de cette aventure. Mais au Musée du Message biblique, un grand tableau retient l’attention18. Dans cette sortie d’Egypte, la tête de Moïse, lumineuse, guide le peuple ; ce peuple n'est pas réellement figuré, pas plus que ne l’est réellement le corps de Moïse ; Moïse non seulement est à la tête du peuple, mais en fait il est la tête d’un corps qui est le peuple, qui est la communauté en marche dans le désert, le qahal, terme que le grec traduit par ecclesia. Il ne s’agit pas d’une locution figée, d’expression hiérarchique convenue, le tableau offre une concrétisation plastique au symbolisme fort. On sait que ce Moïse était prévu, avant le projet de Musée du Message biblique, pour la chapelle du Calvaire à Vence, et Chagall avait lu depuis longtemps le Nouveau Testament. Je n'ai trouvé dans aucun commentaire juif l’image de Moïse « tête du corps qui est le peuple » ; or Paul parle à plusieurs reprises du Christ comme de « la Tête », « Tête pour l’Eglise19 », ou plus précisément « Il est la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Eglise20 », de la communauté croyante. Et il semble bien que Chagall ait repris l’expression de Paul, la faisant passer du lisible au visible.

Ces quelques exemples permettent d’entrevoir avec quelle diversité de formes et de fonctions l’écrit et l’Ecriture sont présents dans cette oeuvre immense. Quant aux écrits de Marc et de Bella Chagall, l’esthétique qu’ils développent reprend également une relation étonnante entre écriture et peinture.

L’écriture des Chagall

Dans tous les domaines, Chagall va jouer précisément avec la mise en œuvre de locutions figées, de métaphores, d’allégories. Cela peut susciter des greffes assez drôles, comme on peut le voir dans Le village en marche21 traversé, lors de la révolution russe, de mouvements renversants et de légèretés amoureuses : « Il m'embrasse, nous ne touchons plus terre » écrit Bella dans Première rencontre22, « nous nous envolons... »23 Chagall déclare que l’amour de Bella « le porte »24, Bella « le protège »25… Breton dira : « Avec Chagall, la métaphore a fait une entrée triomphale dans la peinture moderne »26. De fait, il y a chez Chagall une joie reconnue, proclamée, à travailler ainsi sur le rapport entre le langage et les mots. Et ces greffes qui métamorphosent et créent des hybrides et des chimères, les renversements, l’apesanteur, font partie de ce que l’on pourra appeler la grammaire propre de Chagall.

Une question non résolue est celle de la relation entre l’écriture de Bella Chagall (Lumières allumées, Première rencontre) et la peinture de Marc. Parfois, lisant telle phrase de Bella, l’on se dit : « C'est du Chagall ». Dans Lumières allumées, Bella évoque son enfance et le monde de Vitebsk, les fêtes juives, l’atmosphère de la ville et de la maison. On pourrait imaginer que sa vision des choses, des objets, des situations est celle d’un enfant : ainsi, l’ananas « avec sa peau calleuse, il a l’air d’un curieux poisson. [...] Je touche son petit ventre rebondi. Il culbute. Ce n’est pas si simple de le toucher, il a une allure de tsar… »27 A la laiterie, « émergent de la bassine de crème, telles des têtes de petits enfants, les durs fromages de Gomel [...] La balance est suspendue comme un trône, ses chaînes se balancent comme deux longues tresses noires. »28 Au mikvé,

les femmes se déshabillent, de leurs dos les châles tombent comme des ailes noires. L’une m'éperonne comme elle ferait d’un cheval. La maisonnette transpire de chaleur. [...] La baigneuse saisit mon corps, saisit mon âme même ; il semble qu’elle veuille faire de moi un pain natté. [...] Lentement elle m’encercle de ses bras comme si j’étais ses petites bougies blanches de shabbat.29

Et, au repas du soir,

Tous ces pains brillent de leurs joues rouges... Ils suffoquent, ces pains... Tel un palais enseveli, la table semble être en attente de quelque chose. Soudain, les franges de la nappe s'animent. Je me rapproche du mur et récite mes prières. Il respire ce mur, il respire comme un être vivant...30

Lors de Rosh hashana, du jour de l’an, « il me semble que le ciel lui-même s'est abaissé et cours avec moi vers le temple... Tout à coup, une main sort du châle de prière, tenant une corne de bélier. Celle-ci reste en l’air. Elle laisse échapper un son... »31 Pour la fête de Soukkoth, des Cabanes (ou des tabernacles), « Le citron jaune, gros et grand est installé comme un pharaon sur une couche moelleuse dans le sucrier d’argent... » et les objets manifestent un nomadisme décidé : « Je pense que la palme s'est arrachée elle-même de terre. Elle a voulu voir ce qui se passe dans le monde. Elle s'est échappée de chez elle et en une nuit elle a poussé chez nous, à la fenêtre »32. Mieux encore, à la fête de la Joie de la Torah, la bonne humeur est contagieuse : « Les chrétiens qui dépassent (les Juifs) sourient. Même la cathédrale semble s'écarter sur le chemin pour les laisser passer. »33 Bella emprunte-t-elle au peintre l’abondance des métaphores et des comparaisons, l’animation constante des objets, la fusion des réalités, les lévitations, les envols ? « Dans le traîneau, elle a déjà oublié le magasin, maman. Elle s'envole avec le traîneau, vers un ailleurs dans un air pur. »34 Le traîneau s'envole bien souvent dans les tableaux, vers des cieux inconnus35. Qu’on nous pardonne de citer aussi abondamment, en réalité il faudrait citer bien davantage, tant il est évident que l’imaginaire et la poétique de Chagall et de Bella sont de même nature et que les recoupements sont constants.

A vrai dire, ils appartiennent au même monde ; le culte, la culture, la littérature, l’imaginaire hassidiques leur sont communs. « Rien n'est vide de Dieu », et tous les êtres – les objets même – sont capables de fraternité, d’hybridation, de métamorphose. Un conte connu36 raconte l’histoire d’une chanson qui se promène de par le monde, et change selon le chanteur ; tout et tous la chantent ; quand elle passe près d’une rivière, les poissons sortent de l’eau pour la chanter puis retournent dans l’eau allègrement. Rabbi Shapiro rapporte une histoire où les chevaux, tout en galopant, s'interrogent sur leur nature profonde37. Sont-ils des animaux ? Impossible. Des humains ? Non plus ; ils finissent par conclure qu’ils sont des anges. Combien de poissons ailés, de chevaux angéliques38 – même s'ils sont un peu cousins de Pégase, dans l’oeuvre de Chagall… Le violoncelliste y est violoncelle, le peintre a une tête d’âne, et l’équilibriste est le portrait de Lénine. « Chaque œuvre de Chagall est un récit », dit Bachelard. Mais ces récits, qui renvoient parfois à un lieu identifiable : Vitebsk, Paris, Vence, s'inscrivent dans une intemporalité où les différents éléments lévitent et se rencontrent, où les réalités se confondent. Le peintre revendique haut et fort son refus du réalisme ; alors on a voulu le rattacher au surréalisme, mais il récuse le terme et préfère « surréel » – et Apollinaire dit « Surnaturel » !

Nous ne connaissons que deux textes de Bella, déjà cités. Ceux que Marc Chagall lui-même a signés sont d’autre nature. L’autobiographie qu’il produit très tôt (il a 34 ans quand il commence à l’écrire), comporte des aspect très différents. D’abord une évocation de l’enfance et de la jeunesse à Vitebsk, de la famille (l’oncle Neuch se réfugiant sur le toit pour jouer du violon, la maison voisine où habite « un homme et demi »), de la communauté, de ce lieu marqué par la présence de la cathédrale que l’on rencontrera dans quantité de tableaux et qui permet d’identifier Vitebsk ; époque d’incertitude : « Je serai chantre, chanteur... Je serai danseur... Je serai poète... »39 ; puis la formation du peintre, chez Penn, chez Bakst. L’apparition d’un ange40, déterminante ? Et Paris, la découverte d’esthétiques qui le séduisent ou le révulsent41, les galeries de peinture, le Louvre, Rembrandt… Apollinaire, Cendrars ; le retour en Russie, la révolution, Bella, la naissance d’Ida. Tout ceci lie intimement écriture, peinture et théorie de l’art. En réalité, chanteur, danseur, poète, il l’est dans sa peinture : si le rythme des phrases, (Chagall était très attentif à la manière dont on le traduisait) est complètement musical, il correspond aussi au rythme du pinceau, à l’organisation (fréquente) de l’espace. Ma vie renvoie sans cesse à la couleur, à la peinture :

Avez-vous vu quelquefois sur les tableaux des Florentins, un de ces personnages à la barbe jamais tondue, aux yeux bruns et cendreux, d’un teint d’ocre cuite et couvert de plis et de rides ? C'est mon père.42

Autour, la ville paisible. Le ciel laiteux, bleu-noir, est un peu plus bleu à gauche et du plus haut resplendit un bonheur céleste.43

Mais aussi :

Je m'élance. Comme si des éclats éblouissants rayonnaient autour de vous. Comme si une volée de mouettes blanches, comme si des flocons de taches neigeuses, en files, s'élevaient vers le ciel. Là, une autre flamme légère et sonore, Blaise, l’ami Cendrars. Blouse chromée, bas de différentes couleurs. Chutes du soleil, de la misère et des rimes. Filets de couleurs. De l’art liquide flamboyant. Fougues des tableaux à peines nés. Têtes, membres disjoints, vaches volantes.44

Les phrases sont disjointes, la fougue est aussi celle de l’écriture qui impose des exercices de trapèze verbal. On ne peut tout citer, ni les événements ni tous les peintres et les poètes auxquels il se réfère presque à chaque page. Néanmoins les dernières lignes définissent son propos : « Ces pages ont le même sens qu’une surface peinte. »45 Il est certain que pour lui écriture et peinture relèvent du même élan et procèdent des mêmes choix esthétiques ; dans les deux cas, il refuse le joli, le fignolé, ce que l’on appellerait a priori le beau, pour exprimer ce qui lui tient à coeur : la passion de l’art et de la liberté, l’amour de Bella, l’attachement total à ses origines, sa culture, sa ville, à la Russie.

Les poèmes édités en revanche ont une autre tonalité. Nous connaissons de Chagall des proses si poétiques qu’il vaudrait mieux parler de poèmes en prose. Des poèmes, Chagall dit en avoir toujours écrit. Ceux dont il a accepté la publication en 1968 puis en 1973 sont marqués par une immense nostalgie et il est souvent question de larmes ; les images de Vitebsk, de son père et de sa mère disparus, des amis...

Le monde où je vis est fermé La nuit chemine Mes larmes, où les verser Aborde au pays de mes frères Mon rêve sur l’échelle de Jacob Le tableau longtemps fatigué chante La lumière baisse Où cacherai-je mes couleurs La dernière joie, le dernier regard Je monte, je descends vers eux Vois comme je tire ma croix Pleure entre ciel et terre...46

La douleur ne s'épuise pas, l’histoire est une violence :

Pieds nus sur des chemins muets Frères d’Israël, de Pissaro et de Modigliani Nos frères tirés à la longe Par les fils de Dürer et de Holbein Vers la mort dans les fours...47

Même la joie du « pays neuf », Israël, pour lequel Chagall va travailler, est traversée par l’attente millénaire, par la blessure des siècles de douleur48.

Et « Seul est mien le pays qui habite mon âme »49. Néanmoins, deux sources de consolation ne le trahissent jamais : Jacob, Moïse, David, tous ceux qui sortent des pages de la Bible pour marcher à ses côtés, et le visage de la femme aimée, Bella, l’unique, morte en 1944, Vava, la seconde épouse, et les deux images se confondent souvent. Poèmes-prières, apostrophes : « Où est-il, Dieu ? », action de grâces : « Merci, Dieu de l’Arche sainte / Pour ce jour et pour ce mois. », prière d’un vieil homme :

Toute ma vie j'ai peu prié A quoi ressemble-t-il, mon Dieu Où est-il Tu m'entends, tu me regardes Je voudrais pleurer, te prier Mais je suis trop pauvre Maintenant je suis vieux Mon Dieu Tu me prendras vers toi50

Dans les tableaux de Chagall, tout un monde prie, et même les équilibristes des cirques, qui sont pour lui, dit-il, parents des rabbins et des anges. Ceci dit, ces poèmes ont été écrits en yiddish ou en russe, et il est bien difficile de dire quoi que ce soit de leur stylistique d’origine. La première version française, celle de Moshé Lazar, ne satisfaisait pas Chagall, qui a confié à Philippe Jacottet, en travaillant avec lui, la mise en forme dont nous disposons. Encore une fois, Chagall a refusé une écriture trop policée, « les articulations trop logiques », « les mots trop savants, comme si la parole était [...] prête à danser, à bondir vers la lumière divine ou simplement humaine » : nous retrouvons tous « les grands thèmes dont se nourrit sa peinture »51.

Ecritures sur Chagall

Au cours de sa longue vie, et depuis 1985, les publications consacrées à Chagall ont été innombrables, études, analyses d’oeuvres, approches infiniment diverses. Nous évoquerons ici trois poètes : Apollinaire, Cendrars, Aragon, et un romancier, Chaïm Potok.

Chagall lui-même associe les deux premiers, tant dans sa biographie que dans un tableau qui porte deux titres : Adam et Eve et Hommage à Apollinaire52. Dans l’angle, quatre noms : Hermart Walden53, Canudo, Apollinaire, Cendrars.

Apollinaire dédie à Chagall en 1914 un poème au titre peu clair, « Rotsoge » (Chagall dit « Rotsagt ») « Au peintre Chagall ». Vers libres, non point un de ces calligrammes pour lesquels Apollinaire lançait à Picasso « Anch'io son pittore ! », poème de connivence et de mélancolie dont l’esthétique rejoint celle de Chagall ; citant les sujets de certains tableaux :

Ta maison ronde où nage un hareng saur Il me faut la clef des paupières un homme en l’air un veau qui regarde à travers le ventre de sa mère54

mélangeant les univers, nommant les couleurs :

Una volta to inteso dire Ach du lieber gott et je me pris à pleurer en me souvenant de nos enfances Et toi tu me montres un violet épouvantable,

s'inscrivant lui-même dans le tableau imaginé (comme Chagall inscrit souvent un peintre avec ses pinceaux et son chevalet dans un coin des ses tableaux) : « un jour où je m'en allais à la campagne avec une charmante cheminée tenant sa chienne en laisse ». Mais l’on ne sait, au printemps 1914, de quels « feux multicolores » l’Europe est en train de se revêtir.

Les deux poèmes de Cendrars évoquent le travail du peintre et l’atmosphère de La Ruche. Le « Portrait » qu’il donne de Chagall dit la frénésie créatrice, la manière dont le peintre s'empare de toute chose y compris « les sales passions d’une petite ville juive », le décalage entre la sensualité russe et la France ; plusieurs vers renvoient en fait à des tableaux précis, impliquent aussi bien l’auteur que le lecteur dans « des ciels de folie » ; mais ce qu’exprime surtout Cendrars, c'est la souffrance de Chagall « sur la croix », crucifié de sa propre création.

Moins connus sont les vingt-cinq poèmes d’Aragon (en réalité trente) : « Celui qui dit des choses sans rien dire »55 ; chacun d’eux est en fait une « manière » d’Aragon : ludique, grave, presque prosaïque, « poème raconté » (« Chagall XII »), désignant parfois des tableaux particuliers ou donnant l’oeuvre de Chagall comme un univers où vivre : « Les murs sont faits pour les songes, Donnez-moi des Chagall que je vive parmi. »56 L’ampleur de cet ensemble permet à Aragon de faire véritablement entrer le lecteur dans l’ intelligence de l’oeuvre de Chagall, et le poète s'identifie au peintre :

J'aurai traversé sur les mains ce siècle de nuées Je suis l’acrobate au trapèze tragique de l’histoire Je suis l’homme-violoncelle ô musique jamais écrite des sanglots Qui m'attend sur le toit quel cheval somnambule Quel porteur d’eau la tête en bas dans la ruelle Donnez-moi l’édredon du ciel pour y dormir57

Sans doute les tableaux se reflètent dans les poèmes comme dans autant de miroirs :

Tous les animaux et les candélabres Le violon-coq et le bouc-bouquet Sont du mariage L’ange à la fenêtre où sèche le linge Derrière la vitre installe un pays Dans le paysage58

Cette intimité se retrouve dans chaque texte ; il est évident qu’Aragon connaît de nombreuses déclarations que Chagall a faites à propos du sens de sa création :

Un peu de fard la douleur change Les baladins valent les anges59

Surtout, Aragon fait d’une image constante le signe même de l’espoir : "Toi qui peins les amants dormants..."

Il y a deux thèmes dans les toiles de Chagall qui reviennent [...] En premier lieu quelque part dans un coin ce sont les amoureux Elle en robe de mariée ou nue il faut que lui la tienne…60

Si le pays est « blessé », si « nous n'avions plus de mains pour la douceur des choses, [...] Personne n'arrivait à cacher sa plaie aux mouches – Mais Chagall a peint les amants ensemble »61

Chagall-Bella ou Chagall-Vava, Aragon-Elsa, on comprend bien quelle parenté est la leur ; amour de la Russie, amour de la compagne, amour de l’amour qui s'exprime ici à travers tous les motifs, tous les rythmes, toutes les couleurs.

Chaïm Potok62, lui, écrit un roman dont le personnage central, Asher Lev, appartient à la communauté Loubavitch de Brooklyn. Tout enfant, il veut être peintre, et on dit de lui « C'est un nouveau Chagall ! » Il va se heurter à toutes les difficultés qui tiennent à son milieu, à sa famille proche en particulier. Et l’auteur montre bien qu’il n'y a pas une culture juive, mais plusieurs. Aidé par un oncle « libéral » il atteint son but, malgré tous les scandales qu’il suscite. Et c'est bien à Chagall que renvoie l’auteur, non à un autre peintre juif. En effet, le personnage enfin reconnu, exposé, commet ce qui est reçu comme le pire : il peint une crucifixion ; et pire encore que Chagall, sur la croix, il place non Yeshua hanozri, mais une femme, mais sa mère, qui représente pour lui toute la souffrance du monde.

A plusieurs reprises les écrits de Potok mettent en oeuvre les tensions entre communautés. Dans cet ouvrage, il nous fait percevoir quel courage il a fallu au peintre de Vitebsk pour ouvrir sa peinture à des sujets si éloignés de son milieu d’origine.

Même si dans les dernières années, Vava lui reproche : « Des rabbins, toujours des rabbins », les rabbins de Chagall, porteurs de Livres, pleurent, volent et dansent au milieu des baladins et de la toute création de l’artiste, peinture-écriture mêlée de larmes qui est aussi un hymne à la joie. C'est bien, comme disait Marcel Arland, un « Evangile selon le bienheureux Marc ».

Bibliographie

Les petits indispensables pour commencer :

L'ABCdaire de Chagall, Flammarion, 1995.

Pierre Provoyeur, Chagall, le Message Biblique. Petite encyclopédie de l'Art, Hazan, 1975.

Le petit Guide du Musée du Message biblique.

Ingo Walter-Rainer Metzger, Chagall, éd. Taschen, 2007.

Ensuite, plus spécifiques ou plus complets :

Télérama hors série n° 2096 : Chagall, les années russes.

PierreSchneider, Chagall à travers le siècle. Flammarion, 1995.

Marc Chagall, monstres, chimères et figures hybrides. Réunion des musées nationaux, catalogue de l'exposition du Musée Chagall, 2007.

Jacob Baal-Teshuva, Chagall, éd. Taschen, 2008.

Pierre Provoyeur, le Message Biblique. Edition du Cercle d'Art, 1983. (Très riche à tous égards, une analyse très fouillée des tableaux, de beaux textes de Chagall.)

On consultera aussi sur Internet la bibliographie importante que Sylvie Forestier a consacré à Chagall, tout ce qu'elle écrit est passionnant

On pourra consulter :

The Lubok, 17th to 19th century, Léningrad, Aurora Art Publishers, 1984. (On peut encore acquérir ce volume sur le site Abebooks)

On lira aussi avec intérêt :

Belle Chagall, Lumières allumées, New-York, 1945( le livre est paru après sa mort), NRF Gallimard 1973, traduction de Ida Chagall. Le volume comprend aussi Première rencontre. (Le rapport entre l'écriture de Bella dans sa dimension poétique et les tableaux de Chagall est étonnant.)

Marc Chagall, Ma vie, 1928, Stock, 1957, 2003.

Marc Chagall, Poèmes, Genève, Gérald Cramer éd., 1975.

Les poètes et les amis parlent de Chagall :

Blaise Cendrars, Poèmes élastiques.

Guillaume Apollinaire, Rotsoge -Au peintre Chagall.

Aragon, « Celui qui dit des choses sans rien dire », 25 poèmes sur Chagall in Les Adieux, Ed. des Temps actuels, 1981-1982.

Derrière le miroir – Chagall, Maeght éd., rééd. 1997, reprend des textes de Guillaume Apollinaire, Marcel Arland, Gaston Bachelard, Yves Bonnefoy, Blaise Cendrars, Charles Estienne, Jean Paulhan, Lionello Venturi, Ambroise Vollard, Jean Whal, consacrés à Chagall.

Mais aussi , très proche :

David Mac Neil, Quelques pas dans les pas d'un ange, Folio Gallimard, 2003.

Et même un roman, largement inspiré par Chagall:

Chaïm Potok, Je m'appelle Asher Lev, 10/18 Buchet-Chastel, 1973, 2001.

Notes

1 .

Dans la Bible, les Dix paroles confiées à Moïse au Sinaï sont écrites par Dieu, qui donne au prophète l’ordre d’écrire à son tour.

2 .

La plupart des tableaux cités sont reproduits dans le volume de Jacob Baal-Teshuva, Chagall, Taschen, 2008, largement utilisé ici pour une plus grande commodité de consultation. Pour chaque oeuvre citée sont donnés la date, le lieu où elle se trouve et la page du volume indiqué ci-dessus.signalé par la lettre T. Ici : Vitebsk, vers 1914, collection particulière, T p. 13.

3 .

La maison grise, 1917, Madrid, Fundacion Thysse-Bornemisza, T p. 86.

4 .

Introduction au Théâtre juif, 1920, Moscou, Galerie Tetriakov, T p. 108.

5 .

The Lubok, 17th. to 19th. Century, Leningrad, Aurora Art publishers, 1984 ; cf. notamment les p. 144-145.

6 .

Envol, 1929, Madrid, collection Thyssen-Bornemisza, T p. 127.

7 .

Les mariés de la Tour Eiffel, 1938-1939, Paris, Centre Pompidou, T p. 110.

8 .

La Sainte Trinité. L’image porte, avec les abréviations et les ligatures coutumières, me dit Louis Martinez, l’inscription « S(via)t(a)ia Tr(oi)tsa ».

9 .

L’entrée du cimetière de Vitebsk, 1917, Paris, Centre Pompidou, T p. 80.

10 .

Le Juif en rouge, 1915, Saint-Pétersbourg, Musée d’état russe, T p. 81.

11 .

Les critiques remarquent qu’on en a répertorié plus de trois cents.

12 .

Dans La Création du Musée du Message biblique à Nice, par exemple, 1956-1958, T p. 207.

13 .

La Crucifixion blanche, 1938, Chicago, the Art Institute of Chicago, T p. 149.

14 .

Jean précise que le titulus est rédigé en trois langues (hébreu, latin, grec) ; les grands prêtres, indignés d’une telle proclamation, même dérisoire, de la royauté de Jésus, n'obtiennent pas de Pilate qu’il modifie cette inscription (Jean 19, 19-22).

15 .

Gaston Bachelard, « La lumière des origines », Derrière le miroir, mars-avril 1952, n° 44-45, rééd. 1997, p. 24 sq.

16 .

Yves Bonnefoy, « La religion de Chagall », Derrière le miroir, 1962, n° 132, rééd. 1997, p. 35 sq.

17 .

Exode 14, 19-28.

18 .

Le Buisson Ardent et la Traversée de la Mer Rouge, 1956-1958, Nice, Musée du Message Biblique.

19 .

Aux Ephésiens, 1, 22 ; 4, 15.

20 .

Aux Colossiens, 1, 18.

21 .

Le Village en marche, 1920, Paris, Centre Pompidou. Voir Marc Chagall, monstres, chimères et figures hybrides, Paris, RMN, 2007, p. 18.

22 .

Toutes les citations de Bella Chagall sont empruntées au volume Lumières allumées, Première rencontre, Paris, Gallimard, 1973, signalé dorénavant par LAPR.

23 .

Au dessus de la ville, 1914-1918, Moscou, galerie Tetriakov, T p. 77.

24 .

Double portrait au verre de vin, 1917-1918, Paris, Centre Pompidou, T p. 99.

25 .

Bella au col blanc, 1917, Paris, Centre Pompidou, T p. 96.

26 .

Voir L’ABCdaire de Chagall, Paris, Flammarion, 1995, p. 16.

27 .

LAPR, p. 70.

28 .

Ibid., p. 24.

29 .

Ibid., p. 29.

30 .

Ibid., p. 38.

31 .

Ibid., p. 65.

32 .

Ibid., p. 83.

33 .

Ibid., p. 92.

34 .

Ibid., p. 26.

35 .

Village russe, 1929, Bâle, Fondation Beyeler, T p. 134.

36 .

Isaac Leib Peretz, « Incarnation d’une mélodie », Contes hassidiques, Paris, Stock, 1980.

37 .

Rami M. Shapiro, « Etre un ange », Contes hassidiques, Paris, Albin-Michel, 2007.

38 .

Histoire de la sirène Dschulnàr et de son fils le roi de Perse, 1945-1946, Illustration des 1001 nuits, New-York, coll. J. Baal-Teschuva, T p. 218.

39 .

M. Chagall, Ma vie, trad. par Bella Chagall [1928], Paris, Stock, 2003, p. 56-57.

40 .

L’Apparition, 1917-1918, coll. particulière, T p. 97.

41 .

Ma vie, op. cit., p. 155-156 : « A bas le naturalisme, l’impressionnisme et le cubisme réaliste ! » « Qu’ils mangent à leur faim leurs poires carrées sur leurs tables triangulaires ! »

42 .

Ibid., p. 14.

43 .

Ibid., p. 53.

44 .

Ibid., p. 156.

45 .

Ibid., p. 249.

46 .

Ibid., « Sur l’échelle de Jacob », p. 95.

47 .

Ibid., « Pour les artistes martyrs », p.99.

48 .

Ibid., « Sur le pays neuf », p. 85.

49 .

Ibid., « Seul est mien », p. 129.

50 .

Ibid., « Maintenant, p. 119.

51 .

Ibid., introduction de Philippe Jacottet, p. 7 sq.

52 .

Hommage à Apollinaire, 1911-1912, Eindhoven, Stedelijk Van Abbe Museum, T p. 47.

53 .

H. Walden, le directeur de Der Sturm, a organisé à Berlin en 1914 la première exposition personnelle de Chagall. A cette revue collaborait Alfred Döblin ; il est vraisemblable que l’écrivain et le peintre, si proches dans leur recherche spirituelle, ont pu se rencontrer.

54 .

Le marchand de bestiaux, 1912, Bâle, Öffentliche Kunstsammlung Basel, Kunstmuseum, T p. 60.

55 .

Louis Aragon, « Celui qui dit des choses sans rien dire », 25 poèmes sur Chagall in Les Adieux, Paris, Temps actuels, 1982.

56 .

« Chagall XI », « La préférence », Les Adieux, op. cit., p. 159.

57 .

« Chagall I », Ibid., p. 148.

58 .

« Chagall III », Ibid., p. 152.

59 .

« Chagall VI », Ibid., p. 154.

60 .

« Chagall à l’opéra », II, ibid., p. 163.

61 .

« Chagall II », Ibid., p. 151.

62 .

Chaïm Potok (1929-2002) est l’un des représentants les plus remarquables de « l’école juive de New York »,. Il a écrit en 1972 Je m'appelle Asher Lev, auquel il donnera en 1990 une suite, Le don d’Asher Lev.

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Table des matières

Introduction

1. Littérature et philosophie

2. Théories critiques

3. Genres et courants

4. Musique

5. Arts plastiques et visuels