Esquisser une ligne atypique, atopique, entre l'Esthétique comme discipline et approche phénoménale d'un objet artistique (une oeuvre) et la visée comparatiste qui tenterait d'échapper aux postulats d'une double hiérarchie entre les arts et les lettres et entre la théorie et l'objet littéraire ou artistique, tel serait l'horizon de notre pensée-sensible. Échapper, en effet, à la hiérarchie des arts et des lettres en analysant comment la littérature est travaillée de l'intérieur par les autres arts et comment les autres arts sont travaillés de l'intérieur par elle. Échapper ensuite à la hiérarchie entre la théorie esthétique et son objet (l'oeuvre), en explorant des oeuvres qui se situent sur les frontières de la théorie et de l'art, des oeuvres qui inscrivent l'agent théorique à l'intérieur de l'objet littéraire.
J'aimerais donner à penser ou, plutôt, à dé-penser les forces du négatif qui s'offrent dans le travail du langage, dans le langage au travail. Forces du négatif qui se présenteraient dans le langage sous la forme paradoxale d'un être-non-là, d'un dehors : lacune à être, à être ceci ou cela, tel un seuil. Et les « écritures intermédiaires » témoigneraient tout particulièrement de cette lacune à être, de ce dehors.
Il s'agira donc d'explorer des écritures « intermédiaires », au-delà ou en deçà des clivages disciplinaires, des écritures débordantes parce que faisant lien entre divers champs, artistiques et théoriques, écritures transdisciplinaires par essence : Thomas l'Obscur de Maurice Blanchot qui met la littérature à l'épreuve de la pensée philosophique, La Philosophie dans le boudoir de Sade qui sous l'intitulé de philosophie propose une littérature érotique et transgressive sur le plan social et politique, les poèmes de Ghérasim Luca qui mettent en abîme et renversent la pensée philosophique et rationaliste, Jeu et théorie du duende de Federico Garcia Lorca qui reprend un terme issu de la danse Flamenco pour en faire un concept esthético-philosophique, et enfin les Notes et autres écrits de Marcel Duchamp où se déploie une écriture fragmentaire et composite, croisant l'art, la science, la poésie et la philosophie. A quel partage du sensible1 ouvrent ces écritures intermédiaires ? Et quel dehors se profile dans le langage, dans l'espacement de sa présence-absence, de son absence-présence ?
Un point commun les traverse : un rapport paradoxal à la philosophie. Pourquoi paradoxal ? Parce que, d'une certaine manière, ce qui les anime c'est tout ce que la philosophie cherche à exclure d'elle-même pour s'édifier : la part du négatif (au sens de Blanchot) de la philosophie. Écritures infraphysiques, plutôt que métaphysiques, car le négatif qui les travaille de l'intérieur les ouvre sur le dehors d'un « infra-noir », dehors qu'elles partagent et qui les partagent dans le même mouvement, comme un inframince, pour reprendre le terme duchampien, les traversant toutes. Cet inframince est ce qui rend possible les passages entre langage plastique, langage littéraire et langage théorique, l'un débordant toujours sur l'autre. Ces débordements esquissent selon nous les lignes d'un nouveau partage esthétique, ou plutôt « anesthétique » telle que l'envisage Duchamp (« faire une oeuvre qui ne soit pas d'art »), que je nomme « infraphysique ». Infraphysique, dès lors que le regard porte une attention sur les franges et débordements des « objets » artistiques, sur l'espace intermédiaire non phénoménal, ce dehors qui se déploie dans l'entre des arts, du langage.
L'inframince para-être se love dans l'obscur du boudoir : duende !
Cette phrase se donne comme don. Non pas don dans le sens de don divin ou de don artistique, tel que l'on a pu en discuter en Esthétique, mais le don pris dans le mouvement de sa donation. Cette phrase se donne à nous dans le mouvement de sa donation, et en cela, cette phrase, à vous comme à moi, nous endette, à Vie.
Elle est à l'image de cette ligne d'où pro-vient le double profil de Rubin, elle s'insinue d'entre les signes. Elle occasionne la rencontre sans jamais pouvoir la consommer, comme on dit consommer son mariage lors de la nuit de Noces. Cette phrase-ligne a à voir avec la Nuit des Noces. Elle est, faisant référence aux éditions roumaines du surréalisme, « l'infra-noir », la Nuit de toute rencontre, de toute union. Cette Nuit obscurcit toute union, toute unité. Elle indique non seulement qu'aucune unité, comme donnée (Dieu ou la Nature) ou projet (l'Universel), n'est possible, mais aussi qu'elle est la donation du Même dans sa différance (en termes derridiens), son différé, qu'elle est la venue paradoxale d'un Monde qui se donne, ne se met en lumière que lorsque la nuit sur le Monde se fait et permet d'en entre-voir l'infinité, les étoiles lointaines, mais aussi le plus lointain du Lointain, c'est-à-dire l'autre du Monde : son dehors.
Cette phrase nous endette à vie, cela veut dire qu'il ne nous suffira pas d'une vie, ni même de plusieurs vies, pour en venir à bout. Il faut la Vie, le mouvement même du Monde en tant que donation, en deçà de toute donnée, de tout phénomène.
Cette phrase est rhizome, elle n'a pas de bout, elle pousse du milieu, depuis l'entre. Phrase type, avec sa majuscule et son point final, cette phrase est cependant atypique parce que provenant d'entre les signes, d'entre les lignes : elle nous vient de cet espace intermédiaire, de cet espacement infra-noir du Monde : l'infraphysique.
Cette phrase-ligne ne se déploie ni dans la physique, le monde phénoménal, ni dans la métaphysique, le monde nouménal. Cette ligne est infra, en deçà de toute catégorie, de tout fondement ontique (qui concerne l'étant) ou ontologique (qui concerne l'être). Cette ligne est un seuil, comme on dit « être sur le seuil de » mais ici « être » ne convient pas car le terme « être » tend à indiquer un ici ou un là, alors que l'infra est ce qui, en tant que seuil, n'est pas encore, pas encore ceci ou cela. Le seuil n'est pas en tant qu'Être, ne se donnant ni dans la pleine immanence de la physique, ni dans la métaphysique de la présence, chère à la philosophie occidentale depuis Platon.
L'infra, l'en deçà, ne se situe pas, il est vacant, latent, en suspens : il est hors présentation et hors représentation. Même le double profil de Rubin ne peut que l'esquisser, l'entre-voir, puisqu'il est le seuil à partir duquel toute graphie, tout signe peut avoir lieu. L'infraphysique nous oblige à voir dans le profil du Monde. L'atypie de cette phrase « L'inframince para-être se love dans l'obscur du boudoir : duende ! » tient à ce que cette ligne est atopique, seuil d'où le Monde peut se donner, avoir lieu. Cette ligne atopique pré-figure et en même temps dé-figure toute tentative de figurer sa venue, son projet d'être. Cette ligne tient de Personne.
Elle agit au Monde dans l'infra, en deçà de toute conscience et de tout sujet. Elle est l'anonyme, le sans-nom d'où peuvent surgir tous les personnages. L'anonyme, ce n'est pas l'anonymat, le manque de nom attenant à un objet ou à un sujet du monde. L'anonymat tient d'une volonté de nomination, de donner un nom aux donné(e)s du monde, à ce qui arrive au Monde en tant que phénomène ou noumène. Entreprise scientifique et philosophique par excellence. Entreprise de capture et de taxinomie. Saisie et envie de saisir le sens du Monde.
Envisager le Monde comme Personne, comme anonyme, le sans-nom, le dehors, l'in-fondé, l'infra, c'est ne pas soumettre le Monde à notre volonté de pouvoir, ni nous soumettre à une figure quelconque provenant d'un arrière-monde ou étant la promesse d'un monde à venir, c'est dégager du Monde les forces du Désir. C'est, ainsi, mettre l'accent, non sur la complexité du Monde et sa compréhension, sa préhension par la saisie, le capere, que ce soit perceptuellement ou conceptuellement, mais sur la perplexité, l'étonnement, « le sauvage » selon Blanchot, le surgissement intempestif du Désir dans les battements du langage poétique de Ghérasim Luca ou encore la transgression de la Loi des corps du marquis de Sade par une extrême rationalité de sa mise en scène de crimes, qu'il appelle passions dans Les 120 journées de Sodome. Machine érotique de plus en plus folle dans lesquels sont pris, comme dans un boléro monstrueux, des corps de femmes et d'hommes.
Personne est ce Désir anonyme irrépressible, cette poussée venue de l'infra-monde qui engage des personnages en deçà de leur figuration, en deçà de leur théâtralité, de leur mise en scène. Surgissement de personnages comme autant de «contre-créatures» qui sortent du Théâtre de bouche de Ghérasim Luca :
LE PRÉSIDENT (agite violemment la clochette) Arrêtez ! arrêtez!… SEPTIÈME CONGRESSISTE Ne pas s'arrêter d'errer d'aérer nier être nier non-être paraître faire apparaître les premiers para-êtres VOIX DE CONGRESSISTES Des para-êtres ! des para-êtres !…
Personne est le désir paradoxal de s'exposer en absence dans les corps abstraits de ses personnages, ceux qui agissent à même le Monde, proche en cela des « personnages conceptuels » qui, selon Deleuze, tracent leur ligne de fuite au-delà ou en deçà de son auteur (le philosophe comme sujet) et de leur fonction strictement philosophique pour déborder sur des notions ou des pratiques hétérogènes, d'ordres politiques, sociales, ou vers des espaces psychiques ou abstraits.
« Le crime des libertins est moins de revendiquer le corps contre l'âme, que de se mouvoir systématiquement dans la région mixte ou impure d'unions inédites où les mélanges (tous les mélanges), deviennent la catégorie fondamentale d'une vie et d'une pensée qui s'affranchissent de l'essence et du propre. »2 Luca est bien l'indigne, à l'image de Sade : esprit libertin qui reconduit l'outrage, qui outre son Monde, l'ouvre de l'intérieur. Mets au Monde des para-êtres.
Quand je dis que cette ligne « L'inframince para-être se love dans l'obscur du boudoir : duende! » tient de Personne, je veux dire qu'elle ne figure rien, quand bien même elle recèlerait des signes reconnaissables : mots, signes de ponctuation, structure syntaxique donnant à penser qu'il s'agit d'une phrase appartenant à un langage, ayant ses codes, et à la langue française. Il n'en est rien.
Avec Deleuze, nous pensons, qu'un écrivain comme Ghérasim Luca, « prend ses forces dans une minorité muette inconnue, qui n'appartient qu'à lui. C'est un étranger dans sa propre langue : il ne mélange pas une autre langue à sa propre langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas. »3
Cet étranger qui surgit de nulle part et qui taille dans la technique langagière a à voir, selon nous, avec le duende, dont a si bien parlé Federico Garcia Lorca dans Jeu et théorie du duende, une donation qui désempare la danseuse de flamenco : « Alors La Niňa de los Peines se leva comme une folle, cassée comme une pleureuse moyenâgeuse et but d'un trait un grand verre de cazzalla comme du feu, et elle s'est assise pour chanter, sans voix, sans souffle, sans nuances, la gorge embrasée, mais… avec duende. Elle était parvenue à tuer tout l'échafaudage de la chanson, pour livrer le passage à un duende furieux et assujettissant, ami des vents chargés de sable, qui faisait que les auditeurs déchiraient leurs vêtements »4.
Comme le duende, « ce seigneur de ma demeure, qui est plus maître que moi », le statut de cette phrase « L'inframince para-être se love dans l'obscur du boudoir : duende ! » est ambigu : elle se donne pour ce qu'elle n'est pas. Elle n'est pas à proprement parler une phrase. Entendons, elle en a l'apparence mais elle s'indique tout autrement. Elle s'indique comme tout autre. Là est la nature même du langage selon Maurice Blanchot, là agit la littérature : en deçà de toute pensée rationnelle, faisant dire à Thomas — ou peut-être est-ce Thomas qui se dit dans l'écriture de Maurice, sa doublure, son double : « Je pense, donc je ne suis pas ». Thomas est ce personnage qui porte l'obscur du langage. Il porte l'ouvrage de Maurice Blanchot Thomas l'obscur sur les épaules, comme l'on dit trivialement. Thomas est ce corps abstrait qui agit à même l'écriture, il en est l'intermédiaire, l'entre : il est le non-je de Maurice Blanchot, qui se défait en tant qu'auteur.
Il est le Neutre, « la voix narrative » qui démet l'auteur de ses fonctions. Le réel de Blanchot, son expérience limite du Monde dans l'acte d'écriture, se produit par l'intermédiaire de son personnage qui le déborde de l'intérieur, ou plutôt, Thomas l'obscur est le dehors de Blanchot, il agit à même son être, corps et âme, pour lui indiquer le non-lieu du langage :
Espèce de ventriloque intégral, partout où je criais, c'est là où je n'étais pas et où même j'étais en toutes parties égal au silence. Ma parole, comme faite de vibrations trop hautes, dévora d'abord le silence, puis la parole. Je parlais, j'étais du même coup immédiatement placé au coeur de l'intrigue. […] Je me trouvai avec deux visages collés l'un contre l'autre. Je ne cessai de toucher à deux rivages. D'une main montrant que j'étais bien là, de l'autre, que dis-je ? sans l'autre, avec ce corps qui, superposé à mon corps réel, tenait entièrement à une négation du corps, je me donnais la contestation la plus certaine. […] Je fis un suprême effort pour me tenir en deçà de moi-même, le plus près possible du lieu des germes. […] Mais si j'avançais en moi-même, me hâtant dans un grand labeur vers mon exact midi, j'éprouvais, comme une tragique certitude, au centre de Thomas vivant, la proximité inaccessible de ce Thomas néant, et plus l'ombre de ma pensée diminuait, plus je me concevais, dans cette clarté sans défaut, comme l'hôte possible et plein de désirs de cet obscur Thomas.5
Lorsque l'écriture de Blanchot se met à penser, ce n'est pas lui qui pense, lui Maurice Blanchot, être humain actant dans le monde comme sujet conscient, ce n'est pas le personnage Thomas, qui énoncerait la pensée de l'auteur : c'est Personne.
Personne, c'est le langage anonyme, le tiers du langage qui ouvre le lieu de l'un et l'autre, de Blanchot, corps concret, matériel, et Thomas, sujet d'énonciation, personnage immatériel. Du tiers, le langage dans sa dimension non phénoménale, naît l'autre, le tout autre. Ce tiers, c'est la radicalité du langage : la radicalité de l'autre et l'autre comme radicalité. L'écriture est l'hôte de cet obscur dehors (dés-)incarné par Thomas.
Paradoxe du langage qui, jusqu'alors, se proposait comme étant l'axiome même de l'échange, de l'agent médiatique entre l'un et l'autre, entre deux interlocuteurs. La thèse communément admise veut que le langage soit le lieu de l'échange. Le langage serait le terme de l'échange entre deux êtres vivants (être humain, animal, voire végétal) ou deux objets communicants (machines, pourvues ou non d'intelligence artificielle). L'échange, autrement dit l'économie des signes ou signaux ou codes, se consumerait totalement dans le langage communicationnel, langage réduit à sa seule expression : l'information (ou l'ensemble des énoncés).
Mais une autre circulation des signes, plus riche, a été envisagé par Ghérasim Luca avec ses Objets Objectivement Offerts, expérience relatée dans l'ouvrage Le Vampire passif : Luca compose des objets en pensant à quelqu'un et les lui offre, provoquant une circulation de signes qui tient compte du fantasme qui accompagne leur réalisation, ainsi que du débordement d'affect et d'énergie désirante qui en résulte. « L'objet offert, écrit-il, permet d'introduire cet inconscient collectif actif dans les relations diurnes et directes entre les hommes, relations qui, au travail d'interprétation le plus élémentaire, se montreraient tout aussi subversives, étranges et révélatrices que celles du rêve. »6
En fait, le langage est l'inter-locution, l'entre, l'infra-noir de la parole ; non l'inter- comme lien qui permet la médiation entre deux interlocuteurs, mais la coupure subversive qui provoque le différend : l'inter- comme différend, rupture, ainsi que nous l'indique l'étymologie latine interloqui (« couper la parole à quelqu’un », « interrompre quelqu’un »).
Le langage comme inter-ruption indique un différend radical dans l'acte de parole, dans ce qui nous coupe la parole, nous la souffle. Si le langage se déploie à travers des écritures, celles-ci peuvent être dites inter-médiaires dans ce sens qu'il y a une irruption toujours possible en creux, au coeur de la médiation. Toute écriture a, en effet, un espacement, une crypte, d'où peut surgir à tout moment une coupure et d'où peut se profiler le dehors. Le langage comme lacune, comme crypte en deçà de tout cryptage, de tout code, est ce qui interloque toute écriture, ce qui rompt tout dialogue, toute médiation, au sein même du langage. Ce souffle coupé (ce silence ou ce suspens), ou cette coupure comme souffle (cette vie d'avant la vie, en deçà du vivant), c'est « le secret du vide et du plein », titre d'une plaquette de poèmes de Luca.
Cette coupe au sein du langage, c'est un écart irréductible, une béance « infra-mince », pour reprendre un terme inventé par Duchamp dont la présence lacunaire a de nombreuses variantes, toutes réunies dans Notes. On peut lire page 22 et 24 : « 9r. Infra mince […] séparation inframince - mieux que cloison, parce que indique intervalle (pris dans un sens) et cloison (pris dans un autre sens) — séparation a les 2 sens mâle et femelle » ; « 17. Papier creux (intervalle infra-mince sans qu'il y ait pour cela 2 feuilles) ».
« Séparation inframince » d'où surgit le tiers exclu-inclu, l'absence-présence du langage, le tiers comme autre, comme étant l'autre absolument. Le langage ne dit rien, dans un sens interprétable, parce qu'il ne se prête à rien de figurable, de modélisable, de représentable, si ce n'est à s'offrir comme autre, d'entre les signes, comme coupure, lacune, comme ce qui échappe à l'échange, à sa positivité, à son expressivité pourrait-on dire, son caractère de présence.
Il se présente comme langage double, comme double langage : le langage a une doublure, comme l'acteur de film qui fait appel à un cascadeur pour affronter la réalité, il se présente à sa place. On ne sait jamais à qui l'on a affaire : l'acteur ou sa doublure, une forme de langage ou la spectralité du langage.
Blanchot indique ce trouble du langage à travers «la voix narrative» dont il dit qu'elle est Neutre : « La voix narrative qui est dedans seulement pour autant qu'elle est dehors, à distance sans distance, ne peut pas s'incarner : elle peut bien emprunter la voix d'un personnage judicieusement choisi ou même créer la fonction hybride du médiateur (elle qui ruine toute médiation), elle est toujours différente de ce qui la profère, elle est la différence-indifférente qui altère la voix personnelle. Appelons-la (par fantaisie) spectrale, fantomatique. »7 Ce qui fait dire à Blanchot que le langage a à voir avec le « corps impropre ».
On croyait que le langage était le vecteur d'un double échange : entre deux interlocuteurs et entre une absence qui s'offre comme présence (un signe pour la chose du monde) ; en fait, le langage est doublure : proprement impropre, il tient un double langage. Il s'efface derrière une fausse identité, un prête-nom, une forme, une Gestalt : en deçà de sa forme, de sa graphie ou de sa phonè, le langage se dé-figure à mesure qu'il se donne à nous comme substitut du monde, il s'efface au profit d'une forme objectivée par notre intention de sujet pensant, et inversement, il est la pré-figuration du Monde en s'insinuant dans le mouvement même de son apparaître, dans l'incessante mobilité de l'apparaître.
Le langage ne se présente pas pour ce qu'il est, jamais. Non pas qu'il soit source de tromperie, tel l'usage dont en auraient fait les Sophistes, comme le prétend Platon, par une perversion volontaire du raisonnement démonstratif à des fins le plus souvent immorales, en faisant usage de méthode, d'argument divers, afin de rendre indiscutable son propos. Non, le langage ne se présente jamais pour ce qu'il est parce qu'il est inscrit aux abonnés absents. Il s'inscrit, s'insinue imperceptiblement dans la venue du monde, dans sa donation, au même moment que n'importe quels corps, matériels ou immatériels. Pour le dire autrement, on peut dire que le langage se donne au même moment que le Monde.
Le langage, en somme, serait notre impensé/ée. Il serait, tout d'abord, celui qui se dérobe à toute production de pensée. Il se présente toujours de façon paradoxale, par doublure interposée. Il aurait une fâcheuse tendance, comme dans une danse à caractère érotique, à se dérober (en affichant sa vulgaire doublure comme lors du lancée de jambes en l'air pour danser le french cancan et épater la galerie), à se soustraire à l'acte même de penser, si penser c'est utiliser les agents opératoires du langage à des fins de compréhension du Monde. Le langage serait ce mouvement de don qui retire tout gain à l'échange, nous défaisant de notre possibilité même de le penser, puisqu'il est vecteur de disruption, de lacune.
Nous ne gagnons rien à posséder le langage, à croire en son caractère communicationnel, à penser pouvoir le maîtriser, à pouvoir avoir une quelconque influence sur le Monde. Le langage est donation du Monde, il devance toujours notre action sur le Monde. Nous manquons toujours par la production de langage le fait même de penser. Notre dette dans les termes du langage est infinie : elle nous offre toujours son négatif, l'impensé (é). Dès que le langage parle, c'est l'impensé qui est à l'oeuvre, c'est le tiers qui se refuse d'être, de se présenter pour ce qu'il est, ne pouvant pas être. On dira du langage qu'il offre le spectre du Monde. Il est son Autre, comme Rimbaud-langage a écrit : « Je est un autre ». Dire que le langage est le Spectre du Monde, c'est dire aussi qu'il en offre tout le spectre, l'ensemble des choses du Monde, visibles, invisibles et non-visibles (les corps abstraits, les corps spectraux).
Le langage est, aussi, l'im-pensée (ée), le négatif de la pensée. Son impossibilité. Et c'est à travers la Lacu-ne que le souffle, l'accent toujours déplacé de Luca-né, fait vibrer l'im-pensée, le langage, « passionnément »8 :
les pas pas passiopas passion passion passioné né né il est né de la né de la néga ga de la néga de la négation passion gra cra
En fait, chaque terme de cette phrase « L'inframince para-être se love dans l'obscur du boudoir : duende! » est une trouée, une lacune. Rien ne manque à cette phrase pour être une phrase. Rien, si ce n'est que son orientation nous est contraire : son vent provient d'un souffle, d'une crypte sans fond ni contour, d'une lacune inframince, qui la déplace vers un hors-là. Le dehors.
En fait de langage, seule nous est indiquée la croyance en la phrase. Cette phrase tient du Possible. Duchamp écrit : « Le possible est seulement un mordant physique [genre vitriol] brûlant toute esthétique ou callistique. »9
Le caractère agressif, genre vitriol, de l'écriture de Duchamp envers l'esthétique ou la callistique, autre terme indiquant le beau, du grec kallos, terme employé par Hegel pour le différencier du terme esthétique, indique son aversion pour toute valeur positive a priori, qui selon lui réduit l'oeuvre à l'expérience de sa finalité, l'expérience d'un oeil synthétique qui suture le trou-ble, l'échappée belle. Duchamp prône, au contraire, l'indifférence devant tout chose afin de transgresser tout ordre, toute transcendance, toute Loi. Il écrit :
82 rv. Difficile de : présenter un repos en termes ni techniques ni poétiques : trouver la vulgarité indispensable telle qu'elle perde sa teinte vulgaire […] présenter un Repos « capable des pires excentricités ». En ce que le tableau est impuissant (malgré tout l'Idéalisme de bonne volonté des oeuvres / images-de-l'homme, toute l'assommante espérance vers il ne sait quoi ; conséquences de l'anthropocentrisme) à engendrer un état cinématique (réel ou idéal), le langage peut expliquer plusieurs étapes de ce repos non pas descriptivement (pas plus que probablement). Mais expliquer un possible du repos qui se développe… Le Possible soumis même à des logiques de bas étage ou conséquence alogique d'une volonté bon plaisir. Le Possible sans le moindre grain d'éthique d'esthétique et de métaphysique — Le Possible physique ? oui mais quel possible physique. hypophysique plutôt.10
Un possible hypophysique indique le caractère infime, le peu de physique contenu dans ce possible. Ailleurs, il donnera à ce possible un autre possible reposant sur le terme énigmatique et lacunaire : inframince, écrit soit en deux mots, soit avec un tiret, soit en un seul mot. L'inframince est le non-lieu du suspens, la vacance du mouvement plutôt que son arrêt, le « repos » où pointe le possible.
1. Le possible est un infra mince. La possibilité de plusieurs tubes de couleur de devenir un Seurat est l'explication concrète du possible comme infra mince. Le possible impliquant le devenir - le passage de l'un à l'autre a lieu dans l'infra mince.11
Ce possible, par l'intermédiaire du passage inframince, indique un devenir qui se détache d'un possible hypophysique. L'inframince, ici, indique un basculement entre un possible lié encore à la physique, et un possible qui indique un dehors. L'inframince est le passage du possible au devenir, il est en creux de toute chose, il est ce seuil atopique en deçà du monde phénoménal : passage infraphysique.
L'infraphysique est une entaille du Monde. L'infraphysique se dégage de la fascination de l'origine. Nulle « Origine du monde » (titre d'un tableau de Courbet) et nul arrière monde. Entaille à même le monde qui déjoue le Logos et le Verbe créateur. Entaille du caractère logocentrique et anthropocentrique du monde contemporain. Entaille encore de ce monde androcentrique, percevant cette fente comme origine du monde, béance médusante que je ne saurais voir. Manque à voir, selon certain, lacune qui donne à voir dans le profil du monde, selon nous.
Le caractère érotique de l'oeuvre de Duchamp (qui met en scène l'oeuvre de Courbet), Étant donné : 1. la chute d'eau, 2. le gaz d'éclairage, installation sans paroi qui, par un trou effectué dans une porte, offre au regard le corps nu d'une femme, au sexe rasé, présente ce paradoxe : à trop voir, on ne voit plus rien, rien qu'un trou. Mais quel trou ! La tombe de la vue, le signe qu'il faut aller voir ailleurs (le terme grec sema désigne bien le tombeau et le signe).
Duchamp nous signifie que le voir n'est pas dans la visibilité. La question ne se joue plus dans l'objet vu mais dans le voir lui-même. Nous devons déporter le regard en deçà de la boite noire. Duchamp fait littéralement exploser la boite noire de la représentation perspective initiée à la Renaissance et reprise au milieu du XXe siècle par la cybernétique, initiant une théorie de la communication fondée sur l'analogie sommaire : boite noire de la machine = cerveau. Porter le regard ailleurs, c'est mettre à mort le voyeurisme qui organise la condition du voir depuis la tavoletta perspectiviste, mettre à mort le voyeurisme comme contrôle des corps à partir d'un point de vue.
C'est aussi à cette tâche, à l'extension de la tache aveugle du point de voir, que nous enjoint Sade, mettant à mort le point de vue, celui qu'incarne la mère dans La Philosophie dans le boudoir. Le point de voir s'exerce dans l'espace intermédiaire des lieux qui organisent et s'organisent selon un point de vue. C'est donc depuis le boudoir, ce lieu intermédiaire, situé entre le salon, où règne la conversation, et la chambre, où règne l'amour, que se déploie le point de voir : le boudoir symbolise le lieu de friction entre la philosophie et l'érotique, où les instituteurs immoraux professent leur cruauté. Cet ouvrage posthume de l'Auteur de Justine doit faire École, et c'est tout d'abord la mère qui doit en prescrire la lecture à sa fille. Or, paradoxe du texte, d'où il tire son caractère subversif et révolutionnaire, c'est en tuant sa propre mère qu'Eugénie pourra exercer son libertinage à outrage, selon son désir le plus vif, le plus aiguisé :
EUGÉNIE, très enflammée : Point d'invectives, chevalier, ou je vous pique ! Contentez-vous de me chatouiller comme il faut. Un peu le cul, mon ange, je t'en prie ; n'as-tu donc qu'une main ? je n'y vois plus, je vais faire des points tout de travers… Tenez, voyez jusqu'où mon aiguille s'égare… jusque sur les cuisses, les tétons… Ah! foutre ! quel plaisir !… Mme de MISTIVAL : Tu me déchires, scélérate !… Que je rougis de t'avoir donné l'être ! EUGÉNIE : Allons, la paix, petite maman! voilà qui est fini.12
Sade se fait là plus révolutionnaire que les révolutionnaires : soit par la sodomie, soit par le crime, il outrepasse cette Loi dite de survie de l'espèce humaine : geste souverain, par excellence. C'est aussi ce geste souverain que nous retrouvons dans la condition non-oedipienne de l'homme qu'invente Ghérasim Luca dans L'Inventeur de l'amour, qui passe par la Non-Blessure comme lacune et non comme manque, indiquant par là une voie pour nous libérer de nos aliénations, même les plus ancrées.
Tout est irréalisable dans l'odieuse société de classes, tout, y compris l'amour la respiration, le rêve, le sourire l'étreinte, tout, sauf la réalité incandescente du devenir.13
Alors, Humains, encore un effort... afin que la pensée-meurtre qui vous habite ouvre, par une entaille, ce Monde à « la réalité incandescente du devenir », aux forces du Désir, au dehors.
« L'inframince para-être se love dans l'obscur du boudoir : duende! »
Mettre donc nos forces pour que puisse surgir ce duende, ce dehors, cette lacune d'où peut poindre le devenir, plutôt que de nous avilir dans la valorisation de notre main mise sur ce que certains croient être : leur maison-Monde, où tout se fait à l'économie, selon le modèle de l'écosystème et des échanges informationnels, mesurables et localisables par nos technologies de pouvoir, et où les modes d'être sont la domestication et la codification systématique de toute chose, jusqu'à son terme le plus monstrueux : la manipulation généralisée du vivant et des matières premières. Et c'est contre ce type d'avilissement idéologique d'un avenir qui s'effectue sous nos yeux que Maurice Blanchot nous mettait en garde il y a quelques décennies de cela :
Parce que nous nous méfions d'autant plus des valeurs de ce monde qu'elles nous en imposent davantage par leur apparence naturelle, leur air de positivité, nous nous méfions de ce pouvoir même de poser, voire de créer, par quoi quelque chose de plus s'ajoute à une réalité dont nous ne sommes pas satisfaits. Celui qui crée risque de ne faire rien de plus que de conserver ce qui est en l'enrichissant, et, ainsi, même admiré, il attire déjà nos soupçons. De là que l'intérêt que nous portons à la littérature va plutôt aujourd'hui à ce qu'elle a de puissance critique, disons mieux : de forces mystérieusement négatives. Nietzsche pour qui le mot créateur gardait tout son attrait, disait déjà que le vrai créateur a le visage du destructeur et la méchanceté du criminel.14
Notes
Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.
Jean-Noël Vuarnet, Le Philosophe-artiste, Paris, Lignes - Léo Scheer, 2004, p. 65.
Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Editions de Minuit, 1993, p. 138.
Federico Garcia Lorca, Jeu et théorie du duende, trad. I. Garate-Martinez, La Versanne, Encre marine, 2005, p. 44.
Maurice Blanchot, Thomas l'obscur, Paris, Gallimard, coll. L'imaginaire, 1992, p. 110-113.
Ghérasim Luca , Le Vampire passif, Paris, José Corti, 2001, p. 9.
M. Blanchot, L'entretien infini, Paris, Gallimard, 1992, p. 566.
G. Luca, « Passionnément » in Le chant de la carpe, Paris, José Corti, 1999, p. 91.
Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Champs/Flammarion, 1995, p. 104.
Ibid., p. 50-51.
M. Duchamp, Notes, Paris, Champs/Flammarion, 1999, p. 21.
D.A.F de Sade, La philosophie dans le boudoir, Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 284.
G. Luca, « Appendice » in L'inventeur de l'amour suivi de la mort morte, Paris, José Corti, 1994, p. 107.
M. Blanchot, « La littérature encore une fois », in L'entretien infini, op. cit., p. 590.
Table des matières
Introduction
1. Littérature et philosophie
Quelques réflexions sur la communauté par le laid et les nouvelles formes de laideur dans le roman
L’esthétique fin de siècle : tentative d’une définition unitaire
Prolégomènes à une critique de la fiction pure
Les références esthétiques de la modernité viennoise
Esthétique de l’excès et excès de l’esthétique
Le dehors du langage
Sublime moderne, sublime contemporain » : lectures du parergon
Kant et le romantisme français
2. Théories critiques
D’une esthétique du roman “(si celui-ci est vraiment une œuvre d’art)” à une esthétique générale chez Mikhaïl Bakhtine
L’esthétique soumise à la pression du réel historique. J.M.Coetzee et Imre Kertész
Philologie et esthétique chez Erich Auerbach
L’ironie et le symbole
De l’esthétique à la poïétique interartistique : Brève généalogie d’une démarche créatrice
La littérature comparée et la notion du style
3. Genres et courants
Esthétique et littérature coranique : lectures, prose et poétique du Coran
La notion de poésie est-elle universelle?
Le sens esthétique de la pureté dans la poésie moderne et son rapport avec les arts. Esquisse d’une méthodologie comparatiste
Le baroque en Amérique : une esthétique à l’épreuve du transfert culturel
Kâmâyani de Jayshankar Prasad : une réponse indienne à la question esthétique
L’acteur peintre de la nature : de l’actio oratoire à l’art théâtral
La question du genre littéraire du Cantique des cantiques. Approches comparatistes chez les philologues allemands et les orientalisants français (Réville, Renan, Reuss)
Le gothique entre esthétique et littérature
Tristram Shandy dans tous ses états : éléments d’une esthétique comique comparée
4. Musique
Avatars du rondeau
À quelle condition une « hypothétique solidarité » entre les arts est-elle encore pensable ?
Le modèle musical en littérature : apories et pouvoirs de la critique ; examen des points de fuite (Gabriele d'Annunzio, Thomas Mann)
Contre les travers d’une approche « littéraire », pour une conception « esthétique » du phénomène musical : les positions théoriques de Boris de Schloezer
Qu’est-ce qu’une musique « romantique » ? Pour une approche transartistique et transculturelle des catégories esthétiques
L’idéalité musicale du roman : dissolution ou renaissance ?
5. Arts plastiques et visuels
Esthétique et théorie de l’imagination : pour une approche comparatiste d’« Aveux non Avenus » de Claude Cahun
Chagall, écrits, Ecriture(s)
Penser le cinéma pour penser la littérature : réflexions à partir de Stanley Cavell
« Professeur de beauté »
L’art de l’architecture : Horace, Germain Boffrand et Robert Morris
Littérature comparée et étude des adaptations cinématographiques : la tentation de l’essentialisme artistique
Architecture et poésie après 45 : le mémorial en question. José Ángel Valente, Jochen Gerz
Un livre, des arts ? Esthétique et littérature comparée dans l’approche de l’illustration littéraire au XVIIIe siècle