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Au cours des dernières décennies, esthétique et littérature semblaient deux concepts en déclin. Dans un essai collectif édité par Hal Forster, qui eut un grand retentissement au moment de sa parution en 1983, la postmodernité apparaissait comme une anti-esthétique programmatique1; elle marquait l’effondrement définitif de la plus grande utopie esthétique du XXe siècle : l’art comme subversion, effectuée par les Avant-gardes et théorisée par Adorno. La postmodernité considère le goût subjectif comme désormais dépassé par la culture de masse, et toute idée d’universalité complètement dispersée dans la pluralité des cultures. La postmodernité au fond a décrété la fin du projet moderniste, descendant direct du siècle des Lumières, qui concevait l’esthétique comme une région autonome, capable de créer des mondes intersubjectifs et des totalités symboliques. A tout cela s’est opposé le programme d’une analyse politique de toute forme de représentation. L’esthétique en effet était considérée foncièrement comme une idéologie, donc une projection illusoire correspondant à des exigences sociales et anthropologiques fondamentales, mais dont il fallait mettre à nu la matrice politique, comme le soutenait l’important ouvrage du marxiste Terry Eagleton2. Du côté littéraire, les « études culturelles » (cultural studies) ont rompu avec toute idée de spécificité de la littérature et ont fini par la considérer, de façon parallèle à toute autre forme de discours social, comme un moyen pour construire identité et rôles. Dans les définitions mêmes du monde académique, le terme « culture » est devenu le mot-clé qui a pris la place de « littérature ». C’était là une réaction salutaire aux excès du formalisme structuraliste, obsédé par la recherche de la littérarité, d’une soi-disant propriété universelle qui différencierait la littérature de tout autre langage ; une réaction qui à son tour a eu ses propres excès, mais qui a toutefois sensiblement élargi le champ d’action de la critique littéraire.

Cependant, on a pu remarquer récemment les signes d’une certaine contre tendance : il ne s’agit pas là d’un retour en arrière comme si de rien n’était – ce qui serait insensé – mais plutôt d’un revirement au niveau des rapports. On s’est aperçu que l’attaque culturaliste contre l’esthétique provenait d’une tendance à la considérer – en tant que théorie du beau – comme un absolu (et précisément de la part de ceux qui se battaient pour ramener tous les concepts dans un contexte historique...) en négligeant les nombreuses évolutions que cette matière a connu au cours des derniers temps. Il s’agit en effet d’une discipline qui ne peut se limiter à l’évaluation critique du beau artistique, d’autant plus que la fonction esthétique s’est définie de plus en plus comme une attitude toujours présente lorsque nous observons un objet de manière non référentielle (même un plan de métro débarrassé de toute finalité pratique)3. C’est ainsi qu’est née une esthétique pluraliste et multiculturelle qui considère les jugements esthétiques comme fortement et toujours conditionnés par des principes idéologiques (donc en continuité avec les cultural studies), mais qui néanmoins considère l’activité esthétique comme une réponse à des besoins cognitifs fondamentaux, d’autant plus importante et irremplaçable qu’elle nous oblige à sortir de notre contexte. Comme déclare le slogan de l’éditeur d’un ouvrage collectif : Beauty is back4.

Le problème cependant ne concernait pas seulement la tendance généralement politique que la théorie littéraire a suivi au cours des derniers temps, il concernait et concerne d’abord la pratique artistique. Quel est le rôle de l’art dans une époque comme la nôtre d’esthétisation diffuse, « d’épidémie de l’imaginaire », comme l’a définie Slavoj Žižek5? Les hiérarchies entre culture d’élite et culture de masse une fois tombées, la dimension esthétique a en effet rayonné dans tous les domaines du monde contemporain : politique, vie quotidienne, publicité, objets, urbanologie, soins du corps, jeux vidéo, computer graphic, etc.; ce dernier phénomène coexistant d’ailleurs avec l’homologation et l’anonymat des banlieues et des non-lieux, héritiers pervers du déclin de la beauté qui date du Romantisme. Certes, il s’agit souvent d’un beau patiné et standardisé, produit directement par des exigences commerciales. Mais c’est un phénomène difficile à analyser et à évaluer : selon les points de vue il peut être considéré tour à tour comme un progrès, un cauchemar, une banalisation perverse du programme des Avant-gardes qui voulaient sortir l’art des musées pour lui faire toucher tous les domaines de la vie6. En tous cas, précisément par réaction à cette esthétisation, l’art contemporain a envisagé diverses stratégies apparemment « anti-esthétiques » : d’un côté la récupération des matériaux archaïques et anti-fonctionnels de l’arte povera , le rapport direct avec le paysage naturel dans la land art et, plus récemment, l’intervention politique programmatique d’un certain art post-colonial, féministe et gay, de l’autre le sensationnalisme des nouveaux artistes anglais visant à ébranler l’apathie perceptive du spectateur contemporain, excessivement sollicité et donc, au fond, en pleine anesthésie. Certes, il s’agit de phénomènes assez disparates, qui rompent avec l’institution esthétique y opposant un nouvel engagement éthique (Less Aesthetics More Ethics, tel était le titre programmatique d’une biennale de Venise d’Architecture d’il y a quelques années), mais qui d’autre part élargissent en partie son champ d’action. Grâce à Kounellis, un fer rouillé devient un objet à percevoir de façon esthétique, comme il en est par ailleurs, et compte tenu des différences, des carcasses d’animaux plongées dans le formol de Damien Hirst (à son tour une sorte de renvoi à une esthétique de la laideur et de l’horrible déjà théorisée par le Romantisme). Le théâtre a connu, lui aussi, des processus similaires : les auteurs de l’expérimentation multimédia (en Italie Martone, Tiezzi, Barberio Corsetti) ayant pris conscience de la facilité avec laquelle ils étaient assimilés par les médias, se sont orientés vers une dramaturgie archaïque et pauvre, tandis que parallèlement se diffusaient certaines réactions opposées : l’extrémisme tragique de Sarah Kane ou le grotesque intentionnellement dégoûtant des mises en scène de Frank Kastorf.

Des phénomènes différents qui semblent répondre à une même question de fond : que faire de l’esthétique à une époque où tout devient esthétique ? Un paradoxe semblable touche aussi la littérature : d’un côté certaines catégories très littéraires telles que fiction, narration, mythe, rhétorique, sont devenues omniprésentes, rayonnant dans des domaines aussi différents et inattendus que les sciences naturelles, la paléontologie, la géographie, l’anthropologie ; de l’autre, la littérature (et encore plus la critique littéraire) perd progressivement son hégémonie, sa visibilité et son enracinement social. Personnellement je ne considère pas que la littérature soit en danger comme le craint le pamphlet maladroit d’un grand maître7, et comme ne font que répéter nombre d’intellectuels apocalyptiques qui défendent vaillamment la tradition humaniste contre les attaques présumées des vieux et des nouveaux médias : de la télévision à Internet. Face à un imaginaire de plus en plus polymorphe, cela n’a aucun sens que de s’obstiner à soutenir la supériorité du livre (qui en soi n’est pas un moyen de communication meilleur qu’un film ou une vidéo), ou à préserver la pureté de l’écriture. La littérature explore depuis toujours la dimension du virtuel, bien avant que celle-ci ne devienne une technologie dominante8. La littérature a donc beaucoup à offrir ou à recevoir de la contamination avec les nouveaux langages : elle est en fait bien armée pour accepter le défi lancé par le monde contemporain tout en restant une expérience très précieuse, qui permet de lire le monde à travers des perspectives multiples, grâce à son mécanisme d’identification avec les passions et les langages de personnages souvent très éloignés de notre univers quotidien.

En réalité l’esthétique et la littérature tirent leur force précisément du fait d’être toutes deux des notions précaires et instables, qui ont subi des transformations continues. Dans les deux cas, mais surtout dans le premier, il s’agit surtout d’une affaire de genèse : en tant que terme et discipline autonome l’esthétique est née au XVIIIe siècle, donc au siècle des Lumières et de la création des premiers musées (les « Beaux-arts » codifiés par Batteux); et jusque là nous sommes encore devant un fait incontestable. C’est Alexander Baumgarten qui introduit le néologisme en 1735, mais déjà avec Vico, puis surtout avec Kant, l’expérience esthétique devient une expérience individuelle de liberté visant cependant à être partagée et à devenir universelle ; bien que dépourvue de démonstration, elle peut en effet nous conduire vers le sens dernier de notre existence, vers une forme singulière de vérité.

Il s’agit donc là de se demander si l’esthétique, s’étant développée sur de telles bases, doit être vue comme une science liée uniquement à la modernité ou, au contraire, comme un domaine de recherche existant depuis toujours, qui au XVIIIe siècle n’aurait que trouvé sa dénomination (cette même question se pose aussi pour le roman, qui serait « né » à la même époque). Comme il arrive souvent, il s’agit d’un faux problème : le XVIIIe siècle a été un tournant fondamental, qui a configuré et construit une esthétique philosophique ; cependant il est tout à fait possible et nécessaire de retrouver dans les époques précédentes des réflexions sur ces mêmes thèmes, souvent cachées dans les plis de la pratique artistique. Cela peut sembler étrange, mais l’idée unitaire même de littérature que nous avons aujourd’hui n’a pas toujours existé. Dans l’Antiquité, par exemple, elle avait au fond un sens plus restreint ou plus large ; d’un côté les théoriciens de l’Antiquité parlaient de poésie et non pas de littérature, s’en tenant donc strictement aux œuvres en vers ; de l’autre, ils considéraient rhétoriques et littéraires certaines formes d’écriture qui pour nous ne le sont pas ou seulement en partie, comme les sciences, la médecine, la philosophie, l’art oratoire, l’historiographie. Une idée unitaire de littérature s’entrevoit de manière tout à fait implicite dans La poétique d’Aristote, jaillissant du concept de centralité de la fiction, mais encore laissée à un niveau potentiel. Au Moyen Age c’est la circulation surtout orale des œuvres qui produit une idée du texte littéraire plus fluide que la nôtre. La Renaissance, le Siècle des Lumières, le Romantisme, le Symbolisme, le Modernisme, sont les étapes principales grâce auxquelles s’est construite l’idée occidentale moderne de littérature, qui cependant prend des formes diverses selon les contextes9.

Naturellement l’intersection de deux concepts aussi complexes que le sont « esthétique » et « littérature » ne peut qu’être à son tour complexe. Récemment Alain Badiou a introduit le terme vaguement provocateur de « inesthétique » pour indiquer une philosophie qui, bien que consciente de la valeur de vérité de l’art, ne s’en sert pas comme objet de réflexion mais en décrit les effets, allant bien au-delà des conceptions didactiques, romantique ou classique qui ont animé pendant des siècles le rapport entre les deux domaines. Selon la première conception (à partir de Platon) l’art aurait une valeur exclusivement préparatoire à la philosophie, d’après la deuxième, elle serait au contraire l’incarnation d’une vérité religieuse profonde et inexprimable, selon la troisième enfin (à partir d’Aristote) elle n’aurait pas une valeur cognitive, mais thérapeutique et cathartique ; trois conceptions de longue durée, qui persistent au XXe siècle respectivement avec Brecht, Heidegger et Freud10. Je ne saurais déterminer jusqu’à quel point la tentative de Badiou a réussi, et il y aurait beaucoup de considérations et de réflexions à faire sur cette tripartition. Cependant il est certain que l’usage instrumental de l’art, du cinéma, de la littérature et de la poésie de la part des philosophes peut être perçu comme une question épineuse.

A cela s’ajoutent les questions de limites entre des domaines voisins, tels que la théorie de la littérature et la critique littéraire. Cette dernière a un caractère évidemment militant et devient quelquefois une réflexion esthétique, surtout quand elle prend la forme hybride de l’essai. Le rapport avec la théorie de la littérature est un peu plus délicat, car en tant que discipline autonome cette dernière est beaucoup plus récente, elle date du XXe siècle. L’aspiration à en faire une science à tous les effets, d’abord avec les formalistes russes puis avec le New Criticism américain et avec le structuralisme, marque le divorce d’avec l’esthétique car à partir de là la théorie de la littérature part à la recherche de sa propre logique et d’analyses purement objectives ; ce sera là un projet fondamentalement ruineux, bien qu’il ait produit des outils analytiques excellents. Voilà pourquoi au stade actuel l’échange entre les deux domaines peut être avantageux, et cela aussi bien parce que la théorie de la littérature (comme le comparatisme) ne peut ne pas s’occuper de l’intermédialité et des rapports avec les autres arts dont s’occupent nécessairement les esthéticiens. Le projet d’une esthétique comparée ne peut que retrouver tout son charme à partir du moment où l’utopie wagnérienne d’une œuvre totale nous revient sous de nouvelles formes, sans aucune hégémonie littéraire ou verbale, tandis que la pratique privilégie de plus en plus la synesthésie, l’hybridation, la fusion.

De telles remarques sur le caractère problématique des deux notions et de leur intersection ne visaient aucunement à la déconstruction de notre objet d’étude, mais seulement à en mettre à jour la complexité. Certes, l’esthétique de la littérature existe, elle a une longue histoire et (je crois) un avenir certain. J’aimerais le prouver en réfléchissant pour un instant à deux mots-clés de l’esthétique contemporaine : la performativité et la visualité. Dans les deux cas, la littérature se projette vers d’autres formes d’art et vers des dimensions non verbales, et prend des formes hybrides se mélangeant à d’autres langages.

Il est bien connu que la performance est un concept lié au spectacle vivant, issu des études théâtrales. Ses dérivés, « performateur » et « performativité » ont connu une expansion incroyable au cours des dernières décennies, au point de devenir presque un slogan et à engendrer une nouvelle tendance de la critique : les performance studies. Les ascendances et les applications sont multiples : sport, art, politique, religion, processus culturels, pratiques ethnographiques et herméneutiques, actes critiques, mais cela ne veut aucunement dire que le concept se divise en autant de branches perdant de sa spécificité. On entend aujourd’hui avec « performance » tout comportement ritualisé, conditionné et visant à l’interprétation d’un rôle ou à la participation à un jeu (deux notions unifiées dans certaines langues par les termes : jouer, play, Spiel). Au travers de la répétition et la variation des rites, les êtres humains (mais aussi les animaux) préservent la mémoire et exorcisent les tournants difficiles. C’est l’un des nombreux cas où le lexique théâtral influence la théorie esthétique et littéraire, un phénomène ce dernier largement pris en examen par trois chercheurs allemands, G. Neumann, C. Pross et G. Wildgruber11: voilà l’une des nombreuses métaphores, variantes du « monde en tant que théâtre », dont fait partie aussi un autre mot-clé de l’esthétique contemporaine : le camp. Défini en 1964 par Susan Sontag, et bientôt sorti des communautés homosexuelles pour se transformer en une tendance plus large, le camp inaugure le triomphe de l’artifice, de l’excès et de l’excentrique, et encourage la « convertibilité entre ‘homme’ et ‘femme’, ‘personne’ et ‘chose’ » (Sontag) 12: l’androgynie, le travestissement et le fétichisme sont parmi ses obsessions constantes.

Les ascendances théoriques de la performativité contemporaines sont multiples : dans la théorie des actes linguistiques (speech act theory) et dans la réflexion d’Austin, l’énoncé performatif constitue simultanément une action, comme par exemple « la séance est ouverte ! » prononcé par qui préside officiellement ; dans la théorie du metteur en scène Richard Schechner, la performance se présente comme une forme rituelle non finalisée à la production de biens matériels qui donne une valeur spécifique à la scansion du temps et aux objets. En anthropologie et en ethnographie, l’interprétation des données recueillies est à son tour une performance, tandis que la sociologie d’Erwin Goffman interprète nombre de pratiques quotidiennes comme des jeux de rôles. Enfin, dans la théorie queer de Judith Butler, l’identité sexuelle est un acte performatif qui dépasse les distinctions entre original et copie, essentiel et accidentel, authenticité et simulation : une performativité qui peut être vécue aussi bien dans le sens passif, c’est à dire dans le sens d’être déterminés par des structures discursives préexistantes qui produisent, au lieu de les décrire, des comportements sexuels, que dans le sens actif et conscient, d’une parodie et d’un bouleversement des modèles dominants13.

Cela ne nous surprendra donc pas si une importante théâtrologue allemande, Erika Fischer Lichte, a mis au point une esthétique de la performance14 qui valorise le processus infini, la corporéité, le mot qui se fait action et non pas représentation, la participation sensible des spectateurs auxquels, ainsi qu’aux critiques, est laissée la performance finale. Nombre de phénomènes artistiques et littéraires peuvent être inscrits dans cette catégorie : le théâtre post-dramatique (par exemple le dernier Heiner Müller), avec sa fragmentation et sa dissipation du logos. Il suffit de penser à la belle trilogie sur le mythe de Médée qui, par rapport aux relectures plus organiques des classiques de la part de Müller (par exemple Philoctète) se configure comme une série désarticulée de monologues où les mots font partie d’un paysage de ruines et d’ordures. Du concept de performativité peuvent faire partie aussi nombre de méta-romans contemporains qui exhibent le laboratoire de l’artiste. Un cas particulièrement intéressant est représenté par Pétrole de Pasolini (ce dernier dans la dernière partie de sa vie préférait les projets, les notes, les fragments) : opera summa inachevée, ardue et anomale, qui d’après son plan initial aurait dû comprendre aussi des enregistrements oraux, des films, des photos, et dans lequel l’auteur exhibe sa vie réelle comme dans une performance de body art. Il ne s’agit pas là de phénomènes nouveaux, mais qui acquièrent aujourd’hui une nouvelle vigueur : l’esthétique contemporaine privilégie de plus en plus la production par rapport au produit, le processus par rapport au système.

Le retour singulier de l’oralité s’inscrit à son tour dans le cadre de la performativité contemporaine, vu que la performance naît comme spectacle vivant. Le terme « oralité » évoque immédiatement des contextes bien éloignés de notre époque hyper-technologique : aèdes, ménestrels, griots qui connaissent par cœur ou bien improvisent leurs récits face à des spectateurs charmés par la sensualité de la poésie et livrés au flux de leur imagination et récréation mentale. Pourtant, dès les années ’60 Marshall McLuhan, dans son célèbre ouvrage La Galaxie Gutenberg, avançait l’hypothèse d’un retour à l’oralité dans les nouveaux médias de l’époque : radio et télévision. De même, d’autres penseurs tels que Walter Ong et Paul Zumthor ont parlé d’oralité secondaire ou médiatisée de façon mécanique15. Naturellement le retour de phénomènes semblables ne peut qu’être partiel, surtout du fait que dans ce cas, il manque un présupposé essentiel : la coprésence physique de l’auteur et du spectateur en un même lieu. Il faut dire aussi qu’avec les technologies informatiques actuelles le retour d’une communication orale s’est fait plus concret : sms, email et blog miment fortement le langage parlé et la discussion vivante, tandis que sur les tchats se produit une interaction entre individus coprésents sur le réseau qui peuvent exprimer une certaine gestualité et mimique faciale à travers des signes visibles (les emoticons), et se servir d’une caméra vidéo, avec ou sans microphone, dosant ainsi, conformément à leurs propres techniques de dialogue et de séduction, tous les moyens de communication possibles16.

C’est précisément ce dernier exemple qui prouve de façon évidente qu’aujourd’hui se vérifie surtout une convergence entre des canaux de communication différents : une coopération synesthésique des sens et donc, encore une fois une hybridation. D’autre part depuis longtemps la dichotomie nette entre oralité et écriture, l’un des binarisme sur lequel s’est construite la civilisation occidentale, a été surmontée en redonnant au premier terme la valeur d’une plénitude primitive et première, jusqu’à la déconstruction paradoxale de Derrida qui a théorisé la primauté de l’écriture en suscitant des discussions infinies sur lesquelles nous ne nous attarderons pas17. Certes, il ne faudra pas oublier l’impact révolutionnaire que les études sur l’oralité ont eu sur la critique littéraire : découvrir que pour comprendre un archétype absolu de la poésie occidentale tel que Homère il serait utile d’écouter un ménestrel illettré monténégrin, ou bien constater le nombre incroyable d’époques et de cultures (surtout en Afrique) où l’on pratiquait une littérature ouverte et en évolution continue, très éloignée de la fermeture autosuffisante du texte écrit ; en un mot, on a découvert l’altérité des cultures populaires et marginales, des genres subalternes et souterrains, ou simplement moins canoniques, comme les contes de fées, le proverbe, la chanson. Cependant il ne faut pas transformer ces acquisitions en un anti-canon et finir par considérer l’oralité comme la forme la plus authentique et précieuse de communication littéraire. De même qu’il ne serait pas juste, car trop eurocentriste et technocentriste, scander l’histoire culturelle selon les grandes innovations technologiques : pré-Gutenberg, Gutenberg, médias électriques et médias électroniques. Les changements de la vie matérielle se reflètent intensément sur la culture et la littérature : l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles qui marque et rend multipliable à l’infini la vision linéaire du texte, coïncide précisément avec le développement d’une nouvelle rationalité scientifique et une nouvelle conception de l’espace ; malgré cela les récupérations et les retours n’ont pas manqué : ce qui compte, c’est l’usage social des technologies. Selon une perspective historique à long terme18, on remarque qu’au fond la majorité des époques ont pratiqué un mélange constant entre oralité et écriture, précisément à partir des poèmes d’Homère qui montrent un dessein plutôt unitaire et doivent être considérés comme un témoignage écrit de poésie orale. La même chose est valable pour d’autres chef-d’œuvres de l’épopée comme la Chanson de Roland ou Beowulf, ou pour d’autres genres comme la lyrique (l’oralité pure, c’est-à-dire la composition et la transmission d’œuvres sans l’intermédiaire de caractères écrits est plutôt rare). Au fond, seules les époques hyper-littéraires comme l’hellénisme alexandrin et l’humanisme (le second clairement inspiré au premier), ont pratiqué et défendu une vision de la littérature complètement centrée sur l’écriture, texto-centriste, aristotélicienne et structuraliste.

C’est justement à cause de cette interaction continue des deux plans que dans la littérature l’on rencontre souvent une imitation de l’oralité qui apparaît tour à tour comme nostalgie des origines perdues, évocation, ou simple effet performatif. On le remarque déjà dès l’époque de la poésie alexandrine et dès les premiers romans hellénistiques, puis dans un genre aux fortes racines populaires comme les contes, à partir du chef-d’œuvre de Boccace, chez qui le conte oral est structurellement inscrit dans le récit cadre. Comme le soulignait Benjamin bien avant les recherches sur l’oralité19, ce phénomène s’amplifie à partir du moment où le roman devient le genre-guide de la culture bourgeoise, en arrivant jusqu’à la pleine modernité du XXe siècle (par exemple dans Berlin Alexanderplatz de Döblin). De même, dans le pays-phare du développement technologique, les Etats-Unis, le mélange entre oralité et écriture est plutôt accentué, à partir de Faulkner jusqu’au rock. L’oralité devient ainsi à son tour un mot-clé de l’esthétique contemporaine ; il suffit de penser à toutes les hybridations avec la langue parlée et avec l’audio-visuel que les écrivains pratiquent aujourd’hui, ou aux phénomènes et aux opérations très différentes, et sans doute importantes, quelque opinion qu’on en ait, tels que les Festivals de la Littérature, les lectures publiques intégrales de poèmes épiques, le théâtre des nouveaux ménestrels qui racontent les principaux évènements de l’histoire et de la politique se laissant aller à l’affabulation en plein style médiéval.

Passons à présent au deuxième mot-clé de l’esthétique contemporaine, lié surtout à l’intermédialité et au rapport avec les autres arts : visualité. Paroles et images se sont souvent affrontées au cours des siècles, dans une lutte parfois même idéologique visant à leur primauté dans le domaine des arts ; aujourd’hui encore, nombre de penseurs apocalyptiques se plaignent du risque que la littérature courrait d’être phagocytée par la puissance médiatique de la civilisation de l’image. En réalité, comme on le verra tout à l’heure, la culture et l’esthétique contemporaines souhaitent une interaction entre paroles et images qui surpasse dans ce cas aussi, comme dans celui entre oralité et écriture et dans beaucoup d’autres, toute dichotomie nette. Cependant il nous faudra d’abord faire un petit saut en arrière.

On a réfléchi longtemps et dès l’Antiquité sur les rapports entre les deux arts frères, la peinture et la poésie (la musique a une place à part vu qu’elle ne concerne pas la représentation dénotative) : à partir du poète grec Simonide de Céos jusqu’à la devise d’Horace ut pictura poësis, qui a connu un certain succès au cours des siècles ; une réflexion qui se reflète aussi dans un genre littéraire mineur mais incisif, l’ekphrasis, la description d’œuvres d’art. Nous savons très bien que ce fut Lessing, à un moment capital de l’histoire de l’esthétique, qui codifia dans son Laokoon la division nette entre les deux champs : la peinture en tant qu’art de l’espace et de la représentation simultanée, la poésie en tant qu’art du temps et de la narration linéaire. Son ouvrage fut un modèle pour la séparation puriste des langages : ce n’est pas un hasard d’ailleurs si nombres d’autres Laokoon seront écrits précisément à l’époque du modernisme (Babbitt) et de l’art abstrait (Greenberg), ou bien même pour mettre en doute le film sonore (Arnheim)20. Il est cependant bien difficile que de séparer aussi strictement l’espace et le temps, deux catégories qui se mélangent étroitement dans chaque perception, dans notre mémoire et dans tout genre de langage artistique. Récemment Georges Didi-Huberman, au cours d’un dialogue intense avec l’inventeur de l’iconologie, Aby Warburg, a montré comment l’image disposerait d’une propre temporalité complexe, polyrythmique, faite de survivances inconscientes et de retours imprévus21. À partir du moment où notre civilisation a connu un authentique « tournant visuel » (successif au tournant linguistique), la formulation de Lessing a été fortement remise en question, au point d’en mettre à nu la marque fortement idéologique. Dans le Laokoon, on retrouve une tendance profondément ancrée dans la culture occidentale, qui considère les images comme un produit naturel, les plaçant dans le même axe du beau et du féminin et leur opposant par ailleurs l’éloquence sublime et masculine du mot ; chez Lessing ces polarités ont aussi une valence politique antifrançaise, comme l’a montré W.J.T. Mitchell22. Au contraire, au centre des visual studies actuels, dont Mitchell est le chef de file, il y a une idée de culturalité de l’image : c’est la dimension de la visualité (distincte de la donnée biologique de la vision) qui dans l’époque contemporaine est de plus en plus dominatrice et a besoin de nombreuses disciplines concomitantes pour pouvoir être étudiée à fond23. Dans ce cas aussi il faut éviter les deux limites de l’amour excessif ou de la haine envers les images : la médiolâtrie ou l’iconoclasme, qui réapparaît aussi chez des penseurs radicaux comme Baudrillard avec sa critique du simulacre ; l’iconophobie consiste toujours en effet en une rhétorique de l’exclusion.

L’interaction entre parole et image, espace et temps, narration et description, a cependant une longue histoire derrière soi : précisément à partir de l’Iliade et de l’ekphrasis du bouclier de Achille, dans lesquels la donnée visuelle est transfigurée librement en récit ; après Homère la poésie alexandrine et le roman hellénistique ont canalisé cette technique vers le respect rigoureux de la figuration, vers un descriptivisme pur qui réapparut aussi dans les reprises du Baroque (par exemple dans la Gallerie de Marino); mais une conception impure de ce difficile exercice rhétorique n’a pas cessé pour autant de se développer de façon parallèle, une conception liée à l’idée de enargeia (puissance incisive) et aux dynamiques du sublime. Actuellement les études sur ekphrasis connaissent un nouvel élan, surtout à propos d’auteurs-critiques comme Diderot, Baudelaire, Ruskin, Proust, Woolf, Rilke, qui évitent l’analyse détaillée et préfèrent une critique créative et évocatrice, basée sur l’idée de perception en tant qu’activité infinie24.

Dans la même direction s’oriente aujourd’hui la littérature qui relève les défis lancés par la visualité et la multimédialité. Alors que le roman moderniste savait être pictural, évoquant au travers de différentes stratégies diverses œuvres figuratives25, dans le roman postmoderne le mélange avec les autres médias se fait plus serré : photographie, cinéma, télévision, vidéoclip, jeux vidéo, Internet deviennent autant de thèmes privilégiés avec lesquels l’écriture se renouvelle et s’hybride. Cela vaut surtout pour le cinéma qui a caractérisé le XXe siècle plus que d’autres arts et qui est un langage synthétique par excellence, héritier en ce sens de l’œuvre d’art totale de Wagner. En réalité les rapports entre les deux arts sont toujours tourmentés, très souvent liquidés sous le faux problème de la fidélité des adaptations d’œuvres littéraires pour l’écran. La question de la fidélité est sans doute une mauvaise métaphore, non seulement parce qu’elle rappelle la rigueur et l’intégrisme de la monogamie et du monothéisme qui ne s’accordent pas bien avec le polymorphisme de l’univers esthétique. Mais surtout parce qu’elle traduit une obsession pour les origines qui est une vieille manie de la culture occidentale. Le verbal finit toujours par avoir une certaine primauté sur le visuel, ressenti comme un objet muet, passif, féminin (il s’agit du phénomène appelé, non sans une certaine finesse : « phallogocentrisme »). Le film inspiré à une œuvre littéraire devrait donc reproduire, rendre, illustrer le texte auquel il s’inspire : opérations, ces dernières, subordonnées à une entité perçue comme première, et donc plus riche et authentique. Au fond, l’adaptation est assimilée facilement à une traduction (autre champ où trône le dogme de la fidélité) : même un intellectuel tout autre qu’imputable de préjugés envers les arts audio-visuels comme Umberto Eco, dans son ouvrage sur la traduction, où il s’occupe aussi d’adaptations cinématographiques, montre une incroyable étroitesse d’esprit humaniste et n’entre guère en syntonie avec l’œuvre de Visconti (le film en question est Mort à Venise)26.

Comme il arrive souvent dans le cas de la performance théâtrale, l’autonomie créative du metteur en scène est difficilement reconnue. Cependant le texte littéraire n’est plus considéré depuis longtemps comme un système clôt, mais comme un faisceau de potentialités qui peuvent être actualisées de façon différente par des publics, des contextes, des époques ou des spectateurs différents. Le postmoderne a certainement changé les fondements de l’adaptation théâtrale ou cinématographique en favorisant une esthétique de la contamination et de la réécriture infinie, mais ces fondements ne sont pas toujours perçus de manière exhaustive par la recherche critique, surtout dans le domaine littéraire.

Quand on parle de visualité du roman contemporain, il faut immédiatement faire face à un problème critique plutôt épineux : comment évaluer l’incidence cinématographique des techniques expressives examinées tour à tour. Il ne suffit pas d’avoir une simultanéité entre deux actions pour pouvoir parler de montage alterné, ni d’avoir un point de vue étroit pour parler de plan subjectif. Ce n’est pas un hasard si les derniers temps se sont multipliés les essais sur Homère, Virgile, Dante, Tasso, Balzac-cinéastes : il ne s’agit pas là d’un simple jeu borgésien visant à renverser la logique linéaire du temps historique, pour montrer que nous lisons inévitablement Dante de manière différente après Eliot et, naturellement, nous lisons aussi Homère ou Balzac différemment après Griffith et après Hitchcock. Cependant, dans cette application de la catégorie des Film Studies à des auteurs ayant vécu bien des siècles avant l’invention du cinéma, il y a quelque chose de plus. En particulier, la preuve du fait qu’il n’existe aucune spécificité filmique, de même qu’il n’existe aucune spécificité littéraire : il ne s’agit pas là « d’essences », mais de modalités en transformation et mélanges continus. Le cinéma a réalisé sur le plan technique et nous a consenti de mieux décrire une série de procédés expressifs existant depuis toujours et qui font partie du rapport étroit entre verbal et visuel dont sont faites à l’origine notre mémoire, notre perception, notre culture et dont s’occupent depuis longtemps, comme on le disait plus haut, les Visual Studies.

Naturellement, il existe des cas où l’origine cinématographique d’un style littéraire est plutôt évidente. Un essai de Magny très critiqué à l’époque de sa parution l’a montré de façon plutôt claire à propos du roman américain au début du XXe siècle27. La focalisation externe d’après laquelle Dashiel Hammett construit tous ses romans fait penser à un narrateur-caméra qui guetterait l’action à partir d’angles différents, sans pour autant réussir à rentrer dans l’esprit de ses personnages et sans qu’il ait la moindre information préliminaire sur l’intrigue ni la moindre vision d’ensemble. Les romans choraux de Dos Passos, avec leur alternance de courtes scènes et de brefs fragments intercalés par des ellipses consistantes, ne peuvent ne pas nous faire penser à une imitation littéraire du montage cinématographique ; cette sorte de perception morcelée que Sergej Ejzenštejn n’avait pas manqué de faire remonter au mythe de Dionysos et au sparagmos subit face au miroir, comme dans une sorte de version archétypique de la phase lacanienne du corps morcelé. Toutes les machines et toutes les innovations technologiques (du train aux appareils optiques jusqu’aux nanotechnologies récentes) ont transformé notre perception du monde et nos styles de vie et par conséquent ont inévitablement influencé la littérature. Cependant bien souvent l’idée d’une influence à une seule direction n’épuise pas la complexité des phénomènes. Comme l’a soutenu l’une des figures plus influentes de la réflexion sur ce thème, André Bazin, il vaut mieux parler de convergence esthétique entre des formes d’expression contemporaines ; la visée n’est pas celle d’élaborer une narratologie comparée – qui néanmoins serait utile- mais plutôt d’intégrer les différents genres artistiques dans un contexte de production et d’élaboration de l’imaginaire28.

Le problème de la critique que j’évoquais plus haut n’en reste pas moins un problème non résolu : quelle est la différence qui nous fait reconnaître dans un texte littéraire un effet de réfraction du cinéma ? Certes, nous ne pouvons pas faire appel au vieux critère de l’intentionnalité ni à la perspective philologique restreinte des origines, ce sont là des objets désormais bannis et dépassés par la théorie littéraire. Il ne suffit pas qu’un auteur déclare imiter des effets cinématographiques ou avoir vu et aimé un film particulier pour pouvoir parler d’effet rebound du cinéma sur la littérature. Il faudrait mettre au point une stratégie de lecture qui sache être percutante et cohérente, capable d’éclairer de nouvelles régions du texte sans se limiter à une pure question de nominalisme, à une nouvelle étiquette pour des pratiques narratives surannées. Avec cela je n’entends aucunement limiter le rôle du cinéma dans la littérature contemporaine : l’encyclopédie commune aux écrivains d’aujourd’hui et à leurs lecteurs contient inévitablement de nombreux films, des romans et des textes de tout genre. Comme il arrive à certaines catégories psychanalytiques primaires, qui en tant que primaires sont omniprésentes et donc moins attirantes pour la recherche, de même les stylèmes cinématographiques appartiennent-ils à cette langue commune partagée par les écrivains actifs après les frères Lumière (et après Freud).

Les choses changent sur le plan des thèmes, un plan qui s’est élargi énormément au cours des derniers temps, allant bien au-delà du sous-genre des film novels, consacrés principalement à la représentation du monde de Hollywood. Dans le roman postmoderne, le cinéma ne se limite pas au plan du thème ou du contenu, mais il touche aussi au sens, devenant donc un thème au sens fort du mot. A partir du moment où dans un roman on décrit un film, réel ou inventé, on produit aussi une série de rapports complexes entre image et récit, finissant par ternir les genres mêmes du discours. Le film n’est pas parcouru de façon analytique, comme dans une ekphrasis alexandrine ou baroque, mais évoqué dans sa matérialité d’évènement visuel. De plus en plus souvent dans le roman contemporain - Puig, Marías, Soriano, Auster – ce sont précisément les mécanismes de jouissance cinématographique à faire l’objet central du récit : une jouissance fragmentaire, fortuite, obtenue par le biais des cassettes vidéo ou de la télévision, qui rentre dans la narration comme un corps étranger, suscitant chez le lecteur un différent mode de perception et un monde narratif parallèle. Comme le prouve le cas particulièrement intéressant de Don DeLillo, le romancier contemporain -imprégné comme il est de cinéma et de culture visuelle de tous les genres- n’est pas intéressé à souligner une altérité de l’image, une dissonance entre langages différents qui cependant s’hybrident sans cesse dans le polymorphisme de la culture vidéo. L’auteur ne vise donc pas à décrire et/ou à raconter l’expérience autre de la vision cinématographique, mais à imprégner l’écriture de mémoire filmique et visuelle, souvent par allusions ou par le biais de citations directes, et souvent impliquant la vie et le regard des personnages, surtout à propos d’icônes désormais inscrites dans l’imaginaire contemporain comme Greta Garbo. Dans cette idée de roman polygenre on se rend parfaitement compte que dans une époque comme la nôtre où la fragmentation des langages audio-visuels est de plus en plus forte, le cinéma possède précisément l’aura que, d’après Benjamin, il aurait dû détruire.

La régression visionnaire et voyeuriste qui caractérise la jouissance cinématographique dans l’obscurité de la salle est évoquée souvent par la littérature au début du XXe siècle : par exemple dans un passage extraordinaire de Céline, dans les termes nihilistes qui lui sont propres, empreints d’une corporéité tragique. Par rapport à cette mythologie moderniste du cinéma en tant que lieu de rêves collectifs, la thématisation postmoderne est aux antipodes. Si nous prenons par exemple Demain dans la bataille pense à moi de Javier Marías, nous ne trouvons plus de traces du rite collectif : nous trouvons au contraire un mode de vision fortuit, distrait, fragmentaire, complètement immatériel. Les vieux films passés à la télévision la nuit très tard, lancent des signes énigmatiques qui s’ajoutent à la dissémination labyrinthique des traces qui constituent la narration et son parcours par indices, toujours à la limite incertaine entre illusion et réalité. Il s’agit donc d’une thématisation qui concerne et transforme les mécanismes mêmes du texte, comme il arrive toujours dans le roman postmoderne.

Des observations très semblables peuvent être faites aussi à propos d’un médium du XIXe siècle de plus en plus au centre de l’esthétique contemporaine telle que la photographie. La rencontre entre les deux arts se fait concrète dans la collaboration entre photographes et romanciers (Brassaï et Breton, Evans et Agee, Ghirri et Celati, et beaucoup d’autres), et dans la production de livres qui créent des contaminations complexes entre texte et images : les Passages de Benjamin et l’Atlas Mnemosyne de Warburg (non pas par hasard tous deux inachevés) sont des modèles idéaux pour une étude sur la culture visuelle qui utilise les techniques du montage cinématographique, du collage cubiste, de la poésie visuelle, créant souvent des associations originales et imprévisibles, s’adaptant en particulier à un imaginaire toujours plus polymorphe. L’écrivain qui exprime au mieux cette tendance est Sebald : son poignant Austerlitz, consacré à une série de rencontres, de récits et de souvenirs, et en particulier au voyage d’un enfant juif dans l’Europe au lendemain de la Shoah, alterne le récit verbal avec une série de photographies en noir et blanc qui ne se limitent pas à illustrer le texte et qui, avec leur connotation de mélancolie et de mort, rappellent un peu les installations de Christian Boltanski29. Parole et image, mémoire privée et histoire publique, temps et espace apparaissent ainsi mêlés de manière inextricable.

Notes

1 .

H. Foster (éd.), The Anti-Aesthetic. Essays on Postmodern Culture, Seattle (WA), Bay Press, 1983.

2 .

T. Eagleton, The Ideology of Aesthetics, New York, Basil Blackwell, 1990.

3 .

E. Elliot, L. Freitas Caton, J. Rhyne (éd.), Aesthetics in a Multicultural Age, Oxford, Oxford UP, 2002; en particulier W. Fluck, “Aesthetics and Cultural Studies”, pp. 79-103. Une position pluraliste très ouverte vers la culture de masse, celle de N. Carroll, Beyond Aesthetics. Philosophical Essays, Cambridge, Cambridge UP, 2001.

4 .

P.R. Matthews, D. MacWirther (éd.), Aesthetic Subjects, Minneapolis –London, University of Minnesota Press, 2003, dans lequel les auteurs souhaitent pluraliser l’esthétique pour voir « the plenitude of life ».

5 .

S. Žižek , The Plague of Fantasies. Wo Es War, London, Verso, 1997.

6 .

Cf. R. Bodei, Le forme del bello, Bologna, Il Mulino, 1995; et W. Welsch, Grenzgänge der Ästhetik, Stuttgart, Reclam, 1996, qui oppose à l’esthétisation une culture de l’écoute qui ne désire aucunement être médiophobique, mais envisage le mélange de virtuel et corporel.

7 .

T. Todorov, La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007 ; étrangement, Todorov voit le risque surtout dans l’enseignement formaliste dominant dans les écoles, enseignement qui n’est autre que la canonisation des méthodes que lui-même a inventées et diffusées ; cependant, il me semble un peu vague de désigner l’ennemi dans le trinôme formalisme-nihilisme- solipsisme.

8 .

Cf. A. Mazzarella, La grande rete della scrittura. La letteratura nell’era digitale, Torino, Bollati Boringhieri, 2008.

9 .

W.C. Wimsatt, C. Brooks, Literary Criticism : a Short History. Classical criticism, neo-classical criticism, romantic criticism, modern criticism, London, Routledge, 1970.

10 .

A. Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998.

11 .

G. Neumann, C. Pross, G. Wildgruber (éd.), Szenographien. Theatralität als Kategorie der Literaturwissenschaft, Freiburg im Breisgau, Rombach, 2000.

12 .

S. Sontag, «Notes on Camp», Partisan Review 31, 1964, à propos du style hermaphrodite.

13 .

Cf. R. Schechner, Performance Studies. An introduction 2002, New York: Routledge, 2006 ; J. Butler, Bodies That Matter. On the discursive limits of "sex", New York, Routledge, 1993; J. Butler, Excitable Speech. A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.

14 .

E. Fischer Lichte, Ästhetik des Performativen, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2005.

15 .

M. McLuhan, La galaxie Gutenberg, face à l'électronique : les civilisations de l'âge oral à l'imprimerie 1962, Paris, Gaudin, 1968; W. J. Ong, Orality and Literacy. The technologizing of the world 1982, London – New York, Routledge, 1997; P. Zumthor, La lettre et la voix. De la littérature médiévale, Paris, Seuil, 1987.

16 .

D. Schneumann (éd.), Orality, Literacy, and Modern Media, Columbia (SC), Camden House, 1996; I. Schröder W., S. Voell (éd.), Moderne Oralität. Ethnologische Perspektiven auf die plurimediale Gegenwart, Marburg, Curupira, 2002.

17 .

J. Derrida, L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.

18 .

C’est ce que fait de façon légère et efficace L. Sbardella, Oralità: da Omero ai mass media, Roma, Carocci, 2006 (en général les études sur l’oralité n’abordent pas le développement diachronique de cette technique).

19 .

W. Benjamin, « Le narrateur », dans Rastelli raconte: et autres récits, Paris, Seuil, 1995.

20 .

I. Babbitt, The New Laokoon. An Essay on the Confusion of the Arts, Boston, Houghton Mifflin, 1910 ; C. Greenberg, «Toward a Newer Laocoon», Partisan Review 7, 1940, pp. 296-310 ; R. Arnheim, Neuer Laokoon. Die Verkoppelung der künstlerischen Mittel, untersucht anlässlich des Sprechfilms 1938, in H.G. Diederichs, Kritiken und Aufsätze zum Film, München-Wien, Hanser, 1977, pp. 81-112; cf. aussi l’Anti-Laocoon d’après la sémiotique multimédiale de M. Franz, W. Schäffner, B. Siegert, R. Stockhammer (éd.), Electric Laokoon. Zeichen und Medien, von der Lochkarte zur Grammatologie, Berlin, Akademie, 2007.

21 .

G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps de fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2004, qui touchent en même temps à l’anthropologie (Tylor), à la psychiatrie (Binswanger), à la philosophie (Nietzsche) et à l’historiographie (Burckhardt), et des personnages-clés tels que Darwin et Freud.

22 .

W.J.T. Mitchell, Iconology. Image, Text, Ideology, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1986, p. 110.

23 .

Cf. J. A. Walker, S. Chaplin, Visual Culture. An introduction, Manchester and New York, Manchester UP, 1997.

24 .

M. Krieger, EKPHRASIS. The Illusion of Natural Sign, Baltimore and London, The Johns Hopkins UP, 1992 ; G. Boehm, H. Pfotenhauer (éd.), Beschreibungskunst – Kunstbeschreibung. Ekphrasis von der Antike bis zur Gegenwart, München, Fink, 1995 ; A. K. Wettlaufer, In the Mind’s Eye. The Visual Impulse in Diderot, Baudelaire and Ruskin, Amsterdam - New York, Rodopi, 2003.

25 .

M. Torgovnick, The Visual Arts, Pictorialism, and the Novel. James, Lawrence, and Woolf, Princeton, Princeton UP, 1985.

26 .

U. Eco, Dire presque la même chose : Expériences de traduction, Paris, Grasset, 2007.

27 .

C.E. Magny, L’âge du roman américain, Paris, Seuil, 1948.

28 .

Cf. A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma?, Paris, Cerf, 1958, pp. 127-128 ; cf. aussi V. Maggitti, Lo schermo fra le righe. Cinema e letteratura nel Novecento, Napoli, Liguori, 2007.

29 .

En réalité, il s’agit d’un thème assez fréquent dans les arts visuels et dans la littérature, souvent joué sur le fil de l’ambiguïté entre fascination et sentiment de culpabilité : L. Maurer, in L. Maurer & R. Hillman (éd.), Reading Images Viewing Texts. Lire les images, voir les textes. Crossdisciplinary Perspectives. Perspectives pluridisciplinaires, Bern, Lang, 2006, l’analyse dans les œuvres de Tournier, Kiefer et Boltanski.

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Table des matières

Introduction

1. Littérature et philosophie

2. Théories critiques

3. Genres et courants

4. Musique

5. Arts plastiques et visuels