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Ethique et esthétique

L’un des fondements de l’esthétique, entendue comme philosophie de l’art, est l’idée d’une convergence, voire d’une identité, du beau et du bien, sinon du vrai. Cet idéalisme esthétique peut être paradoxalement défini comme néoplatonicien. Paradoxalement, puisque, si Platon identifiait, dans une certaine mesure, le beau, le bien et le vrai, il considérait uniquement le beau naturel : les beaux corps ou les beaux objets, en tant que copies de l’Idée, mais non les œuvres d’art, lesquelles, étant des copies de copies, ne pouvaient être que des simulacres trompeurs. Il n’en reste pas moins que le néoplatonisme a trahi Platon sur point, considérant le beau artistique comme supérieur au beau naturel et capable de nous élever vers le vrai, le grand et le sublime. Cette voie, suggérée par Plotin, est magistralement ouverte par Longin pour être reprise à la Renaissance. Et quelles que soient les esthétiques — classiques, baroques ou modernes —, quels que soient les genres — tragique, comique, lyrique —, persiste cette conviction d’une convergence de l’éthique et de l’esthétique. La tragédie, par le spectacle des méchants punis, met le spectateur sur la voie des bons sentiments, la comédie corrige les mœurs en riant, le roman sert à l’éducation des mœurs, et, selon un néologisme que nos poètes contemporains répètent avec complaisance, le poétique est « poéthique ».

Certes, l’idée que chaque époque se fait du bien varie tout autant que celle qu’elle se fait du beau. Mais on peut dégager une constante morale, qui constituerait une base esthético-éthique, une valeur fondamentale : la défense de la mesure et de la modération. Le traité de morale et l’œuvre d’art, chacun à leur façon, ont comme objectif la dénonciation de l’excès. Ainsi, Aristote en fait le cœur de lEthique à Nicomaque ; la tragédie dénonce l’hybris des héros ; les types de la comédie sont habités par des passions excessives qui sont le signe d’un manque de modération. Molière leur oppose la figure de l’honnête homme, sage et mesuré. La « vérité romanesque », pour reprendre la formule de René Girard, révèle les excès de la passion nourrie par le désir mimétique. Pourtant, l’anathème jeté par Platon sur l’art semble rendre caducs tous les efforts philosophiques et critiques pour faire converger l’éthique et l’esthétique. Et quelle que soit la bonne volonté morale de l’esthétique, la logique de ce pharmakon qu’est l’œuvre d’art conduit à l’effet dénoncé par Platon au livre II de la République : par le simple fait que les poètes et les auteurs de tragédies montrent des dieux soumis au désir et à la passion, des héros injustes et violents, ils embellissent les passions mauvaises, rendent le mal et l’excès séduisants, tout au moins légitimes.

La thèse que je voudrais défendre aujourd’hui est, en son principe, fidèle à Platon : par le simple fait qu’elle fasse de l’excès une représentation, et surtout une représentation héroïque, la littérature le justifie. La défense éthique, à l’instar d’Aristote, consiste à rejeter l’excès hors de l’humain et à le considérer comme signe de barbarie, d’animalité ou de folie (Éthique à Nicomaque, VII, V, 5). C’est la meilleure manière de s’en débarrasser à peu de frais, de le dénier. Au contraire, l’art et en particulier la littérature montrent que l’excès est essentiel à l’humain. Et même s’ils en font une représentation effrayante, même s’ils montrent que toute sorte d’excès doit être fui, par leur insistance à le mettre en scène, ils confirment qu’il est inscrit dans l’essence de l’homme (ici, bien sûr, s’arrête la fidélité à Platon). Sur un plan ontologique ou existentiel, cette divergence entre l’éthique et l’esthétique peut s’exprimer ainsi : alors que l’histoire de la philosophie a élaboré l’idée d’un sujet-substance, autonome et mesuré, la littérature, tout au long de son histoire, a mis en scène un sujet hors de lui, qui est essentiellement un être d’excès – dans la mesure même où il manque à son être.

Pour justifier cette hypothèse, je voudrais d’abord rappeler le lien intime qui unit la littérature à l’excès, puis tenter de définir ce qu’est l’esthétique de l’excès et, enfin, suggérer que l’objet de l’esthétique, entendue comme philosophie de l’art, est toujours en excès, de sorte qu’on peut parler d’un excès de l’esthétique.

Littérature et excès

Le lien qui unit la littérature à l’excès concerne trois niveaux ou trois aspects. Il est thématique, il touche à l’origine de la production esthétique, enfin, il est formel ou poétique.

Thématique. Les épopées, les tragédies, les comédies mettent toutes en scène des personnages excessifs. Achille est le prototype des héros épiques dominés par le ménos, la fureur guerrière, mais il est aussi habité par cette colère surhumaine qu’est la mênis. Les héros tragiques sont animés par l’hybris et la catharsis est une thérapie de l’excès. Conformément à la théorie des humeurs de la médecine antique, elle consiste à purger le spectateur de ces deux passions néfastes que sont la crainte et la pitié, en les produisant en excès dans l’organisme grâce au spectacle tragique, qui provoque donc un épanchement salutaire. Carrément furieux sont les héros du théâtre latin, et ce modèle du furor va nourrir le théâtre baroque. Les personnages des comédies sont aussi tous des furieux dans leur genre, esclaves d’une obsession et d’une idée fixe. Comme le sont beaucoup de personnages de roman, jusqu’à ces explosions de fureur et cette violence des passions qui font la matière de Melville, d’Emilie Brontë ou de Faulkner. De même, une bonne part de la poésie s’écrit, selon le titre de René Char, entre Fureur et Mystère.

Dans cette longue histoire, le XVIIIe siècle constitue un moment essentiel du point de vue de l’esthétique en général, puisque c’est le siècle de son invention, et de l’esthétique de l’excès en particulier, comme en témoigne Diderot dans son Discours sur la poésie dramatique1 de 1758 : « La poésie veut quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage. C’est lorsque la fureur de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes de poignards, et que le sang coule à flots sur la terre, que le laurier d’Apollon s’agite et verdit ». Puis, à la manière de Longin, à la fin de son traité Du sublime2, Diderot se lamente sur son temps qui n’est plus capable de ces productions de génie : « N’avons-nous pas éprouvé dans quelques circonstances une sorte de terreur qui nous était étrangère ? Pourquoi n’a-t-elle rien produit ? N’avons-nous plus de génie ? »

On pourrait résumer ce long texte de Diderot par cette formule : ce qui est excessif est, en soi, esthétique. Burke publie sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau en 1757, alors que l’histoire va devenir la scène des excès de la Terreur qu’il a annoncée dans un célèbre essai consacré à la Révolution française, et, surtout, Baumgarten invente l’esthétique. L’histoire de l’art commence alors à s’orienter d’une théorie et d’une pratique du beau vers la recherche du sublime et d’une expérience des limites, dont relève une bonne partie de l’esthétique romantique, des divers futurismes, du surréalisme, de l’art abstrait ou de la musique dodécaphonique.

Production. Les plus anciennes théories de la production artistique découvrent la source de l’inspiration dans une forme d’excès, à l’image de la fureur poétique dont Platon fait l’éloge dans le Phèdre. Les Problèmes XXX du pseudo-Aristote, Lhomme de génie et la mélancolie3, en cherchent l’origine dans l’excès de bile noire, de sorte que tout génie, selon lui, est une espèce de furieux mélancolique. Ces théories se retrouvent souvent mêlées à la Renaissance, dès Marsile Ficin. Elles constituent la base de la conception romantique et moderne du génie. Et elles préfigurent la théorie psychanalytique de la sublimation, qui reprend la question du sublime et associe la sublimation esthétique à la pulsion de mort4. Lacan, d’ailleurs, dans le séminaire consacré à Léthique de la psychanalyse5, affirme que le beau est dans un rapport plus essentiel que le bien à la vérité du désir car il entretient un rapport plus spécifique au réel, à la Chose qui est l’excès absolu du désir.

Poétique. On aborde, ainsi, l’esthétique de l’excès à proprement parler. En effet, si l’excès est un thème fréquent et un moteur de la production artistique, la forme de l’œuvre n’est pas pour autant excessive. Au contraire, la langue d’Homère ou celle des tragiques grecs est, comme le disait Nietzsche dans la Naissance de la tragédie, le voile apollinien qui nous protège de l’excès dionysiaque. Et Boileau a pu traduire le traité de Longin tout en étant le grand défenseur de l’esthétique classique. La fureur de Phèdre, enfin, n’altère pas le rythme de l’alexandrin ni la langue de Racine. Mais il existe bien une esthétique de l’excès, qui, selon le même Nietzsche, remonte à la poésie lyrique d’Archiloque et qui s’exprime dans de nombreux aspects du baroque ou dans les diverses avant-gardes.

La poétique de l’excès, comprise comme expression formelle de la violence propre à l’excès a toutes les apparences d’une esthétique du trop-plein alors qu’elle relève, en réalité, d’une esthétique du vide. La raison en est que l’esthétique de l’excès a pour fonction de signifier un manque : elle signifie le manque d’un signifiant premier.

Esthétique de l’excès

En effet, la multiplication des signifiants, des images, des effets rhétoriques, transforme le langage en un théâtre qui recouvre le vide d’une manière qui ne cesse de le signifier. L’esthétique baroque, née dans une période de crise de l’ordre religieux, politique et moral, en offre la meilleure illustration ; entre autres dans ces autels surmontés d’une accumulation de nuées d’où émergent une foule d’angelots qui tendent leurs bras vers le centre de la composition, laquelle est occupée par un trou cerné d’une auréole de rayons dorés.

Les moments les plus extrêmes du théâtre de Shakespeare sont ceux où le vide surgit sur la scène, faisant coïncider le tragique et le grotesque. On voit, ainsi, Macbeth qui, au comble de sa fureur, fait porter derrière lui son armure vide, dans un palais aussi déserté que l’est désormais son âme (A. IV, sc. 4). Ainsi, le roi Lear réalise le « nothing » que Cordelia avait proféré en réponse à sa demande d’amour. Lui qui s’est « dévêtu » des insignes de la royauté et de la paternité incarne, désormais, le rien jusqu’au grotesque et pathétique dénuement qui le rend semblable au pauvre Tom (A. III, sc. 4). Mais il résiste à cette chute catastrophique dans le vide en se jetant dans les fureurs de l’« hysterica passio » que redoublent symboliquement les nuits de tempête et les assauts guerriers.

Cette rencontre fulgurante de l’excès et du manque, qui s’entretiennent mutuellement jusqu’à s’identifier, ne produit pas qu’un théâtre de l’horreur ou du grotesque, mais participe aussi d’une esthétique de la joie et de la jouissance. La littérature en offre au moins deux expressions majeures à travers l’amour courtois et l’écriture mystique. Dans les deux cas, la Dame et Dieu sont mis en position de signifiants d’une Autre jouissance qui manque, de signifiants de la Chose — dans le sens lacanien, cette chose que Melville a figurée sous les traits de Moby Dick). La Dame désigne le lieu de projection du poète qui porte le verbe à la limite de l’ineffable où il parvient à jouir du vide qu’Elle signifie. Et cette rencontre constitue la pointe ultime de l’expérience poétique justement désignée par les troubadours avec le terme de « Joy ». C’est la même « joie », selon le mot de Pascal, que connaît le mystique dans son extase. Comme le rappelle Michel de Certeau6, l’écriture mystique est une tentative pour inscrire dans un corps les stigmates de la langue qui manque, ou à l’inverse, pour forcer la langue à accueillir un corps absent — celui du Christ. Ce n’est pas un hasard si, à la même époque baroque, naît le mythe de Don Juan, qui met aussi en scène un théâtre de la jouissance et de l’excès, lequel, en réalité, « répète l’absence de l’unique et inaccessible “femme” », de même que la mystique « répond à l’effacement progressif de Dieu comme Unique objet d’amour »7.

Ainsi que le montrent à merveille les pages dans lesquelles le narrateur de Moby-Dick s’épuise à décrire l’infinie variété des baleines et la somme entière de leurs particularités, tout comme Achab s’épuise à poursuivre l’imprenable Moby Dick, l’accumulation de signifiants révèle le vide et le manque essentiel d’un signifiant ultime de la Chose. Les extraordinaires pages que Melville consacre à la blancheur de la baleine révèlent que le déchaînement de fureur des hommes, des requins, des éléments, a comme origine et source « that unscrutable thing » qu’est Moby Dick dont la blancheur est le miroir du vide de Dieu dans l’univers8.

Selon que le vide se laisse plus ou moins entrevoir derrière le masque du trop-plein, la technique de l’accumulation peut produire les effets les plus paradoxaux : l’ennui, comme souvent chez Sade ; le carnavalesque et le grotesque comme chez Rabelais ; l’humour comme chez Artaud, ou le comique suscité par l’admiration des Sganarelles devant le catalogue donjuanesque.

Conformément à son sens étymologique de « transport au-delà », la métaphore est une figure de l’excès, de l’hyperbole. C’est pourquoi le tempérament métaphorique est un tempérament mélancolique et excessif9. Mais que transporte donc si loin la métaphore, sinon le vide originaire sur lequel se fonde le langage ? Le poète, inventeur de métaphores nouvelles, réactive le geste premier qui a donné voix à l’homme tel que le décrit Nietzsche dans Vérité et mensonge au sens extramoral10. Chaque saut au-delà est suscité par le contact avec le réel excessif et intraduisible, car originairement in-signifiant. Chaque nouvelle création métaphorique fait monter le vide au cœur du langage et le recouvre en même temps. Telle est la fonction du trope : donner figure à ce qui n’en a pas, à ce qui est originairement Atropos, l’ultime Parque « sans figure », la mort. Le risque, dans l’art des figures de l’excès : oxymore, esthétique de la pointe, rhétorique de l’ineffable, gongorisme, est que le vide qui creuse le discours ne soit celui de figures rhétoriques épuisées et épuisantes qui miment seulement l’expérience réelle d’un contact du langage avec sa propre limite. C’est ainsi qu’on peut dire que « tout ce qui est excessif est insignifiant ».

Contrairement à la philosophie, pour qui tout le réel est rationnel et pour qui il n’y a pas de trou dans le logos, la littérature ne cesse d’écrire pour circonscrire ce réel qu’elle cherche à rendre d’autant plus sensible qu’il est fuyant et que manque le signifiant ultime qui donnerait le dernier mot sur le réel. Art du langage et des signifiants, il appartient à la littérature de révéler que l’excès est inscrit dans l’être de l’homme en tant qu’être parlant. L’esthétique montre que l’excès n’est pas une simple démesure quantitative, comme le prétend l’éthique, mais la réalité ontologique, qualitative, d’un sujet jeté hors de lui-même par le fait du langage et qui ameute les signifiants dans une course précipitée pour combler le vide de son être.

Ce travail, la psychanalyse l’appelle « sublimation ». Mais il y a plusieurs façons de sublimer, l’une, qu’on pourrait dire culturelle, recouvre toujours le réel de signifiants apparemment adéquats, l’autre, « créationniste », montre que l’œuvre nait ex nihilo, du vide ou du Chaos qu’elle promeut. Lacan définit cette sublimation créationniste comme le fait « d’élever un objet à la dignité de la Chose »11, soit de l’élever au point ultime du manque de signifiant. Dans un texte intitulé « Chaos in poetry », D. H. Lawrence fait admirablement sentir la différence entre ces deux types de sublimation ou de poétique, entre les artistes qui créent au contact du chaos mortel et vivifiant à la fois, et ceux dont la fonction culturelle est de « ravauder » la déchirure opérée par les génies dans le vaste parapluie astral qui nous protège (à savoir, les habitudes culturelles et les croyances convenues, ainsi que les représentations conventionnelles), déchirure qui laissait entrer le vent du chaos. Mais toute création esthétique est déjà une manière de se protéger du chaos, une défense et une tentative pour colmater la brèche du réel. « Les poètes révèlent le désir secret de l’humanité. Que révèlent-ils ? Ils montrent l’appétit du chaos, et la peur du chaos. L’appétit du chaos est le souffle même de leur poésie. La peur du chaos réside dans leur parade de formes et de techniques. »12

Il faut en conclure que si chaque esthétique particulière, ou chaque poétique, n’est pas une expression formelle de la violence et de l’excès, qui pousse certains poètes, comme Artaud, à refuser le jeu signifiant pour laisser place à l’insignifiant du cri, qui serait l’émergence pathétique du pur réel dans le langage, l’esthétique a rapport avec l’excès essentiel du réel. Cela est justement inscrit au cœur du concept d’esthétique élaboré par Baumgarten tout au long de son œuvre et spécifiquement défini, en 1750, dans Æsthetica13.

Excès de l’esthétique

L’esthétique a pour objet de prédilection un réel en excès, autrement dit, un réel qui échappe au concept, au logos, à la raison, mais qui possède sa vérité propre. Ce réel qui excède le concept et auquel manque un signifiant adéquat, est celui que la philosophie a dénié tout au long de son histoire. L’esthétique naît donc du constat d’une « perte » du réel par la raison logique. Certes, pour Baumgarten, le rationnel c’est le réel, mais, dans la conception leibnizienne qui est la sienne, seul Dieu accède à la vision et à l’adéquation intégrales, aussi bien pour ce qui concerne le tout du monde, et même des mondes possibles, que la singularité de chaque chose. L’homme doit choisir. Ou plutôt, il a toujours choisi la connaissance logique (imparfaite pour lui) en négligeant la connaissance esthétique. Aussi imparfaite, mais complémentaire, car elle est le seul chemin vers la vérité matérielle du sensible et du singulier.

Baumgarten illustre cela par une image : 

Je pense pour ma part qu’il est déjà possible aux philosophes de voir avec la plus grande clarté que la connaissance et la vérité logique doivent payer par une importante perte de perfection matérielle tout ce qui leur confère une exceptionnelle perfection formelle. Qu’est-ce en effet que l’abstraction, sinon une perte ? Il est de la même façon impossible de tirer une forme sphérique d’un bloc de marbre dont la configuration est irrégulière, si ce n’est au prix d’une perte de matière, prix qui est au moins aussi élevé que l’exige l’obtention d’une forme ronde.14

L’esthétique est donc la science de l’excès, de ce qui excède la raison dans la mesure où son triple objet est la vérité du confus, la vérité du fini et la vérité du virtuel.

L’esthétique est la science du confus. Baumgarten prend pour point de départ le thème leibnizien de la connaissance sensible, claire bien que confuse : « Les perceptions sensibles et confuses de l’âme contiennent déjà en elles-mêmes un certain de degré de certitude qui n’en est pas moins complète, ainsi qu’un degré de conscience suffisant pour distinguer certaines vérités de toutes les faussetés. »15 Les représentations distinctes et adéquates ne sont « à aucun degré » poétiques16, et « il est poétique de préférer le terme impropre (figuré) au terme propre »17. « L’horizon esthétique bénéficie d’une immense quantité d’objets, qui est sa forêt, son Chaos et sa matière. »18 Pour être confuses, les représentations poétiques n’en sont pas moins « claires » et ne sauraient être « obscures »19.

Sur quel critère se fonde cette science ? Certainement, un critère qui sera le plus opposé à celui qui fonde la raison logique et philosophique. A savoir : le choc émotionnel, l’intensité de l’affect. La clarté du concept réside dans la rigueur de son analyse ; la clarté de la sensation esthétique réside dans l’intensité du choc qu’elle provoque et dans le degré d’admiration qu’elle suscite, lesquels font ressentir la confuse richesse du réel. « La fin de l’esthétique est la perfection de la connaissance sensible comme telle, c'est-à-dire la beauté. »20 Baumgarten ne définit plus la beauté par l’adéquation de la représentation à un objet, mais par l’intensité propre de la sensation. Il s’agit donc d’une expérience existentielle.

Les sensations qui sont fortes sont plus claires, donc plus poétiques que celles qui sont moins claires et qui sont faibles […] ; les sensations qui sont fortes accompagnent plutôt un affect intense qu’un affect peu intense […]. Il est donc tout à fait poétique de susciter des affects très intenses. […] Il est plus poétique de faire naître des affects que des imaginations autres.21

Le critère déterminant, qui assure que le choc affectif est bien esthétique et produit le beau, est la « vivacité », le « plein de vie » (Lebhaftigkeit)22. C’est sur cela que se fonde le « bonheur » esthétique.

L’esthétique révèle la vérité intrinsèque du fini ou du singulier. La connaissance logique est limitée par la finitude humaine, mais, surtout, elle ne peut s’exercer que par la perte de la vérité matérielle. Plus la vérité formelle est grande, plus la vérité matérielle est faible. D’où la nécessité de recourir à un mode de connaissance spécifique bien qu’« inférieur » et d’admettre le caractère irréductible de la vérité esthétique. Tout le réel n’est pas conceptualisable. Il existe un réel sans concept, le singulier. Plus on s’approche du singulier, plus il faut esthétiser. Donc, plus on esthétise, plus on signifie le manque de signifiant, ou d’un signifiant dernier. « L’horizon esthétique doit principalement sa richesse aux objets singuliers, individuels et très déterminés, qui donnent à la vérité esthéticologique la plus grande perfection matérielle possible. »23

« La vérité esthéticologique de l’individu ou de la chose singulière revient à la perception de la plus grande vérité métaphysique qui soit en son genre. »24 L’esthétique est donc toujours prise en charge d’un excès de réel par rapport au concept. Cette problématique est au cœur de ce qui se joue dans les rapports entre littérature et philosophie à l’époque des Lumières, en France.

L’esthétique prône la supériorité du virtuel sur l’actuel. D’une certaine façon, Baumgarten, en tant que philosophe, dénie la découverte qu’il vient de faire, affichant l’éternel mépris des philosophes à l’égard de la faculté de juger esthétique qu’il définit comme « faculté de connaissance inférieure »25. Mais ce qu’il dénie s’affirme, ailleurs, avec d’autant plus de force : « les poètes sont aussi des voyants — vates ». « Il y a longtemps qu’on a observé que le poète est une sorte de démiurge ou de créateur ; le poème doit donc être pour ainsi dire un monde »26. Il faut donc conclure que la connaissance esthétique, ouverte à l’infinité des possibles, est une « gnoséologie » supérieure, et non inférieure à la connaissance logique, laquelle est limitée à l’unique réalité. Aristote, dans la Poétique, affirmait déjà la supériorité du poète sur l’historien, car le poète dit ce qui aurait pu avoir lieu et l’historien ce qui a eu lieu. Le poète dit l’événement pur, dans virtualité créatrice.

L’esthétique de Baumgarten préfigure les esthétiques les plus modernes. Avant Bataille, qui revendique le concept d’« hétérologie », il affirme que la vérité esthétique, dans la mesure où cette science peut avoir pour objet la multiplicité des mondes possibles, est une « vérité hétérocosmique »27. Contrairement aux objets qui ne peuvent exister dans aucun monde possible et qui sont « utopiques […] seules les inventions vraies et hétorocosmiques sont poétiques. »28 Par ailleurs, à de nombreux égards, cette esthétique préfigure la pensée deleuzienne de l’art et de la littérature.

Déni de l’esthétique et excès du réel

L’esthétique s’exerce à la limite, elle concerne un dehors de la raison humaine, voire un dehors du monde qu’on peut appeler l’infini des mondes possibles ou le virtuel. Baumgarten, philosophe et métaphysicien, a une conception positive de l’esthétique, en ce qu’elle s’inscrit dans l’ordre cosmique divin, de sorte que l’artiste ne reproduit plus le réel, mais redouble le geste créateur de Dieu. Il rejoint, ainsi, l’idée de Longin pour qui le sublime élève vers le grand, le meilleur, le divin. Mais dans un monde privé de Dieu, l’esthétique aura à charge de révéler le vide, de faire monter de vide dans le réel, de montrer, un peu comme dans la physique quantique, la puissance créatrice du vide — fût-ce à son corps défendant.

Dès lors, on comprend que les philosophes qui ont suivi Baumgarten l’ont tous trahi. Kant, le premier, lecteur et admirateur de sa Métaphysique, a détourné le concept d’esthétique vers des théories transcendantales et a décrété la fin historique de l’art. Mais Hegel, surtout, le génie de l’esthétique philosophique, l’a retournée contre elle-même, niant que l’art ait une vérité spécifique et affirmant, comme Kant, qu’il était parvenu à sa fin historique.

L’art creuse un abîme entre l’apparence et illusion de ce monde mauvais et périssable, d’une part, et le contenu vrai des événements, de l’autre, pour revêtir ces événements et phénomènes d’une réalité plus haute, née de l’esprit. C’est ainsi, encore une fois, que loin d’être, par rapport à la réalité courante, de simples apparences et illusions, les manifestations de l’art possèdent une réalité plus haute et une existence plus vraie. 29

Non seulement cette déclaration idéaliste nie la valeur et la vérité du réel concret, rejetés dans le monde du mal et de l’illusion, mais cette concession philosophique est la meilleure dénégation de la spécificité de l’art et de la vérité matérielle qui lui appartient. Hegel nie la spécificité de la vérité esthétique en la soumettant à la vérité proprement philosophique et unique de l’Esprit. Dans l’art, « l’esprit ne recherche pas l’universel, l’idée, la suppression du sensible, mais seulement le sensible et l’individuel, abstrait de sa matérialité. Il ne veut que la surface du sensible. Le sensible se trouve ainsi élevé dans l’art à l’état d’apparence, et l’art occupe le milieu entre le sensible pur et la pensée pure »30.

Considéré sous le soleil de l’Esprit, « l’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé. De fait, il a perdu pour nous ce qu’il avait d’authentiquement vrai et de vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans notre représentation »31. « L’œuvre d’art est donc incapable de satisfaire notre ultime besoin d’Absolu. »32 Hegel en tire la conclusion ironique que l’esthétique, comme science de l’art, n’a jamais autant été un besoin, non pour en dégager la vérité spécifique ou la puissance de renouveau, mais pour reconnaître ce qu’il est, comme moment dépassé de la vérité de l’Esprit.

Cet excès de l’esthétique, cette vérité en excès qui est son objet, que la philosophie, sous le nom même d’esthétique n’a cessé de dénier, et que Baumgarten a mis au jour, on peut l’appeler l’excès du réel.

Notes

1 .

Œuvres complètes, t. 3, Le Club français du Livre, Paris, 1970, p. 483.

2 .

Traduction et présentation de J. Pigeaud, Rivages, Paris, 1993.

3 .

Trad. et présentation de J. Pigeaud, Rivages, Paris, 1988.

4 .

« En désexualisant ou en sublimant la libido du ça, il [le moi] travaille à l’encontre des visées de l’Éros, il se met au service des motions pulsionnelles adverses », S. Freud, Le Moi et le Ça, in Œuvres complètes, t. XVI, trad. C. Baliteau, A. Bloch, J.-M. Rondeau, PUF, Paris, 1991, p. 289.

5 .

Le séminaire, livre VII, Léthique de la psychanalyse, Le Seuil, Paris, 1986.

6 .

La Fable Mystique, Gallimard, Paris, 1982.

7 .

Ibid., p. 13.

8 .

H. Melville, Moby-Dick, chap. 42, traduction Armel Guerne, Pocket, Paris, 1981.

9 .

Voir, à ce sujet, les analyses de J. Pigeaud dans son introduction à L’homme de génie et la Mélancolie, op. cit.

10 .

« La “chose en soi” (qui serait précisément la vérité pure et sans conséquence) reste totalement insaisissable et absolument indigne des efforts dont elle serait l’objet pour celui qui crée un langage. Il désigne seulement des rapports des hommes aux choses, et pour les exprimer il s’aide des métaphores les plus audacieuses. Transposer une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à son tour transformée en son ! Deuxième métaphore. Et chaque fois, saut complet d’une sphère à une autre, tout à fait différente et nouvelle », Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extramoral. Ecrits posthumes 1870-1873, trad. J.-L. Backès, R. Haar, M. B. de Launay, Gallimard, Paris, 1975, p. 280.

11 .

Léthique de la psychanalyse, op. cit., p 133.

12 .

D. H. Lawrence, « Le chaos en poésie », Cahiers de l’Herne, Paris, 1988, p. 190. (What about the poets, then, at this juncture? They reveal the inward desire of mankind. What do they reveal? They show the desire for chaos, and the fear of chaos. The desire for chaos is the breath of their poetry. The fear of chaos is in their parade of forms and technique. Selected Critical Writings, Oxford University Press, 1998, p. 236).

13 .

A. G. Baumgarten, Esthétique, précédée de Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème et de Métaphysique, trad. J.-Y. Pranchère, Paris, L’Herne, 1988.

14 .

Op. cit., p. 201.

15 .

Ibid., p. 183.

16 .

Ibid., p. 34.

17 .

Ibid., p. 64.

18 .

Ibid., p. 203.

19 .

Ibid. p. 34-35.

20 .

Ibid., p. 127.

21 .

Ibid., p. 41-42.

22 .

Ibid., p. 74.

23 .

Ibid., p. 203.

24 .

Ibid., p. 161.

25 .

Ibid., p. 85.

26 .

Ibid., p. 133 & 58.

27 .

Ibid., p. 161.

28 .

Ibid., p. 50.

29 .

G. W. F. Hegel, Introduction à l’Esthétique. Le Beau, S. Jankélévitch, Flammarion, 1979, p. 30.

30 .

Op. cit., p. 69.

31 .

Ibid., p. 34.

32 .

Ibid., p. 33.

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Table des matières

Introduction

1. Littérature et philosophie

2. Théories critiques

3. Genres et courants

4. Musique

5. Arts plastiques et visuels