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Résumé

On a souvent une conception large, sinon universelle, de la Poésie, comme commune à tous les arts, par exemple chez Cocteau.

Que nous apprend l’étymologie indo-européenne ? Pas grand-chose, avec son idée d’arranger, mettre en ordre, voire entasser. La mythologie grecque, en particulier Hésiode (Théogonie), sensible à la parenté des Arts, regroupe par contre volontiers les Neuf Muses. Quant à la philosophie et à la poétique grecques, elles réduisent souvent la part du « poïéïn », par exemple Platon qui, dans Ion, reconnaît certes la « part divine » de l’inspiration, mais en la mettant, de façon assez péjorative, assez bas dans l’échelle des valeurs, du côté de celle du devin. Aristote, lui, a une approche comparatiste de la « poésie », saisie dans sa différence avec l’histoire et la philosophie, et ne donne au terme « poïéïn », au mieux, que le sens d’« inventer ».

En littérature moderne, par contre, de Baudelaire à Valéry et Jakobson, on a une conception volontiers absolue de la Poésie comme activité assez autonome, autoréférentielle, à part, et même à distance du référent. Cocteau, lui aussi, la conçoit comme « une langue à part que les poètes peuvent parler sans crainte d’être entendus, puisque les peuples ont coutume de prendre pour cette langue une certaine manière d’employer la leur », mais, plus souvent encore, de façon ouverte et universelle, comme une attitude existentielle qui fait voir les choses autrement - tout en maintenant dans sa propre pratique, une distinction nette entre les arts, par exemple entre deux arts aussi proches que théâtre et cinéma, qu’il pratique tous deux et à l’instant même où il les pratique ensemble tous deux.

La réponse à la question posée est donc très nuancée, et pour le moins dialectique.

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à Michèle Monte, avec gratitude

« Vous êtes poète ! me répondit-il en souriant. » […] « Poète, si c’est être poète que d’avoir cherché l’art ! » […] « Mais quels sont les éléments de l’art ? – Seconde question à laquelle j’hésitai pendant plusieurs mois à répondre. […] « Et l’art ? lui demandai-je ? » « Patience ! […] « Et le diable ? » « Il n’existe pas. » « Et l’art ? » « Il existe. » « Mais où donc ? » « Au sein de Dieu ! » […] « Ce manuscrit, ajouta-t-il, vous dira combien d’instruments ont essayé, mes lèvres […] » Bah ! il était loin. […] Le manuscrit était intitulé : Gaspard de la Nuit. […] J’abordai un vigneron […] « […] dites-moi où est M. Gaspard de la Nuit. » « Il est en enfer, supposé qu’il ne soit pas ailleurs. » (Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, début)1

À l’origine de cette communication, il y a l’étonnement de voir le polymorphe Cocteau utiliser le mot « Poésie », non seulement pour la Poésie, mais pour toutes formes d’art, y compris le cinéma ou la collaboration avec les musiciens, comme on peut le constater sur des bibliographies d’époque « Du même auteur », où la « Poésie » sans autre spécification (pour désigner à l’évidence la poésie en vers) occupe du reste la première place parmi les autres formes de « Poésie ». Un fidèle de l’auteur, Pierre Chanel, a même intitulé en 1973, dans cet esprit, sous le titre Poésie de journalisme (Belfond) un ensemble d’articles (forcément courts et autonomes et qui, par là, peuvent présenter quelques traits fréquents du poème en prose, d’autant que le sujet, souvent lumineux, peut être le paysage de la Côte d’Azur, le Sport ou des souvenirs sur les cabanes de l’enfance dans les arbres). J’ai donc essayé de voir en quoi cette façon de faire était explicable, voire fondée. Comme on va le voir, ma réponse est assez nuancée, y compris à la lumière du comparatisme et de la pluridisciplinarité, qui n’est point forcément transdisciplinarité, pratiqués par Cocteau, qui ne se confondent pas forcément avec le monisme que pouvait laisser espérer un tel usage du mot.

Cette conception large du terme « Poésie » est d’ailleurs assez répandue, y compris dans le grand public, à ne pas exclure de notre paysage. La chanteuse Brigitte Fontaine, qui va à la ligne quand elle écrit le texte de ses chansons, disait par exemple le 27 octobre, sur 7L TV Montpellier : « Je suis poète. Je flashe sur les lueurs du liquide-vaisselle. La poésie est partout. » Et puisque nous en sommes aux occurrences insolites données par quelques media récents, tout de même révélatrices de certain état de choses et des choses, citons VGE qui, à propos de son dernier roman, avouait ses limites en matière d’écriture, puisque, pour lui, écrire, cela veut dire plutôt écrire de la poésie :

« Enfant, lycéen... j'ai toujours aimé la littérature et je l'ai d'ailleurs toujours dit […] j'ai toujours pensé que l'écriture et la culture sont au-dessus de la politique car lorsque vous évoquez le XIXe siècle en France, vous pensez à Chateaubriand, Victor Hugo, Flaubert... beaucoup plus qu'aux hommes politiques de la Monarchie de juillet ou du Second Empire. J'ai donc toujours voulu écrire sachant que l'écriture désigne en général la poésie -  ce dont je ne suis pas capable - ou le roman. » (Valéry Giscard d’Estaing)2

Quant à l’écrivain marseillais Jean-Max Tixier, récemment disparu, qui a écrit beaucoup de prose, en particulier de gros romans à succès, il n’en parlait jamais, et ne parlait que de sa poésie, comme s’il voulait être seulement jugé par là. Attitude restrictive pas forcément opposée du reste à une conception, sinon large, du moins dynamique du mot tel que le pratique un lettré fort scientifique comme Maurice Couquiaud, auteur de L’Horizon poétique de la connaissance (L’Harmattan, 2003), « cette démarche vers un horizon qui ne cesse de s’élargir quand on s’en approche », dont la démarche poétique serait pour le moins l’asymptote et s’avère souvent l’instrument, qui a voulu explorer, dans un esprit transdisciplinaire,

« de nouvelles perspectives, notamment celles offertes par un horizon intellectuel et poétique élargi vers les différentes formes de l’infini. Mieux informées et devenues complices, l’imagination s’assouplit dans l’au-delà des apparences, la sensibilité trouve des résonances inattendues. Comme l’énergie, la matière n’est plus ce qu’elle était pour nos ancêtres. Dans un espace-temps relativisé, je me plais à penser que les roses ne vivent plus simplement ce que vivent auprès de nous les roses… » « À l’image de la gravitation, la poésie serait universelle. Comme la courbure de l’espace, elle influence les êtres qu’elle attire avec ce qui peut émaner des choses qu’elle enveloppe. »3

L’étymologie indo-européenne

Commençons donc par le commencement pour essayer, si possible, d’y voir un peu clair. C’est-à-dire par l’étymologie, grecque et donc indo-européenne. ποιFέω avec un digamma archaïque (F, à prononcer comme un w anglais), ποιῶ, forme contracte en ε en attique classique, serait un dénominatif fondé sur un radical, ποιóς, dont le simple n’est pas attesté, ce qui en français veut dire que ce verbe dériverait d’un nom ou plutôt constituant nominal, ici masculin, ποιóς (celui qui fait), qui ne se trouve en grec qu’en composition. Verbe et radical nominal qui reposent eux-mêmes sur un radical indo-européen kwei- dont on pourra trouver dans le Dictionnaire étymologique du grec de P. Chantraine quelques occurrences dans des langues indo-européennes comme le sanskrit, l’avastique iranien, le vieux slave, indiquant l’idée d’arranger, de mettre en ordre, voire d’entasser. C’est intéressant, mais assez prosaïque à l’égard de l’idée canonique voyant d’abord dans le verbe poïeïn et le nom poiêsis l’idée démiurgique d’une création ex nihilo par opposition avec le verbe pratteïn et le nom praxis dont le sens, plus « pratique », suppose des données et une situation antérieures. Ce qui est aussi intéressant, outre cette idée d’ordre (peut-être vertical ?) contenue dans le radical indo-européen, c’est de voir l’origine nominale et assez concrète de ce verbe. En latin, le mot poeta, autre substantif masculin, dont le sens est concret, est plus vite et plus directement attesté dans la langue, par une voie moins technique, que les plus savantes transcriptions du grec poesis, poema : « emprunt ancien, et fait par voie orale, au grec ποι(η)τής (ou à une forme dorienne) » (Arnout et Meillet). À noter que le verbe poïeïn (poïô à la première personne du présent de l’indicatif) n’existe pratiquement plus en grec moderne4, et a été remplacé, pour dire « faire », par « kanô » (qui vient du grec ancien « kamnô », dont le sens était « se fatiguer », « souffrir » : on notera l’évolution et l’affaiblissement, la fatigue de cette fatigue, au fil des siècles5).

Valéry, qui aime faire un sort au mot « Poétique, ou plutôt, écrit-il, Poïétique » avec, habitude fréquente chez lui, majuscules et italiques pour évoquer « tout ce qui concerne la production des œuvres ; et une idée générale de l’action humaine complète, depuis ses racines psychiques et physiologiques, jusqu’à ses entreprises sur la matière ou sur les individus »6, en retrouvant visiblement toute la force, toute l’activité de création intrinsèque que peut représenter le mot grec et féminin de Poiêsis, oppose ailleurs et préfère à l’évidence au mot « poésie », sans majuscule, la notion de poème et l’état final du poème, où il retrouve à l’évidence la valeur du suffixe grec –ma, neutre et qui indique le résultat fixe d’une action achevée, et, spontanément, l’idée étymologique et indo-européenne de mise en ordre :

« Construire un poème qui ne contienne que poésie est impossible. Si une pièce ne contient que poésie, elle n’est pas construite ; elle n’est pas un poème. »7

Le mot Poète apparaît souvent, en particulier au XIXe siècle, lui aussi avec une majuscule (par exemple dans la prose de Vigny) ou « poëme » avec un tréma, d’apparence étymologique, toutes choses qui nous situent du côté plus ou moins mythique des origines ; encore que le η, è long et ouvert du grec, n’autorise pas davantage la notation inusuelle par le ë que par le è du français. Mallarmé qui écrit poëte et poëme écrit poésie avec un é, même quand il l’emploie dans un registre absolu : « La poésie, sacre »8, alors qu’en grec on a le même η dans les trois mots, sans doute parce que la prononciation habituelle du mot Poésie ne permet pas d’aller jusque-là. À noter aussi qu’en grec l’accent tonique de ποιητής ne se trouve pas sur cet η mais sur le dernier, et qu’il est assez vagabond d’un mot de la famille à l’autre du premier i de poíêsis au ê de poïêtria, « poétesse », et à la dernière syllabe de poïêtikós, , diversité maintenue en grec moderne (poíêsê, « poésie ») mais qui n’est point entièrement passée en latin, où le premier e du moins de poeta, poeticus non seulement est long, comme en grec, mais est à l’évidence tonique avec une remarquable stabilité comme dans la quasi-totalité des langues latines conservatrices qui en dérivent : italien, espagnol, portugais, roumain (le français, lui, n’a gardé l’accent tonique et la longueur initiaux que pour poète).

L’étymologie indo-européenne ne nous apporte pas grand-chose, on le voit, d’autant qu’elle ne peut par définition concerner les langues, comme l’allemand, où la notion de « poésie » ne relève pas de cet étymon. Il y a plus clair, plus excitant et plus irrémédiablement juste en fait d’étymologie indo-européenne. Et puisqu’on se trouve ici dans un colloque pluri ou transdisciplinaire sur l’Esthétique, je me permets de signaler la justesse, toujours actuelle, sans qu’on s’en rende compte, du radical indo-européen fn, avec son idée de « briller » de « (faire) apparaître » (qui a donné « fantaisie », « phénomène », « photo-», mots similaires voire identiques par leur radical), ce qui peut expliquer que la fantaisie soit souvent quelque chose de « phénoménologique », de kaléidoscopique, à facettes, de poliedrico, de versatile comme on dit en italien, voire de photographique ou de cinématographique (Aloysius Bertrand, l’auteur des « fantaisies » et imagettes médiévales et dijonnaises de son Gaspard de la nuit était un fervent du daguerréotype commençant, et le Baudelaire « fantaisiste » des Petits Poèmes en prose en appelle, pour évoquer la libre composition de l’ensemble, à l’image du « kaléidoscope » comme Cocteau, par ailleurs cinéaste, quand il évoque les dures facettes de sa veine néoclassique)9.

Quelques vieux textes grecs

« Poète », au départ, se dit ’αοιδóς, celui qui chante, l’« aède », c’est-à-dire le poète épique (« chanter » dans Mênin aeïde, théa, « Chante, déesse, l’esprit », est le deuxième mot de l’Iliade, et dans Arma virumque cano , « Je chante les armes et l’homme », le 3e ou 4e mot de l’Énéide selon la façon de compter l’enclitique -que), ποιητής apparaissant à partir d’Hésiode et Pindare, c’est-à-dire quand même assez tôt puisqu’Hésiode est généralement situé autour de 750 et que Pindare appartient à la première moitié du Ve siècle av. J.-C.. Si par exemple l’on prend Ion, charmant et court dialogue en général attribué à la jeunesse de Platon, au siècle suivant, l’un des grands textes grecs sur l’origine et le fonctionnement de la poésie et de l’inspiration, on trouve que les « poètes épiques » sont désignés non pas sous le terme ’αοιδóι mais épôn poïêtaï alors qu’il s’agit dans ce dialogue de confronter le point de vue – en grande partie anti-poétique – de Socrate-Platon à Ion, un « rhapsode » professionnel, exécutant expressif d’Homère, ‘ο ποιητής par excellence, le mot « rhapsode », dont l’étymologie était déjà incertaine pour les Grecs10, ayant désigné au départ, non le récitant, mais le poète lui-même, avant de se spécialiser du côté de l’exécutant. On peut voir aussi dans ce dialogue que le verbe poïeïn, employé absolument, peut signifier « faire œuvre de poète », sens intéressant, même s’il n’a pas que ce sens en grec et que, par exemple, le ποιητής ce peut être le fabricant, le législateur, voire chez Platon l’auteur d’un texte en prose ou que le poïeïn peut avoir en rhétorique grecque un sens très concret, quasi procédural, par exemple chez Longin (IIIe siècle après Jésus-Christ) – les rhétoriques du grec ont souvent d’abord à voir avec l’art oratoire, sinon judiciaire ou même politique : « To dé poïeïn aïtion estin », « L’agir engage la responsabilité » (Longin, fr. 48, 46), infinitif opposable au paskheïn, le pâtir.

On aura donc du mal à trouver une quelconque justification de la notion de « poésie » au sens fortement unificateur du terme, en tant qu’activité artistique universelle, transversale, cher à Cocteau, là-dedans, l’idée de « fabriquer », voire l’idée indo-européenne de « mettre en ordre » ne suffisant tout de même pas à justifier la noblesse toute démiurgique du propos et de l’entreprise de Cocteau.

Quant à, un peu moins antique, la mythologie (les Muses sont toutes sœurs, et filles à la fois de Zeus et de Mémoire) et à l’étymologie fantaisiste de ces Muses telle qu’on aimait à la pratiquer dans l’Antiquité, il n’y est que parfois proclamé que c’est la Poésie ou l’une des Muses poétiques qui soient chef de groupe, puisque (situation-limite intéressante) le dernier écrivain grec (avant le long règne de la littérature byzantine), Synésios de Cyrène, paléochrétien libyen de profonde imprégnation hellénique et néoplatonicienne, aimait à leur prêter en 404 une étymologie toute collégiale (il fait dériver « Mousaï », sans fondement, de « homou ousaï », les « étant ensemble ») et à les mettre, très platoniciennement, sous la direction unificatrice d’Apollon, c’est-à-dire, pour lui, de la Philosophie :

« Quant aux Muses, leur nom ne montre-t-il pas qu’elles sont ensemble, soit que les dieux les aient ainsi dénommées soit que les hommes utilisent une appellation divine ? Elles forment un chœur précisément grâce à leur union. Aucune d’entre elles ne se tient à l’écart d’une autre, aucune ne met en valeur son propre rôle au banquet des dieux ni n’obtient, chez les hommes, un autel ou un temple. Certains cependant, de nos jours, par incapacité naturelle, morcellent leur groupe, qu’on ne peut pourtant pas dissocier, et un tel s’approprie telle Muse ; mais la philosophie règne sur elles toutes. En vérité, voilà ce que laisse entendre le fait qu’Apollon se joigne aussitôt au concert des Muses. » (Dion [sans doute achevé en 404])11

« Les Neuf Muses, et au milieu Terpsichore ! […] / Les Neuf Muses ! aucune n’est de trop pour moi ! / Je vois sur ce marbre l’entière neuvaine. » (P. Claudel, « Les Muses »)12 ; où l’on voit encore que la sainte neuvaine doive rester « entière » et ne point se fédérer sous le signe de la Poésie, puisque Terpsichore, présente dès le premier vers du texte, est muse de la danse (du rythme physique tout au plus), c’est bien connu, et ne se trouve là du reste qu’au milieu de toutes.

Les choses étaient un peu différentes dans le texte développé le plus ancien et le plus inaugural que nous ayons conservé sur les Muses, le prélude de la Théogonie d’Hésiode (vv. 1-115) :

« C’est en Piérie [région de l’Olympe, dans le nord de la Grèce] qu’unie au Cronide, leur père, les enfanta Mnémosyne, reine des coteaux d’Éleuthère [ville de Béotie], pour être l’oubli des malheurs, la trêve aux soucis. À elle, neuf nuits durant, s’unissait le prudent Zeus, monté, loin des Immortels, dans sa couche sainte. Et quand vint la fin d’une année et le retour des saisons, elle enfanta neuf filles, aux cœurs pareils, qui n’ont en leur poitrine souci que de chant [αοιδη] et gardent leur âme libre de chagrin, près de la plus haute cime de l’Olympe neigeux. Là sont leurs chœurs brillants et leur belle demeure. […] Et lors elles prenaient la route de l’Olympe, faisant fièrement retentir leur belle voix en une mélodie divine […]. Et c’est là ce que chantaient les Muses, habitantes de l’Olympe, les neufs sœurs issues du grand Zeus, - Clio, Euterpe, Thalie et Melpomène, - Terpsichore, Érato, Polymnie, Uranie, - et Calliope enfin, la première de toutes. C’est elle en effet qui justement accompagne les rois vénérés. » (vv. 53-80, passim)

Où l’on voit que Calliope, Muse de la poésie épique et de l’éloquence, dernière nommée mais « enfin, la première de toutes », oriente un peu un collège ici souvent chantant, hymnique et mélodieux, chargé de dire « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut » (v. 38) et qui proclamait dès les vers 27-28 : « nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ; mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités » – toutes fonctions assez proches, par nature, de celles, musicales et célébrantes et assez clairement mimétiques, d’une certaine poésie, d’autant que c’est un poète, sinon épique, du moins théogonique inspiré par elles qui les chante et en invoque ici la véridique et sacro-sainte caution absolue13.

Platon, lui, aura une vision autrement dialectique de cette divinité de la Muse. En une prose d’ailleurs poétique, il attribue dans Ion l’activité du poète certes à sa « part divine »14, mais c’est pour le mettre très vite du côté du devin en leur « ôtant la raison » à tous deux. Dans l’échelle des valeurs prévue par un « décret » du Phèdre pour l’incarnation des âmes, les choses seront un peu différentes : « l’homme qui fait métier de poésie » ou d’imitation n’occupe que le sixième rang sur neuf, le cinquième étant réservé au devin ou à l’initié (on remarque une fois de plus le couplage poète/devin), juste avant l’artisan ou le laboureur (septième degré), le sophiste ou le démagogue (huitième) et enfin le tyran (neuvième et dernier), bien loin de l’ami du savoir ou de la beauté, ou inspiré des Muses et de l’amour (premier degré), du roi qui obéit à la loi (deuxième degré), du politique ou intendant (troisième), du sportif (quatrième) (248e) – échelle où, apparemment, il faut distinguer entre la haute poésie (qui a droit au premier degré) et la poésie professionnelle ou d’imitation (qui n’a droit qu’au sixième). Et certes « Homère, le plus savant des hommes, a traité dans ses poèmes de presque toutes les choses humaines » (Banquet), certes le poète « est chose légère, ailée, sacrée » (c’est dans Ion que se trouve cette fameuse expression, souvent donnée hors contexte originel, assez péjoratif) – mais enfin il n’est dit nulle part que le poète doive être aussi peintre ou sculpteur (même si Homère a pu décrire le Bouclier d’Achille), et il ne figure pas au plus haut sur l’échelle qui sert de schéma central à Ion : l’aimant, c’est Dieu ou la Muse, le premier anneau, aimanté à ce contact, c’est le poète (épique), le second anneau, aimanté par le précédent, c’est le rhapsode lui-même lié à un seul poète, à une seule muse, le troisième anneau, aimanté par le précédent, c’est l’auditeur.

« Le poète ne peut produire avec succès que dans le genre où il plaît à la muse de l’engager. Hors d’état de comprendre les seules choses qui sortent de sa bouche, il est incapable de juger ceux qui parlent des matières mêmes dont il s’occupe. » (Louis Méridier)15.

La conclusion du dialogue ne laisse pas de doute là-dessus : « Eh bien, nous t’accordons, Ion, ce qui te paraît le plus beau : d’être divin et non d’avoir les connaissances de l’art dans tes éloges d’Homère » (p. 47) ; ni celles de chaque art et spécialité, bien que le « divin » Homère traite de toutes.

Il n’en reste pas moins que la « part divine » du poète est plus d’une fois mentionnée dans ce dialogue, et qu’un synonyme de poeta en latin est vates, dont le sens premier est devin (un peu comme le sens premier de carmen, autre nom du « poème » en latin, ce « charme » que Valéry utilisera au sens étymologique, est « formule magique »16). Vates signifiant donc « poète inspiré » et ayant, à ce titre, inspiré à Horace une fameuse charge ironique : genus irritabile vatum (Épîtres II, II, v. 109), qu’il faudrait peut-être resituer dans son contexte total et initial, qui tient de l’invite au voyeurisme explicite et vaut vraiment le déplacement, pour nous guérir à jamais de ce fléau de la susceptibilité, à le supposer guérissable :

« Puis, si tu as le temps, suis-nous, et, à distance, tu nous entendras tous les deux nous tresser des couronnes, et à quel prix ? C’est un assaut : chacun, comme un lourd gladiateur samnite, crible de traits son adversaire, et le duel se poursuit longtemps, jusqu’à l’heure du dîner. Quand nous nous quittons, je suis un Alcée. Et lui, que peut-il être, sinon un Callimaque ? S’il veut davantage, j’en fais un Mimnerme : c’est le surnom qu’il souhaitait : il se dilate ! Lorsque j’écrivais et que j’essayais par mes prières d’obtenir les suffrages du public, je supportais tous les ennuis, afin d’apaiser la race irritable des poètes [inspirés]. Mais aujourd’hui que j’ai recouvré mon bon sens et que je ne fais plus de vers, je veux, sans avoir rien à risquer, fermer aux ouvrages mes oreilles que, naguère, j’ouvrais largement pour les écouter. On se moque de ceux qui font de mauvais vers ; mais eux sont tout heureux d’en composer ; ils s’admirent, et, si l’on se tait, ils font, sans qu’on les en prie, l’éloge de tout ce qu’ils ont eu le bonheur d’écrire. »17

Où l’on voit que rien n’a changé hélas depuis l’époque d’Horace, sauf que Mimnerme, poète élégiaque et amoureux du VIe siècle avant Jésus-Christ, est remplacé de nos jours par qui l’on voudra d’équivalent, tels ces poètes actuels, réduits comme quasi tous au compte d’auteur et à une poignée de lecteurs, qui apprécient de s’entendre dire régulièrement, peut-être pour s’en consoler, par un proche qu’on n’a jamais rien fait de plus grand depuis Claudel ou Michaux (pourquoi Claudel du reste ? et pourquoi diable s’arrêter en si bon chemin ?). Car s’il y a bien une universalité, un invariant (comme on dit en littérature comparée) de l’attitude poétique, c’est à coup sûr du côté de la susceptibilité proverbiale (depuis Horace proverbiale) des auteurs qu’on en trouvera facilement une, ou un. Et, sans trop extrapoler du côté de l’étymologie, on peut conclure de là que si le poète est si foncièrement susceptible, c’est qu’il se prend trop vite pour un devin ou un être divin sinon Dieu.

Et non seulement invariant, mais nécessité esthétique, quasi ontologique, du « poète » au sens large du terme (qui nous occupe aujourd’hui), selon Edgar Poe, relayé, approuvé et traduit sur ce point par Baudelaire :

« Que les poètes (nous servant du mot dans son acception la plus large et comme comprenant tous les artistes) soient une race irritable, cela est bien entendu ; mais le pourquoi ne me semble pas aussi généralement compris […] la fameuse irritabilité poétique n’a pas de rapport avec le tempérament, compris dans le sens vulgaire, mais avec une clairvoyance plus qu’ordinaire relative au faux et à l’injuste […] il y a une chose bien claire, c’est que l’homme qui n’est pas (au jugement du commun) irritabilis, n’est pas poète du tout. » (Edgar Poe)18

Il n’en reste pas moins que l’aspect divin et comme initial, à l’impératif (« théa » est le deuxième mot de l’Iliade, « Mousa », le quatrième de l’Odyssée : « Andra moï ennépé, Mousa », « L’homme dis-moi en moi, Muse »), de la Poésie sera une donnée assez récurrente de la notion et de l’inspiration. On l’a vu avec ce dialogue, pourtant antipoétique, d’Ion ; et on peut retrouver cette constante jusqu’au cœur, désacralisé, de notre temps, pour y maintenir à toute force le sacré ou en relayer le vestige, comme la tête tranchée d’Orphée : « Être poète en temps de détresse, c’est alors : chantant, être attentif à la trace des dieux enfuis. Voilà pourquoi au temps de la nuit du monde, le poète dit le sacré. » (Martin Heidegger)19 À moins qu’on ne préfère (exemple-limite) le marxiste et longtemps communiste Guillevic dont le lexique et la visée en apparence résolument modestes n’excluent en rien, quand il le faut, le sacerdoce divin de la Poésie :

« La poésie est le seul moyen d’aborder par les mots, quand on sait le faire, le son intérieur de tout réel. » « Je crois que se vivre Dieu, c’est le fait de tous les poètes. […] Ceux qui ne se vivent pas comme Dieu, ce sont les poètes parnassiens, ornementalistes. Ils "décorent les flancs du vase", comme disait Albert Samain. Mais Nerval, certainement, il se vivait Dieu – sans le savoir peut-être. Hugo, lui, le savait sûrement. » (Vivre en poésie)

Hugo disait d’ailleurs de la poésie, en une définition tout absolue, pas du tout évidente d’ailleurs, sur laquelle on pourrait faire beaucoup de dissertations de khâgne : « La poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout. » Où l’on retrouve deux fois le mot « tout » que nous trouvions déjà dans la première citation de Guillevic. La totalité, l’universalité, fût-ce par le biais de l’œuvre circonscrite, de la partie, de la synecdoque ou de la métonymie, voire du fragment, c’est sans doute la visée, peut-être fondamentale, de certains poètes, depuis Homère, « le plus savant des hommes », ou Hésiode, lui aussi fort savant.

Mais on a vu plus haut ce que Platon pensait de la science du Poète. Aristote lui aussi s’est intéressé à la poésie (il s’est intéressé à presque tout, ce diable d’homme, même aux Météores, et son plus gros ouvrage, conforme à sa formation première de biologiste, c’est l’Histoire des animaux) ; avec un style en général sec, froid, sinon concis qui en assure l’admirable efficacité analytique. Et le verbe « poïeïn » se trouve bien chez lui, mais froidement et en un sens guère démiurgique, pour évoquer par exemple l’invention de certains personnages tragiques (Poétique, 51b 20) ou la création de certains mots par les poètes (57b 33, cf Rhétorique 1404b 29) (sans qu’il semble par exemple penser aux délirants mots-valises à profil et chute inattendus d’Aristophane) : « pépoïêménon (a) » (participe parfait passif, assez sec et assez neutre, du verbe dans les trois cas).

Et quand dans cette célèbre Poétique, si décisive pour quelques cultures, arabe ou occidentale, il écrit en recourant à ce comparatisme si constant chez lui (y compris dans son œuvre de biologiste, par exemple quand il fait de l’anatomie comparée), quand il écrit ceci : « la poésie est plus philosophique et d’un caractère plus élevé que l’histoire ; car la poésie raconte plutôt le général, l’histoire le particulier » (51b 5), il ne faut pas faire d’anachronisme, car le poème pour Aristote dans cette Poétique, ce n’est pas le poème ou le « poëme » de Hugo ni de Mallarmé ni de l’abbé Bremond, ce n’est pas la poésie en tant que genre plus ou moins autonome (voire autoréférentiel) et démiurgique qui naît au XIXe siècle, et qu’elle n’est pas encore au XVIIIe siècle (l’une des raisons de l’échec poétique, du moins en vers, de ce siècle par ailleurs philosophe20), le poème, pour Aristote, c’est ce que l’on nommait au XVIIe siècle le « poème dramatique », puisque dans cet ouvrage il ne cite jamais de poètes lyriques (il en citera un tout petit peu plus dans sa Rhétorique, même si celle-ci est surtout consacrée à l’art oratoire en prose, mais qui doit savoir utiliser, avec doigté, certaines ressources ou figures du langage poétique).

La poésie, à donc recadrer dans ce contexte pour nous restrictif, relève pour lui, non de la création divine ex nihilo ou d’une attitude résolument polymorphe, mais de l’imitation, au sens noble du terme, d’autant que le poète peut être même amené à traiter en tant que poète des choses qui ont déjà eu lieu :

« l’historien et le poète ne diffèrent pas par le fait qu’ils font leurs récits l’un en vers l’autre en prose (on aurait pu mettre l’œuvre d’Hérodote en vers et elle ne serait pas moins de l’histoire en vers qu’en prose), ils se distinguent au contraire en ce que l’un raconte les événements qui sont arrivés, l’autre des événements qui pourraient arriver. [notons le jeu des articles qui recouvre assez bien en traduction l’original grec] […] Le général, c’est-à-dire que telle ou telle sorte d’homme dira ou fera telles et telles choses vraisemblablement ou nécessairement ; c’est à cette représentation que vise la poésie, bien qu’elle attribue des noms aux personnages ; le “particulierˮ, c’est ce qu’a fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé » (1451b, 1-10) « Il est donc clair d’après cela que le poète doit être artisan de fables (muthôn) plutôt qu’artisan de vers, vu qu’il est poète à raison de l’imitation et qu’il imite les actions. Et quand il lui arrive de prendre pour sujet des événements qui se sont réellement passés, il n’en est pas moins poète, car rien n’empêche que certains événements arrivés ne soient de leur nature vraisemblables et possibles, et par là l’auteur qui les a choisis en est le poète. » (1451b, 27-32) « La tragédie est l’imitation d’une action et c’est avant tout en raison de l’action qu’elle imite les hommes agissant. » (1450b, 3)

La poésie même, en son principe, s’explique selon Aristote par deux causes naturelles, assez tautologiques : l’imitation, propre de l’homme, et le plaisir de l’imitation. Il arrive même d’ailleurs, « dans la réalité » que « des êtres dont l’original fait peine à la vue, nous aimons à en contempler l’image exécutée avec la plus grande exactitude ; par exemple les formes des animaux les plus vils et des cadavres. » (1448b, 9-11). Remarque du reste admirable, parce qu’elle provient directement du biologiste, dont je parlais plus haut et dont les ouvrages de biologie étaient pourvus de planches et de figures, et parce que cette conception d’une imitation pourtant fidèle et exacte prépare la voie à la catharsis, dont il sera question dans la suite de l’ouvrage, sans que cela soit d’ailleurs ici même suggéré, et à ce que nous, avec notre vocabulaire moderne, nous appellerons la sublimation des passions, ou plutôt des pulsions, par la mise en forme et par l’art.

On peut quand même noter chez Aristote quelque chose de déjà assez moderne dans son approche, sèche, analytique et comparatiste, de la poésie : la poésie n’est pas affaire de « mètre » mais de fable (Hérodote, selon lui, aurait pu écrire en vers sans cesser d’être historien, ce qui est d’ailleurs contestable, car les poèmes à sujet historique ou généalogique de Pindare, c’est quand même de la poésie, de circonstance certes, mais avec pour le moins certaine autonomie du signe, en tant que signifiant et signifié, à l’égard du référent, même si elle est, évidemment, bien moindre pour les Grecs ou les Latins que pour nous) ; et il est dommage, se plaint ailleurs Aristote, que la langue grecque ne dispose pas d’un mot commun pour désigner à la fois les imitations en vers (identiques ou mêlés) et la prose du mime21 ou des dialogues platoniciens intermédiaire entre la poésie et la prose, tant pour lui le mètre est loin de constituer le critère de ce que nous, nous appellerions la poéticité ou fonction poétique dominante. Les choses n’ont pas beaucoup changé, il est vrai, depuis, puisque, pour désigner ces états communs sinon intermédiaires si bien cernés par le comparatisme d’Aristote, nous ne disposons toujours pas de mots pour certains d’entre eux mais tout au plus de locutions hybrides comme « prose poétique », voire « poème en prose »22.

Autre point intéressant : pour Aristote, le mètre n’est qu’une partie du rythme (une conception donc assez universaliste, sinon moniste, du rythme), surtout quand on se réfère aux origines d’une poésie d’abord conçue comme ici à l’écoute du réel et de ses rythmes objectifs ; alors qu’un autre théoricien comme Longin oppose plus clairement Rythme et Mètre, mais sans séparer cependant les deux réalités originelles. Certes « Le mètre et le rythme sont deux choses. En effet la matière du mètre, c’est la syllabe […]. Quant au rythme, il est vrai qu’il se produit aussi dans les syllabes, mais également sans syllabe. » (battement, allure des chevaux, etc.) mais, en fait, « Le mètre a pour père le rythme et le dieu [Apollon] : c’est du rythme en effet qu’il tient son principe, et c’est le dieu qui lui a donné naissance par sa parole » (Longin)23 - mètre qui du reste permet de mémoriser un texte plus facilement que l’énoncé non métrique, comme le dit, non Longin, mais le Pseudo-Longin en un très noble essai, très racé, sur le rôle de la mémoire en rhétorique longtemps attribué au premier24.

À noter du reste que le terme rhutmos en grec peut avoir un sens général (disposition générale, allure, forme et en particulier proportion régulière) et que c’est un déverbatif remontant à « rhéô », couler25 – le sens premier, quasi canonique, que donnent certains lexiques étant assez naturellement le mouvement régulier des flots, ce qui peut présenter de l’intérêt dans une perspective comparatiste où l’on peut être souvent confronté à une réalité ou à une expression comme « rythme visuel » (le cantique des colonnes, c’est le cantique que l’on fait des colonnes, ce peut être aussi celui que chante leur rythme grec).

Quelques critères fréquents

Et puisque l’on parlait plus haut de la tentation de totalité qui est souvent celle de la poésie et que nous venons de le faire du rythme du flot, mentionnons ici l’image de la mer qui couronne parfois cet aspect-là du problème. En arabe, c’est le même mot, bahr, qui désigne le vers au sens de mètre et la mer (le « vers », lui, se dit bayt, «  maison »26). Il existe seize mètres en arabe, mis en place par Al Farahidi27, qui a choisi le terme bahr pour signifier l'abondance et l'ampleur de la poésie ainsi que son mouvement ininterrompu et perpétuel, comme celui de la mer ; « une grande Méditerranée de vers horizontaux », disait aussi Claudel en pensant au poème du trop « patient Ulysse », sans doute Valéry (Cinq grandes Odes, I), et Rimbaud évoque « le Poème / de la Mer » avec deux majuscules et un enjambement dans son Bateau ivre, emblématique poème de cent vers qui développe à grande échelle deux figures de style qui sont d’ailleurs macrostructurales par nature : l’allégorie, ici parfaite, et la prosopopée, confondues et données en focalisation interne, ce qui renforce de grandiose façon l’autonomie et l’immanence de ce Symbole de la Poésie moderne, surtout quand on compare ce Bateau Ivre-là à celui de L. Dierx, déjà saisissant, et trop méconnu, qui lui a sans doute donné naissance, et où il n’y avait ni prosopopée ni allégorie au sens strict du terme28 ni focalisation interne, puisque c’est le poète, non le bateau ivre, qui parle :

« Je suis tel qu’un ponton sans vergues et sans mâts, Aventureux débris des trombes tropicales, Et qui flotte, roulant des lingots dans ses cales, Sur une mer sans borne et sous de froids climats. […] Tel je suis. Vers quels ports, quels récifs, quels abîmes, Dois-je les charrier, les secrets de mon cœur ? Qu’importe ? Viens à moi, Caron, vieux remorqueur, Écumeur taciturne aux avirons sublimes ! » (L. Dierx, « Le Vieux Solitaire », première et dernière strophe du poème)

Cette autonomie du poème et de la poésie à l’égard de ce qui n’est pas eux-mêmes, et leur tendance naturelle à fonctionner de façon autoréférentielle (par intertextualité et intratextualité) – dans la mesure où un poème est la suite intratextuelle de tous ceux, même oubliés, composés par le poète et de tous ceux d’autres poètes qu’il aura, plus intertextuellement, lus (et donc la suite même de toute la poésie), la gratuité du poème et de la poésie, leur pureté, leur caractère absolu (dans tous les sens du terme, dont le sens étymologique de « détaché »), Jean-Claude Pirotte les redisait encore récemment à sa manière à lui, concrète et drue :

« comment donc un poème peut-il naître sans poème il a besoin d’un poème comme d’un père avéré il faut lire le poème qui est le fils d’un poème fût-il son pire ennemi son géniteur exécré »29 « la poésie n’est pas une affaire d’hommes ni de femmes ni de chiens ni d’ânes ni d’artistes ni de poètes la poésie n’est pas une affaire »30

Où l’on remarquera que la poésie peut même n’être plus affaire de poètes, dès lors qu’elle n’est plus une affaire du tout, et qu’on a en tête son absolue pureté et gratuité et, sans doute aussi, son mystère (puisque, si nous savions ce qu’est la Poésie, nous ne serions pas à nouveau ici pour en disputer) :

« Et nul n’a jamais su Pas même le poète Ce qu’est la poésie » (Jean Rousselot, 1955)

Et il n’est pas indifférent que cette autonomie absolue de la poésie, du moins de la poésie moderne, ait été formulée de la plus souveraine des manières, dans un fameux théorème, par le fondateur, même, de la Poésie moderne, passé de son temps si mystérieusement inaperçu en tant que poète, et dont la poésie fut même poursuivie et inquiétée au nom d’autre chose qu’elle seule par le régime temporaire et temporairement tout-puissant de son temps, l’un des plus tristes de toute notre histoire :

« La poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enfance, n'a pas d'autre but qu'elle-même ; elle ne peut en avoir, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème. » (Charles Baudelaire)31.

Unicité, ipséité réflexive (forme plus dynamique et immanente de l’unicité) qui ont pu inspirer à un autre père de notre Poésie, Valéry, la règle même du fonctionnement du vers (du moins du beau vers) : « Un beau vers renaît indéfiniment de ses cendres, il redevient, – comme l’effet de son effet, – cause harmonique de soi-même. »32, ou (moins connu, mais facile à relier au principe précédent33) : « forme unique, sens multiple. »

Nous voilà bien loin de la conception ouverte de la poésie selon Cocteau, ouverte et universelle parce qu’il la définit, d’abord, comme une attitude qui fait voir les choses autrement :

« On a coutume de représenter la poésie comme une dame voilée, langoureuse, étendue sur un nuage. Cette dame a une voix musicale et ne dit que des mensonges. Maintenant, connaissez-vous la surprise qui consiste à se trouver soudain en face de son propre nom comme s'il appartenait à un autre, à voir, pour ainsi dire, sa forme et à entendre le bruit de ses syllabes sans l'habitude aveugle et sourde que donne une longue intimité ? Le sentiment qu'un fournisseur, par exemple, ne connaît pas un mot qui nous paraît si connu, nous ouvre les yeux, nous débouche les oreilles. Un coup de baguette fait revivre le lieu commun. Il arrive que le même phénomène se produise pour un objet, un animal. L'espace d'un éclair, nous voyons un chien, un fiacre, une maison pour la première fois. Tout ce qu'ils présentent de spécial, de fou, de ridicule, de beau nous accable. Immédiatement après, l'habitude frotte cette image puissante avec sa gomme. Nous caressons le chien, nous arrêtons le fiacre, nous habitons la maison. Nous ne les voyons plus. Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement. Inutile de chercher au loin des objets et des sentiments bizarres pour surprendre le dormeur éveillé. C'est là le système du mauvais poète et ce qui nous vaut l'exotisme. Il s'agit de lui montrer ce sur quoi son cœur, son œil glissent chaque jour sous un angle et avec une vitesse tels qu'il lui paraît le voir et s'en émouvoir pour la première fois. Voici bien la seule création permise à la créature. Car, s'il est vrai que la multitude des regards patine les statues, les lieux communs, chefs-d'œuvre éternels, sont recouverts d'une épaisse patine qui les rend invisibles et cache leur beauté. Mettez un lieu commun en place, nettoyez-le, frottez-le, éclairez-le de telle sorte qu'il frappe avec sa jeunesse et avec la même fraîcheur, le même jet qu'il avait à sa source, vous ferez œuvre de poète.34 Tout le reste est littérature. »

Une définition finalement assez proche de la fonction que réserve à la poésie Salah Stétié, qui éprouve pour son propre compte une réelle sympathie pour la conception de Cocteau : « revirginiser le réel ».

Alors que beaucoup de gens définissent la Poésie plutôt comme un langage spécifique, et même comme un langage à l’intérieur du langage, avec la clôture propre à cet univers-ci, univers d’abord formel où, selon Valéry, les signes sont soumis à un ordre propre, quasi musical, de transmutation interne, bien plutôt que de rapport au réel. Jakobson, qui définissait la poéticité par la distance harmonique du signe (en tant que signifiant et signifié) à l’égard du référent – distance qui renforce l’autonomie du signe en tant que signe – n’est pas très loin d’une telle conception de la Poésie, même si Valéry ne va point jusqu’à la notion de « poésie pure » (pur chant du signifiant), limite pour lui idéale et inaccessible35. Toutes choses qui, de toutes façons, modifient notre rapport au réel ou du moins l’expression de ce rapport ; d’où l’importance de cette altérité et essentielle altération dans un certain nombre de définitions de la poésie. La poésie, c’est une « autre » vision des choses, c’est un « autre » langage : « La poésie est une langue à part que les poètes peuvent parler sans crainte d’être entendus, puisque les peuples ont coutume de prendre pour cette langue une certaine manière d’employer la leur. » (Cocteau36, qui nous donne là une définition de la poésie par certaine manière d’utiliser la langue, c’est-à-dire par le « langage »37, assez différente de celle que nous citions plus haut).

La poésie, c’est « autre » chose, et même « autre chose ». Et cette « autre » chose si autre, parfois trop autre, autant le nommer « poème », même. De son insituable Petit Théâtre de Hyacinthe le Fou (Loris Talmart éd., 1984), objet littéraire non identifié ni identifiable, même du côté du théâtre, son auteur, Michel Mourlet dira, à la fin de sa quatrième de couverture : « Bref, cela n’a de nom dans aucune langue et c’est pourquoi l’auteur l’a appelé Poème. » Et combien comme lui ? C’est peut-être ce qui explique aussi que Gogol ait choisi d’intituler « Poème » ses insituables et souvent réalistes et sombres Âmes mortes en prose (dont le titre même, au départ fiscal, est si polysémique, riche de tant de virtualités, et peut même suggérer la vision du monde par une âme morte) : « Tchitchikov nous échappe, comme il échappe à la ville de N…, comme au « poème »… » (Claude de Grève)38, tant il demeure que, dès qu’il y a virtualité et turbulence, et Dieu sait s’il y en a chez Gogol, la poésie n’est pas loin39.

Ce qui est sûr en tout cas, c’est que cette notion de poésie, fût-ce au travers et au-delà même de l’écart prestigieux qu’elle propose, présente quelque chose, sinon d’universel, du moins de premier (existe-t-il des sociétés sans poésie, et sans poésie qui serait première et fondatrice de quelque chose ?). De ce point de vue, le poète est toujours un peu le précurseur, et de ce point de vue aussi il aura toujours, à l’avenir, plus ou moins raison. « Je crois que si le mot Poète n’existait pas, on dirait Précurseur » disait dernièrement sur un site Internet (Movimiento « Poetas del mundo », 23 septembre 2009) un poète contemporain et, semble-t-il, inconnu, du nom de Marc Galan. Dans l’histoire des cultures, c’est les œuvres en vers qui sont les plus anciennes en général à nous être demeurées, même quand elles véhiculent autre chose que de la poésie (de la philosophie, par exemple) ; ne serait-ce que parce que ce sont les plus mémorables, c’est-à-dire les plus mémorisables et qu’elles étaient faites d’ailleurs pour cela. Certes la prose, chez l’enfant comme chez Monsieur Jourdain, et qui n’est point vers, précède la poésie, mais on a vu qu’Aristote explique la poésie par deux causes, assez proches l’une de l’autre : l’imitation, source de la connaissance, et le plaisir de l’imitation. Il existe donc au moins une antériorité de droit de la poésie par rapport à la prose ; qui tourne souvent à l’antériorité de fait. L’exercice rhétorique de la « paraphrase » en prose d’un poème en vers est un exercice de base chez Quintilien qui le nomme du reste « traduction » des vers en prose, il est mentionné chez Suétone au Ier siècle de notre ère et le sera même plus tard par le Grec Synésios de Cyrène au IVe siècle dont nous parlions plus haut. On a conservé au moins un corrigé de ce type d’exercice, sous le titre « Paraphrasis », sur le début de l’Iliade – attribué à un auteur des plus incertains, actuellement désigné sous le nom de « Pseudo-Ӕlius Aristide »40. Chez Baudelaire aussi, c’est le poème en vers qui préexiste à la version en prose poétique des Petits poèmes en prose (« La Chevelure » en vers / « Un hémisphère dans une chevelure » en prose ; « L’Invitation au voyage » en vers, puis en prose sont bien connus).

Le poète aura donc, quelque part, toujours le dernier mot, peut-être parce qu’il a pris un jour le premier, même quand il s’agit de dire en vers la non-poésie ou l’absence de poésie (« Et les Muses de moi comme étranges s’enfuient », se plaignait Du Bellay mais cela fait un beau vers et un grand poème41), ou la supériorité du non-poème ou de l’avant-poème, du réel, même, de l’objectif en tant que tel (de l’objectal), sur le poème, par trop subjectif :

« Disparais un instant, fais place au paysage, Le jardin sera beau comme avant le déluge, Sans hommes, le cactus redevient végétal, Et tu n’as rien à voir aux racines qui cherchent Ce qui t’échappera, même les yeux fermés. Laisse l’herbe pousser en dehors de ton songe Et puis tu reviendras voir ce qui s’est passé. » (Jules Supervielle, « Faire place »42)

Et c’est encore et toujours un poème, chez le Portugais Nuno Júdice, qui porte jusqu’à nous cette Indienne noire, peut-être de Goa, du nom de Bárbara jadis aimée du mythique et initial Camoens, même si Nuno Júdice soutient, mais en vers, et en le chantant, que cette Indienne, « plus réelle » que le poète qui l’a chantée, ne s’appelait sans doute pas Barbara (sans majuscule chez lui, qu’il supprime souvent dans ses vers), et que nous ignorerons à jamais le sujet existentiel qu’elle fut avant qu’elle ne devienne l’objet poétique, littéraire et culturel enfoui sous des bibliothèques de poèmes et commentaires et images qu’elle est devenue : « Dors, oublie / ce que l’on a dit de toi »43. Ce que ne dit pas Nuno Júdice, mais qui va de soi, c’est qu’évidemment Bárbara qui, chez Camoens, s’appelle Bárbora, ne savait sans doute pas lire. On peut aller encore plus loin et se demander si ce poète (je dis bien « ce poète » parce que, pour compliquer les choses on ne sait presque rien d’historiquement sûr de l’homme Camoens, pas plus que d’Homère ou Shakespeare) lui a même jamais un jour, ou une nuit, dit et comment ce poème en portugais, ou dans une langue plus ou moins locale.

Le poète aura toujours raison, malgré donc qu’il en ait au besoin, pour peu que son poème (qu’il a de toute façon un jour et même plusieurs écrit et travaillé) parvienne jusqu’ici. Un poète, et nous terminerons par là, presque toujours irréductible à d’autres formes d’art que la sienne, y compris chez Cocteau. Le comparatisme est souvent présent chez lui, qui publia même un recueil de poèmes allemands44, et dont les scénarios offrirent à un compositeur comme Philip Glass, « de très beaux livrets » lui permettant « de transmuer le cinéma en opéra »45, mais le comparatisme n’est pas le confusionnisme :

« Le principal, si notre action se divise, est de ne pas mêler nos efforts. Je ne me décide jamais pour l’une de ses branches sans m’amputer des autres. Je m’élague. Il est même assez rare que je dessine en marge d’un écrit. C’est pourquoi j’ai publié des albums de dessins qui se rapportent à mes écrits, mais point ensemble. […] Encore moins pourrais-je conduire à plusieurs brides le théâtre et le cinématographe, car ils se tournent le dos. Pendant que je montais mon film la Belle et la Bête, le Gymnase répétait ma pièce les Parents terribles. Les comédiens me reprochèrent d’être inattentif. Bien que je ne tournasse plus, j’étais l’esclave d’une besogne où le langage est visuel et ne s’amasse pas dans un cadre. J’avais toutes les peines du monde, je l’avoue, à écouter un texte immobile et à lui consacrer mon attention Lorsqu’un travail est achevé, je dois attendre si j’en veux entreprendre un autre. Le travail achevé ne me lâche pas vite. Il déménage lentement. » (La Difficulté d’être, Le Rocher, 1983, p. 57)

Témoignage admirable, caractéristique de cette netteté des contours, des arts, des situations, des images, des enchaînements (poétiques, cinématographiques) si fréquente chez notre auteur, fût-ce comme ici pour superposer et opposer deux arts pourtant aussi proches que le théâtre et le cinéma, la fixité se trouvant du côté du texte et du cadre dramatiques, la souplesse du côté de l’opération de montage cinématographique en cours – ce qui pourra un peu surprendre dans la mesure où l’espace scénique, à trois dimensions, reste tout de même ouvert46, y compris à l’imagination, et où l’image cinématographique, à deux dimensions, impose l’impérialisme d’une certaine surface (il est vrai qu’on a affaire ici à la phase multiple du montage et non à celle de la projection finale et achevée). « Comme de longs échos qui de loin se confondent », aime à rappeler Marie-Claire Bancquart en insistant sur ce « de loin » que l’on oublie trop souvent, pour différencier le poète qu’elle est et le musicien que demeure son mari quand il met les vers de son épouse en musique, en utilisant un art, c’est bien connu, où n’existe pas le clivage signifiant/signifié.

Quand il est mort le Poète, commence la chanson qui évoque les funérailles de Cocteau. Quel Poète ? Tout Cocteau sans doute, ou le poète seul ?

Notes

1 .

Gallimard « Poésie », 1980, p. 60-77.

2 .

Le Figaro, version informatique, 3 oct. 2009.

3 .

Maurice COUQUIAUD, op. cit., respectivement : dédicace à l’auteur, p. 10 de l’ouvrage et prière d’insérer. Préface, justement intitulée « Les doubles profondeurs », par l’astrophysicien J.-P. Luminet, qui aime par ailleurs à citer, dans son anthologie Les poètes et l’univers, cet extrait de lettre de Mallarmé à Villiers de l’Isle-Adam : «J’avais, à la faveur d’une grande sensibilité, compris la corrélation intime de la Poésie avec l’univers, et pour qu’elle fût pure, conçu le dessein de la sortir du Rêve et du Hasard et de la juxtaposer à la conception de l’univers. » (prière d’insérer) Maurice Couquiaud a également publié en 2008, chez le même éditeur, Chroniques de l’étonnement (De la science au poème).

4 .

Mais poïô se trouve encore dans certains dialectes grecs ou en cypriote courant (le cypriote est un dialecte périphérique et insulaire, par là doublement conservateur, du grec), et en grec moderne non dialectal en composition ; et poïoumai (voix déponente, forme passive et sens actif ou semi-actif) en grec moderne non dialectal, par exemple en composition, ou dans certaines expressions : péri pollou poïoumai (‘je me fais une montagne de’).

5 .

La forme kamnô existe en grec régional, en particulier dans les zones périphériques et donc conservatrices (Constantinople, Macédoine, Chypre, par ailleurs insulaire, situation déjà évoquée qui ne peut que renforcer et protéger cette naturelle tendance au conservatisme).

6 .

« Discours sur l’Esthétique », Œuvres, Gallimard, « Pléiade », I, p. 1311.

7 .

Tel quel, « Rhétorique », op. cit., II, p. 552 ; souligné par l’auteur.

8 .

Quant au livre, « L’Action restreinte », Œuvres complètes, Gallimard, «  Pléiade », p. 372.

9 .

« Quelle rosace font du kaléidoscope / Les […] émaux. […] Et je dois obtenir avec des bouts de verre / Les feux de mon vitrail. », in Clair-obscur, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, « Pléiade », p. 843 ; « le travail qui préside à Clair-obscur semble relever de la méthode du kaléidoscope (peu de mots pareils tournés en tous sens formant d’autres poèmes par l’entremise d’un miroir qui transforme leur désordre en ordre) » (J. Cocteau, p. 1760).

10 .

L’étymologie habituelle renvoie à « coudre des [éléments de] chant[s] » ; les deux autres se réfèrent à la « baguette » (« rhabdos ») du rhapsode, ou à son art de la « composition », de l’« assemblage » (autre sens possible du radical verbal « rhaptéïn »).

11 .

4, 4-5 ; traduction Noël Aujoulat, Les Belles Lettres, CUF, 2004, p. 152.

12 .

Cinq Grandes Odes, I ; Pléiade, p. 221-222.

13 .

Nous citons Hésiode dans la tr. de P. Mazon (CUF, coll. Budé, 1964, p. 33-35). Le début des célèbres Travaux et les jours semble faire, brièvement, écho à ce long prélude : « Muses de Piérie, dont les chants glorifient, venez et dites Zeus […] Moi, je vais à Persès faire entendre des vérités. » (vv. 1-10 ; Persès était le frère du poète, qui cherche ici à le dissuader d’un nouveau procès).

14 .

théïa moïra, (« privilège divin », traduit la version Budé ; en fait, « moïra », c’est la part, assignée par le destin, et les « Moires » sont les Destinées en grec).

15 .

PLATON, Œuvres complètes, t. V, 1956, Budé, p. 16-17.

16 .

Rappelons que l’abbé Bremond, par ailleurs historien du sentiment religieux (qui croyait à la poésie pure, en avait une conception quasi magique et aimait à la rapprocher de la prière), pour caractériser le pouvoir de beaux vers ou groupes de vers, par exemple raciniens, parlait de « talisman ».

17 .

HORACE, Épîtres, II, II ; tr. François Richard, Flammarion « GF », p. 253. J’ai rajouté « inspirés » entre crochets pour rendre le sens spécifique, et ici ironique, de vates.

18 .

Marginalia, fragment CXXXIX, cité, traduit et revendiqué par Baudelaire « pour tous deux de sa race [de Poe] », Études sur Poe, BAUDELAIRE, Pléiade, II, p. 330-331.

19 .

Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Gallimard, 1990, p. 327. Du vrai théâtre Artaud disait qu’il « nous rendra à tous l’équivalent naturel et magique des dogmes auxquels nous ne croyons plus » ; « il ne peut y avoir théâtre qu’à partir du moment où commence réellement l’impossible et où la poésie qui se passe sur la scène alimente et surchauffe des symboles réalisés » (Le Théâtre et son double, Gallimard, « Idées », 1968, p. 45, 38)

20 .

La poésie du XVIIIe siècle qui ne se réduit pas à Chénier, quand on le fait, et qu’il faudrait étudier un peu plus à l’Université, pour l’élégance érotique d’un Parny ou la souplesse pré-lamartinienne d’un Delille (un certain sens de la mélodie linéaire, si l’harmonie manque de profondeur) et surtout pour mieux cerner les raisons de cet échec de ce siècle de trop d’esprit, et d’esprit (la poésie sert presque toujours à autre chose qu’elle-même : philosophie, science, politique, brio mondain, le rapport initial et emperruqué au réel et à la Nature, pour compliquer les choses, ne sortant guère des bibliothèques ni des Anciens), et donc la chance que représente pour notre modernité le siècle qui suivra.

21 .

Le mime est une imitation de la vie quotidienne, en prose à l’évidence poétique dans l’esprit d’Aristote ; les plus connus restent pour nous ceux, postérieurs, d’Hérondas, IIIe s. av. J.-C., saynètes pittoresques en vers souples (avec des personnages tirés de la vie quotidienne : Entremetteuse, Femme Jalouse, Cordonnier…), dont l’historien, très racé, P. Lévêque put se servir pour évoquer l’effervescence de l’Alexandrie hellénistique dans son Aventure grecque ; ceux aussi du Sicilien Théocrite, de la même époque, en vers également ; en attendant ceux en prose fantaisiste de Lucien de Samosate (IIe s. ap. J.-C.).

22 .

Ce qui peut nous amener à poser ici le problème de la « prose poétique » - notion bien moderne, souvent expression d’une subjectivité, mais point tout à fait absurde à la lumière de ce passage d’Aristote - dans l’Antiquité. Car il y a beaucoup de « prose poétique » en grec, de Platon à Longus, l’auteur de Daphnis et Chloé actuellement situé à cheval sur le IIe et IIIe s. ap. J.-C., et en latin dans les lettres (forcément subjectives) de Pline (Ier s. ap. J.-C.) ou le conte-roman magique, parfois mystérique, L’Âne d’or, d’un Apulée (IIe s. ap. J.-C.), prose poétique à ne pas confondre du tout avec la prose oratoire, plus extérieure et cadencée, de ces deux littératures ; en revanche on trouvera difficilement dans ces deux littératures des « poèmes en prose » vraiment dignes de ce nom, c’est-à-dire qui doivent être d’abord des poèmes, cohérents et même fermés, fussent-ils écrits en prose artiste.

23 .

LONGIN, fragment 42, Fragments – Art Rhétorique (couplé avec Rufus Art rhétorique), Les Belles Lettres, 2002, p. 179 et suivantes.

24 .

Ouvrage précédent, p. 224-232.

25 .

Indiquons ici, sur un registre un peu voisin, que les « Muses » paraissent être au départ des divinités de montagnes, où les sources abondent. « À la faveur d’une comparaison fréquente - et naturelle - entre le débit d’une source et celui de l’inspiration poétique […], les divinités chthoniennes sont devenues les patronnes de l’aède éolo-ionien. » (Jean Humbert, Homère, Hymnes, CUF, coll. « Budé », 1976, p. 225, notice sur le très apocryphe et très court « Hymne aux Muses » attribué à Homère, dont il évoque à ce sujet les vers 5-6 : « fortuné celui que chérissent les Muses ; douces sont les paroles qui coulent de ses lèvres ! »). L’étymon des « Muses » semble être mont-, peut-être préhellénique, sur lequel « on ne peut faire que des hypothèses » (P. Chantraine), alors que longtemps on a admis un rapprochement avec men-, et donc avec l’idée de penser, de réfléchir, de se souvenir.

26 .

Rappelons que le versus du latin (« ligne », « vers ») n’a absolument rien à voir avec cette vision des choses puisqu’il a pour sens premier « sillon » (du verbe verto, « tourner », « faire tourner », « retourner » ; versura, chez l’agronome Columelle, c’est l’extrémité du sillon où l’on fait tourner les bœufs).

27 .

Ahmad Al Farāhīdi : philologue et lexicographe omanais du VIIIe siècle qui a codifié ou fini de codifier le système de la langue et de l'écriture et mis en place les règles de la métrique et de la prosodie arabes. En 2006, l'UNESCO a fêté le 1300e anniversaire de sa naissance à Mascate, alors capitale culturelle du monde arabe. Est-ce son horizon maritime et omanais qui a suggéré à ce théoricien l’image de la « mer » pour désigner le « mètre » des Arabes, plutôt gens de désert que de rivages ?

28 .

Pour que l’allégorie soit parfaite, la comparaison et le comparé (l’allégorisé) ne doivent pas être explicités (c’est le cas, par exemple, du Cygne de Mallarmé mais non du Pélican de « La Nuit de mai » de Musset et de l’Albatros de Baudelaire, dont le symbolisme est dégagé in fine et même souligné).

29 .

J.-C. PIROTTE, Le Promenoir magique et autres poèmes, La Table Ronde, avril 2009, p. 21.

30 .

Op. cit., p. 343.

31 .

Notes nouvelles sur Edgar Poe, Œuvres complètes, Pléiade, t ; II, p. 333.

32 .

Paul VALÉRY, Préface à Charmes commentés par Alain, Gallimard, 1952, p. 17.

33 .

Puisque la poésie se définit par la forme, le fond même d’un poème par sa forme, non par le fond seul, domaine de la prose.

34 .

Traduire et interpoler en français un adage ou une formule étrangers, c’est faire œuvre de poète et en recharger son œuvre de poète français aux couleurs de la surprise et de la nouveauté.

35 .

La poésie pure, disait Derème, c’est comme l’amour pur : c’est celui qu’on ne fait pas.

36 .

C’est cette courte définition qui constitue, en tout et pour tout, toute la, bien courte, « préface » de Clair-obscur, le recueil majeur et néoclassique de 1954.

37 .

On sait sans doute que le suffixe « -age » comporte un triple sème : composition-globalité-activité, et que, par conséquent, une langue soumise à cette triple opération est un « langage ».

38 .

GOGOL, Les Âmes mortes, Introduction, Flammarion « GF », 1990, p. 50.

39 .

J’emprunte cet amusant concept de « turbulence » au poète contemporain Georges Saint-Clair, Grand Prix de Poésie de l’Académie Française 1993, qui commentait cette chute de poème béarnais sur la Lune : « C’était un sorcier. Sa verge de houx avait lui dans l’obscurité. Je vis un spectre de chameau, tout luisant d’yeux, suivre ma trace. » (J.-B. Bégarie, 1911) - en ces termes : « La zone de turbulence est à la fin du poème. […] La poésie commence où finit le bon sens de monsieur Omnès. » (on sait qu’Omnes en latin signifie « Tous », donc ici Monsieur Tout le monde)

40 .

Le vrai Ӕlius Aristide, qui reste connu par ses Discours sacrés, impressionnant journal de ses maladies, de ses insolites traitements commandés en rêve à cet hypocondriaque par Asklépios, a vécu en Mysie, du côté de Troie, au IIe siècle de notre ère.

41 .

Rappelons, dans la même veine, « La Muse malade » de Baudelaire dans Les Fleurs du Mal et « La Nuit de mai » de Musset, sur la difficulté à écrire qui fait encore un poème, et même un chef-d’œuvre canonique dans le dernier cas.

42 .

Dans Les Amis inconnus, Œuvres poétiques complètes, Gallimard « Pléiade », p. 344. Le peintre varois Roger Van Rogger voulait lui aussi peindre et retrouver l’arbre comme il était jusque-là sans lui.

43 .

On trouvera cet admirable poème, « Camonienne », dans le non moins admirable recueil Un Chant dans l’épaisseur du temps (1992) suivi de Méditation sur des ruines, tr. fr. Michel Chandeigne, Gallimard « Poésie », p. 64-65. Signalons ici la préface de cet ensemble, « Le Langage poétique », qui est pour une part essentielle, comme notre « Camonienne », sinon anti-poétique, du moins anti-textuelle : « J’ai essayé de définir la naissance de la poésie dans l’instant de la découverte du langage poétique – que l’on ne peut pas réduire à la seule dimension textuelle. Il s’agit aussi des circonstances qui sont à son origine, qui l’expliquent, qui aident à construire cette totalité qu’est le poème. Sans doute, le lecteur ne peut pas connaître tout ce qui, en dernier ressort, est lié à la biographie de l’auteur, ou appartient à la sphère de l’inconscient. Mais le poème dit tout cela et, invisible ou non, il s’agit de la réalité la plus profonde, celle qui reste parce qu’elle continuera d’exister chaque fois que le poème sera lu. » (p. 12)

44 .

Poèmes écrits en allemand, Jean Cocteau, Œuvres poétiques complètes, Pléiade, 1999, p. 603-614 (avec tr. fr.). À noter que l’équipe de la Pléiade, suivant en cela l’exemple de Cocteau lui-même, a placé dans le tome suivant, Œuvres romanesques complètes, 2006, Le Potomak, texte fondamental pour Cocteau, guère romanesque et qui représente un peu ses Illuminations, au ralenti.

45 .

Revue Europe « Jean Cocteau », oct. 2003, n° 894, p. 243.

46 .

Sans compter que le théâtre constitue l’art potentiellement le plus total de tous.

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Table des matières

Introduction

1. Littérature et philosophie

2. Théories critiques

3. Genres et courants

4. Musique

5. Arts plastiques et visuels