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A partir de la crise du modèle de la mimèsis dans les arts, d’autres modèles se dressent et favorisent de nouveaux rapports entre eux. Au début de ces processus nous trouvons un déplacement sémantique incarné dans des expressions qui deviennent de plus en plus fréquentes : le musicien doit peindre, la peinture doit être musicale, la littérature donne à voir ou même sonne.

Même s’il est évident que les arts diffèrent, que tout distingue un roman d’une symphonie ou d’un tableau — conception, méthodes de production et d’appréciation, codes, etc. —, les célèbres propos que Plutarque attribuent à Simonide, selon lesquels la peinture est une poésie muette et la poésie est une peinture qui parle, de même que la devise horatienne de l’ut pictura poesis, invitent les arts à s’imiter entre eux. Ces métaphores et cette comparaison exploitent donc le pouvoir des rapprochement, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, dans la quête d’un art qui convoque tous les sens, capable d’estomper ses propres limites.

En fait, la réflexion sur les principes d’équivalence ou d’analogie est déjà proposée par Plotin dans ses Énnéades, lorsqu’il soutient que la représentation de quelque chose subit l’influence de son modèle et est semblable à un miroir capable de saisir son apparence1.

Malgré les différentes nuances dues aux variations de la métaphore, l’idée selon laquelle la poésie (ou la littérature) produit des représentations visuelles — qu’elles soient imaginaires ou synesthésiques — est presque toujours présente. Les images que les arts évoquent établissent deux types de liens entre eux : d’une part le transfert de symboles et de thèmes d’un art à un autre (comme par exemple la représentation d’un mythe à travers les arts). D’autre part les arts partagent un effet chez le récepteur (il est souvent question du partage d’une image, évident dans la peinture, mais que l’on retrouve aussi dans la musique ou la littérature). Ainsi, si les arts renvoient à des images, plus ils parviennent à évoquer des images, plus ils se rapprochent les uns des autres ; c’est dans ces processus nous trouvons souvent des traductions, transmutations ou transpostions intersémiotiques2. Dans tous ces cas, il s’agit d’évoquer dans l’imagination du lecteur, du spectateur ou de l’auditeur la présence de ce qui est absent dans ces pratiques de l’art au second degré.

Ce désir d’aller vers un autre art se matérialise de plusieurs façons. Une question s’impose : Qu’est-ce que l’esthétique des autres arts apporte à la littérature ? Nous tenterons d’esquisser une réponse en trois temps : Premièrement, en parcourant la genèse d’un vocabulaire synesthésique dès l’Antiquité à l’époque des Lumières ; deuxièmement en analysant brièvement le passage de la réflexion esthétique à la création romanesque au Romantisme ; et troisièmement en dégageant les poïétiques interartistiques de la peinture et de la musique présentes dans la littérature à partir de quelques exemples.

Genèse d’un vocabulaire synesthésique

Pour comprendre comment un art peut devenir semblable à un autre, lorsqu’il veut se rapprocher des autres, il est nécessaire de réviser le fonctionnement des couples qui sont à l’origine des métaphores interartistiques : littérature-peinture, musique-peinture, littérature-musique. Une première étape est définie à partir de la métaphore « poésie muette » et « peinture parlante », car, de l’Antiquité à la Renaissance, le rapprochement de l’art pictural et littéraire s’opère progressivement en consolidant l’Ut pictura poesis et ses variations.

Plus tard, au siècle des Lumières, le rapprochement du visuel et du sonore s’intensifie : le musicien doit peindre, comme le montre cette brève chronologie de la sédimentation de la métaphore (tableau 1) : Dubos établit une comparaison entre l’imitation du peintre et celle du musicien ; Rousseau soutient que « la musique peint tout », Lacépède cherche les moyens par lesquels le musicien est obligé de peindre afin de présenter les expressions propres à la musique ; d’après Chabanon la musique peut tout peindre parce qu’elle imite d’une façon imparfaite ; Grétry tente de développer une poétique musicale où le musicien doit peindre à partir de l’analyse des caractères et des passions.

Ainsi, le vocabulaire synesthésique qui se fixe autour de la musique pendant plus d’un demi-siècle, en faisant appel à des termes picturaux et visuels, montre, d’un côté, l’évolution des concepts qui a lieu à cette époque (c’est-à-dire, de l’imitation à l’expression) et, d’un autre côté, le rôle de la musique dans cet éloignement de la mimèsis. Si imiter et peindre étaient initialement des synonymes, ils ne le sont plus : peindre revient dès lors à représenter. L’imitation musicale est progressivement rejetée tandis que l’image et la narrativité sont mises en relief au sein de la musique. Par ailleurs, si la synesthésie suppose le transfert d’une expérience propre d’un sens à un autre et si, tout d’abord elle est purement métaphorique, elle deviendra un impératif poétique au Romantisme.

Cette évolution montre comment, dans la tentative de transposition d’éléments d’un art à un autre, la métaphore se débat entre la possibilité de l’autonomie esthétique (que la musique peigne, que la littérature donne à voir ou sonne, etc.) et celle de partager des représentations communes. Dans la formulation de Goodman, « la métaphore consiste à apprendre à un vieux mot à faire de nouvelles grimaces, à appliquer une ancienne étiquette d’une manière nouvelle »3, ou comme le dit Ricœur, « la métaphore n’est pas vive seulement en ce qu’elle vivifie un langage constitué. La métaphore est vive en ce qu’elle inscrit l’élan de l’imagination dans un « penser-plus » au niveau du concept »4. Ces applications métaphoriques tracent des itinéraires où l’innovation sémantique de la métaphore, produite par une combinaison inattendue, est rapidement absorbée dans sa réception, en fournissant à son tour de nouvelles combinaisons.

Par ailleurs, l’abandon du principe de la mimèsis en faveur de celui de l’expression fait que le couple peinture-littérature perd de l’importance en faveur du couple littérature-musique. Comme l’expose Abrams, les comparaisons entre poésie et peinture qui survivent à la période romantique sont fortuites et, à la place de la peinture, la musique devient l’art de référence pour souligner son affinité avec la poésie5. Ainsi, à l’époque romantique, avec le passage d’un modèle mimétique à une conception expressive de la poésie, cette dernière s’éloigne de la peinture et se rapproche de la musique6. Néanmoins, il faut souligner que poésie et musique se rapprochent souvent de l’imaginaire visuel7.

De la réflexion esthétique à la création romanesque

Le passage de la réflexion esthétique dans les différents essais et traités à sa présence dans la création romanesque suppose que le roman développe en son sein des idées sur l’art (qu’il s’agisse de peinture ou de musique), et ce dans trois domaines : 1. la mise en scène des idées de l’artiste, 2. la mise en scène des œuvres de l’artiste, 3. la mise en scène de l’effet des œuvres. Afin de mieux dégager ce que l’esthétique des autres arts apporte à la littérature, nous développerons une analyse parallèle comparative incluant peinture et musique, incarnées dans les personnages littéraires de Franz Sternbald et Joseph Berglinger.

1. Les idées de l’artiste : Comment les idées de l’artiste sont-elles mises en scène littérairement ?

Dans le cas des romans sur la peinture, il est souvent question des différentes écoles — du nord/du sud, du présent/du passé —, de la valeur du dessein ou de la couleur et, évidemment, du but même de la peinture. Dans le roman de Ludwig Tieck Franz Sternbalds Wanderungen (1798) l’exposition d’une certaine conception de la création artistique est présente tout au long des différentes étapes du voyage initiatique et de la formation du protagoniste. La « théorie esthétique se trouve intégrée à la trame narrative. Son élaboration est en effet progressive : elle est le fruit des nombreuses discussions entre Sternbald et ses amis. »8 Ces conversations « esthétiques » occupent sans doute une place importante dans le roman, non seulement en raison de la grande variété de perspectives narratives parfois divergentes, mais aussi parce qu’elles contribuent à la consolidation de chaque étape de la formation de Franz dans le voyage qui devrait permettre les progrès de son art. Chaque échange d’idées entre Franz et son interlocuteur suscite soit un accord qui le rassure, soit un désaccord qui lui permettra d’avancer en s’affirmant par opposition. Ainsi, Franz « aiguise sa dialectique, affine ses arguments et s’explique à lui-même, pendant qu’il les explique aux autres, les principes affectifs et intellectuels de son art ; par exemple, son admiration pour le gothique. »9

La révélation qu’il reçoit auprès d’Anselme est à cet égard particulièrement significative : il comprend que « les vérités suprêmes de l’art ne résident pas dans les préceptes de l’esthétique, mais dans la nature, et dans la conscience de la réalité de toute chose : au peintre tout doit être réel. Il y a autant de réalité dans l’imaginé que dans l’éprouvé, dans le rêve que dans la perception reçue. L’art, en définitive, résulte de la fusion, de l’orchestration de tout cela, sens et intelligence, cœur et fantaisie »10. C’est ainsi que la structure même du roman —les différentes étapes des pérégrinations de Franz — vise à répondre aux questions esthétiques sur la peinture.

Il en va de même pour la musique : les oppositions entre harmonie et mélodie ou entre la France et l’Italie animent de nombreux débats entre les personnages des romans de l’époque, et la figure du musicien devient extrêmement séduisante pour l’écrivain qui peut alors exprimer librement ses idées sur son alter ego musical. Chez Wackenroder, la destinée de l’artiste est claire pour Berglinger, dans les Effusions de cœur d’un moine ami des arts (1797), qui « fut peu à peu convaincu qu’il avait été mis au monde par Dieu pour devenir un musicien tout à fait éminent ; et parfois, sans doute, il pensait que le ciel le tirerait de la misère sombre et étroite où il avait dû passer sa jeunesse pour le faire briller avec d’autant plus d’éclat », qui se disait être « né pour une fin plus haute et plus noble »11. Cette prédisposition initiale est donc déterminante, car Berglinger « s’éduqua d’une façon si particulière que son être intime ne fut plus que musique et que son âme, attirée par cet art, errait sans cesse dans les labyrinthes crépusculaires du sentiment poétique »12.

Ainsi, si Tieck tient à tracer le parcours artistique de Franz à chaque étape et à chaque épreuve de son apprentissage, Wackenroder souligne l’essence toute particulière de l’âme du musicien et montre comment l’acquisition de la science nécessaire pour devenir compositeur tuera en définitive le mystère de son art, qui était si cher au héros. En un parcours contraire, Sternbald, grâce à l’apprentissage, réussit à accéder aux mystères de la peinture et donc à exceller dans son art ; tandis que Berglinger est dégoûté par la connaissance de la grammaire musicale et de ses lois. Ces récits nous révèlent, en même temps, les conceptions esthétiques de la peinture, de la musique et de la littérature de leurs auteurs.

2. Les œuvres de l’artiste : L’un des instants privilégiés pour l’écrivain, qui lui permet d’ouvrir de nouvelles attentes dans son récit, est celui de la création d’une œuvre d’un autre art

Les toiles peintes par Sternbald ne sont pas uniquement des épisodes ou des anecdotes au cœur du récit, des digressions, des prétextes pour des exercices d’ekphrasis, mais constituent des formes d’aboutissement de son parcours d’apprentissage, chaque toile étant à la fois le lieu de dévoilement d’une conception esthétique ainsi qu’un événement romanesque.

La première toile de Sternbald, qu’il peint à l’église de son village natal, constitue le « premier degré d’initiation à un art autre que celui appris dans les ateliers de Nuremberg ». Il s’agit d’un tableau de pitié, sûrement du mouvement nazaréen, et bien qu’il s’agisse d’une Annonciation, c’est le paysage qui l’intéresse.13 Plus tard, « Sternbald esquisse pour Florestan les projets de tableaux qu’il veut peindre, tableaux dont l’esthétique est d’un romantisme très avancé, très évolué : on croit parfois entendre la description de paysages de Caspar David Friedrich […] qui réveillent en lui ce goût paysagiste qu’il a de peindre en même temps qu’il écrit »14 et qui montrent l’évolution du peintre.

Pour ce qui est des compositions musicales de Berglinger, le lecteur apprend que son imagination faisait écrire à Berglinger de petits poèmes et les mettre en musique, « à sa manière puérilement sentimentale, sans connaître les règles »15. Plus tard, il quitte la maison et s’installe à la résidence épiscopale où il apprend la musique, et devient Kapellmeister. Déçu par la maîtrise des lois musicales, Joseph s’acharne à provoquer une forte émotion chez ses auditeurs. C’est ainsi que Wackenroder n’insiste pas tant sur le processus de l’apprentissage des techniques musicales que sur le parcours nécessaire pour parvenir à émouvoir un auditeur. Une fois installé à la résidence épiscopale, « il sembla que pour la première fois il avait un peu agi sur les cœurs des auditeurs. Un étonnement général, une approbation silencieuse, bien plus belle que des ovations, le réjouirent et lui firent croire que peut-être cette fois il avait dignement exercé son art. »16

3. L’effet de l’œuvre : Comment la littérature rend-elle compte de l’effet d’une toile ou d’une musique ?

Deux situations sont particulièrement privilégiées : la réception de l’art chez l’artiste (notamment ce que Franz Sternbald éprouve face aux œuvres de Dürer et Joseph Berglinger en écoutant de la musique à la résidence épiscopale, et ce qui nous amène vers la perception artistique de l’art), et la réaction des récepteurs de l’œuvre (le public, les non initiés, les non élus, le commun des mortels).

Le tableau, chez Franz Sternbald, a un double rôle : tout d’abord il est l’instrument nécessaire de l’apprentissage de la vie (c’est grâce à l’image de Dürer qu’il connaît les choses du monde et lorsqu’il voit le monde il reconnaît le mérite des ouvrages de son maître), mais il constitue aussi un aboutissement de la quête de l’unité du monde et de l’expression de la divinité.

L’effet de la musique sur Berglinger est largement développé par le moine : l’audition lui fait éprouver une émotion et un sentiment très intense, mais il lui permet également de voir, parfois même la musique est semblable aux mots. Lorsque Joseph assistait à un grand concert,

en entendant de joyeuses et ravissantes symphonies à grand orchestre, qu’il aimait particulièrement, il lui semblait souvent qu’il voyait un chœur allègre de jeunes garçons et de jeunes filles danser sur une riante prairie […]. Certains passages dans la musique étaient pour lui si clairs et si émouvants que les sons lui faisaient l’effet de paroles. […] Toutes ces impressions diverses faisaient naître maintenant dans son âme des images sensibles et des idées nouvelles qui toujours leur correspondaient : - don merveilleux de la musique – l’art qui sans doute agit sur nous avec d’autant plus de puissance et met d’autant plus généralement en révolution toutes les forces de notre être que son langage est plus obscur et plus mystérieux.17

Peinture et musique deviennent des thèmes, des objets, mais aussi des outils pour que la littérature puisse réussir à évoquer le propre des autres arts en leur empruntant moyens et éléments : l’artiste-peintre ou musicien au sein de la narration, le tableau, l’instrument, le scénario… ce sont des éléments qui permettent de constituer des poïétiques interartistiques dans le cadre formel d’une mise en abyme transartistique. La littérature donne en effet à voir et sonne en convoquant le peintre et le musicien, et ce faisant elle ouvre la porte aux répertoires du faire dans l’ordre littéraire, en ne recourrant pas uniquement aux mots, mais aussi aux images et aux sons, donnant naissance à des poïétiques interartistiques dans les narrations.

Les poïétiques interartistiques

La présence des œuvres picturales et musicales fait surgir un métadiscours indirect au sein du récit, un discours poétique sur la peinture ou sur la musique, reflétant le désir ultime d’analogie de l’analogie que revêt souvent une mise en abyme transartistique. C’est ici que la littérature comparée, par l’analyse du pictural et du musical dans le littéraire, offre un cadre méthodologique privilégié, par le biais de la réflexion comparée des éléments thématiques et formels.

Le tableau en tant qu’élément du récit peut faire allusion à une esthétique picturale, provoquer l’altération de la perception de la réalité, modifier cette réalité, avoir un pouvoir particulier sur le regard, etc. En effet la contemplation du tableau transforme la perception de la réalité dans la tradition des récits fantastiques sur la peinture du XIXe siècle. Ici, le récit enrichit la peinture en rendant visible un charme mystérieux : l’œuvre d’art déclenche chez le spectateur une réaction physiologique et amimique qui provoque chez lui un souvenir ineffaçable et une expérience hors du commun. Cette stratégie narrative fait que le lecteur s’interroge sur la stabilité du monde et sur l’essence de l’œuvre d’art. Sternbald était surtout préoccupé par le fait de trouver sa voie esthétique, mais dans narrations de caractère fantastique, l’observateur voit quelque chose que les autres ne voient pas. C’est le cas de Frenhofer à la fin du Chef-d’œuvre inconnu (1831/7), lorsqu’il voit dans La Belle Noiseuse l’image parfaite d’une femme là où Porbus et Poussin ne voient qu’une masse informe. Il en est de même des tableaux qui deviennent vivants (Omphale de Gautier, Le portrait de Gogol, Le château d’Otrante de Walpol, etc.) ou des toiles qui regardent leur spectateur (Omphale de Gautier, Le portrait de Gogol). « Lorsque nous croyons voir un tableau, nous sommes en fait regardés »18, c’est ainsi que Didi-Huberman porte l’interrogation sur la chose vue.

Ces stratégies narratives, qui mettent en scène les transformations de l’image dans le récit, indiquent aussi les obstacles qui menacent l’art pictural. On peut voir comment la peinture, au XIXe siècle, offre une représentation perturbatrice de la réalité, car le tableau qui est au cœur du roman ne la reproduit pas, mais l’élargit. La mise en littérature du tableau montre le reflet d’un reflet : la littérature se fait écho de l’expérience de celui qui regarde dans une mise en abyme transartistique19 (tableaux 2 et 3). Ainsi donc, un autre mécanisme de mise en abyme déborde la littérature lorsque celle-ci s’occupe d’un autre art. C’est le cas de Franz Sternbald, ainsi que du Chef d’œuvre inconnu : Balzac met en scène Frenhofer, peintre dont les réflexions sur l’art ont comme destinataires Porbus et Poussin, reflets tous les deux, à leur tour, de la réaction du lecteur face à la nouvelle.

Parallèlement à l’incorporation du tableau dans le discours littéraire, l’intégration de l’instrument musical constitue aussi une vraie poétique de l’objet musical, et les propriétés de celui-ci font jaillir un imaginaire instrumental, essentiellement subjectif. Orgue, piano, violon, flûte, tous les instruments de l’orchestre ont un rôle narratif. Parfois l’instrument offre une analogie entre l’objet musical et l’individualité de l’écrivain ou avec le personnage ou encore le récepteur du message. C’est alors que le discours musical devient l’emblème du discours verbal, où l’instrument est une métaphore de l’énoncé. Parmi les stratégies narratives les plus fréquentes on peut souligner le rapprochement de l’instrument avec la voix humaine — l’orgue dans La Duchesse de Langeais (1834) de Balzac, la flûte dans Les maîtres sonneurs (1853) de George Sand, etc.— ; le rôle de l’instrument comme confident ou interlocuteur du personnage — le piano devient le « confident de tant de jeunes filles, qui lui disent leurs colères, leurs désirs, en les exprimant par les nuances de leur jeu »20 — ; les valeurs magiques et fantastiques de l’instrument (Le violon du pendu (1848) d’Erckmann-Chatrian ou Le piano enragé (1852) de Berlioz) ; la fusion un peu bizarre entre l’instrument et le personnage — « Cet homme est un violon et un archet »21 — ou le parallèle entre l’usage de l’instrument et l’écriture, où l’évocation de l’instrument devient un modèle de l’écriture — « Il écrit comme un virtuose et joue du feuilleton comme Paganini jouait du violon »22. L’évocation musicale ne conduit pas seulement à inclure l’instrument et ses propriétés dans le récit, elle appelle le lecteur par les réseaux d’images que l’univers musical convoque chez lui. Bien que les alliances entre musique et littérature tendent à converger dans le domaine du visuel23 et à remplir le discours méta-musical d’images, notamment au moment du Romantisme, cette convergence se concrétisera plus tard dans un domaine plus formel : celui du récit qui veut s’approprier des techniques spécifiquement musicales. Ainsi, une fois de plus, à partir d’un rapprochement métaphorique entre musique et langage, on arrive à un parallèle théorique ou à une adaptation des différents moyens artistiques ; mais il ne faut pas oublier qu’un point de départ crucial est la mise en abyme transartistique, que développent Wackenroder ou Balzac (tableaux 4 et 5), par exemple.

C’est ainsi que si, comme le proposait déjà Plotin, la représentation de quelque chose subit l’influence de son modèle et est semblable à un miroir capable de saisir son apparence24, l’inclusion des idées esthétiques de la peinture et de la musique dans la littérature manifeste un désir d’appropriation littéraire de principes initialement non-littéraires. Les littératures sur la peinture et sur la musique deviennent alors des espaces privilégies pour mieux saisir le visuel et le sonore, tout en renouvelant l’espace littéraire par le biais d’un vocabulaire nouveau qui implique l’amplification d’une métaphore, l’analogie d’une analogie, par le biais de plusieurs stratégies narratives qui varient les différentes mises en abyme transartistiques. Dans l’espace littéraire, les arts sont alors en rapport constant les uns des autres, ils sont conçus comme un schéma complexe de rapports dialectiques opérant dans tous les sens, car eux-mêmes transformés au cœur de l’art où ils sont entrés, comme le montre l’évolution formelle et thématique des éléments propres à proposer des poïétiques transartistiques.

Tableau 1. Le langage synesthésique autour de la musique dans les écrits du XVIIIe siècle

Auteur, œuvre, date Discours sur la musique articulée dans des termes visuels
Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la peinture et la poésie (1719), Partie I. De la musique proprement dite, section 45, p. 444. De la même façon que le peintre imite les traits et les couleurs de la nature, le musicien imite les tons, les accents et les soupirs, les inflexions de la voix et, enfin, tous les sons qui aident la nature qui exprime ses sentiments et ses passions.
Rousseau, Dictionnaire de musique (1764) in Œuvres complètes, vol. V, Gallimard, Paris, 1995, pp. 860-861. La Musique sembleroit avoir les mêmes bornes par rapport à l’ouïe ; cependant elle peint tout, même les objets qui ne sont que visibles : par un prestige presque inconcevable, elle semble mettre l’œil dans l’oreille, et la plus grande merveille d’un Art qui n’agit que par le mouvement, est d’en pouvoir former jusqu’à l’image du repos. La nuit, le sommeil, la solitude et le silence entrent dans le nombre des grands tableaux de la Musique. […] L’art du Musicien consiste à substituer à l’image insensible de l’objet celle des mouvemens que sa présence excite dans le cœur du Contemplateur. Non-seulement il agitera la Mer, animera la flamme d’un incendie, fera couler les ruisseaux, tomber la pluie et grossir les torrens ; mais il peindra l’horreur d’un desert affreux, rembrunira les murs d’une prison souterraine, calmera la tempête, rendra l’air tranquille et serein, et répandra de l’Orchestre une fraîcheur nouvelle sur les Boccages. Il ne représentera pas directement ces choses, mais il excitera dans l’ame les mêmes mouvemens qu’on éprouve en les voyant.
Lacépède, Poétique de la musique, Paris, 1785, t. II, livre IV, p. 330. Le musicien n’en sera que plus obligé de peindre avec énergie, et de chercher à compenser, par des couleurs plus vives et un plus grand nombre d’images, le plaisir que donne une représentation bien déterminée.
Chabanon, De la musique considérée en elle-même, 1785, Paris, p. 61. Ce n’est pas à l’oreille proprement que l’on peint en musique ce qui frappe les yeux ; c’est l’esprit qui placé entre ces deux sens, combine et compare leurs sensations.
Chabanon, De la musique considérée en elle-même, 1785, Paris, p. 62-63. Comment la Musique peint-elle ce qui frappe les yeux, tandis que la Peinture n’essaye pas même de rendre ce qui est du ressort de l’ouïe ? […] la Musique peut peindre presque tout, parce qu’elle peint tout d’une manière imparfaite.
Grétry, Mémoires ou essais sur la musique (1797), Paris, 1785, t. II, p. ix. L’analyse des passions et des caractères d’après lesquels il (le musicien) doit peindre, et en faisant suivre après chaque chapitre, une application à l’art musical ou aux arts en général.

Tableau 2. Mise en abyme transartistique de la peinture dans la littérature dans Franz Sternbalds Wanderungen de Tieck

Tableau 3. Mise en abyme transartistique de la peinture dans la littérature dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac

Tableau 4. Mise en abyme transartistique de la musique dans la littérature dans les Fantaisies sur l’art de Wackenroder

Tableau 5. Mise en abyme transartistique de la musique dans la littérature dans Gambara de Balzac

Notes

1 .

Plotin, IV Ennéade, 3, 11.

2 .

Claus Clüver, « On Intersemiotic Transposition », Poetics Today, X, 1, p. 55-90.

3 .

Nelson Goodman, Langages de l’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990, p. 101.

4 .

Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 384.

5 .

Meyer Howard Abrams, The Mirror and the Lamp: Romantic Theory and the Critical Tradition, New York, Oxford University Press, 1953, p. 50.

6 .

Julie Ramos, Nostalgie de l’unité. Paysage et musique dans la peinture de P. O. Runge et C. D. Friedrich, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

7 .

Francis Claudon, La Musique des romantiques, Paris, P.U.F, 1992.

8 .

Ernst Behler, Le Premier Romantisme allemand, Paris, P.U.F., 1996, p. 192.

9 .

Marcel Brion, L’Allemagne romantique. Le voyage initiatique I, Paris, Albin Michel, 1977, p. 168.

10 .

Ibid., p. 172.

11 .

Wackenroder, Fantaisies sur l’art, Aubier, Paris, 1945, p. 255.

12 .

Ibid., p. 243.

13 .

M. Brion, L’Allemagne romantique, op. cit., p. 162.

14 .

Ibid., p. 169.

15 .

Wackenroder, Fantaisies sur l’art, op. cit., p. 257.

16 .

Ibid., p. 275.

17 .

Ibid., p. 249.

18 .

Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Editions du Minuit, 1985, p. 43.

19 .

Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, p. 104-105. C’est ici que nous trouvons le schéma du fonctionnement de la mise en abyme entre auteur, auteur implicite, lecteur implicite et lecteur que nous transposons au domaine interartistique :

 

 
20 .

Honoré de Balzac, Modeste Mignon, Paris, Gallimard, Pléiade, 1976, I, p. 560.

21 .

Jules Janin, « Hoffmann et Paganini », Contes fantastiques et contes littéraires [1832], Paris, Michel Lévy, 1863, p. 163.

22 .

Joseph-Marc Bailbe, introduction à Le Gâteau des Rois, Paris, Minard, 1972, p. 47.

23 .

Jankélévitch souligne comment on tend à parler de musique avec un vocabulaire qui utilise plus le champ lexical de la vue que celui de l’ouïe : « En fait, les caractères généralement attribués à la musique, n’existent bien souvent que pour l’œil et par le tour de passe-passe des analogies graphiques ». Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’ineffable, Paris, Editions du Seuil, 1983, p. 115-116.

24 .

PLOTIN, IV Ennéade, 3, 11.

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Table des matières

Introduction

1. Littérature et philosophie

2. Théories critiques

3. Genres et courants

4. Musique

5. Arts plastiques et visuels