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Dans La Recherche en littérature générale et comparée en 2007, Claude Murcia faisait état de la difficulté qu’avait eu le cinéma pour se faire une place comme discipline légitime et plus généralement dans la réflexion esthétique, tant il était considéré comme un art « incapable de profondeur, et inapte à atteindre une dimension esthétique comparable à celle des autres arts »1. Elle y pointait les notables avancées, cette dernière décennie, dans le domaine de notre discipline en particulier. Mais combien de doutes entend-on encore, ou devine-t-on, car elles n’osent plus toujours s’avouer ouvertement, sur « les "carences ontologiques" » du cinéma2, sur la valeur de tel ou tel film, indigne d’entrer dans une réflexion esthétique ? Longtemps – et est-il sûr qu’on en soit vraiment sorti ? – les rares films qui en étaient jugés dignes appartenaient au muet. Les autres étaient considérés comme des formes trop populaires et marchandes pour être un objet esthétique remarquable. Cela dit assez que toutes les utopies et la nostalgie liées au muet ne sont probablement pas mortes dans tous les esprits.

Il n’est pas moins sûr, lorsqu’on traite du cinéma dans un contexte littéraire, qu’on soit du reste vraiment sorti d’une forme de condescendance à l’égard d’un art envisagé avant tout au prisme de l’adaptation, toujours forcément décevante et réductrice par rapport à l’œuvre littéraire originelle, incomparablement plus riche et subtile. Quiconque travaille sur les rapports du cinéma et de la littérature a éprouvé cette réticence, y compris dans un contexte comparatiste, supposé ouvert et moins arc-bouté sur une hiérarchie traditionnelle des arts. C’est pourtant manquer de voir qu’en dehors des comparaisons terme à terme – fût-elle possible – de deux arts, le cinéma, en lui-même, peut permettre d’envisager autrement la littérature3. Ainsi des crises de la littérature qui trouvent un symptôme dans le recours, de la part d’écrivains, à d’autres formes littéraires et au cinéma. Ainsi, également, des stratégies des hommes de lettres pour s’adapter à un public plus vaste, question souvent jugée triviale par des spécialistes de littérature, et visée néanmoins essentielle dans l’élaboration d’un texte. Ainsi, enfin, d’une potentielle histoire souterraine des œuvres littéraires, génératrices de scénarios demeurés « intournés » qui révèlent certaines de leurs virtualités, mais que disqualifient, aux yeux des spécialistes de cinéma, l’absence de film, et, aux yeux des littéraires, l’écriture spécifique et fonctionnelle du scénario.

Les chercheurs plus ou moins vivement convaincus que cinéma et littérature et esthétique sont liés par autre chose qu’un rapport de stricte inféodation, ne peuvent que juger stimulante la réflexion du philosophe américain Stanley Cavell (1926), qui est heureusement progressivement reconnue en France. En récusant une philosophie spécialisée, Cavell se plaît à déplacer constamment les accents. Liée à toute une réflexion originale, héritière et critique à la fois de la philosophie analytique américaine et de la philosophie continentale, sa pensée envisage le cinéma hollywoodien, outre son importance esthétique en soi, comme un lieu essentiel pour comprendre les « voix » constituant l’Amérique. Pour lui, si la philosophie américaine a toujours conçu l’ordinaire (celui du langage ou de la vie) comme « son autre, dont il fallait se dégager »4, il est nécessaire de retrouver les lieux philosophiques de la vie ordinaire qu’il identifie dans la philosophie transcendantaliste et le cinéma. Or tout comme la philosophie américaine, par déni, avait couvert les voix essentielles de Thoreau et d’Emerson, essentielles pour retrouver l’idéal américain d’égalité, selon Cavell, la voix du cinéma hollywoodien a été recouverte. C’est pourtant là que se loge un lieu essentiel de conversation philosophique, essentiel pour la pensée américaine. C’est là qu’il convient de plonger des sondes philosophiques.

Je n’aurai pas la prétention d’évoquer l’apport de tout l’œuvre, difficile il faut le dire, de Cavell. Même si sa réflexion entre dans toute une pensée perfectionniste très américaine, et extrêmement philosophique, il me semble qu’elle invite, à la dérobée, à se servir d’elle de façon stimulante pour penser autrement le détour vivifiant par un autre art et reconsidérer ainsi la littérature et la littérature comparée. Par sa manière stimulante, Cavell retrouve ainsi précisément une des fonctions involontaires du cinéma dans les arts et la réflexion esthétique du XXe siècle : une fonction d’étonnement, une modification du regard à l’égard de la philosophie et de la littérature qui permette de retourner, autrement, à elles. Quant à sa manière de convoquer dans la réflexion esthétique un questionnement éthique et la construction, à la fois très musicale et très montainienne, de son œuvre, elles peuvent receler un modèle esthétique pour des essais comparatistes.

Dans le temps imparti à une communication, je me contenterai de souligner quelques pistes, quelques échappées, répondant partiellement à des questions qui ont pu se poser dans mon propre chemin de comparatiste, entre cinéma et littérature. Ce faisant, je m’aperçois que j’obéis à une logique proprement cavellienne dont la singularité est en effet de proposer une réflexion largement ancrée dans une perspective autobiographique, une forme de pensée en autobiographie, où chaque essai, ou presque, est le récit d’une pensée à l’œuvre dans une vie, au gré d’expériences fondatrices, non pas exceptionnelles, mais ordinaires d’une vie5.

Je relèverai donc des touches dans l’œuvre de Cavell qui me semblent pouvoir nourrir notre réflexion de comparatistes.

La première note est d’abord le choix du cinéma, à la fois comme objet et comme occasion philosophique, dont Cavell a eu longtemps à répondre. Il ne parle pas en effet accessoirement de cinéma, comme une affèterie, mais il a une démarche de bout en bout philosophique autour du cinéma – ce qui est un premier pas de côté à l’égard de la philosophie traditionnelle –, tout en s’attachant principalement à des formes qui apparaissent comme de simples divertissements au regard des spécialistes « sérieux » de cinéma. Outre les comédies burlesques, minoritairement, il s’intéresse surtout à la comédie sophistiquée hollywoodienne, et, plus particulièrement, au sous-genre qu’il y dessine : la comédie du remariage, c’est-à-dire non pas la comédie qui finit par le happy end d’un mariage, mais la comédie qui présente l’expérience de la dispute, de la séparation, de la reconnaissance, et de la ré-union d’un couple initial. En somme, Cavell opère un double choix subversif en revendiquant l’élévation à la dignité de la réflexion philosophique de films, autant que du cinéma, devenus « aliments pour la pensée »6, et, au sein du cinéma, de formes jugées commerciales et de basse culture. Il joue pour cela sur une analogie interne à la culture américaine, prise globalement, qui passe aisément de la haute à la basse culture, et la rapproche de la même porosité ou amplitude à l’œuvre dans les travaux du philosophe Emerson lui-même, décidément modèle à la fois de Cavell et du cinéma américain (le philosophe étant cité par Capra et Cukor dans leurs films). Le philosophe est bien conscient du reproche qui lui sera fait par ses pairs et par une opinion voulant que « la philosophie et les films hollywoodiens mobilisent des intentions culturelles séparées qui n’ont rien à se dire de part et d’autre de la frontière qui les sépare, qui en fait n’ont même pas de frontière en commun »7. Pour Cavell, au contraire, doit s’établir une conversation, se substituant à une « tendance naturelle à nous sermonner les uns les autres au lieu de converser les uns avec les autres »8. Pour fonder cette conversation, le cinéma est un lieu essentiel. Est-il possible, en effet, se demande-t-il, de citer trois grandes œuvres de la grande culture « dont vous puissiez penser avec certitude que tous les gens qui vous importent les aient lues, vues ou entendues »9 ? C’est en revanche, juge Cavell, plus probable autour d’un film. Est-ce vrai pour autant ? On peut en douter, mais pour les tenants d’une haute culture – et dont nous sommes tous un peu – décrétant les monuments de la culture ou de la littérature dont il convient exclusivement de parler cela a le mérite de poser une question pertinente et de porter un regard décapant sur la sphère culturelle dans laquelle nous jugeons bon de converser exclusivement. En passant par le cinéma, Cavell aborde une posture de la littérature qui aurait une valeur éthique, au sens d’expérience et de conversation démocratique. Il y a en effet chez lui, le secret espoir que sa démarche, entre cinéma, littérature et philosophie, ait « un effet fécondant sur notre culture littéraire, en nous faisant souvenir de la valeur qu’il y avait à citer de mémoire des œuvres littéraires communes. […]. Le résultat en était, entre autres, des citations inexactes, mais cela produisait des contextes où l’on reconnaissait l’intérêt d’avoir une mémoire, une mémoire publique »10.

L’autre grief qu’on fera à Stanley Cavell – il n’en doute pas – est précisément celui de l’acceptabilité ou non du cinéma comme objet d’étude. Le chercheur en littérature, en transposant la question dans les études littéraires, sera renvoyé au grief identiquement adressé à la littérature pour enfants, au roman policier, à la fantasy. Sont-ils dignes d’entrer dans une réflexion littéraire ou esthétique, ou à jamais disqualifiés de celle-ci, au prétexte de leur origine et de leur public attendu ?

Qui plus est, à supposer que l’on convienne d’accepter les objets cinématographiques comme objets de réflexion philosophique, seront-ils tous acceptés ? Quels seront les critères d’élection ? Faites l’essai, aujourd’hui encore, et vous vous résoudrez très vite à constater que le seul champ de réflexion esthétique jugé pleinement digne et légitime, en matière de cinéma, est celui du cinéma dit moderne, né autour de Resnais, Godard et Antonioni11, comme si auparavant toute réflexion esthétique au sujet du cinéma était intempestive. Cavell élargit le spectre esthétique et plaide en faveur d’un critère subjectif d’élection « au cœur du problème esthétique » : « Rien ne saurait vous montrer cette valeur si vous ne la découvrez pas dans votre expérience, dans l’exercice tenace de votre goût personnel, […] et donc nulle part ailleurs que dans les détails de votre rencontre avec des œuvres précises »12.

La légitimité de l’étude esthétique et philosophique de l’objet cinématographique, au nom d’une expérience subjective, est le premier point de la pensée de Cavell qui renvoie naturellement à sa pensée démocratique, mais aussi à son idée majeure de « conversation ». Tout converge là : la conversation de soi avec les œuvres, le choix des œuvres sur lesquelles il est possible de converser ensemble, le ton sur lequel nous allons le faire13. Ainsi la critique, rappelle Cavell, est « un prolongement naturel de la conversation », tout comme la lecture d’un essai philosophique, cinématographique, littéraire est le lieu d’une conversation. Doit-on ajouter que cette évidence, si l’on juge honnêtement, est moins partagée qu’on ne le dit et qu’il revient à chacun de se demander en quoi il peut favoriser cette conversation.

Un autre point stimulant de la réflexion de Stanley Cavell à propos du cinéma, qu’il est loisible de faire miroiter sur la réflexion littéraire, est celui de sa paradoxale évanescence, à jamais art du passé et de la perte. Le cinéma n’est pas un art du présent et de la présence, mais, au contraire, de l’absence, de ce qui n’est déjà plus là, n’est jamais là, et l’on n’est jamais présent qu’à ce qui s’est produit (it happened)14. Pour reprendre la réflexion de Marc Cerisuelo, avec Cavell le cinéma ne « peut plus être défini comme un art dont la fonction est de reproduire la réalité ; il produit tout au contraire, et automatiquement, un art qui vient du passé » et comme « les choses montrées sur un écran participent de leur propre être par leur absence même, leur image filmique ne saurait être conçue comme un enregistrement »15. Nous ne sommes jamais là où le cinéma s’est fait et se fait. Le discours que nous lui appliquons est toujours décalé, le spectateur toujours « imposteur », « toujours en retard par rapport à un film auquel il n’est proprement jamais présent »16. On voit la brèche ainsi ouverte dans le discours traditionnel sur le cinéma, emblème de l’ère de la reproductibilité technique de l’art, au prix, souvent, d’un gauchissement du discours de Benjamin. Si, pour Cavell, le cinéma est moins ce qui s’impose, dans le présent, que ce qui fait appel au passé et se perd, logiquement, la perte fonde la réception et la lecture de cet art à l’évanescence naturelle. La posture est nostalgique, et Cavell ne le méconnaît pas, du reste. Les premières pages de La Projection du monde sont hantées par sa fréquentation passée des salles de cinéma, un peu à la manière de surréalistes, sans souci de la continuité du film, et qui représentait, poussée à l’extrême, une « disposition allègre et quasi-libertaire à l’expérience du monde »17 donnée par le cinéma. Aujourd’hui, cette posture est rendue plus caduque encore par la technologie et l’usage des enregistrements domestiques, qui suppléent à la vision unique, hasardeuse d’un film, au gré d’une programmation de cinéma. Mais ce temps où n’existait qu’une projection en salle n’est pas encore assez éloigné pour que tout chercheur l’ait encore totalement oublié. Voir un film, nous dit Cavell, c’est voir quelque chose qui est perdu, et l’est sans doute irrémédiablement dès l’instant de la vision. Parler d’un film, c’est donc parler de ce que nous avons vu, et perdu. Les discours que nous lisons sur les films est imparfait, béant, car ils sont souvent l’œuvre d’un spectateur, qui, eût-il le regard expert d’un critique, a vu le film une seule fois, et écrit « à chaud », ou d’après des notes prises sur le vif, parfois dans la salle obscure. Normalement, ni lui ni nous ne reverrons pas le film de sitôt. Si longtemps, on n’a pu se reporter au film à volonté pour vérification sur pièce des premières impressions, ce n’est plus tout à fait vrai. La cassette vidéo, ou le DVD, ont changé ce rapport avec l’unique. Et c’est peut-être dans les vingt dernières années seulement que le cinéma est vraiment entré dans l’ère de sa reproductibilité technique ou, disons, d’une reproductibilité au carré, celle d’un film visible à volonté, avec facilité, assignable à comparution pour vérifier les preuves immédiates de nos dires. Et encore, l’expérience de la projection unique peut être faite, car bien des films, jugés peu ou pas assez commerciaux, échappent à une large diffusion par copie. Nous pouvons encore faire l’expérience de la nature du cinéma, qui, nous dit Cavell, condamne à parler d’un souvenir, imprécis, et soumis à erreurs. Du reste, lui-même commet des erreurs dans ses citations de films et en convient (« Supplément à La Projection du monde »).

La lecture d’un livre, dans une moindre mesure que celle d’un film, repose elle aussi sur la perte des livres lus une seule fois (et « Einmal ist keinmal »), des livres que l’on a oubliés, et de ceux que l’on cite de manière lacunaire. On objectera que, dans le cas de la littérature, nous avons la possibilité de recourir au livre plus aisément, d’y retourner, de le relire à volonté, de vérifier. Et, contrairement au critique cinématographique, le critique littéraire ne se lance pas dans une communication, un article, un compte-rendu sans revenir mainte fois à un exemplaire parsemé de signets. La lecture d’un livre, aujourd’hui – car il n’en fut pas toujours ainsi, nous le savons –, s’apparente du visionnage d’un DVD. Mais retournons-nous toujours au livre ? Les stimulantes pages de Pierre Bayard dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (2007), qui reprennent des fils tirés par Cavell, rappellent des pratiques alternatives de lecture, qu’il ne s’agit pas d’adopter pour justifier une paresse ou un à peu-près, mais pour introduire une dissonance méthodologique dans une époque où nous avons la foi de Saint-Thomas dans des textes où nous cherchons des preuves.

Cavell, avant Pierre Bayard, a posé, par le biais du cinéma, la possibilité et la fécondité d’une lecture unique, anamorphique, fondée sur une nécessaire inexactitude. Il peut y avoir une erreur critique féconde, privilégiant l’esprit sur la lettre. Elle est celle du hasard de la saisie, ou non, par le lecteur de tel ou tel détail. Cavell revendique cette manière, d’une paradoxale « profondeur », tout entière fondée sur « l’immédiateté » et la « surprise »18. C’est une forme de confiance dans l’intelligence du lecteur, dont le modèle serait donné par le lecteur et futur écrivain auquel James, cité par Cavell, conseille, dans L’Art de la Fiction, d’acquérir « la faculté de deviner ce qu’on a pas vu à partir de ce que l’on a vu », et d’ « essayer d’être l’un de ces gens à qui rien n’échappe, pour qui rien ne se perd »19. En somme, la lecture suggérée par Cavell se fonde sur l’idée de richesse de la perte, du manque, du diffus. Et, par là même, elle retrouve la posture et l’éthos montainiens du lecteur oublieux et néanmoins « suffisant », qui « découvre souvent ès-écrits des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches » (I, 24).

Passant du lecteur au critique, le « caprice » cavellien – puisqu’il reprend ce terme d’Emerson – nous rappelle aussi que la recherche des influences précises de tel ou tel écrivain est soumise à l’erreur féconde, à double titre. De la part du lecteur que je suis, mais aussi du lecteur que fut d’abord l’écrivain. Les lignes de Cavell nous rappellent qu’au moment d’écrire, pas plus aujourd’hui qu’hier, les écrivains ne recourent pas, ou rarement, à un aîné à la lettre, mais le plus souvent au sédiment déposé en lui par un texte, avec toutes les inexactitudes d’une lecture capricieuse et d’un souvenir. Gare alors au chercheur qui, en comptable précis, s’épuise au jeu des sept erreurs et qui, texte en main, verrait dans un glissement volontaire une dérivation de la mémoire. Cette lecture scrupuleuse nous paraît précise ; elle mésestime qu’entre l’intentionnalité et l’attentionnalité se glisse le flottement fécond de l’oubli, et que la mauvaise mémoire, vraie ou feinte, est la condition de l’écriture et de l’invention, délivrée du commentaire et de la plate transposition.

Cavell donne lui-même l’exemple d’une de ces erreurs fécondes nées d’un souvenir inexact du critique, et peut-être de l’artiste. En faisant « appel en passant ou à l’improviste à des passages mémorables »20, une de ses intuitions amène Cavell à une riche et stimulante lecture des comédies du remariage hollywoodiennes au prisme de Shakespeare et d’Emerson. Elle est particulièrement stimulante pour un comparatiste car exemplaire d’un rapport entre littérature et cinéma ne se résumant pas à une inféodation de l’un à l’autre, ni à une étude de la stricte adaptation, mais plongeant dans une histoire potentielle, invisible, dérivante, de la littérature. Lors d’un visionnage d’Indiscrétions (The Philadelphia Story) de George Cukor, la réplique « les hommes sont merveilleux », lui semble être reprise d’une des dernières répliques de Miranda dans La Tempête de Shakespeare21. La citation s’avère inexacte, mais, peut-être grâce à « l’intenable présent » que les œuvres « déplacent avec elles »22, l’élan est donné à une nouvelle compréhension de ces comédies du remariage. Cavell, en s’inspirant notablement des travaux de N. Frye, et en particulier de A Natural Perspective : The Development of Shakespeare’s Comedy and Romance (1965), rattache ces comédies à la comédie shakespearienne, ces comédies s’achevant par un remariage, une ré-union, à l’issue d’un passage d’un homme et d’une femme par le doute et la reconquête. Elles aussi procèdent par le passage d’une mort à une résurrection, de la ville à la campagne, ce « monde vert », qui est le Connecticut topique de ces comédies hollywoodiennes. Comme chez Shakespeare, l’accent y est mis sur l’héroïne qui fait l’épreuve de cette mort et de cette résurrection et « les protagonistes doivent trouver un terrain d’entente où (autre thème shakespearien) le pardon des offenses permettra l’oubli des fautes ». Or, bien plus que les nombreuses adaptations cinématographiques américaines des pièces de Shakespeare, qui répondent à un double souci bien connu de vulgarisation de la haute culture et de légitimation artistique d’un médium populaire, ces comédies du remariage, conclut Cavell, sont les marques les plus fortes du passage de Shakespeare dans le cinéma et dans la culture américaine ordinaire. Le cinéma parlant « a révélé, plusieurs siècles plus tard, un nouveau théâtre pour cette structure shakespearienne »23, avec ces films, témoignages du dépassement du scepticisme par la reconnaissance et la conversation24. La comédie du remariage est en effet un cinéma, en cela cher à Cavell, où les actrices doivent savoir, plus encore que parler, converser, c’est-à-dire « raviver les lieux communs et fuir les banalités, ménager les rythmes et les degrés, les préséances et leur oubli »25. Katharine Hepburn et Irene Dunne seront leur plus parfaite incarnation et la condition même de l’existence de ce type de cinéma.

Ce sous-genre de la seconde chance relève, selon Cavell, d’une tonalité particulièrement états-unienne, celle du perfectionnisme moral, hérité d’Emerson, qui témoigne de l’aspiration de la nation américaine « à une existence morale »26. Le cinéma hollywoodien serait ainsi un des exemples de la « possibilité d’une vie perfectionniste dans une démocratie » et le laboratoire de la « démocratisation du perfectionnisme »27. On en revient, naturellement ici à l’un des premiers points évoqués, à savoir à la greffe de la culture haute et de la culture populaire au cinéma. Au même titre que la haute culture traditionnelle, pour Cavell, le cinéma a la capacité de « contribuer à l’éducation et à l’intelligence d’une culture, ou disons à la compréhension qu’une culture a d’elle-même »28, s’agissant ici de la culture américaine, dont la haute culture et la philosophie ont trop souvent couvert « les voix » propres.

Parallèlement, la comédie du remariage montre aussi, selon Cavell, qu’outre ses qualités esthétiques, il y a un possible enseignement éthique du cinéma, aucunement moraliste ou édifiant. « Le cinéma, nous dit-il, démocratise le savoir », lequel est à comprendre comme une expérience, un essai de soi29. Car l’œuvre nous apprend qu’elle a quelque chose à nous dire, si nous consentons à lui prêter notre attention, avant d’être persuadés qu’elle vaut par nos propres gloses. L’œuvre cinématographique – et cela s’applique aussi à l’œuvre littéraire –, n’édifie pas, mais elle éduque le lecteur, en lui apprenant « à la considérer », et « à vivre sa propre aventure (morale) de lecteur »30. Une œuvre est donc morale, non par son propos explicite, mais au sens où elle transforme l’expérience du lecteur, bouleverse son attention (care, autre concept fondamental pour Cavell) pour mieux la porter sur la vie ordinaire, sur les « carrefours importants d’une vie » qu’elle enseigne à repérer et à lire.

Mais, comme souvent me semble-t-il chez lui, cette démocratisation est placée sous le signe du manque possible : le cinéma nous « impose » le savoir « comme une bénédiction qui est aussi une malédiction ». Il dit que « la perception de la poésie est ouverte à tous, pour ainsi dire sans considération de naissance ou de talent » – en cela proprement américain – mais que « si l’on n’arrive pas à percevoir cela, si l’on s’acharne à rater le sujet, ce qui équivaut à rater l’évanescence du sujet » – c’est-à-dire sa propre condition, « on ne peut l’imputer qu’à soi-même, à des échecs de son caractère »31.

Mes deux premières réflexions dérivées de la pensée de Stanley Cavell touchaient une pratique de lecteur et de critique. La troisième, que je voudrais proposer, concerne le professeur. Et qui l’a lu et entendu sait à quel point cette vocation est capitale chez l’ancien enseignant de Berkeley et d’Harvard. Sa proposition dans l’appendice d’À la recherche du bonheur, en 1993, est sans nul doute à reprendre lors d’un rendez-vous annuel, donc d’une conversation, de comparatistes. Cavell se demande en effet s’il existe « une objection respectable qui s’oppose à l’étude sérieuse et humaniste du cinéma ? », et donc, à la considération du cinéma comme appartenant pleinement aux humanités. Il l’espère, dans ce livre publié en un temps où le cinéma n’était pas entré de plain-pied dans toutes les universités américaines, ni a fortiori dans les nôtres, sinon dans le cadre des sections d’études cinématographiques, et cette approche séparée, on l’aura compris, n’est pas le point de vue qu’il adopte. Or, au moment où le cinéma entre de plus en plus ouvertement dans les cursus de lettres, souvent par la porte de la littérature comparée et grâce à ses enseignants, ses questions méritent d’être prises en compte : comment enseigner le cinéma dans les humanités ? « Croyons-nous qu’il existe des films dont la seule vision constitue une éducation ? » se demande le philosophe, tout en avouant que sa réponse n’est pas arrêtée. Comment ne pas succomber à « la laideur qui nous fait courir le plus grand danger » et qui est « la tendance qu’a l’université à sacraliser ses sujets, à soumettre, ou resoumettre ses objets d’étude à une sorte de culte – dirigé du haut de ce que Nietzsche décrit sinistrement comme ‘les chaires de Vertu’ ? »32. Comment, en somme enseigner le cinéma autrement que dans les cadres orthodoxes des études cinématographiques, littéraires ou philosophiques ?

Dans son cas personnel, le professeur de Harvard se demande comment peut être acceptée par ses pairs son intention de réfléchir, dans le cadre d’un cours, à la correspondance de la figure de Buster Keaton et de ses modes de perception, avec la description phénoménologique de Heidegger33 ? Un refus de la part de ses collègues signifierait une négation par un département de philosophie (ou de cinéma) de la légitimité de l’étude du cinéma (ou de la philosophie). Peut-être pensera-t-on aussi que sa réflexion n’est qu’une « illustration d’un ensemble de préoccupations antérieures au lieu de constituer un effort pour étudier la forme cinématographique en soi et pour soi »34. Cavell n’exclut pas ces hypothèses. Il n’en croit pas moins dans la possibilité d’une future discipline unifiée, où l’on saurait parfaitement ce qui fait de Keaton Keaton, du cinéma le cinéma, de Nietzsche Nietzsche et de la philosophie la philosophie. Ni spécialisation étanche entre des disciplines qui n’ont rien à se dire l’une l’autre, ni « fritto misto » témoignant à tout le moins d’une médiocre connaissance de l’autre domaine. 

Mieux qu’une méthode, les livres apportent des exemples de ce que pourrait être cette manière, entre littérature, cinéma, esthétique et éthique. Et au travers de sa propre expérience philosophique, il incite à réfléchir sur le partage des disciplines, sur leur nécessaire ouverture, maîtrisée, car « l’isolement provoque l’absence de créativité et de provincialisme » et « nous fatiguons de nous-mêmes si nous n’avons que nous-mêmes pour nous faire la conversation »35. Conversation, ce mot si éminemment cavellien, et si éminemment comparatiste.

Notes

1 .

Claude MURCIA, La Recherche en littérature générale et comparée en 2007, études réunies par Anne Tomiche et Karl Zieger, Valenciennes : Presses Universitaires de Valenciennes, p. 128.

2 .

Ibid.

3 .

Cf Marie-Claire ROPARS, in Le Détour par les autres arts, textes réunis par Pierre Bayard et Christian Doumet, Paris : L’improviste, 2004, p. 7-10.

4 .

Cf Sandra LAUGIER, « Y a-t-il une philosophie post-analytique ? », Cyc, volume 17, n°1 « Aspects de la philosophie américaine », 15 juillet 2008, URL : http://revel.unice.fr.cycnos/index.html?id=1623

5 .

Voir les introductions de ses œuvres, mais aussi Un Ton pour la philosophie. Moments pour une autobiographie, Paris : Bayard, 2003.

6 .

Stanley CAVELL, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, Paris : Bayard, 2003, p. 23.

7 .

Id., p. 24.

8 .

Id., p. 23.

9 .

Id.

10 .

Id., p. 58.

11 .

Pour le seul paysage français, les travaux de Jean-Loup Bourget, et, en particulier sa synthèse Hollywood, un rêve européen (2006), constituent un heureux tournant, à la fois dans le domaine étudié de manière historique et esthétique (le classicisme hollywoodien) et dans la période considérée (1920-1960).

12 .

Stanley CAVELL, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, op. cit., p. 29.

13 .

C’est aussi le ton de la conversation que retient S. Cavell dans l’œuvre de N. Frye, voir son avant-propos à Northrop FRYE, Une Perspective naturelle. Sur les comédies de Shakespeare, Paris : Belin, 2002, p. 13.

14 .

Voir Jean-François MATTÉI, « L’image du monde chez Stanley Cavell ou Celle qui n’était plus », Stanley Cavell. Cinéma et philosophie, Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 22 et Emmanuel BOURDIEU, « Stanley Cavell : pour une esthétique d’un art impur », id., p. 39.

15 .

Marc CERISUELO, « Stanley Cavell et l’expérience du cinéma », Revue française d’études américaines, 2001, n°88 ; p. 58-59.

16 .

Id. p. 59.

17 .

Id., p. 60.

18 .

Stanley CAVELL, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, op. cit. , p. 58.

19 .

Cité in id. p. 21.

20 .

Stanley CAVELL, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, op. cit., p. 58.

21 .

Id., p. 36-37.

22 .

Jacques NEEFS, in Le Temps des œuvres. Mémoire et préfiguration, Vincennes : Presses Universitaires de Vincennes, « Culture et société », 2001, p. 8.

23 .

Stanley CAVELL, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, op. cit., p. 33.

24 .

Voir Sandra LAUGIER, « Y a-t-il une philosophie post-analytique ? », op. cit.

25 .

Marc CERISUELO, « Stanley Cavell et l’expérience du cinéma », op. cit., p. 56.

26 .

Stanley CAVELL, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, p. 10.

27 .

Id., p. 116.

28 .

Id., p. 13.

29 .

Ici affleure à nouveau l’idée montainienne de la lecture des classiques qui « obligent [le lecteur] à [se] constituer une pensée, à [se] construire un caractère » et dont « la question qu’il pose au texte lu est « moins "qu’est-ce qu’il a voulu dire ?" » que "qu’est-ce qu’il a voulu dire pour moi ?" » (Michel JEANNERET, « L’œuvre est un potentiel (lire et écrire à la Renaissance) » in Le Temps des œuvres. Mémoire et préfiguration, op. cit., p. 190-191.

30 .

Sandra LAUGIER, « Littérature, philosophie, morale », Fabula LHT « Les Philosophes lecteurs », n° 1, 1er février 2006, (url : http://www.fabula.org/lht/1/Laugier.htlm).

31 .

Stanley CAVELL, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, op. cit., p. 36.

32 .

Stanley CAVELL, À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, traduit par Christian Fournier et Sandra Laugier, Paris : Cahiers du cinéma, « Essais », 1993, p. 259.

33 .

Id., p. 263.

34 .

Id.

35 .

Id., p. 264.

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Table des matières

Introduction

1. Littérature et philosophie

2. Théories critiques

3. Genres et courants

4. Musique

5. Arts plastiques et visuels