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Une conclusion

Le Colloque des chiens est une œuvre aussi ambitieuse que délibérément problématique. Dans le recueil des Nouvelles exemplaires, elle a une importance majeure. Elle le conclut, car elle résonne d’échos qui condensent toute sa diversité. On y retrouve Monipodio, le big boss de la mafia sévillane de Rinconete et Cortadillo, les gitans de La petite gitane, la causticité du Licencié Vitré, une histoire d’esclave noir qui couche sous le porche de la maison comme dans L’Estrémègne jaloux. La veine comique et satirique du recueil s’y rassemble. De manière plus inattendue, elle renvoie aussi aux nouvelles romanesques et « sérieuses ». Comme celles-ci, elle est en effet construite sur un scénario de reconnaissance : l’identité d’un personnage, d’abord insoupçonnée, se révèle lors de la fameuse scène de reconnaissance, l’anagnorisis d’Aristote. C’est un schéma récurrent dans le roman grec (Les Éthiopiques, Daphnis et Chloé) qui inspire des nouvelles comme La petite gitane, l’Illustre frotteuse de vaisselle, La Dame Cornelia ou L’Espagnole anglaise. Il se retrouve dans le Colloque des chiens. Quand la sorcière dit à Berganza « tu as seulement l’apparence d’un chien », elle fait écho à ce qu’a dit le chien auparavant, en racontant sa vie chez les bergers :

BERGANZA : — Il en serait ainsi, si j’étais resté à ma première ignorance ; mais maintenant qu’il m’est venu à la mémoire tout ce que je m’étais promis de te conter, je ne m’étonne plus de pouvoir le faire : je déplore de ne le faire point autant que je le voudrais.
SCIPION : — Ne peux-tu dire ce dont tu te souviens présentement ?
BERGANZA : — C’est une certaine histoire qui m’est arrivée avec une grande sorcière, disciple de la Camacha de Montilla.
SCIPION : — Raconte-la moi donc avant que de poursuivre le récit de ta vie.
BERGANZA : — Non point, certes. Aie patience et écoute mes aventures dans leur ordre. Ainsi elles te procureront plus de plaisir, à moins qu’il te démange de connaître les moyennes avant les principes1.

Plus loin, Scipion dit : « Ma foi, c’est de même façon que je me liais avec les maîtres que j’avais. On dirait que nous avons lu nos pensées2 ». Ou : « On dirait que nous lisons dans nos pensées3 » : une ressemblance profonde, une fraternité peut-être, unit les deux animaux. Et Berganza répond : « Il est d’autres choses où nous nous sommes rencontrés, mais je te les dirai en leur temps comme je te l’ai promis ». Toute une série d’indices fait attendre l’explication du prodige des chiens qui parlent, de leur ressemblance, de leur identité humaine, comme si le récit avançait vers une grande scène de reconnaissance comme celle qui dévoile l’identité aristocratique de Preciosa ou de Costanza. Le Colloque des chiens est une anamorphose comique des grandes nouvelles romanesques du recueil.

Il le réfléchit donc dans toute sa diversité, comme une synthèse finale. Et il a des résonances personnelles. Le récit picaresque a des traits autobiographiques : de Séville à Valladolid, en passant par Alcala de Henarès, Berganza parcourt un itinéraire bien connu de Cervantès ; en se faisant dérober de la viande dans un panier, il perd à Séville sa commission comme Cervantès a perdu des sommes et s’est retrouvé en prison. Il déteste les recors, sortes de commissaires de justice, que Cervantès a subis à Séville comme à Valladolid. Il a comme lui traversé l’Espagne en direction des ports de Méditerranée pour passer avec l’armée en Italie, il a connu le milieu des acteurs. Et il finit à l’Hôpital de la Résurrection de Valladolid, c’est-à-dire à 100 mètres de la maison de Cervantès. Car le pieux Luis de Mahudès a existé, ses chiens aussi, qui l’accompagnaient de nuit lors de ses quêtes pour l’Hôpital des sans-ressources (Hospital de los Desamparados) qui après sa mort en 1600 s’est confondu avec l’Hôpital de la Résurrection4. Le récit de la dernière nouvelle commence à la Puerta del Campo, avec la rencontre de Campuzano et de Peralta au début du Mariage trompeur, ou truqué, c’est-à-dire là où Berganza et Mahudes aboutissent à la fin de leur périple, c’est-à-dire là où Cervantès habite au moment où il écrit. Il prend son inspiration sous sa fenêtre et l’histoire picaresque d’un chien qui passe son temps à fuir prend donc des accents personnels. Le Colloque des chiens est une conclusion qui intègre tout le recueil et qui le signe.

Un dialogue moral… et ludique

Pourtant, il est en porte-à-faux par rapport au recueil. L’histoire repose sur un prodige, et déroge donc à la convention de la nouvelle, qui se veut fait divers authentique et dûment authentifié. Bien sûr les coïncidences, les coups du sort de l’Espagnole anglaise ou de L’amoureux généreux sont extraordinaires, qui démontrent l’œuvre d’une Providence bienveillante qui assiste la vertu. Mais précisément ils requièrent pour ce faire des contextes historiques et des lieux précis, et ils restent possibles. En revanche, des bêtes qui parlent appartiennent au monde des fables d’Ésope, comme les chiens le disent au début de la dernière nouvelle, ou des contes merveilleux, comme le dit Peralta à la fin du Mariage truqué. Une invraisemblance provocante.

De plus, la nouvelle est un dialogue, et il est perturbateur. Comme il va le faire dans certaines parties de la continuation de Don Quichotte (1615), par exemple dans l’épisode du retable de maître Pierre, Cervantès joue à dérouler un récit constamment perturbé d’interventions, de digressions, d’interruptions. Le récit s’enchâsse dans un dialogue qui le perturbe continuellement. Scipion coupe la parole à Berganza, Berganza perd le fil de son histoire. Les digressions sont partout, et soulignées. « Continue ton histoire et ne te détourne plus de la route royale par d’impertinentes digressions ». « Poursuis ton histoire […]. Je veux dire que tu la poursuives sans digression, sans en faire un poulpe à force d’y ajouter des pattes5 ».

Dans le Don Quichotte de 1605, on discute théorie littéraire et un chanoine de Tolède (chap. 47) prône la norme platonicienne de l’œuvre unie et organique, avec un milieu qui corresponde au début et à la fin, la « proportion des parties avec le tout, ou du tout avec les parties6 ». Face à cette cohérence organique, la pieuvre exhibe une monstruosité informe, proliférante, grouillante.

De cette monstruosité, le dialogue est responsable. C’est lui qui isole la nouvelle et la rend unique. Affirme-t-il une ambition philosophique, comme dans les Dialogues des morts de Lucien de Samosate ou les Colloques d’Érasme ? Dans cette hypothèse, il révélerait in fine un propos philosophique que soulignent les pièces liminaires. Le sonnet de Juan de Solis Mejía affirme notamment :

¡Oh tú, que aquestas fábulas leíste:
si lo secreto dellas contemplaste,
verás que son de la verdad engaste,
que por tu gusto tal disfraz se viste!

Bien, Cervantes insigne, conociste
la humana inclinación, cuando mezclaste
lo dulce con lo honesto, y lo templaste
tan bien que plato al cuerpo y alma hiciste.

Rica y pomposa vas, filosofía;
ya, dotrina moral, con este traje
no habrá quien de ti burle o te desprecie7.

Cassou n’a pas traduit les pièces liminaires. Je traduis :

Toi qui ces fictions as lues,
Si tu médites leur secret,
Vois donc s’y enchâsser le vrai,
Pour ton plaisir ainsi vêtu.

Grand Cervantès, tu as bien su
Où penche l’homme, et tu mêlas
L’honnête au doux8, les accordas,
Laissant l’âme et le corps repus.

Quels beaux atours, philosophie,
Leçon morale ! en telle châsse,
Rire ou mépris ne connaîtras.

Ces vers substituent l’honnête, la morale et la décence, à l’utile horatien (miscere utile dulci), et les identifient avec la philosophie, le récit étant un vêtement somptueux (Rica) adapté à la humana inclinación pour la fable : comme chez La Fontaine, la fable séduit l’homme par son amour du faux pour le conduire vers le vrai. De ce point de vue, il est frappant que la dernière nouvelle porte une réflexion religieuse. Des hypothèses allégoriques seraient tentantes. Berganza naît à la Puerta de la carne à Séville : la porte de la viande, où se trouvaient les abattoirs. Et la porte de la chair, puisque la naissance est entrée de l’âme dans la vie charnelle. La vie du chien devient allégorie de l’existence humaine. Au début de sa vie, Berganza apprend à attaquer les taureaux, il se prend au jeu, y excelle, et Scipion commente : « Je ne m’en étonne point, Berganza. Mal faire est une inclination de nature, et l’on s’en accommode aisément9 ». Ou encore : « Ça ne m’étonne pas, Berganza : les mauvaises actions sont le fruit de la nature, on les apprend sans peine10 ».

C’est du péché originel qu’il s’agit : il prédispose au mal. L’allégorie religieuse continue. Et l’histoire aboutit à l’Hôpital de la Résurrection. En se vouant, après toutes ses tribulations, à des œuvres pieuses, Berganza suit l’itinéraire augustinien des Confessions et de tant de biographies exemplaires du XVIe et du XVIIe siècles, et de romans du XIXe, de Volupté à la Recherche, pour peu qu’on substitue la vocation littéraire à la vocation religieuse. Le personnage va d’errances en erreurs, jusqu’à la conversion, à la voie de salut. Entre les deux extrêmes de la naissance coupable et de la conversion, au centre de la nouvelle, le discours de la sorcière est un véritable cours de théologie morale sur le péché, le mal, et sur la punition divine. La revue satirique des différentes conditions sociales et des vices qui leur sont attachés, bouchers, gitans, morisques, gens de justice, etc., s’insère donc dans un cadre moral, une réflexion religieuse sur la vie humaine. La nouvelle aberrante porte cette « filosofía, ya, dotrina moral » dont parle le poème liminaire de Juan de Solis Mejía. Sa singularité invite à passer de la fiction à la méditation.

Pourtant, sans perdre de vue cette dimension morale, il ne faut pas perdre de vue le comique, ni perdre de vue nos interlocuteurs. Ils sont volontiers philosophes, sans doute, mais sans être des sages qui méditent et qui jugent. Car ils sont très cabots, et ils adorent se faire les dents sur autrui. Berganza : « Je vois pour ce qui est de moi, simple animal, qu’au bout de quatre raisonnements, des paroles [de m’accourent à la langue, comme moucherons sur le vin, toutes malicieuses et médisantes11 ». Ou : « Je le vois bien dans mon cas : tout animal que je suis, je n’ai pas dit quatre phrases que les mauvaises paroles me tombent sur la langue comme les mouches dans le vin ».

Si la satire cuisine au fiel plus qu’au miel, s’il est « difficile de s’abstenir de médire » comme le dit Berganza, c’est peut-être affaire d’indignation vertueuse, mais c’est d’abord affaire de gourmandise. Scipion s’en offusque : « C’est médire que tu appelles philosopher ? Fort bien, Berganza ! Canonise, canonise donc la maudite plaie de la médisance et lui donne le nom que tu voudras. Elle nous donnera à nous celui de cyniques, qui veut dire chiens médisants12 ».

Le dialogue des chiens est par nature dialogue cynique. En Espagne, on édulcore volontiers le cynisme : le chap. I, 27 de la Silva de varia lección de Pedro Mexía, dont Cervantès s’inspire dans le Licencié Vitré, élimine les traits dérangeants de Diogène : « Sa manière de vivre et ses habitudes étaient très singulières, mais tout se fondait sur le désir de vertu et de bien ». Le cynisme de nos chiens est autrement plus vigoureux et dérangeant. Leurs critiques restent fondées, mais une humeur mordante les anime, l’envie de croquer dans le vif. Les chiens ont bien une conscience morale, Berganza condamne régulièrement les vices ou ce qu’on tenait pour tel, il les combat ou abandonne parfois ses maîtres pour cette raison (l’esclave noire, le commissaire de justice, le tambour, les gitans, etc.). Mais il ne critique pas par exigence de morale, il critique parce qu’il aime ça.

Le dialogue porte des leçons, mais il n’est pas philosophique. Il est ludique.

Ironie, scepticisme, et jeu

Au centre de la nouvelle, au cœur du scénario de reconnaissance, il y a la sorcière, la Mère, et avec elle, l’énigme de la naissance, l’énigme de l’existence. Elle se dit en forme de prophétie.

Volverán en su forma verdadera
cuando vieren con presta diligencia
derribar los soberbios levantados,
y alzar a los humildes abatidos,
con poderosa mano para hacello13.

Ils reprendront leur forme véritable
Lorsqu’ils verront une puissante main
Ruiner les orgueilleux et les superbes
Et relever les humbles abattus14.

Ou :

Ils reprendront leur forme véritable
Lorsqu’ils verront en vitesse admirable
Des hauts sommets l’arrogant culbuter,
L’humble qui rampe au sol se relever,
Car une main en détient le pouvoir.

Le futur, le ton oraculaire et mystérieux, les citations du Magnificat, c’est-à-dire du chant de la Vierge à l’annonce de l’Incarnation — toujours la naissance — font de ce quintil une prophétie religieuse. Mais Scipion expliquera qu’il s’agit d’un simple jeu de quilles. Le poème est un bel exemple de la vogue de l’énigme à la Renaissance, plus précisément d’un sous-genre qu’on peut appeler, avec Jean Molinet, les « pronostications joyeuses »15, ou encore, en hommage à Rabelais, « l’énigme en prophétie ». À la fin de Gargantua, Gargantua et Frère Jean lisent un poème trouvé dans les fondations de l’abbaye de Thélème. « Pauvres humains, qui bonheur attendez… » Il annonce obscurément des souffrances, des tribulations, et Gargantua s’émeut pour les justes persécutés (chap. 58). Mais Frère Jean y voit la description d’une partie de paume. En hommage à Rabelais, dans le tome III des Aventures du baron de Faeneste d’Agrippa d’Aubigné, une prophétie paraît décrire de terribles combats eschatologiques. Et Faeneste demande : « Les chebus ne bous dressent-ils en la teste16 ? »  Enay démystifie : il s’agit seulement de la récolte du chanvre. Rabelais, Aubigné composent le même type d’énigme que Cervantès.

Il associe un sens religieux à un sens trivial ou ludique. Mais il inverse l’herméneutique humaniste. À la suite des philosophes grecs, mythographes et poètes ont considéré la fiction et la poésie comme des allégories17, des voiles qui recouvrent ces mystères qu’on ne saurait profaner en les révélant à tous. Le sens obvie, manifeste, celui de la fable, le récit de l’Odyssée par exemple, est porteur d’un sens caché, plus élevé, l’altior sensus. L’Odyssée, pour Jean Dorat, décrit les pérégrinations de l’âme dans l’existence corporelle. Les énigmes de Cervantès, de Rabelais, d’Aubigné, reposent sur le même principe, mais elles le subvertissent. Le sens évident, manifeste, est le sens religieux et apocalyptique ; le sens caché, théoriquement plus haut, est le sens trivial ou ludique.

Ainsi, cette énigme qui est au centre de la nouvelle, qui est censée expliquer le prodige de ces chiens qui parlent, ce mystère entretenu depuis le début, ne révèle rien et confronte ironiquement le lecteur à la réversibilité entre les grands mystères et le jeu. Cette dimension ludique est encore accentuée par la continuité entre la nouvelle du Colloque des chiens et Le mariage truqué. Les deux sont liées. Dans l’éd. princeps des Nouvelles exemplaires, lorsqu’une nouvelle commence sur la même page que la nouvelle précédente, un bandeau typographique fait office de séparation. Ce n’est pas le cas pour la dernière nouvelle, qui s’inscrit donc dans la continuité immédiate de la précédente, alors qu’elle est pourtant mentionnée de manière indépendante dans la table des matières. Elle est autonome tout en prolongeant la précédente. C’est évidemment Campuzano, le trompeur trompé du Mariage qui l’a écrite, comme si une mystification en prolongeait une autre. La mystification est centrale dans la nouvelle depuis Boccace : à la beffa du Decameron, répond la burla en espagnol. Elle est au centre de la dernière nouvelle de Cervantès, au moment le plus inattendu, celui qui devrait être celui de la reconnaissance, de l’anagnorisis, de la révélation.

Tâchons de comprendre. Nous ne pouvons pas considérer ce jeu comme gratuit. Il faut le relier à la satire, à la philosophie, à la réflexion morale sur le péché. Il le faut d’autant plus que Cervantès a donné une actualité à la nouvelle. Lorsque la sorcière dit qu’elle va au sabbat dans une « profonde vallée des Pyrénées », elle fait une allusion claire au procès des sorcières de Zugarramurdi, en Pays basque, qui s’est tenu à Logroño en 1610. Lors de ce procès, un inquisiteur, Alonzo Salazar y Frías, a révoqué en doute la réalité des crimes imputés aux sorcières. Un théologien, Pedro de Valencia, qui a publié en 1595 un traité sceptique, publie en 1611 un Discurso acerca de los cuentos de las brujas qui, comme le titre l’indique, exprime la même incrédulité. La fantaisie de Cervantès s’exerce donc dans un contexte très actuel.

À dessein, elle laisse perplexe le lecteur : la sorcière va-t-elle réellement au sabbat ou est-elle le jouet de sa propre imagination ? est-elle une vraie sorcière ou une vieille folle, comme celle qu’a rencontrée Montaigne dans Des boiteux ? C’est cette perplexité qu’a inspirée le procès. Qui d’ailleurs n’a fait que réouvrir des discussions entretenues au xvie siècle par des médecins comme Jean Wyer en Allemagne ou Andrés Laguna en Espagne. Wyer, notamment, a exclu la réalité du sabbat en expliquant que les sorcières hallucinent. Or Cervantès a conçu sa nouvelle de manière à interdire toute interprétation univoque. Bien sûr, nous savons que la Cañizares ne se rend pas au sabbat, puisqu’elle reste endormie. Bien sûr, elle rapporte elle-même l’opinion qui veut que les sorcières ne se rendent au sabbat qu’en imagination. Mais rien n’interdit de penser qu’elle est une authentique sorcière. Wyer, lorsqu’il affirme que le sabbat n’a pas lieu, qu’il est hallucination, n’est pas, contrairement à ce qu’ont cru un certain nombre de commentateurs, un rationaliste. Son livre, le De praestigiis daimonum, traite des pouvoirs du diable : il explique que les sorcières croient seulement aller au sabbat, mais pour prouver qu’elles sont de vraies sorcières, puisque Satan possède leur imagination. Wyer ne substitue pas la psychologie au surnaturel, il installe au contraire le surnaturel dans la psychologie. La Cañizares est dans l’ombre de Satan : elle est vouée au mal, elle est incapable de s’amender, avec en arrière-plan le lieu commun théologique de l’endurcissement dans le péché, qui finit par rendre l’âme incapable de conversion. Pire encore, elle a des savoirs qu’une vieille ignorante ne peut avoir, comme le constate Berganza :

¿Quién hizo a esta mala vieja tan discreta y tan mala? ¿De dónde sabe ella cuáles son males de daño y cuáles de culpa? ¿Cómo entiende y habla tanto de Dios, y obra tanto del diablo? ¿Cómo peca tan de malicia, no escusándose con ignorancia18 ?

Qui a fait cette vieille si discrète et si méchante ? D’où sait-elle la différence des maux par accident et des maux par coulpe ? Comment entend-elle et parle-t-elle tant de Dieu et œuvre-t-elle tant du diable ? Comment pèche-t-elle avec tant de malice et sans l’excuse de l’ignorance19 ?

La traduction est imprécise. Discrète fait contresens aujourd’hui. Il s’agit, comme chez les discretos, les bons esprits qui peuplent la littérature du siècle d’or, de la capacité à identifier, à distinguer et à évaluer. D’autre part, maux par accident, ne veut pas dire grand-chose, alors que Cervantès ici, met dans la bouche de la sorcière puis de Berganza des savoirs très précis, c’est-à-dire la distinction thomiste entre malum poenae, mal de daño, et malum culpae, mal de culpa, que Scipion Dupleix rend respectivement par « mal de peine » et « mal de coulpe »20. Dieu est l’auteur du « mal de peine » pour punir les péchés des hommes et pour épurer les justes au feu des afflictions ; nous sommes seuls responsables du « mal de coulpe » que produisent nos péchés personnels. Enfin, en excluant le péché par ignorancia, Berganza envisage la plus grave forme de péché, le péché de malicia, et cite encore Thomas d’Aquin, qui distingue le péché par ignorance, véniel, du péché par faiblesse, et surtout du péché de malitia, d’intention mauvaise. Malice et ses connotations modernes ne conviennent pas : il faut rappeler l’arrière-plan théologique. On peut traduire ainsi :

Qui a pu rendre cette mauvaise vieille si perspicace et si mauvaise ? d’où viennent ses savoirs sur les maux de peine et les maux de coulpe ? comment peut-elle en comprendre et en dire autant sur Dieu et en faire autant pour le diable ? comment peut-elle pécher autant par mauvaise intention, sans s’excuser par son ignorance21 ?

La sorcière a donc des savoirs théologiques interdits à une femme, a fortiori à une femme pauvre et ignorante. D’où viennent-ils ? Nous sommes forcés d’envisager l’hypothèse d’un rapport au diable que l’absence de participation physique au sabbat semblait exclure. L’épisode est donc ludique et il nous place dans l’impossibilité de comprendre et de juger. De même que nous ne pouvons comprendre pourquoi, si savante, la sorcière se damne en connaissance de cause. Bien sûr, des explications sont avancées : l’endurcissement dans le péché, qui hébète l’âme et la rend incapable d’une réaction salutaire, un point que toute la pastorale de la peur a développé pour interdire au pécheur de reporter au lendemain le moment des bonnes résolutions22. Mais ces raisonnements ne suffisent pas à rendre pensable l’état de cette âme. L’épisode laisse la pensée interdite, parce que la réalité n’est pas à notre mesure. Il plaisante et fait penser à la damnation. Il fait rire et terrifie. Il embrouille prodige incompréhensible, mystification ludique et surnaturel. Il défie la raison.

Et aussi la capacité à juger. Toute la nouvelle est satirique, et s’adresse donc à un lecteur à même de juger les vices et les travers. Or si nous ne sommes pas capables de comprendre le cas de la sorcière, nous ne sommes pas plus capables de la condamner ou de l’absoudre. Écoutons-la parler pour se justifier :

No soy tan vieja que no pueda vivir un año, puesto que tengo setenta y cinco; y, ya que no puedo ayunar, por la   edad, ni rezar, por los vaguidos, ni andar romerías, por la flaqueza de mis piernas, ni dar limosna, porque soy pobre, ni pensar en bien, porque soy amiga de murmurar, y para haberlo de hacer es forzoso pensarlo primero, así que siempre mis pensamientos han de ser malos, con todo esto, sé que Dios es bueno y misericordioso y que Él sabe lo que ha de ser de mí, y basta; y quédese aquí esta plática, que verdaderamente me entristece. Ven, hijo, y verásme untar, que todos los duelos con pan son buenos, el buen día, meterle en casa, pues mientras se ríe no se llora; quiero decir que, aunque los gustos que nos da el demonio son aparentes y falsos, todavía nos parecen gustos, y el deleite mucho mayor es imaginado que gozado, aunque en los verdaderos gustos debe de ser al contrario23.

Je ne suis pas si vieille que je ne puisse vivre encore un an, puisque j’en ai soixante-quinze. Je ne puis plus jeûner, à cause de mon âge, ni prier, à cause de mes vapeurs ni courir les pèlerinages, à cause de la faiblesse de mes jambes, ni faire l’aumône, à cause que je suis pauvre, ni avoir de bonnes pensées, parce que j’aime trop la médisance : ce que l’on dit, il le faut d’abord penser, et mes pensées sont toujours mauvaises. Et si je sais que Dieu est bon et miséricordieux, Il sait, Lui, ce qu’il adviendra de moi ; cela suffit. Laissons là ce discours : en vérité, il m’attriste. Viens, fils, tu me verras oindre ; les chagrins, avec du pain, sont supportables ; quand la journée se présente bien, il faut la saisir par les cheveux, car tant qu’on rit, on ne pleure pas ; je veux dire que, bien que les faveurs que nous fait le démon soient apparentes et fausses, elles nous semblent encore des faveurs, et le plaisir est encore meilleur, imaginaire, que réel. Pourtant, dans les plaisirs véritables, il doit en être au contraire24.

Autre traduction :

Je ne suis pas assez vieille pour ne pas pouvoir vivre un an de plus, bien que j’en aie soixante-quinze, et même si je ne peux pas jeûner à cause de mon âge, ni prier à cause des vertiges, ni partir en pèlerinage à cause de mes mauvaises jambes, ni faire l’aumône parce que je suis pauvre, ni penser au bien parce que j’aime bien médire et que pour faire le bien, il faut d’abord y avoir pensé et comme ça que mes pensées sont forcées d’être toujours mauvaises. Pourtant, je sais que Dieu est bon et miséricordieux, et qu’il sait, lui, ce qu’il adviendra de moi, et ça suffit, j’arrête là ce discours parce qu’il me rend vraiment toute triste. Viens, mon fils, tu vas me voir me passer l’onguent, car tout chagrin avec bon pain se contient, la bonne journée, mets-la chez toi parce que tant qu’on rit on ne pleure pas, je veux dire que même si les plaisirs que nous donne le démon sont illusoires et faux, pourtant, nous, nous les prenons pour des plaisirs, et la volupté est beaucoup plus grande en imagination que satisfaite, tandis que pour les plaisirs véritables, c’est sans doute le contraire.

Le discours est à double entente, comme l’éloge paradoxal25, ou comme dans le Colloque des chiens la tirade de l’aubergiste qui défend son honorabilité alors qu’elle tient une maison de rendez-vous, ou celle de Berganza sur la vertu des agents de la justice. Ici, la sorcière s’excuse de ne pas mener une vie de pénitence et en fait, elle se condamne : elle avoue son incapacité à s’arracher au péché, et sa tristesse (me entristece) est la desperatio du damné, le renoncement à l’espoir. Mais le jeu ironique est peut-être plus profond. Car pouvons-nous condamner cette vieille qui va bientôt mourir et se réconforte à l’idée du peu de temps qu’il lui reste à vivre, qui sait que ses plaisirs sont trompeurs mais les prend quand même parce qu’elle n’en a pas d’autre et parce qu’elle sait que nous sommes des êtres d’imagination, de vent, et qui ne tiennent rien « que par la fantaisie26 », qui comme Sancho enfile les petits proverbes de misère parce qu’elle n’a rien de plus consistant à quoi se raccrocher, et qui est triste en voulant prendre encore un peu de bon temps ? Trichant, se donnant le change et s’accablant, elle nous ressemble. Pouvons-nous juger ? Si le texte nous fait entrer dans son jeu, c’est que ses mensonges et ses pauvres appétits sont notre humanité. Elle nous représente. Nous rions avec elle. Elle ressemble à « son fils » Berganza, qui a une conscience morale, qui condamne les vices ; et qui aime dire du mal, et porte les stigmates du péché ; et qui se hâte de bavarder non pour progresser vers la vérité comme dans le dialogue socratique, mais pour pousser des gueulantes, insinuer, faire des réflexions à l’emporte-pièce, échanger avec un ami parce que demain peut-être il ne sera plus temps, comme la sorcière n’a plus beaucoup de temps à vivre : pour un peu de bon temps. Les Torquemada, sans doute, condamneront sans appel, ils étaient nombreux du temps de Cervantès et tout aussi nombreux du nôtre. Mais les lecteurs sensibles aux inflexions ironiques des discours, au plaisir de lucidité et d’illusion et d’échange qu’elles offrent, ceux qui savent lire et savent aussi se regarder dans un miroir, l’un par l’autre peut-être, s’abstiendront.

Nous ne pouvons pas penser : la réalité échappe à notre portée. Nous ne pouvons pas juger : nous ne sommes pas bons, notre comportement n’est pas nécessairement rationnel, les travers des autres sont les nôtres. À nous prendre au sérieux, nous irions rejoindre les quatre fous hébergés à l’Hôpital de la résurrection, lieu décidément emblématique de notre humanité, mais cette fois assez loin des Confessions d’Augustin, et plus près de Los locos de Valencia de Lope, ou de de la tragi-comédie de Charles de Beys, L’hospital des fous. Ou de L’éloge de la folie. Le bilan pessimiste et désenchanté, l’incapacité à comprendre ne conduisent pas plus à la sagesse qu’à la mélancolie. Ils invitent au plaisir des histoires et au plaisir du jeu. À la fin de la nouvelle, les deux personnages vont à l’Espolón, un beau point de vue sur la ville. Regarder notre humanité, prendre une distance souriante par rapport à elle, rire avec elle et rire d’elle, c’est-à-dire de nous, voilà la leçon de la nouvelle comme de la continuation de Don Quichotte qui paraîtra en 1615. La perspective ludique et comique est à la mesure de la plus grande ambition littéraire.

Notes

1

Trad. Cassou, Paris, Gallimard, 1981, p. 528-529. La traduction est mauvaise : approximative, archaïsante sans raison, parfois inintelligible. Je traduis :
« Ce serait vrai si j’étais dans ma première ignorance, mais maintenant que m’est revenu en mémoire ce que j’aurais dû te dire dès le début de notre discussion, non seulement je ne m’étonne pas de parler, mais je m’effraie de ce dont je ne parle pas. SCIPION : — Et qu’est-ce qui t’empêche de dire maintenant ce dont tu te souviens ? BERGANZA : — C’est une certaine histoire qui m’est arrivée avec une vraie magicienne, disciple de la Camacha de Montilla. SCIPION : — Dis donc, raconte-la moi vite, avant de continuer le récit de ta vie. BERGANZA : — Ça, pour sûr, je ne le ferai pas avant le moment voulu. Patience, écoute dans l’ordre ce qui m’est arrivé, tu auras plus de plaisir ainsi, à moins que l’envie de savoir le milieu avant le commencement te mette sens dessus dessous. »
« Eso fuera ansí si yo estuviera en mi primera ignorancia; mas ahora que me ha venido a la memoria lo que te había de haber dicho al principio de nuestra plática, no sólo no me maravillo de lo que hablo, pero espántome de lo que dejo de hablar. CIPIÓN. – Pues ¿ahora no puedes decir lo que ahora se te acuerda? BERGANZA. – Es una cierta historia que me pasó con una grande hechicera, discípula de la Camacha de Montilla. CIPIÓN. – Digo que me la cuentes antes que pases más adelante en el cuento de tu vida. BERGANZA. – Eso no haré yo, por cierto, hasta su tiempo: ten paciencia y escucha por su orden mis sucesos, que así te darán más gusto, si ya no te fatiga querer saber los medios antes de los principios » (édit. Jorge García López, Barcelona, Editorial Crítica, 2001, p. 555-556).

2

Op. cit. p. 532.

3

« Y parece que nos leímos los pensamientos » (édit. Jorge García López, Barcelona, Editorial Crítica, 2001, p. 558).

4

Voir José Delfín Val, Cervantes en Valladolid, Vallodolid en Cervantes, Ayuntamiento de Vallodolid, 2016, p. 128-139.

5

Op. cit. p. 543 et 540. Les pattes ne conviennent pas. Le texte dit « colas », queues, avec tous les sous-entendus possibles…

6

Platon, Phèdre, 264c.

7

Op. cit. p. 26.

8

Variation sur la formule miscere utile dulci (« mêler l’utile au doux », Horace, Art poétique, v. 343-344).

9

Op. cit. p. 521.

10

« No me maravillo, Berganza; que, como el hacer mal viene de natural cosecha, fácilmente se aprende el hacerle » (Op. cit. p. 546).

11

Op. cit. p. 535.

12

Op. cit. p. 540.

13

Op. cit. p. 594.

14

Op. cit. p. 563.

15

Voir Franck Manuel « Les Pronostications Joyeuses : la parodie au service d’une poétique négative », Albineana, Cahiers d’Aubigné, 2008, 20, p. 133-148.

16

Faeneste, III, xiv-xv.

17

Voir Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Paris, Gallimard, 2004.

18

Op. cit. p. 602.

19

Op. cit. p. 570-571.

20

Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae, V, De malo. Sciprion Dupleix, La Métaphysique (1610), Paris, Fayard, 1992, p. 296.

21

Voir sur ce point p. $.

22

C’est l’argument du Burlador de Sevilla de Tirso de Molina.

23

Op. cit. p. 600.

24

Op. cit. p. 569.

25

Voir Patrick Dandrey, L’Éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, PUF, 1997.

26

Montaigne, Essais, III, ix, « De la vanité ».

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Table des matières

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