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La question de l’« objet littéraire » ouvre le premier des essais de Mikhaïl Bakhtine dans Esthétique et théorie du roman : loin de vouloir en faire un objet à part, singulier, « Histoire de l’art et esthétique générale » considère au contraire que l’objet littéraire devrait être compris au sein d’une pensée esthétique générale, celle-là même que les formalistes se refusent à engager1. Au départ de sa pensée – ce premier essai date de 1924 –, Bakhtine a donc pour premier souci d’élaborer une définition générale de l’œuvre d’art et de comprendre ce que pourrait être le « fondement d’une esthétique générale, systématique, philosophique »2 au sein de laquelle la « poétique » ne serait plus qu’une branche singulière. Pour l’instant, cette pensée d’une esthétique générale à refonder ne se préoccupe pas de genres ou d’objets littéraires particuliers, même si la poésie y occupe une place privilégiée et que le roman y est à peine mentionné. Et lorsqu’il est plus explicitement question de ce dernier, Bakhtine va jusqu’à émettre cette réserve surprenante, qui n’a rien d’une provocation sous sa plume, en lui adjoignant cette parenthèse : « le roman (si celui-ci est vraiment une œuvre d’art) »3.

Il ne s’agira pourtant pas ici, contre vents et marées, de vouloir à tout prix définir Bakhtine comme le théoricien qui aurait exclu le roman de l’esthétique, ou qui l’en aurait marginalisé ; on connaît assez ses apports sur l’histoire et la théorie du roman, pour douter d’une pareille exclusion. Ce que manifeste bien plutôt cette réserve quant au roman, au moment même où il s’agit pour Bakhtine de définir une œuvre d’art, sans laquelle il ne pourra définir ce qu’est une œuvre d’art littéraire, c’est que le roman est une catégorie problématique de l’art.

Il s’agira ici de décentrer en partie le regard que l’on porte habituellement sur Bakhtine, dans un mouvement qui pourrait d’abord sembler inverse au déplacement significatif que la traduction du titre de son recueil a opéré depuis le titre original Vaprosi literaturi i estetiki (« Questions de littérature et d’esthétique ») à sa version française, Esthétique et théorie du roman. Ce passage de « littérature » à « roman » peut s’entendre de deux façons au moins : s’il manifeste d’abord que ce recueil d’essais est plus généralement consacré au genre romanesque, il pose surtout la question des liens complexes entre roman et littérature. Soit que l’on considère que le roman occupe une place singulière dans la littérature dont il déstabiliserait certaines catégories (comme le genre) ; soit que l’on considère au contraire que le roman puisse être le lieu depuis lequel penser toute la littérature, voire depuis lequel penser l’art. Le déplacement du titre original à sa traduction conduit ainsi à ces deux hypothèses majeures quant au cheminement de la pensée de Bakhtine, telle qu’on peut la lire dans Esthétique et théorie du roman.

Il s’agira donc de comprendre comment l’abandon d’une première pensée esthétique qui va se déporter vers un objet littéraire aussi problématique que le roman, pourrait porter les linéaments d’une autre esthétique. La déprise d’une esthétique qui affirmait la supériorité de la poésie, pour accorder une prééminence de fait au roman, engage nécessairement, même si c’est implicitement, une esthétique qui renverse les hiérarchies passées. Il n’en reste pas moins que lorsque Bakhtine annoncera ses « deux lignes du roman européen », il annonce également le principal enjeu que rencontrent aujourd’hui certaines théories du roman : constituer une histoire biface du roman, qui ne soit pas dialectique jusqu’à la caricature, qui ne substitue pas à un ancien système de valeurs esthétiques, un nouveau système tout aussi problématique. Questions qui interrogent, en creux, la façon dont la théorie littéraire pourrait modeler l’esthétique.

Prééminence de la poésie 

Esthétique et théorie du roman s’ouvre donc sur une réflexion intitulée « Histoire de l’art et esthétique générale » qui veut en premier lieu contester la démarche formaliste et matérialiste, laquelle, à ne considérer la littérature que d’un point de vue formel et morphologique et à refuser de questionner « les problèmes de l’essence de l’art en général »4, court le risque de n’être pas en mesure de distinguer ce qui relève de l’art et ce qui n’en relève pas. Or, écrit Bakhtine, « sans une conception systématique du domaine esthétique […] on ne peut dégager l’objet d’étude de la poétique, ici, l’œuvre d’art littéraire »5. Pour pouvoir distinguer ce qui ressortit à la littérature, il lui faut donc comprendre au préalable quelles sont « les formes architectoniques fondamentales, communes à tous les arts, à tout le domaine de l’esthétique, et [qui] en constituent l’unité »6. Premier postulat de Bakhtine : les arts ne sont pas cloisonnés, mais unis, et c’est de la trouvaille des structures communes à tous ces arts que peut se dégager une pensée esthétique. Ce n’est qu’alors que sera possible l’étude spécialisée d’une œuvre littéraire par exemple.

Aussi dans la première partie du « Problème du contenu, du matériau et de la forme dans l’œuvre littéraire », Bakhtine ne néglige-t-il pas de comparer entre eux les contenus, formes et matériaux de la musique, de la sculpture, de la peinture et de la littérature : si le matériau brut que l’artiste doit travailler diffère selon chaque art (la glaise, les couleurs, le son, le langage…), ce matériau n’est en aucun cas à considérer comme pouvant fonder l’essence de l’art, ni encore moins l’essence d’un art par différence à un autre : l’œuvre d’art travaille au contraire à se détourner de sa matière.

Quand Bakhtine s’intéresse plus particulièrement à l’œuvre d’art littéraire, il entend, en premier lieu, la « poésie », entendue comme « formation esthétique originale réalisée à l’aide du mot »7. Et c’est lorsqu’il tente d’étendre sa définition de la poésie à d’autres objets littéraires, et notamment au roman, que Bakhtine émet cette réserve que j’avais déjà signalée : « le roman (si celui-ci est vraiment une œuvre d’art) »8

Double suprématie, donc, de la poésie chez le premier Bakhtine : non seulement parce que sa nature d’objet d’art littéraire est indiscutable, mais surtout parce qu’elle donne à penser les critères de la création et de la réception esthétiques. La poésie permettrait en effet d’universaliser les concepts esthétiques que Bakhtine tente de concevoir, au moment où il cherche à définir « l’essence de l’art en général », laquelle va prendre la forme d’un « matériau » privilégié sur tous les autres, parce qu’il serait le moins matériel : le mot, qui donne à l’œuvre poétique l’immédiateté de la relation création/réception, quand tous les autres arts supposent la médiation de leurs « instruments »9. Quant au roman, cet espace littéraire dont le théoricien ne peut parfaitement faire l’économie, il reste, à ce moment de sa pensée, particulièrement problématique.

Et pourtant, dans les essais qui vont suivre, presque uniquement consacrés au roman, Bakhtine va ôter la poésie de son piédestal ; elle ne sera plus le lieu depuis lequel penser l’esthétique, mais seulement parfois, la forme figée à opposer à la matière toujours mouvante du roman. Comment comprendre que Bakhtine se soit détourné de la poésie qui donnait son assise à sa première entreprise théorique, pour ne plus s’occuper que du roman, ce genre dont la nature esthétique lui semblait si problématique ?

Ce passage, de la poésie au roman, ne semble pas avoir pour corrélat que ce dernier serait devenu le nouveau critérium à partir duquel penser l’œuvre d’art. Nulle part ailleurs que dans « Histoire de l’art et esthétique générale » n’est affirmée aussi nettement la nécessité de fonder une esthétique, préalablement à toute étude ou théorie littéraire. Les essais qui suivent et qui portent sur le roman ne revendiquent plus de formuler les critères définitoires explicites de l’œuvre d’art.

On peut diversement interpréter ce mouvement dans la pensée du théoricien. Au mieux, ce serait l’indice de ce que Bakhtine aurait définitivement posé les termes selon lesquels il entend comprendre l’esthétique et l’œuvre d’art sans plus avoir besoin d’y revenir. Selon cette première hypothèse, le roman y serait apparu comme un matériau problématique, et qui, du fait de sa trop grande plasticité, n’offrirait que difficilement les structures architectoniques que cherchait Bakhtine. Son travail sur le roman serait alors à comprendre comme un travail sur ce qui résiste. La seconde hypothèse serait celle, au contraire, d’une mise à l’écart de la question même de l’esthétique et de la nature de l’œuvre d’art : il ne sera plus question en effet d’établir explicitement une pensée esthétique générale, convoquant tous les arts à la fois et en recherchant les universels communs, mais bien plutôt d’interroger le roman selon les formes variées qu’il emprunte dans l’histoire.

Cette entrée de l’histoire constitue un tournant important de la pensée de Bakhtine : jusqu’à l’étude spécifique du roman, les fondements de l’esthétique tels que celui-ci les postulait étaient parfaitement an-historiques. Il s’agissait de dégager des universaux non-historicisés du beau. L’étude du roman oblige au contraire Bakhtine à un mouvement généalogique permanent : les invariants ne peuvent plus être des a priori de la pensée, mais ne se déduire que d’une vision synthétique et globale de l’histoire du roman. Pour le dire autrement, réorienter sa pensée de la poésie vers le roman, c’est pour Bakhtine introduire l’histoire dans l’esthétique, et considérer l’esthétique comme une histoire des formes. Le roman est donc bien, chez Bakhtine, ce qui résiste, ce qui coince : n’ayant pas été absolument exclu de l’esthétique que le théoricien cherchait d’abord à fonder, il va devenir le centre même de ses études, qui renoncent, de fait, à la tentative de concevoir systématiquement le domaine esthétique, de définir l’œuvre d’art en général avant que de se pencher sur sa variable littéraire. L’ambition d’une théorie esthétique ne pourra plus, désormais, qu’apparaître en creux d’une théorie à présent centrée sur le seul roman.

Le roman : historicisation de l’esthétique et extensionalité d’un genre

Plutôt que de se consacrer à ce que l’on connaît déjà très bien de la pensée de Bakhtine (dialogisme, carnavalesque, etc.), il s’agira davantage d’essayer de comprendre comment cette entrée de l’histoire dans la théorie littéraire, dans la théorie d’un genre, va modifier, voire même modeler la pensée esthétique qui la sous-tend. Cette esthétique devra-t-elle à son tour prendre la forme d’une réflexion historique, et laquelle ? On pourrait reformuler ce problème sous cette forme : 1/ en premier lieu, que le roman puisse devenir le lieu à partir duquel penser l’esthétique ne semble possible qu’à la condition de parvenir à une définition extensionnelle de ce genre 2/ en second lieu, considérer le roman dans son histoire engage une réflexion implicite sur cette histoire (progressive ? dialectique ?) qui implique à son tour une définition de l’esthétique : on verra comment cette réflexion est profondément marquée, jusqu’aux théories contemporaines du roman, par la nature biface que Bakhtine a assignée à l’histoire du genre.

Bakhtine a, l’un des premiers avec Lukaćs, fait du roman la pierre angulaire de sa réflexion sur le langage et sur l’esthétique. Alors que le roman n’avait jusqu’à présent jamais été considéré que par rapport aux autres genres, il va devenir chez Bakhtine le nouveau critérium pour comprendre les autres genres littéraires, et ce, parce que son essence même est d’être inassignable à des règles déterminées, à une poétique définie. Le roman va apparaître comme ce qui permet à la fois de penser le singulier (un genre à part) et l’universel (un genre qui dépasse tous les autres genres à force de les parodier, un genre qui permet de penser leur monologisme fondamental en les fondant dans sa matière dialogique). À en faire ce genre sans genre, le terme de « roman » va connaître dans la pensée de Bakhtine une extension qui dépasse les limites strictes qui lui sont usuellement attribuées et sur lesquelles je voudrais m’arrêter un instant.

Cette extension prend deux formes. Bakhtine appelle la première la « romanisation » des genres : les autre genres littéraires, sous l’influence du roman en des périodes où il domine la scène littéraire, empruntent à celui-ci certaines de ses caractéristiques, selon un mode de contamination que l’on pourrait appeler « vertical » :

« On observe des phénomènes particulièrement intéressants aux époques où le roman devient le genre dominant. Toute la littérature est alors affectée par ce processus d’évolution, par une sorte de « criticisme des genres ». Quand le roman est maître, tous les autres genres, ou presque, se « romanisent » plus ou moins. »10

Deuxième forme, « horizontale » si l’on veut : certains « sous » genres, non plus influencés par le roman, mais parfois précurseurs – toutes ces œuvres parodiques inclassables, « hors-genre » ou « inter-genre » qu’a par exemple produites l’antiquité latine –, Bakhtine va les ranger sous ce mot de « roman » :

« Quant à ce « tout », je me le représente comme un immense roman, multigenre, multistyle, impitoyablement critique, lucidement ironique, reflétant toute la plénitude et la diversité des langages, des voix, d’une culture, d’un peuple et d’une époque donnés. »11

Autrement dit, le roman, en échappant à toutes les classifications limitantes du genre, pourrait devenir, dans certains cas, une catégorie littéraire universalisable : le roman pourrait être cet immense recueil de textes dissemblables, où prédominent des voix hétéroclites et polyphoniques. La catégorie roman serait pour Bakhtine un objet esthétique dépassant les seules occurrences que l’on classe sous ce nom, et deviendrait par là-même le critère pour penser tout objet esthétique échappant aux limitations de la définition, de la norme, des règles. Non seulement le roman a-t-il la faculté de « romaniser » les autres genres, mais il permet d’intégrer rétrospectivement des formes non-romanesques.

Si le roman possède ainsi, selon Bakhtine, la faculté qui permet d’envisager un avant autant qu’un à-côté du roman, c’est parce qu’il est essentiellement un genre non strictement défini, mais toujours « en devenir », « marchant à la tête de l’évolution de toute la littérature des temps modernes. »12. Le roman serait alors la clé de voûte d’une esthétique toujours à remodeler, toujours en devenir elle-même et ne cherchant pas à figer les œuvres dans des canons ou des genres prédéterminés. Les spécificités du roman telles que Bakhtine les met en lumière (son chronotope singulier, son aspect inachevé, son dialogisme, sa puissance autocritique, son rire, etc.) pourraient alors être assimilées à ces catégories esthétiques générales, ces « formes architectoniques » qu’il appelait de ses vœux quand il voulait penser d’abord l’esthétique.

Cette extension donnée à la nature du roman interroge nécessairement les pratiques, au sein même du champ littéraire – où le roman est parfois devenu un quasi-synonyme du mot littérature, qui permettra par exemple à une théorie de la lecture dite « littéraire » de n’envisager que le cas de la lecture romanesque sans justifier l’exclusion des autres genres –, mais elle mériterait également d’être interrogée par les historiens du roman, pour comprendre ce que la définition de cet « archi-genre », « encyclopédique »13 doit au discours sur le roman total que les romanciers commencent à élaborer dès la première moitié du XIXe siècle.

Bicatégorisation du roman : toute esthétique est-elle dialectique ?

Si Bakhtine peut faire du roman ce genre en perpétuel devenir, c’est avant tout parce qu’il s’inscrit dans une histoire, laquelle interdit toute définition essentielle et constante du genre. Cette impossible assignation du roman à une définition ou à un canon strict se manifeste chez Bakhtine, par la démultiplication des généalogies (et non par la recherche d’une origine unique)14, démultiplication dont la première et la plus importante consiste en la division originelle de la forme romanesque entre deux « lignes » divergentes.

C’est finalement à ces « deux lignes du roman européen » que je voudrais m’intéresser, parce qu’elles me semblent les plus fécondes pour tenter de penser certains des problèmes contemporains de la théorie du roman. Selon Bakhtine, ces deux lignes émergent dans l’antiquité tardive et contiennent en germe toute l’histoire ultérieure du roman :

« Le roman des sophistes est à l’origine de la première ligne stylistique (comme nous conviendrons de la nommer) du roman européen. À la différence de la seconde ligne, qui était seulement en gestation dans l’Antiquité dans les genres les plus hétérogènes et n’avait pas encore la forme d’un type romanesque « fini » (auquel on ne peut rattacher ni les romans d’Apulée ni celui de Pétrone), la première ligne sut s’exprimer dans le roman des sophistes de façon assez complète et parachevée. […] Et dans l’histoire postérieure du roman européen, nous voyons son évolution stylistique suivre ces deux lignes essentielles. »15

La division est d’abord historique : la première ligne est déjà bien fondée à la fin de l’Antiquité, quand la seconde n’est encore qu’esquissée, qu’en devenir. La seconde ligne sera essentiellement définie dans ce rapport de secondarité, qui sera celui de la secondarité critique, parodique.

Cette secondarité, d’abord temporelle, avant que d’être essentielle, induit alors une histoire conflictuelle, duelle, du roman : deux voies, presque concomitantes, s’opposent. Serait-ce cette opposition des deux lignes, qui va notamment prendre la forme de l’opposition monologisme/dialogisme, qui structurerait essentiellement la théorie du roman, voire même la conception plus générale de l’esthétique que la catégorie extensionnelle du roman semble induire ?

Pour le dire autrement, l’histoire du roman – mais par là-même sa nature – se confondrait-elle avec la lutte permanente entre deux voies contraires, qui devrait, in fine, voir la victoire (idéologique, esthétique) de l’une sur l’autre ? À moins que ce conflit ne se conclue, dialectiquement, dans une troisième voie, mixte, synthétique, et non plus conflictuelle, du roman ?

Ce dédoublement initial du roman pose ainsi la question de la nature dialectique ou progressive de l’histoire du roman. Mais elle pose aussi implicitement la question de la « valeur » littéraire : y aurait-il une ligne supérieure à une autre ? Autrement dit, quelles sont les nouvelles catégories esthétiques implicitement engagées dans cette bi-catégorisation du roman ?

Ces questions réapparaissent dans deux prolongements théoriques qui ne se réclament pourtant pas de Bakhtine : la bi-catégorisation du roman chez Bakhtine reprend en partie, même s’il ne s’y réfère jamais explicitement, l’opposition entre novel et romance qui s’affirme au XVIIIe siècle dans le roman anglais16. Celle-ci fait l’objet du célèbre essai de N. Frye, L’Écriture profane. Essai sur la structure du romanesque, plus particulièrement consacré à fonder une anthropologie de « romance », mais elle peut se lire encore dans l’opposition qui fonde la Pensée du roman de Thomas Pavel.

La question qui agite d’abord Frye, puis Pavel, est celle de la « valeur » esthétique des romans de l’une et l’autre voies : l’essai de Frye s’ouvre sur l’aveu de son ennui d’universitaire face aux romans de Walter Scott, à son « récit truqué et maladroit, aux personnages sans vie, au style exécrable »17 avant de redécouvrir le plaisir que ceux-ci peuvent donner, parce que leurs structures s’inscrivent dans une « problématique plus large »18, celle de romance. Chez Pavel, il s’agit plus explicitement encore de réhabiliter les romans vers lesquels son « goût » le porte (Les Ethiopiques, Amadis de Gaule, L’Astrée) et de s’élever contre l’exaltation des « progrès censés avoir été accomplis au cours des siècles par le réalisme »19. Il s’agit surtout de s’élever contre une histoire idéologique et progressive du roman, qui dirait la victoire de la seconde voie sur la première, et dont Bakhtine est tenu par Pavel pour être en partie responsable20.

Si les romans de la première ligne, « romances » pour Frye, ou romans « idéalistes » pour Pavel, sont tenus pour inférieurs, cela tient essentiellement à leur opposition stricte avec les romans de la seconde ligne (qu’on les appelle novels, ou romans « réalistes »). Cette infériorité est désignée par la nature essentiellement parodique, auto-critique de la deuxième ligne du roman : celle-ci est liée, dans un rapport critique essentiel, aux romans de la première voie, dont elle pourrait n’apparaître que comme l’excroissance parodique, et ce, chez les trois critiques, quel que soit ensuite le plus ou moins de valeur attribué à cette dimension réflexive. Bakhtine lui donne sa description canonique :

« Quand l’art du roman prend son essor (et surtout quand cet essor se prépare), la littérature est inondée de parodies et de travestissement de tous les genres nobles […] : parodies du roman de chevalerie (la première remonte au XIIIe siècle, c’est le Dit d’Aventures), du roman baroque, du roman pastoral (Le Berger extravagant de Sorel), du roman sentimental (Fielding et Grandison II de Musäus) et ainsi de suite… Cette autocritique du roman est un de ses traits remarquables. »21

Aussi pour Frye, dans sa perspective de ré-évaluation des romances, la seconde ligne des novels peut être considérée comme inférieure à la première : pauvre en caractéristiques et structures propres, elle est surtout négativité de romance et :

« doté[e] de bien peu de traits structuraux qui lui sont propres. Robinson Crusoé, Pamela, Tom Jones, empruntent à peu de choses près la même structure romanesque, mais en l’adaptant à l’exigence d’une plus grande conformité à l’expérience ordinaire. […] Il ne serait guère exagéré de dire que la fiction réaliste, depuis Defoë jusqu’à Henry James, lorsque nous l’envisageons comme une technique narrative, relève essentiellement d’un romanesque parodié. »22

Thomas Pavel tente également de prôner un renversement des valeurs établies en entrant explicitement en lutte contre les tenants de ce qu’il nomme « modernisme », qui auraient uniquement favorisé les romans de la seconde voie. On se rappellera ainsi que Bakhtine, au moment même où il annonce les deux lignes du roman européen, précise que la seconde ligne est celle « à laquelle se rattachent les plus grands noms du genre romanesque »23.

Ce renvoi dos à dos des deux lignes romanesques devient alors constitutif d’un discours implicite sur la valeur littéraire que l’on peut assigner à l’une et l’autre voie et, alors que chez Bakhtine ces appréciations esthétiques restent pour le moins très rares, chez Pavel comme chez Frye, malgré tout ce qui les sépare, il s’agit bien de procéder à une ré-évaluation du « romanesque » pur, du romance, de réagir contre cette idéologie décrite comme « moderniste » ou « avant-gardiste » par Pavel.

Si Frye maintient son entreprise de ré-évaluation du « romanesque » en n’accordant quasiment aucune place à ce qui relèverait de « novel », la pensée de Pavel est plus retorse, et en cela plus proche qu’elle ne le voudrait de la pensée de Bakhtine. Car postuler l’existence de deux lignes du roman, dont la seconde pourrait être envisagée comme le dépassement, critique, parodique, de la première, concourt à fonder une histoire dialectique du roman. Or, Bakhtine, puis Pavel, vont tenter de maintenir les deux voies, de les faire traverser l’histoire du roman de façon concomitante, parallèle, et d’en faire « un long débat axiologique jamais résolu, mais jamais abandonné »24.

Malgré cette volonté d’échapper à l’idée d’un progrès dans l’art romanesque, qui se concrétiserait par la victoire de la deuxième voie sur la première, on retrouve pourtant, chez Bakhtine, mais à l’état de scorie, et chez Pavel, de façon structurelle, l’idée que le conflit des deux voies trouve finalement au XIXe siècle une résolution synthétique :

« Vers le début du XIXe siècle prend fin la forte opposition entre les deux lignes stylistique du roman […]. Toutes les variantes de quelque importance du roman des XIXe et XXe siècles, revêtent un caractère mixte où prédomine, naturellement la seconde ligne […]. On peut dire que vers le XIXe siècle, les indices de la seconde ligne deviennent les signes constitutifs principaux du genre romanesque en général […]. Celle-ci a une fois pour toutes révélé les virtualités contenues dans le genre romanesque ; en elle le roman est devenu ce qu’il est. »25

Pavel ajoute : 

« Depuis le XVIIIe siècle, le roman moderne n’a rejeté qu’en partie l’ancienne tendance idéalisatrice, qu’il a reprise et continuée dans l’espoir de trouver au sein du monde empirique une place plausible pour la manifestation de l’idéal. »26

Mais contrairement à la pensée de Bakhtine, qui dessine une histoire du roman faite de reprises, de ruptures nombreuses, jamais systématisées, la pensée de Pavel est quant à elle parfaitement dialectique, définissant trois temps du roman dans les trois principales parties de son essai, et tout particulièrement dans sa troisième partie, pour finalement annoncer la synthèse des deux voies. Comme s’il était impossible de maintenir l’existence parallèle de deux « lignes » du roman au-delà du XIXe siècle, comme si l’idée d’une synthèse « heureuse » garantissait contre le risque d’une victoire esthétique et idéologique de la seconde voie.

Reparcourir ainsi à grands traits la pensée de Bakhtine, telle qu’elle se manifeste dans Esthétique et Théorie du roman ne saurait avoir pour seul but de montrer ce que chacun savait déjà, à savoir l’importance qu’occupe le roman dans sa pensée. Car cette importance s’est conquise, et a nécessité de délaisser la poésie, de lui faire quitter son provisoire piédestal, et plus encore, de délaisser la grande entreprise de re-fondation d’une esthétique générale qui était d’abord la sienne.

Ce que j’ai voulu montrer, c’est que la théorie du roman, telle qu’elle apparaît chez Bakhtine, est néanmoins une théorie esthétique. On pourrait aller plus loin peut-être, et dire que toute théorie du roman contient, au moins en germe, la possibilité d’une théorie esthétique. Par la définition extensionnelle que Bakhtine donne au roman, qui ne se limite plus à être un genre presque parmi les autres, par la place qu’il lui accorde finalement au détriment de la poésie, le roman devient cet « opérateur de vérité » qui permet de penser l’esthétique au-delà des cloisonnements qu’imposent notamment la notion de genre.

Mais avec le roman, Bakhtine fait plus qu’il n’avait fait avec la poésie : il introduit l’histoire, une histoire complexe, non-linéaire, faite de trous et d’avancées subites, faites d’origines diverses, donnant chacune lieu à une lignée différente ; mais surtout, il donne forme théorique à une idée qui traversait déjà le roman au XIXe siècle : celle d’une double origine du roman, de deux lignes opposées. À partir de là, Bakhtine introduit dans la théorie du roman une histoire duale, et la possibilité d’une histoire dialectique du roman. Histoire duale qui pose également la question de la « valeur » littéraire accordée à l’une et l’autre ligne.

Si cette question de la valeur n’est jamais explicitement soulevée par Bakhtine, deux exemples théoriques plus récents, ceux de N. Frye et de T. Pavel, montrent bien que la théorie duale du roman pose la question de la dévaluation ou de la réévaluation de la « première ligne », par rapport à la surévaluation supposée de la seconde.

Autrement dit, les théories récentes du roman, dans le sillage des questions posées par Bakhtine, et alors qu’elles ne se présentent jamais comme les prémisses à une esthétique plus générale, réduisent l’esthétique à n’être plus que ce partage, ou cette lutte, entre une esthétique où dominent l’ironie, la réflexivité, la parodie, et une esthétique où la « naïveté », la « sentimentalité » ou le romanesque auraient la part belle.

Il n’en reste pas moins que le roman, « (si celui-ci est vraiment une œuvre d’art) », ou plus exactement les deux lignes qu’il a pu emprunter dans l’histoire, obligent à interroger le caractère dialectique qui menace toute entreprise esthétique ; et qu’avec Bakhtine, il appartient également à la théorie littéraire de penser les conditions de possibilité de l’œuvre d’art, et d’une esthétique plus générale.

Notes

1 .

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et Théorie du roman [Vaprosi literatouri i estetiki, Moscou : 1975], traduit du russe par Daria Olivier et préfacé par Michel Aucouturier, Paris : Gallimard, 1978, p. 25 : « Cette attitude négative devant l’esthétique générale, ce refus radical de se laisser diriger par elle, c’est le péché originel de l’histoire de l’art dans tous ses domaines. […] les travaux contemporains sur la poétique tendent à édifier un système de jugements scientifiques sur tel art donné, dans le cas présent sur l’art littéraire, indépendamment des problèmes de l’essence de l’art en général » (c’est Bakhtine qui souligne).

2 .

Id., p. 27.

3 .

Id., p. 79.

4 .

Id., p. 25 (les italiques sont de M. Bakhtine)

5 .

Id., p. 26.

6 .

Id., p. 37.

7 .

Id., p. 66.

8 .

Id., p. 79.

9 .

Id., p. 82

10 .

Id., p. 443.

11 .

Id., p. 417.

12 .

Id., p. 444 et 447.

13 .

Le roman de chevalerie est une « encyclopédie des genres » (p. 198), le roman baroque une « encyclopédie du matériau romanesque » (p. 201), et le roman de la 2e ligne une « encyclopédie des genres et des langages » (p. 222)

14 .

Sur cette quête généalogique du roman. Cf. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 441 : « Le roman est le seul genre en devenir, et encore inachevé. Il se constitue sous nos yeux. La genèse et l’évolution du genre romanesque s’accomplissent sous la pleine lumière de l’Histoire. […] Nous connaissons les autres genres en tant que tels sous leur aspect achevé […]. Parmi les grands genres, seul le roman est plus jeune que l’écriture et le livre, et seul il est adapté organiquement aux nouvelles formes de la réception silencieuse – la lecture. Mais l’important c’est que, contrairement aux autres genres, le roman ne possède pas de canons : historiquement se présentent des spécimens isolés, mais non des canons romanesques en tant que tel. » C’est sans doute à ce titre que le roman peut alors donner sa forme à la pensée esthétique, qui l’oblige à s’historiciser. C’est le roman dans son historicité essentielle, qui impose à Bakhtine de modifier les termes dans lesquels fonder une esthétique.

Quant aux différentes généalogies et aux multiples origines du genre multiforme, cf. p. 183-186 ; p. 193 ; p. 201-202 ; p. 436, etc.

15 .

Id., p. 190.

16 .

Pour une brève histoire critique de l’opposition novel/romance, voir l’article de Mario Barenghi, « Manifesti di poetica », in Franco Moretti, Ed., Il Romanzo, vol. 2, Le Forme, Turin : Einaudi, 2002, p. 301 sq.

17 .

Northorp Frye, L’Écriture profane. Essai sur la structure du romanesque (1976), traduit de l’anglais par Cornelius Crowley, Paris : Circé, 1998, p. 11.

18 .

Id., p. 12.

19 .

Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris : Gallimard, 2003, p. 11.

20 .

Id., p. 33.

21 .

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 444.

22 .

Northorp Frye, L’Écriture profane, op. cit., p. 45.

23 .

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 190. On trouverait chez le premier Lukaćs de Théorie du roman une condamnation autrement plus explicite et sans appel que chez Bakhtine : « Car le roman est le seul genre qui possède une caricature qui, par tout ce qui n’est pas essentiel dans sa forme, lui ressemble presque à s’y méprendre : la littérature de divertissement offrant tous les caractères extérieurs du roman mais qui, dans son essence, n’est liée à rien, ne repose sur rien, et manque, par conséquent, de toute signification » (Georges Lukaćs, Théorie du roman [1920], traduit par Jean Clairevoye, Paris : Editions Gonthier, 1963, p. 67).

24 .

Thomas Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 12.

25 .

Cf. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 225-226 

26 .

Thomas Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 12.

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Table des matières

Introduction

1. Littérature et philosophie

2. Théories critiques

3. Genres et courants

4. Musique

5. Arts plastiques et visuels