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L’œuvre de Claude Cahun s’ouvre sur une ambivalence visible dans Vues et Visions1. Dans la veine du symbolisme dont son oncle Marcel Schwob, co-fondateur du Mercure de France, était un représentant éminent, on y sent déjà, dans l’opération de métamorphose effectuée entre la description poétique de ce qui est et la transcription en ce qui aurait pu être, ce qui se détache du réel pour évoluer vers l’imaginaire par le biais d’une véritable opération anamorphique. Claude Cahun est alors déjà à la recherche d’une autre esthétique. Sa collaboration avec son amante, Marcel Moore, auteur des dessins qui viennent redoubler les textes, engage également une première réflexion sur le statut d’auteur, réflexion poursuivie tout au long du parcours artistique de Cahun et de Moore. Choix du masque par le biais du pseudonyme épicène Claude Cahun à la place de Lucy Schwob et Marcel Moore pour Suzanne Malherbe, mise en évidence d’un imaginaire onirique, association plutôt que mise en valeur de la figure du génie auctorial, apparition du motif de l’homosexualité à travers la mise en scène du personnage de Ganymède2 : autant de prémisses à ce qui fondera l’originalité du travail cahunien aujourd’hui redécouvert.

Le 20e siècle s’ouvre, après la Première Guerre Mondiale, sur une ère du doute généralisé quant à l’esprit rationaliste qui a prévalu depuis le Siècle des Lumières. La Grande Guerre avait prouvé qu’un tel esprit avait été impuissant à empêcher la destruction de l’homme par l’homme. La Raison est mise à mal, celle au nom de qui les massacres furent commis, de même que les notions d’universel, de norme, et de progrès. Il s’agit désormais de privilégier l’irrationnel, le discontinu, le fragmentaire, l’illogique pour atteindre d’autres vérités et développer de nouveaux modes de perception. C’est en 1932 seulement que Claude Cahun rencontre les Surréalistes et que son amitié avec André Breton débute, longue relation qui a toutes les allures du mystère, André Breton étant un homophobe notoire et, comme la majorité des Surréalistes, défenseur du modèle patriarcal et de la domination de l’homme sur la femme. Au-delà de dissensions d’ordre éthique, il est clair que le projet surréaliste rejoint clairement les interrogation de Claude Cahun en matière d’imaginaire, de retour à l’enfance, de mise en crise des normes.

Dans l’œuvre que je me propose d’étudier, Aveux non Avenus, parue aux Editions du Carrefour en 1930, la révolte contre la société et la levée de l’étendard Rêve sont présents : « Société ! Tout est bien fini entre nous »3 ou encore « Les affligés, les révoltés (ne suis-je pas des vôtres ?) – nous exigeons le rêve, griffe dehors ou patte de velours »4 et « Dès que je sors du rêve et songe à faire mon entrée dans le monde, j’entends claquer des portes ».5

Notre propos vise à comprendre les relations entre photographie, photomontages surtout, et œuvre scripturaire dans Aveux non Avenus : l’ouvrage se présente comme un livre d’artiste où les deux pratiques sont corrélées. La photographie, dans Aveux non Avenus, va jusqu’à s’attacher littéralement à la fiction puisque les œuvres paraissent contrecollées à l’intérieur des ouvrages, mais nous voudrions montrer que, loin de n’être qu’illustratifs, les photomontages participent de la recherche d’une nouvelle esthétique. Celle-ci s’éloignerait du Beau pour choisir le combat, contre soi, contre son propre corps, mais aussi contre les contraintes imposées par la société : normes de classe, de genre, sexuelles, politiques.

Choisir la pratique photographique ne va pas de soi. On remarque que la rédaction dAveux non Avenus avait débuté plus de dix ans avant la constitution des photomontages comme si l’œuvre n’avait pu prétendre voir le jour sans la participation des images, comme si elles lui étaient tout à fait nécessaires. C’est cette nécessité qu’il faut interroger.

Si l’on suit la définition du Surréalisme proposée par André Breton dans le premier Manifeste du Surréalisme6, on note qu’il est nécessaire selon lui de recourir au hasard, à une forme d’automatisme, en tous les cas de renoncer à la préméditation dans l’art. Or, la photographie contrarie tout à fait ce genre d’impératifs puisqu’elle suppose une mise en scène, un cadrage, éventuellement des manipulations à la suite du tirage, etc. Le cas est encore plus frappant lorsqu’il s’agit de photomontages. Le terme même emprunte au vocabulaire de l’ère industrielle et fait du photographe un mécanicien de l’image, un amoureux de l’artifice.

Ainsi donc, pourquoi le choix de la photographie ? Il semble que quelque chose se soit imposée à Claude Cahun d’une nécessaire opération conjointe de l’écriture et de la photographie pour poser une question semblable : « Qui suis-je ? », énigme qui, si elle a pour base une interrogation ontologique grave, prend les allures d’un jeu teinté d’une ironie systématique.

Un premier élément de réponse pourrait être donné par la volonté de Claude Cahun d’associer en tout son amie à ses créations : l’écriture est du côté de la solitude quand la photographie, elle est du côté de l’alliance, du double (proposant notamment une réflexion sur des effets de spécularité…).

Claude Cahun et Marcel Moore, Sans titre, 1928 (Frye Art Museum, Seattle WA)

On pourrait supposer également que l’écrit vise à donner des indices sur les procédés utilisés dans les photographies et donne notamment des éclairages sur le sens à donner aux images. Au fond, l’écrit interviendrait comme un révélateur. Or, l’écriture elle-même ajoute à la complexité de la signification. On note en effet dans Aveux non Avenus l’usage d’une codification, d’un je illusoire, fictif, puisqu’il est masculin, et rend compte d’une identité choisie, un autre masque possible.

Ce qu’on peut supposer, c’est que Claude Cahun a voulu tester deux modalités de représentations du moi, modalités permettant de faire jouer plusieurs sens, la vue et la vision une nouvelle fois, l’impression directe (ce que perçoit immédiatement l’œil) et le passage à l’imaginaire. Le redoublement des miroirs, des globes déformants insiste sur ce redoublement surréaliste de Vues et Visions qu’est Aveux non Avenus.

Dans cette œuvre apparaît une suite de récits de rêves ou de cauchemars à la suite desquels, véritables fulgurances, émergent des phrases laconiques, impératives telles que « je circulerai librement dans l’espace intermédiaire »7. Cette volonté de se déplacer dans l’entre-deux signale qu’à aucun moment nous ne sortirons de l’œuvre avec des certitudes concernant son auteur, encore moins verrons-nous surgir tout un discours théorique sur le Beau selon Cahun. Néanmoins des appréciations sur le sens de l’art sont données à plusieurs moments dans l’œuvre : là encore, il faut les considérer avec méfiance car beaucoup sont le fruit d’une ironie qui saborde toutes les certitudes. Il est clair tout de même que le Beau pour Cahun n’a que peu d’intérêt et est plutôt du ressort de l’illusion. Ainsi, Cahun, sous le masque d’un Aurige féminisé se moque de la conception du Beau par le poète :

« Vivre dans le Beau, dans le Vrai ? »… ? – Une vague intermittente me renverse, me laisse aux lèvres un peu d’écume amère. La beauté, Un regard entrevu, des paupières battantes. Je la convoite, certes ! mais comment l’atteindre ? Imparfaite comme je suis, oserais-je affirmer qu’elle ne me quitte, qu’elle ne me lasse point ? Quant à la « Vérité », vous l’avouerai-je ? Je ne m’en soucie nullement. Je ne la recherche pas : je la fuis. Et j’estime que c’est là mon vrai devoir.8

Si je vous ai parlé d’art et de mensonge, cher incorrigible Poète (car c’est le poète qui s’insurge et réclame le Beau, le « Vrai » indissociables – insociables bien plutôt ! – ce ne peut être le philosophe), si je vous ai parlé d’art, comprenez qu’il ne s’agissait que de vie – vie que j’appelle art, sans doute (sans trop de modestie) pour y donner quelque valeur. La Littérature, je m’en fous, autant que vous des…9

Refuser le Beau, c’est d’abord refuser son avilissement en simple beauté accordée notamment aux femmes en tant qu’objets des œuvres d’art masculines. La femme telle qu’elle est mise en scène par Cahun, sous la forme d’autoportraits où l’artiste reste indéfinissable du point de vue du genre et se refuse à entrer dans les attitudes jugées sensuelles ou érotiques, ou bien sous la forme de fragments (de jambes, de bras…) n’apparaît pas sous un jour particulièrement favorable. Elle n’est pas embellie, elle ne correspond pas aux canons masculins. Cahun cherche à montrer les revers de cette esthétisation, à la manière dont elle déconstruit les figures féminines mythiques dans Héroïnes.10

Claude Cahun, Autoportrait, c. 1928, © Jersey Heritage Trust

Le rejet du corps, ou plutôt de l’idéalisation du corporel, va de pair avec la mise en crise des canons esthétiques ayant prévalu notamment depuis l’Antiquité, en particulier l’Antiquité grecques : c’est le cas dans la description d’Aurige, à la fois description subversive d’un contre-modèle à l’esthétique féminine mais aussi évaluation négative de la sculpture antique :

[…] des seins superflus ; les dents irrégulières, inefficaces ; les yeux et les cheveux du ton le plus banal ; des mains assez fines, mais tordues, déformées. La tête ovale de l’esclave, le front trop haut…ou trop bas ; un nez bien réussi dans son genre – un genre affreux ; la bouche trop sensuelle : cela peut plaire tant qu’on a faim, mais dès qu’on a mangé ça vous écœure ; le menton à peine assez saillant ; et par tout le corps des muscles seulement esquissés.11

Il s’agit donc, pour remettre en question les canons esthétiques de porter des masques, de faire subir à son corps toutes les déformations, d’élever en soi des monstres.

L’écriture fait également lien avec la photographie en explicitant la démarche d’un auteur-modèle pour lequel le corps est tout à la fois un moyen et un encombrement :

Je me fais raser les cheveux, arracher les dents, les seins- tout ce qui gêne ou impatiente mon regard- l’estomac, les ovaires, le cerveau conscient et enkysté. Quand je n’aurai plus qu’une carte en main, qu’un battement de cœur à noter, mais à la perfection, bien sûr je gagnerai la partie. Post-Mortem – Non. Même alors, réduite à rien, je n’y comprendrai rien. Pas davantage. Qui ne peut avaler le tout n’en peut avaler le plus petit morceau .12

Dans ce cadre, il s’agit, en alliant les pratiques artistiques, de contrevenir à la nature, de se libérer des liens du corps et des contraintes qui lui sont liées.

Ici, écriture et photographie usent chacune de leurs atouts avec le même dessein. Pour l’écriture, il s’agit de modifier le moi en le rendant indiscernable : les textes sont d’un auteur sous pseudonyme, je est masculin (en témoignent les accords) ; dans le texte apparaissent de longs moments dialogiques où la théâtralisation joue à plein. Enfin, l’ironie ne cesse de brouiller les pistes et il est bien des moments où l’exégèse est rendue très difficile. Cette ironie perce jusque dans les usages typographiques de Cahun qui, au milieu de textes sur l’amour, insère des petits cœurs mièvres, ou des étoiles dans la section traitant du divin.

La pratique photographique s’allie à ce trait caractéristique que Cahun distingue chez elle et qui consiste en une « manie de l’exception ». Cette proposition est évidemment paradoxale puisque l’exception va plutôt de pair avec l’unique et la manie avec la répétition. Néanmoins, on peut effectivement supposer qu’un support comme la photographie était davantage tourné du côté de l’exception en ce que les productions ainsi obtenues étaient le fruit de mises en scène toujours uniques ; la manie, elle, viendrait de l’entêtement du photographe à répéter sans cesse ces moments uniques.

Il y a dans le même temps, chez Cahun, le goût prononcé pour l’artificiel, qui va de pair, étrangement, avec une tendance à l’auto-destruction. L’idéal de Cahun se porte sur l’enfance et l’imaginaire, comme cela a pu être le cas pour les Surréalistes, mais elle conserve la conscience aiguë de la vanité d’une telle foi. On remarque ainsi dans ses autoportraits en petite fille le caractère affecté de la représentation, l’ironie mordante, mais aussi une mélancolie sous-jacente. La photographie vient mettre à jour les artifices de la création, montre les dessous du théâtre de la représentation, annulant l’effet de merveilleux auquel les œuvres, dans leur étrangeté, seraient pourtant, dans un premier temps, capables de nous transporter.

Par ailleurs, il y a chez Cahun la volonté de proposer une transposition de soi, une translation, un voyage contre la banalité de l’existence, d’où une certaine quête du merveilleux, mais surtout de l’effacement d’un moi trop restreint et limité. De même qu’on sublime quelque chose, un parfum, ne reste de l’être sublimé qu’une infime partie, « la proue »13 de lui-même. Assez significativement, la préface à Aveux non Avenus rédigée par Pierre Mac Orlan souligne que l’œuvre présente des apparitions fantomales, des présences nocturnes qui sont des figurations d’idées, « un orchestre philosophique [qui jouerait] en sourdine »14. Tout apparaît pour Mac Orlan sous le signe de la fulguration et de la fragilité, du sensuel et de l’impalpable.

Tout comme le signifient les Surréalistes, l’art a un goût de révolte désormais : il est à reprendre par une jeunesse cherchant à s’extraire des normes qu’on leur impose et qu’ils jugent déficientes. Il s’agit de s’impliquer dans de nouveaux absolus :

Des enfants difficiles, voilà ce que nous sommes. […] Allusions de plus en plus claires à des plaisirs hors nature (un corps élastique dans un paysage plastique). Nos cheveux hérissés sortent déjà leurs griffes de l’espace et du temps. Il nous faut des miracles inédits, un merveilleux au goût du jour.15

On le voit, chez Cahun, cette explication de l’état d’esprit dans lequel se trouve toute une génération d’artistes et dans laquelle elle-même se reconnaît comme un enfant parmi d’autres (un enfant c’est-à-dire un être en définition, en construction) suppose un passage par la métamorphose. Cette malléabilité fait du corps un matériau à partir duquel il est possible de créer d’autres univers, de s’extraire du réel. Derrière cette phrase surgit l’image de Méduse, personnage mi-humain, mi-monstre, personnage de la subversion portant en guise de couronne les serpents qui ne cessent d’apparaître chez Cahun pour contrarier les desseins de Dieu. Il s’agit donc de se servir de l’enveloppe charnelle pour achever une vaste entreprise iconoclaste. Cette entreprise passe non seulement par le travail subversif et déconstructeur de l’écriture mais aussi par l’accent mis sur le regard (celui de la Méduse), regard provocant, point de vue différencié posé sur le monde, regard presque hypnotisant omniprésent dans les photomontages comme redoublement de l’objectif.

Il y a chez Claude Cahun une vraie passion de l’écriture, signifiée notamment par la précocité dont elle fit preuve et qui l’amena à écrire dès le plus jeune âge. Entourée d’écrivains, il apparaît bien que c’est d’abord du côté de l’écriture que se tournent ses espoirs. L’écrivain, pour Claude Cahun, est cet artiste total qui s’investit totalement dans l’écriture, se sacrifie à son autel tout comme, nous le verrons, Cahun sacrifie son corps en en faisant un objet d’écriture et de photomontages :

[…] le musicien, le peintre, sont les beaux fonctionnaires de l’absolu. Leur besogne faite, ils peuvent plier bagage. Evidemment par l’oreille et par l’œil ils sont en perpétuel travail. Mais ce n’est point assez que l’écrivain mette un bras dans la machine ; il doit y passer tout entier. Si quelque chose en lui n’est pas disponible, un tel crapaud tachera le diamant que tout l’éclat du monde sera peine perdue.16

L’expression « il doit y passer » joue sur un double sens, à la fois passer le corps dans une machine, mais aussi « y passer » c’est-à-dire mourir. C’est ce sacrifice-là, semble-t-il, qui rend nécessaire la conjonction entre photographie et écriture, parce que l’écrivain-photographe donne son corps tout entier et sous toutes les formes, mais oblige également son public à constater cette déconstruction de lui-même en convoquant tous ses sens : la vue, l’ouïe (d’où le choix du poétique, les multiples allusions à la musique), le toucher mais aussi pourquoi pas le goût et l’odorat qui figurent dans les textes mais aussi dans l’un des photomontages sous la forme d’un attribut (le nez et la langue), disposés sur un chandelier à sept branches.

Héliogravure composée par Marcel Moore, Aveux non avenus, op. cit., p. 405

Claude Cahun parle dans son œuvre de « corps élastique dans un paysage plastique » : ceci pourrait être la définition même de ce qui apparaît dans les photomontages, certes, mais aussi dans les textes où le dialogisme est souvent mis à l’œuvre, de façon à prêter de multiples apparences à une entité tour à tour narrateur, acteur, metteur en scène. Le théâtre est très présent dans Aveux non Avenus et intervient sous la forme de saynètes mettant en scène des personnages qui sont la représentation d’une certaine idéologie. Cahun est donc à la fois je (masculin ou féminin), Aurige, le Poète, le Maître, l’enfant (extrêmement présent dans les textes), Eve… Il s’agit dans les textes comme dans les photomontages de se mettre en scène, ce qui est signifié dans le photomontage qui ouvre la section V et dans le texte qui le suit : « Si l’on osait y regarder de près, ce visage ne serait plus qu’un masque ; ce corps, un corps de paille au goût le plus général et changeant à son heure »17.

Claude Cahun parle ici d’un acte transgressif (il s’agit d’oser, de braver un interdit) et cet acte consiste à « regarder de près », ce que fait le photographe. Au fond, il faudrait à ce point s’approcher de la réalité qu’elle se déliterait, paraîtrait dans sa vérité, à savoir une absence, une perte de substance. L’art, chez Cahun, est un paradoxe : à la fois un appel à un certain merveilleux, et en même temps une opération de désillusion, de mise à bas de la foi en un moi constitué.

Ce qui apparaît d’abord, c’est que la photographie, répondant aux jeux des temporalités mis en scène dans l’œuvre, notamment autour de l’usage répété du présent, donnant l’impression d’une adéquation entre temps de l’écriture et temps de la lecture, d’une immédiateté, permet de contrevenir aux lois du temps. Il s’agit pour Cahun de réfuter l’assignation du corps à la temporalité. La photographie est à la fois don de vie mais aussi de mort, rappelant que cette dernière avait d’abord servi à rendre compte du visage des défunts mais aussi avait la particularité de figer les visages dans une expression mortifère.

J’en ai assez de repriser, de faire durer la vie, cette pourriture, cette souffrance. Trop d’effort passe à survivre. Allons au plus vite fait : chez le photographe, à la guillotine, au bordel, dans mes bras… 18

Cette remarque de Claude Cahun, toujours teintée de ce qu’on pourrait appeler un humour noir, met sur le même plan photographie, exécution, et prostitution ; l’expression finale « dans mes bras » fait du corps de l’artiste-écrivain celui qui réunit toutes ces qualifications. Le temps est suspendu dans la perte du corps, de son identité, soit dans la multiplication des partenaires sexuels qui provoque une exténuation et une indifférenciation des corps, soit dans la photographie et la mise à mort qui participent de leur extinction tout autant que de leur mise en valeur.

La photographie a donc avoir avec une mise à mort, avec un don total de soi, mais aussi avec un certain point de vue posé sur le monde. Chez Cahun, la pratique photographique semble être à l’origine d’une éthique qui lui est propre et qui consiste à préférer le hors-nature, le monstrueux, ce qui échappe à la catégorisation. Cela occasionne, par retour, la marginalisation totale de l’artiste. Le regard a des répercussions directe sur l’être au monde de l’artiste. Claude Cahun le signifie à travers sa volonté de « se déclasser » :

J’ai la manie de l’exception. Je la vois plus grande que nature. Je ne vois qu’elle. La règle ne m’intéresse qu’en fonction de ses déchets dont je fais ma pâture. Ainsi je me déclasse exprès. Tant pis pour moi.19

Ici, les « déchets » auxquels Cahun fait référence se retrouvent dans la pratique photographique sous la forme de la reprise d’anciens autoportraits ou fragments de photographies réutilisés et montés dans les photomontages. Ces derniers apparaissent comme une véritable « collection d’exceptions », paradoxale puisqu’une collection supposerait justement la mise à mal de la notion même d’exception, volontiers ramenée au singulier, à l’unique.

Tout étant affaire de regard, Claude Cahun travaille longuement dans son œuvre le mythe de Narcisse, qu’elle réécrit, s’ingéniant à montrer que ce personnage n’a pas pu mourir en se contemplant, mais bien par dépit de ne pas se reconnaître. Non pas amoureux de soi mais désespéré face à l’insuffisance de son regard. Il faut insister sur ce point. Face à la récurrence de la pratique de l’autoportrait chez Cahun mais aussi face à la tentative d’autobiographie fictionnelle que représente Aveux non Avenus, on serait tenté de penser que Cahun est effectivement narcissique, au sens où elle ne serait préoccupée que d’elle-même, fascinée par sa propre image. En réalité, le travail de l’artiste est une œuvre de souffrance qui clame l’impossibilité à voir les choses véritablement, à saisir le réel. En même temps ce narcissisme joue sur la représentation traditionnelle des femmes conçues comme narcissique, en témoigne la représentation de la femme au miroir, faisant preuve d’un auto-érotisme qui correspond, pour la représentation masculine, à une preuve de la vanité féminine, de son orgueil.

Self-love. Une main crispée sur un miroir – une bouche, des narines palpitantes – entre des paupières pâmées, la fixité folle des prunelles élargies… […] Mon tableau serait de cette époque hypocrite et sensuelle où les hommes préféreront leur propre contact et son muet mépris à l’amour bavard des autres »20

Chez Cahun, ce narcissisme, au contraire, permet de tenter d’essayer d’obtenir une vérité sur soi, se considérant comme objet d’expériences. La réponse d’Aurige (double de Cahun dans le texte) à la question « Pourquoi préférez-vous votre propre personne à toute autre ? » appuie cette idée:

A. – Parce que cette personne est la seule dont je dispose pour préférer le reste. Qu’elle est la plus proche, l’instrument que j’ai sous la main. Parce que je sens, parce que je suis, parce que je ne peux pas faire autrement.21

Le recours à l’imaginaire intervient comme la possibilité d’atteindre la réalité en prenant un biais, une stratégie oblique pour saisir dans l’immédiateté de la photographie ou dans la fulgurance des visions ce qui échappe à l’œil.

Il faudrait maintenant fixer l’image dans le temps comme dans l’espace, saisir des mouvements accomplis – se surprendre de dos enfin. « Miroir », « Fixer », voilà des mots qui n’ont rien à faire ici. En somme, ce qui gêne le plus Narcisse le voyageur, c’est l’insuffisance, la discontinuité de son propre regard.22

La photographie ainsi que l’écriture permettent cette multiplicité des regards, par le recours au montage ou par le recours à l’analyse, à l’épanorthose, figure de correction très utilisée par Cahun et qui lui permet d’aborder un sujet, puis de le revoir sous un autre angle, oscillant sans cesse entre affirmation et négation, endroit et envers.

La mise à mort symbolique du corps que peut représenter la photographie alliée à la volonté de développer de nouveaux modes de perception, de confiner l’art au monstrueux va de pair avec la remise en question des catégories et des certitudes de tous ordres concernant l’humain. En premier lieu, il s’agit pour cette femme en butte à la vision donnée du féminin par des écrivains et des artistes essentiellement masculins de briser les canons, de défaire les normes de genre (au sens de gender).

Claude Cahun qui avait choisi un prénom épicène, insensible à la différence de genre, en guise de pseudonyme, souffrait de troubles tels que l’anorexie et recherchait, notamment en se rasant les cheveux, à évacuer les indices de la féminité que son corps pouvait offrir. Il s’agit pour elle d’« élaguer ce corps, branche par branche, membre par membre, faire appel aux chirurgiens ».23

Cette violence souhaitée est redoublée par une interrogation clairement formulée sur la pertinence d’un discours qui donnerait une importance au genre.

Masculin ? Féminin ? mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours. S’il existait dans notre langue, on n’observerait pas ce flottement de ma pensée. Je serais pour de bon l’abeille ouvrière .24

Etre neutre, ne-uter, ni l’un ni l’autre, voilà ce à quoi aspire l’art de Claude Cahun visant à déjouer la perception traditionnelle du féminin mais aussi du masculin. Cela se retrouve dans les photomontages où les parties traditionnellement érotisées par les artistes masculins sont présentées sous une forme beaucoup plus abrupte, sans érotisme aucun. Aucun nu dans les photomontages si ce n’est sous la forme de photographie de sculptures grecques aux membres parfois brisés par le temps. On voit également apparaître des figures de cinéma (le Capitaine Fracasse par exemple) mais placés sous le signe de l’ironie, ou bien encore des visages androgynes.

Claude Cahun s’exprime également sur l’homosexualité : mettre en scène Narcisse par exemple, c’est aussi s’interroger sur le rapport au même (homo), sur l’attirance ressentie face à un sexe semblable au sien. Dans la revue Inversion, Claude Cahun avait souligné l’importance d’une liberté sexuelle entière, au rebours de l’investigation lancée par le cercle (masculin) des Surréalistes sur la sexualité au cours de laquelle André Breton avait avec vigueur proclamé son homophobie.

L’homosexualité, Claude Cahun la travaille dans sa double pratique scripturaire et photographique en problématisant le rapport de l’artiste au miroir. Plusieurs autoportraits de Claude Cahun la représentent face à un miroir, ainsi que son amante, ou bien encore avec un masque. Le masque comme le miroir font référence à la question du double. L’homosexualité signifie-t-elle l’amour de soi dans l’autre ? Dans la section III d’Aveux non Avenus, « EDM », une interrogation est inscrite et a l’allure d’une citation puisqu’elle apparaît entre guillemets : « Tu n’as pourtant pas la prétention d’être plus pédéraste que moi ? …» et est suivie d’un photomontage où Cahun semble interroger son double, dans une mise en scène spéculaire où, l’artiste, le crâne rasé, est tout à fait androgyne. On peut se demander ici si la question n’intervient à la manière d’une bulle en bande dessinée. Elle pourrait en effet être proférée par le visage de droite au visage de gauche. Sur la même image, Cahun apparaît dans un costume porté au théâtre, costume qui lui confère des ailes comme à un ange, figure sensée être indéfinissable du point de vue du genre.

Le rêve tel qu’utilisé par Claude Cahun, n’a pas la même valeur ni les mêmes objectifs que le rêve des Surréalistes, surtout des hommes. En effet, il vise à déconstruire toutes les normes, à violenter la perception phallocentrique de la femme, mais aussi à contrecarrer l’art que l’on pourrait nommer un art-prétexte, pas du tout iconoclaste dans les faits puisque faisant perdurer les catégories sociales. On le voit à travers le personnage de l’artiste aux prises avec Aurige dans Aveux non Avenus, artiste qui place le mot Art sur la relation sexuelle, prend prétexte de l’art pour profiter physiquement de la femme Aurige :

Restez avec votre Maître, Aurige, mais couchez avec moi. Il vous soignera mieux que ne pourrais faire… (traduisez : je n’aurai pas cette peine) – et moi je serai là pour l’Art, le Rêve, l’Amour…25

L’enfant lui-même, parangon de l’idéal surréaliste, personnage auquel il faut s’efforcer de coller pour retrouver l’insouciance première, le mépris de la logique, est celui qui, chez Cahun, est placé face aux forces primordiales qui lui prouvent que la sexualité n’est pas affaire de différence de genre, mais plutôt d’énergie, de métamorphose. Ainsi, Claude Cahun présente un récit de rêve dans lequel un enfant a son premier émoi sensuel devant des vagues, et ce parce qu’il perçoit les forces en présence, leur donne un corps, est capable d’appréhender ce que cache la seule surface du réel :

Ne faudrait-il pas lui cacher un spectacle invariable qui devient indécent ? Car voici qu’il observe avec une curiosité neuve ces grandes sœurs qui comme des animaux se montent l’une l’autre, sans amour, cruellement sauvages. Aux yeux de l’enfant émerveillé, toute la plaine (chaste incontestablement) révèle l’image du rut que son corps pubère soudain réclame.26

La volonté de contrevenir aux catégorisations a engagé le travail artistique de Cahun sur la voie d’une véritable théâtralisation qui est le fond commun des deux pratiques. Il s’agit pour Cahun de jouer la vie par le recours au rêve, de s’« imaginer autre », de se « jouer [son] rôle préféré »27, mais aussi de mettre à mal ce qui pourrait être un discours de vérité en faisant de ses paroles des répliques théâtrales et de son corps l’instrument d’un acteur. A ‘limage de l’une des sections d’Aveux non Avenus intitulée « Hors-Texte », on peut dire que l’œuvre scripturaire tout comme les photomontages se situent dans un hors-texte comme dans un « hors-scène », que les aveux qui ne « sont pas avenus », qui ne sont pas « advenus » font partie de ce hors-texte. Il s’agit pour Claude Cahun, par la photographie comme par la pratique de l’écriture, de ne tracer « que des ébauches. Quand on a fini de démonter la mécanique, le mystère reste entier ».28

Notes

1 .

Claude Cahun, Vues et Visions, dans Ecrits, édition établie par François Leperlier, Paris, Jean-Michel Place, 2002, p.21-23.

2 .

Ibid., illustration de Marcel Moore p.57 / p.35 (édition originale).

3 .

C. Cahun, Aveux non Avenus, dans Ecrits, édition établie par François Leperlier, Paris, Jean-Michel Place, 2002, p. 292/ p.106 (édition originale). Nous citerons désormais l’ouvrage sous l’abréviation ANA.

4 .

ANA, p. 376/p.184.

5 .

Ibid., p.379/187.

6 .

André Breton, Manifestes du Surréalisme, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2002, p.36 : « SURREALISME, n.m : […] Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».

7 .

ANA, p. 377/ p.185.

8 .

Ibid., p. 261/p.77.

9 .

Ibid., p. 262/p.78

10 .

C. Cahun, Héroïnes, dans Ecrits, op.cit, p.125-161.

11 .

ANA, p. 57.

12 .

Ibid., p.216.

13 .

Ibid., p.178/ p. 2: « Je ne voudrais coudre, piquer, tuer, qu’avec l’extrême pointe ; le reste du corps, la suite, quelle perte de temps ! Ne voyager qu’à la proue de moi-même ».

14 .

Ibid., « En marge d’Aveux non Avenus », p.172, texte de Pierre Mac Orlan.

15 .

Ibid., p. 401/p. 209

16 .

Ibid., op.cit.,  p.395/203.

17 .

Ibid., op.cit., p. 286.

18 .

Ibid., p. 422/p. 228.

19 .

Ibid., p. 367/p.177.

20 .

Ibid., p.217, p. 37.

21 .

Ibid. , p. 250/p. 66.

22 .

Ibid., p. 218, p. 38.

23 .

Ibid., p. 292/p.106.

24 .

Ibid., p. 366/ p.176.

25 .

Ibid., p. 251/p. 67.

26 .

Ibid., p. 212/p. 88.

27 .

Ibid., p. 250/p. 66.

28 .

Ibid., p. 243/p. 59.

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Table des matières

Introduction

1. Littérature et philosophie

2. Théories critiques

3. Genres et courants

4. Musique

5. Arts plastiques et visuels