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Résumé

Les Histoires ou Contes du temps passé de Perrault et plus encore, les Contes des fées de Madame d’Aulnoy contiennent souvent des termes saillants qui produisent un effet de rupture stylistique. Chez Perrault, dont l’idéal esthétique est proche de la Seconde préciosité, l’écart par rapport au français classique se traduit par le recours occasionnel à des archaïsmes discrets. En revanche, le conteur est réfractaire au néologisme. De son côté, Marie-Catherine d’Aulnoy oscille audacieusement entre les archaïsmes lexicaux et une créativité verbale qui rappelle parfois le style burlesque. Je procéderai donc à un classement de quelques affleurements timides du style désuet chez Perrault qui contraste avec l’exploration des deux extrêmes de l’archaïsme et de la néologie qui se manifeste dans les Contes des fées de Madame d’Aulnoy.
Ces écarts stylistiques doivent être mis en perspective avec le français classique du XVIIe siècle bien plus qu'avec les usages linguistiques de notre propre époque, pour laquelle les Contes de Perrault et les Contes des fées apparaissent de toute façon comme des textes anciens lors même que certaines formules de Perrault (dont la fameuse formulette Tire la chevillette, la bobinette cherra) sont entrées dans le langage courant.

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Les Histoires ou Contes du temps passé de Perrault et, plus encore, les Contes des fées de Madame d’Aulnoy contiennent souvent des termes saillants qui produisent un effet de rupture stylistique comparable à celui qu’Aristote attribue à la γλῶττα1. Certes l’écart stylistique n’est pas dû ici à la distance géographique d’une langue étrangère ou d’un dialecte aberrant comme c’est le cas dans les situations décrites par Aristote ou bien dans la poétique du néologisme et de l’emprunt chère aux poètes de la Pléiade et d’une manière générale, au discours littéraire du XVIe siècle. Pour les représentants du goût classique que sont Perrault et Madame d’Aulnoy la sensation de surprise stylistique est obtenue par une légère remontée dans le temps qui permet de puiser aux sources d’un vocabulaire désuet dont l’archaïsme produit une impression d’authenticité comme si l’usage de mots obsolètes était la garantie de l’ancienneté de ces contes de fées proclamée dès le titre du recueil de Perrault (Contes du temps passé). Quant aux néologismes, pratiquement absents chez Perrault mais assez fréquents chez Madame d’Aulnoy, ils manifestent une liberté par rapport aux directives de l’Académie française et une réaction contre l’idéal de dépouillement lexical préconisé par Malherbe.

Dans ses Histoires ou Contes du temps passé Perrault vise à produire un effet de distance et de parodie en créant un contraste malicieux entre le matériel narratif et le style mondain. Dans cette perspective, le recours occasionnel aux archaïsmes lexicaux contribuerait à ménager une tension entre le registre ancien et populaire et les modes et usages de l’époque2. En revanche, le conteur est réfractaire au néologisme. De son côté, Madame d’Aulnoy oscille audacieusement entre les archaïsmes lexicaux et une créativité verbale qui rappelle parfois le style burlesque dont elle n’est pas très éloignée.

Dans la présente étude je procéderai à un classement de quelques affleurements timides du style désuet chez Perrault. Ce recours très mesuré à un lexique ancien contraste avec l’exploration des deux extrêmes de l’archaïsme et de la néologie qui se manifeste dans les Contes de fées de Madame d’Aulnoy.

Bien entendu, le recours occasionnel à un vocabulaire surprenant doit être mis en perspective par rapport au français classique du XVIIe siècle bien plus que par rapport aux usages linguistiques de notre propre époque pour laquelle les Histoires ou Contes du temps passé de Perrault et les Contes des fées apparaissent de toute façon comme des textes anciens lors même que certaines formules de Perrault (dont la fameuse formulette Tire la chevillette, la bobinette cherra) sont entrées dans le langage courant. La consultation des dictionnaires publiés dans les années 90 du XVIIe siècle (le Dictionnaire universel de Furetière de 1690 et le Dictionnaire de l’Académie française de 1694) permettra notamment de vérifier si tel ou tel terme saillant de la prose de nos deux conteurs est répertorié dans les instances officielles de la politique linguistique de l’âge classique. Il peut aussi arriver qu’un terme employé par Madame d’Aulnoy ne soit pas encore attesté dans les dictionnaires de l’époque mais documenté dans des sources littéraires du siècle suivant.

La sobriété stylistique de Charles Perrault

La sobriété stylistique des Histoires ou Contes du temps passé de Perrault ressortit à l’idéal esthétique de la Seconde Préciosité3 qui, comme la Préciosité de l’âge baroque, veillait à exercer un contrôle rigoureux sur le choix des termes du langage écrit ou parlé. La préciosité qui se manifeste dans ce recueil de contes est parfois brisée par des incongruités délibérées ou par des piques sur les travers du « sexe », terme par lequel on désignait la gent féminine. Ces écarts occasionnels par rapport à l’idéal précieux ou la tonalité mondaine servent seulement à susciter l’amusement du lecteur par un effet de rupture résultant du recours occasionnel à l’imitation parodique du langage désuet. L’effet de rupture par rapport à la patine du style précieux ou néo-précieux est double : non seulement les termes archaïques étaient passés de mode dans un contexte sociologique obsédé par tout ce qui pouvait passer pour un décalage par rapport aux normes de la Cour ou de la Ville mais en plus ils étaient connotés comme des affleurements du langage populaire, provincial ou même rustre.

Le recours parcimonieux à l’archaïsme et la tonalité parodique qui accompagne ce recours s’expliquent non seulement par la mondanité précieuse de Perrault mais aussi par son affiliation au camp des Modernes qui considéraient le « Siècle de Louis-le-Grand » comme l’accomplissement inégalable de l’esprit humain. Cette perception que les Modernes avaient du développement de leur propre civilisation a pu leur dicter une certaine méfiance à l’égard de l’ancienne langue qui pouvait aisément passer pour le brouillon imparfait du français classique. Même si l’intérêt pour les vieilles légendes du terroir français4 peut apparaître comme la marque de l’esprit moderne, plus attaché au patrimoine national qu’à l’imitation des motifs de l’Antiquité, Perrault a sans doute voulu dépoussiérer ces vieilles légendes en les mettant au goût du jour et en les adaptant au discours littéraire de son temps. C’est ce qui pourrait expliquer la relative rareté des archaïsmes dans la prose des Histoires ou Contes du temps passé. Dans la France de l’âge classique la visée philologique et folkloriste qui caractérise l’entreprise des Frères Grimm à l’époque du premier romantisme allemand était inconcevable. Le contraste entre l’œuvre du conteur français et celle de ses émules allemands est d’autant plus frappant que certains contes de Perrault ont été repris dans les Kinder- und Hausmärchen (Cendrillon devenue Aschenputtel ; Le petit chaperon rouge devenu Rottkäppchen ; La belle au bois dormant devenu Dornröschen ; Le Maître chat ou le Chat botté devenu Der gestiefelte Katter). Le recyclage de quelques-uns des contes de Perrault dès la première édition des Kinder- und Hausmärchen en 1812 s’explique par le rôle d’informatrice de Marie Hassenpflug que son origine huguenote avait rendue réceptive aux Histoires ou Contes du temps passé5.

Affleurements timides du style désuet

Le plus fameux archaïsme de Perrault est la formulette du Petit chaperon rouge qui parodie le langage de l’ancienne génération (celle de la Mère-grand) : Tire la chevillette, la bobinette cherra6. Dans cette phrase qui permet à la fillette d’ouvrir la porte sans que la mère-grand ait à se lever de son lit, le terme bobinette est un terme quelque peu énigmatique de notre point de vue de modernes car nous ne sommes guère habitués à ce que le loquet d’une porte soit désigné par un diminutif de bobine. Ce déphasage entre un terme à peu près transparent du point de vue de la motivation sémantique et une technologie tellement rudimentaire qu’elle en arrive à devenir opaque, confère à chevillette et à bobinette une valeur de signifié pur dont l’arrière-plan référentiel est perdu. La notoriété de la formulette connue de presque tous les locuteurs du français aplanit ce que ces mots pourraient avoir d’obscur du point de vue référentiel ou plutôt elle rend cette obscurité acceptable dès lors qu’on la replace dans le contexte. De fait, il s’agit d’une vieille phrase toute faite prononcée par une aïeule grabataire dans le cadre d’un conte passant pour remonter à une époque fort ancienne.

Si chevillette et bobinette ne résonnent de façon archaïque que pour nous, l’aboutissement régulier cherra du latin vulgaire *cadére habet est incontestablement marqué comme désuet car à l’époque de Perrault il avait déjà été supplanté par la forme analogique choira qui est formée directement sur l’infinitif cheoir/choir et qui a fini à son tour par être délaissée au profit de tombera.

De même que chevillette et bobinette tirent leur archaïsme du fait même que ces deux mots renvoient à un référent ancien, de même l’expression collet monté pour désigner la toilette de la Belle au bois dormant fait intervenir une dimension référentielle par-delà l’archaïsme lexical. La scène du réveil de la princesse endormie est particulièrement savoureuse du fait même du décalage entre la jeunesse de la belle et l’archaïsme de sa toilette :

Le Prince aida la Princesse à se lever ; elle était tout habillée et fort magnifiquement ; mais il se garda bien de lui dire qu’elle était habillée comme ma mère grand, et qu’elle avait un collet monté7.

Dans ce contexte du réveil de la belle endormie, les mots collet monté ne semblent pas encore exprimer de façon explicite la connotation de rigidité morale qui fut plus tard attachée à collet-monté devenu adjectif composé au terme de l’hypostase du groupe constitué par le substantif et l’adjectif. Il suggère seulement l’ancienneté comme dans les Femmes savantescollet monté est employé par Bélise pour désigner un mot archaïque : « Il est vrai que le mot est bien collé monté »8. Toutefois un coup d’œil sur l’origine de la mode des collets montés ou collerette montante introduite en France par Catherine de Médicis laisse penser que même dans son contexte d’apparition, cette pièce vestimentaire était déjà connotée de façon implicite comme un signe extérieur de rigueur morale9.

Un autre effet archaïsant est l’emploi de mère-grand au lieu de grand-mère dans La Belle au bois dormant et dans Le Petit chaperon rouge10. L’inversion des termes dans le composé grand-mère crée un effet emphatique en même temps qu’il provoque une impression d’archaïsme reconnue par les lexicographes français. Plus spécifiquement, il est probable que la séquence mère-grand permet de créer un parallélisme paradigmatique avec l’appellation ma mère l’Oye qui figure dans le second titre des Histoires ou Contes du temps passé. Cette équivalence implicite entre la mère-grand et ma mère l’Oye a été développée sur le mode explicite par Anatole France :

Qu’est-ce que Ma Mère l’Oie, sinon notre aïeule à tous et les aïeules de nos aïeules, femmes au cœur simple, aux bras noueux, qui firent leur tâche quotidienne avec une humble grandeur et qui, desséchées par l’âge, n’ayant, comme les cigales, ni chair ni sang, devisaient encore au coin de l’âtre, sous la poutre enfumée, et tenaient à tous les marmots de la maisonnée ces longs discours qui leur faisaient voir mille choses ? Et la poésie rustique, la poésie des champs, des bois et des fontaines, sortait fraîche des lèvres de la vieille édentée11.

Un autre archaïsme discret des Histoires ou Contes du temps passé est la répartition qui s’y fait jour entre les verbes ouïr et entendre. Dans la phrase « Le petit Poucet ouït tout ce qu’ils dirent12 », le verbe ouïr sans infinitif complément exprime le sens ancien d’une écoute non préméditée, un « sens auditif involontaire » pour reprendre l’expression de Charlotte Meirschaert13. Le même emploi se retrouve avec un infinitif complément dans La Belle au bois dormant en vertu d’une collocation fréquente décrite dans le même mémoire14 : « Cette bonne femme n’avait point ouï parler des défenses15 » ; « selon qu’il en avait ouï parler16 » .

En revanche entendre, qui avait déjà commencé à concurrencer ouïr pour désigner le « sens auditif involontaire », est encore employé avec son sens ancien de « comprendre » : « et il y a ici quelque chose que je n’entends pas », dit l’ogre à sa femme dans le Petit Poucet17.

L’inventaire des archaïsmes lexicaux des Histoires ou Contes du temps passé est somme toute assez maigre et les occurrences relevées ne constituent pas des écarts flagrants par rapport à la mode linguistique de la fin du XVIIe siècle. Néanmoins l’effet archaïsant s’est amplifié à la faveur de la réception du texte de Perrault par les générations ultérieures. Le texte des Histoires ou Contes du temps passé a servi de vecteur à ces quelques concessions aux usages linguistique anciens et a contribué à les faire connaître à des lecteurs ou à des auditeurs pour qui Tire la chevillette, la bobinette cherra, collet monté, mère-grand et les emplois anciens d’ouïr et entendre apparaissent comme les marques savoureuses d’un état de langue fort ancien.

Absence de néologismes chez Perrault et relative imperméabilité du conteur aux mots à la mode

La recherche des néologismes dans les Histoires ou Contes du temps passé s’est avérée encore plus décevante que ne l’a été la maigre récolte d’archaïsmes. La remarquable sobriété de Perrault montre qu’il a intériorisé la discipline classique réprimant la liberté de création lexicale qui prévalait avant les réformes de Malherbe et leur entérinement par l’Académie française dont il faisait lui-même partie depuis 167118. Même les emprunts lexicaux à d’autres langues brillent par leur absence dans le texte des Histoires ou Contes. La seule exception à cette imperméabilité à toute manifestation de néologisme et de xénisme est le mot sophas qui figure dans La Barbe bleue pour suggérer la richesse du monstre19. Le terme sopha/sofa, qui n’est autre que la forme turquifiée de l’arabe صُفَّه uffah « banquette surélevée », est attesté en français depuis 1519 dans la traduction française que Jean Balarin de Raconis fit de Dall’origine de’ principi Turchi de Théodore Spandounès (Spandugino) (parue sous le titre La Généalogie du grant Turc à present regnant). À l’époque de la parution des Histoires et Contes du temps passé le xénisme sofa avait été si bien naturalisé qu’il figure déjà dans le Dictionnaire de l’Académie (première édition complète de 1694, s.v. sofa). La popularité de ce terme dans l’horizon linguistique français s’explique notamment par une question de protocole à la cour du Sultan qui empoisonna les relations franco-ottomanes pendant sept ans (1677-1684) : tout au long de cette période les ambassadeurs de France auprès de la Sublime Porte se virent refuser le privilège d’avoir leur tabouret placé sur le sofa du Grand Vizir20.

Il est intéressant de noter que dans l’article en question du Dictionnaire de l’Académie française, le sens lit de repos à deux dossiers, dont on se sert depuis peu en France figure en complément du sens premier de sofa comme désignation d’un meuble ottoman. Autrement dit, en tant que pièce d’ameublement occidental, le sofa au sens moderne constituait une véritable innovation dans la France de la fin du XVIIe siècle même si le terme exotique qui désignait ce meuble était déjà bien ancré dans l’horizon linguistique français. Barbe bleue est donc présenté non seulement comme un riche mais aussi comme un homme sensible aux modes de son temps. Quant à l’orthographe sopha au lieu de sofa, elle doit sans doute être interprétée comme une fausse élégance qui était répandue dans un certain nombre de langues européennes dont le français, l’anglais et le portugais.

Madame d’Aulnoy entre innovation lexicale et archaïsme

Les Contes des fées de Madame d’Aulnoy, publiés en 1697, quelques mois après la parution des Histoires et Contes du temps passé de Perrault, se distinguent nettement de ces derniers. Malgré la première phrase de l’épître dédicatoire à Madame Palatine où l’auteure insinue que les contes ont « fait le bonheur de ce qu’il y avait de plus charmant et de plus recommandable dans leur temps »21, ces contes de fées ne sont pas explicitement présentés comme l’élaboration modernisée d’un matériel narratif ancien comme le sont les contes de Perrault. Il s’agit bien plutôt de narrations au rythme endiablé qui contiennent une somme incalculable de détails fantasmagoriques présentés sur le mode de l’hyperbole. Cette écriture cornucopique est marquée par une hypertrophie de l’inventio au détriment de l’elocutio. On retrouve cette tendance à la créativité débridée non seulement au niveau de l’écriture des contes mais dans le détail des phrases et des mots. Par ailleurs Madame d’Aulnoy recourt volontiers à des mots et des formes de l’ancienne langue qui sont mis en valeur non seulement pour créer un effet archaïque mais aussi pour faire parler des princesses et des gentilshommes à la façon de rustres démodés22. Ces infractions délibérées au goût classique s’expliquent par un parti-pris esthétique qui rapproche cette conteuse de la veine parodique des Burlesques à moins qu’il ne faille y voir un signe avant-coureur de l’esthétique rococo considérée comme une réaction contre le style classique23. Selon Marcelle Maistre Welch, le style de Madame d’Aulnoy serait non seulement marqué par le rococo mais il constituerait même une « satire du rococo »24. Que Madame d’Aulnoy représente une survivance du Burlesque ou une anticipation du rococo, il est certain qu’elle se démarque du classicisme en général et du style néo-précieux en particulier. Cette réaction anticlassique et anti-(néo)-précieuse se traduit par un goût pour les mots anciens et les néologismes. Nous commencerons notre passage en revue de ces explorations des limites de la langue classique par un inventaire de quelques tournures et formes désuètes recyclées par la conteuse.

Archaïsmes occasionnels

Non seulement Madame d’Aulnoy manifeste souvent une tendance à l’archaïsme mais en plus la façon dont elle en fait usage fait apparaître une conscience diachronique des différentes phases de l’évolution d’une forme ancienne. On le voit notamment dans la façon dont elle fait alterner l’expression m’amie avec son aboutissement légèrement modernisé ma mie obtenu par mécoupure de m’amie. Dans L’Oiseau bleu, on trouve l’expression métanalysée en ma mie Souillon25 pour désigner Florine travestie en gueuse. L’héroïne intériorise si bien cette appellation injurieuse qu’elle se désigne elle-même par le nom de mie Souillon où la désolidarisation entre le déterminant possessif ma et le substantif mie est entérinée26. Plus loin dans le même conte, l’article la est employé au lieu du déterminant possessif ma dans l’expression la mie Souillon27.Cette désignation réapparaît sous la forme mie Souillon, sans l’article28. Le jeu de variation sur l’expression ma mie, métanalyse de m’amie, ne s’arrête pas là puisque dans le conte suivant (La Princesse Printanière)29, la mie est employé seul, sans aucune spécification, en vertu d’une habitude de langage qui voulait que le substantif mie obtenu par mécoupure de m’amie servît de terme affectueux pour désigner la nourrice. L’expression la mie est donc devenue un synonyme de nourrice. Cette dérive du signifiant n’empêche pas l’auteure de manifester la conscience qu’elle a de l’étymologie de ma mie, réinterprétation erronée de m’amie. De fait, le texte de La Princesse Printanière contient la forme authentique m’amie, graphiée de façon correcte30. Dans le même conte figure un archaïsme similaire qui respecte l’usage ancien de l’élision du -a du déterminant possessif ma devant un substantif commençant par une voyelle : M’amour31.

Un archaïsme plus proprement lexical que morphologique est l’emploi du verbe de l’ancienne langue hogner « grogner ; grommeler » (hoigner/hoignier dans le dictionnaire Tobler-Lommatzsch)32. Dans le texte de La Princesse Printanière la forme employée pour ce verbe est hongnait33 avec une nasalisation relevée dans le dictionnaire Godeffroy : hongner/hongnier/hoingnier.34

Pour compléter ce passage en revue de quelques archaïsmes dans les Contes des fées de Madame d’Aulnoy mentionnons le diminutif brebiette dans l’adresse ma petite brebiette35. Il s’agit d’une forme légèrement modernisée des diminutifs anciens berbïete/brebïete36 obtenus à partir du thème berbi(t)-/brebi(t)- de berbiz/brebiz déduit analogiquement au terme de l’alignement de l’affriquée [ts] provenant de la palatalisation du [k] de *berbice sur les affriquées obtenues par coalescence d’un [-t] radical avec la désinence [s] du cas-sujet singulier37. L’expression ma petite brebiette contient d’ailleurs un pléonasme puisque l’adjectif petite est redondant par rapport au suffixe diminutif -ette. On peut attribuer cette anomalie à la démesure et à l’inflation des effets affectifs qui caractérisent le style de Madame d’Aulnoy à moins de voir dans l’emploi de petite la preuve que brebiette s’était lexicalisé au point que la motivation étymologique du suffixe -ette s’est estompée, justifiant le rajout de petite pour réactiver la valeur hypocoristique de cette apostrophe tendre et même assez mièvre.

Les néologismes de Madame d’Aulnoy, marque du style burlesque ?

Comme nous le remarquions en introduction de cette sous-section, la liberté créatrice de Madame d’Aulnoy se traduit sur le plan lexical par un recours assez fréquent au néologisme. Sophie Raynard a attribué cette propension au néologisme à une « tendance précieuse »38 mais comme il a été signalé ci-dessus, on pourrait tout aussi bien voir dans ce goût affirmé pour le néologisme la marque d’une intention burlesque ou rococo39.

Ces néologismes sont le plus souvent obtenus en créant un dérivé non attesté par ailleurs sur la base d’un mot répertorié dans le lexique. C’est ainsi que Madame d’Aulnoy fait dériver les adjectifs dénominatifs ratonnienne (dans le microsyntagme famille ratonnienne)40 et souriquois (dans attelage souriquois)41 de raton et souris, respectivement. Si la dérivation de ratonnienne à partir de raton est assez prévisible, en revanche la forme souriquois ne va pas de soi puisque la base de dérivation des formes obtenues à partir de souris est souric- (< latin SORIC- prononcé [sorits-] en latin tardif des Gaules) comme dans le diminutif souriceau ou dans le nom d’instrument souricière. La forme saugrenue souriquois fait penser à une interférence de l’ethnonyme iroquois attesté pour la première fois en 1603 sous la plume de Samuel de Champlain (avec l’orthographe irocois, plus logique que l’orthographe iroquois qui s’est imposée par la suite)42. Le néologisme souriquois semble avoir hérité de son modèle iroquois l’orthographe aberrante préférée à irocois. De fait, la graphie iroquois au lieu de l’orthographe plus logique irocois fait apparaître un emploi injustifié du digramme <qu> devant une voyelle qui ne provoque par la palatalisation de la vélaire du radical. La langue française ne possède pas tellement de combinaisons graphiques de ce genre. Mentionnons pour exemple convainquant. Toutefois dans ce participe présent, l’emploi de <qu> se justifie par la pression des paradigmes du verbe convaincre : ils convainquent ; je convainquais ; je convainquis ; que je convainque). Le fait même qu’un adjectif verbal convaincant ait pu être formé à partir du participe présent convainquant montre que les mécanismes logiques de l’orthographe ont pu reprendre le dessus dès lors que l’adjectif verbal convaincant a été désolidarisé du participe convainquant. Tel n’est assurément pas dans la forme iroquois qui n’est reliée à aucun verbe.

Le mécanisme du néologisme par dérivation qui permet de créer des formes inédites à partir de formes attestées concerne aussi la formation d’adjectif déverbatifs. Ainsi l’adjectif étranglable est-il obtenu à partir du verbe étrangler43 mais on le chercherait en vain dans les dictionnaires français de l’époque. Curieusement, il est répertorié dans un dictionnaire français-allemand publié à Nuremberg en 171244. À l’article étranglable de ce dictionnaire figure une illustration textuelle qui ressemble beaucoup à la phrase de Gracieuse et Percinet où apparaît l’adjectif étranglable. Qu’on en juge plutôt :

Madame d’Aulnoy : elle l’égratigna et l’aurait étranglée si une fée était étranglable

Dictionnaire de Kramer : j’aurois étranglé ce lutin, si un lutin étoit étranglable.

Manifestement le lexicographe Matthias Kramer (Cramer) s’est inspiré du texte de Madame d’Aulnoy pour exemplifier un terme qu’il avait probablement rencontré dans les Contes des fées.

Enfin le texte des Contes de Madame d’Aulnoy comporte quelques verbes dénominatifs parasynthétiques créés de toutes pièces par l’auteure moyennant la combinaison d’un préverbe et d’une désinence verbale. On trouve par exemple les réflexifs se dégrillonner (je m’y dégrillonnerai)45 dérivé de grillon ou se débichonner obtenu à partir de biche46. Du reste, le parallélisme entre se dégrillonner « quitter la forme de grillon » et se débichonner « quitter la forme de biche » n’est pas total. En effet dans la forme (se) dégrillonner, la base de dérivation est grillon- tandis que dans (se) débichonner, le substantif dont le verbe est dérivé est biche et non bichon. On attendrait logiquement *(se) débicher. La préférence de Madame d’Aulnoy pour (se) débichonner tient sans doute à l’existence d’un verbe bichonner « soigner comme on le fait d’un bichon », verbe attesté depuis 1690 seulement. Bien que le verbe (se) débichonner ne puisse en aucun cas être considéré comme l’antonyme de bichonner, cette forme s’explique par une double analogie exercée par (se) dégrillonner qui apparaît quelques dizaines de pages avant se débichonner et par l’existence de bichonner qui avait fait son apparition un peu auparavant dans l’horizon linguistique français à la faveur de la mode des bichons. Du reste bichon et biche ne sont pas apparentés étymologiquement puisque biche est une forme dialectale (picarde ou normande) de l’ancien français pour bisse continuant le latin BESTIA « bête47 » tandis que bichon, nom d’un petit caniche, a été obtenu par aphérèse à partir de barbichon « chien poilu48 ».

Terminons ce passage en revue de quelques néologismes surgis sous la plume de Madame d’Aulnoy par la forme déguignonnez-la49. Il s’agit d’un antonyme du verbe guignonner apparaissant dans la figure étymologique guignon guignonnant50. Ce verbe déguignonner est perçu comme un néologisme par Constance Cagnat51. La première attestation dans les dictionnaires date de 173152 mais il est probable qu’il existait sous cette forme ou sous la variante désenguignonner avant même que Madame D’Aulnoy ne l’emploie dans La Princesse Printanière. En tout cas, ce n’est pas une formation dénominative comme se dégrillonner ou se débichonner étudiés ci-dessus mais plutôt l’antonyme de guignonner dont le participe figure dans la même page comme il a été remarqué ci-dessus.

Conclusion

L’étude comparée des archaïsmes et des néologismes chez Perrault et Madame d’Aulnoy a permis de creuser la différence entre les deux conteurs. Dans la perspective des Études de style de Leo Spitzer qui part des détails du style pour cerner de façon totalisante l’esthétique d’un écrivain53, on peut dire que dans les Histoires ou Contes du temps passé et dans les Contes des fées, le niveau microstylistique de l’elocutio et du choix des mots apparaît comme la partie émergée au-dessous de laquelle se dissimulent des dynamiques plus profondes mises en œuvre par la poétique de ces textes. Tandis que Perrault raffine le matériel narratif de contes anciens en produisant un texte élégant et mondain, Madame d’Aulnoy produit des récits exubérants affranchis de toutes contraintes54. La réception de ces deux recueils de contes à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle semble en un premier temps donner raison aux choix esthétiques de la conteuse. Son œuvre a joui pendant quelques décennies d’un plus franc succès que les Histoires ou Contes du temps passé jusqu’au moment où le Grand Siècle commença à être perçu de façon figée avec le recul du temps et à la suite de la parution duSiècle de Louis XIV de Voltaire et des débats que ce texte suscita jusqu’au début du XIXe siècle55. Dans la galerie de portraits stéréotypés des auteurs du XVIIe siècle, le très classique Perrault, réduit dès le XIXe siècle à la dimension d’un conteur malgré le reste de son œuvre aussi prolifique que variée56, trouva plus aisément sa place qu’une auteure dont l’œuvre échappe en grande partie au carcan du classicisme.

Notes

 

1

Aristote, Poétique, 1457b.

2

Sur la création d’un effet de tension et la dissonance dans les Contes de Perrault, voir Fleur Vigneron, « Les ‘Contes’ de Perrault : une affaire d’équilibre », Merveilles & contes, Vol. 9, No. 2 (December 1995) : p. 207-236.

3

Arthur Tilley, « ‘Préciosité’ after ‘Les Précieuses Ridicules’ », The Modern Language Review, Vol. 11, No. 2 (Apr., 1916), p. 176-185 ; Jacques Barchilon, « ‘Précieux’ Elements in the Fairy Tales of the Seventeenth Century », L’Esprit Créateur, Vol. 3, No. 3, The Conte in the Seventeenth Century (Fall, 1963), p. 99-107.

4

La dette de Perrault à l’égard du folklore français a été soulignée dans l’ouvrage de Marc Soriano, Les contes de Perrault. Culture savante et traditions populaires, Paris, Gallimard, 1968.

5

Heinz Rölleke, « New Results of Research on Grimm’s Fairy Tales», dans : James M. McGlathery et al. (dir.), The Brothers Grimm and Folktale, Urbana-Chicago, University of Illinois Press, 1988, p. 101-111, spécialement p. 106.

6

Charles Perrault, Contes, éd. Catherine Magnien, Paris, Le Livre de Poche, 2006, p. 210.

7

Ibid., p. 195.

8

Molière, Les Femmes savantes, acte II, scène VII.

9

Augustin Challamel, Histoire de la mode en France. La toilette des femmes depuis l’époque gallo-romaine jusqu’à nos jours, nouvelle édition, Paris, A. Hennuyer, 1881, p. 84-87.

10

Perrault, Contes, p. 195; 208-211.

11

Anatole France, Le Livre de mon ami, Paris, Calmann-Lévy, 1890, p. 290.

12

Perrault, Contes, p. 293.

13

Charlotte Meirschaert, D’ ouïr à entendre : étude de la concurrence entre deux verbes de perception, Mémoire de Master sous la direction Marleen Van Peteghem, Universiteit Gent, 2010, p. 70-72.

14

Ibid., p. 11; 71.

15

Perrault, Contes, p. 188.

16

Ibid., p. 192.

17

Ibid., p. 298.

18

Sur le refus du néologisme de la part de l’Académie française, voir Hélène Merlin, « Langue et souveraineté en France au XVIIe siècle. La production autonome d’un corps de langage », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 49e année, N. 2 (1994) : p. 369-394, spécialement p. 384-385.

19

Perrault, Contes, p. 222.

20

Géraud Poumarède, « La querelle du sofa. Étude sur les rapports entre gloire et diplomatie », Histoire, économie & société, 20-2 (2001) : p. 185-197.

21

Madame d’Aulnoy, Contes de fées, éd. Constance Cagnat-Dubœuf, Paris, Gallimard, 2008, p. 47.

22

Sur le recours de l’écriture burlesque au style archaïque et bas, voir Bernard Beugnot, « L’invention parodique au XVIIe siècle », Études littéraires, Vol. 19 – No 1 (printemps-été 1986) : p. 81-94, spécialement p. 86.

23

Sur la valeur subversive des Contes de Madame d’Aulnoy, voir Jean Mainil, Madame d’Aulnoy et le rire des fées. Essai sur la subversion féérique et le merveilleux comique sous l’Ancien Régime, Paris, Kimé, 2001.

24

Voir Marcelle Maistre Welch, « La Satire du rococo dans les contes de fées de Madame d’Aulnoy », Revue romane, 28/1 (1993) : p. 75-85.

25

Madame d’Aulnoy, Contes de fées, p. 124 ; 128.

26

Ibid., p. 125.

27

Ibid., p. 130.

28

Ibid., p. 128; 130.

29

Ibid., p. 138.

30

Ibid., p. 133; 137.

31

Ibid., p. 135; 145.

32

Alfred Tobler, Erhard Lommatzsch et Hans Helmut Christmann, Altfranzösisches Wörterbuch, Berlin, Weidmann, 1925-1989, s.v. hognier.

33

Madame d’Aulnoy, Contes de fées, p. 136.

34

Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, Paris, F. Vieweg, 1881-1902, s.v. hogner.

35

Madame d’Aulnoy, Contes de fées, p. 143.

36

Tobler, Lommatzsch et Christmann, Altfranzösisches Wörterbuch, s.v. berbïete; brebïete.

37

Gustav Körting, Formenlehre der französischen Sprache (vol. 2: Der Formenbau des französischen Nomens in seiner geschichtlichen Entwickelung), Paderborn, Ferdinand Schöningh, 1893, p. 246.

38

Sophie Raynard, La seconde préciosité. Floraison des conteuses de 1690 à 1756, Tübingen, Gunter Narr, 2002, p. 62.

39

Francis Bar, « Les néologismes chez les Burlesques du XVIIe siècle », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 25 (1973) : 45-58.

40

Madame d’Aulnoy, Contes de fées, p. 127.

41

Ibid.

42

Gordon M. Day, « Iroquois : An Etymology », Ethnohistory, Vol. 15, No. 4 (Autumn, 1968): p. 389-402, spécialement p. 391-396.

43

Madame d’Aulnoy, Contes de fées, p. 72.

44

Matthias Cramer, Le vraiment parfait Dictionnaire roial, Radical, Etimologique, Sinonimique, Phraseologique, François-Allemand pour l’une et l’autre Nation, Nuremberg, Endter, 1712, p. 925, s.v. étranglable. Sur ce lexicographe, voir Laurent Bray, Matthias Kramer et la lexicographie du français en Allemagne au XVIIIe siècle, Tübingen, Max Niemeyer, 2000.

45

Ibid., p. 209.

46

Ibid., p. 269.

47

Walther von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, Bonn, Klopp; Heidelberg, Carl Winter; Leipzig-Berlin, Teubner; Bâle, Zbinden, 1928-2002, I, p. 340a, s.v. bestia.

48

Ibid., I, p. 244b, s.v. barba.

49

Madame d’Aulnoy, Contes de fées, p. 136.

50

Ibid.

51

Constance Cagnat-Debœuf in Ibid., p. 370.

52

Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch, XVII, p. 590b s.v. *wingjan.

53

Leo Spitzer, « Art du langage et linguistique », Études de style, trad. Michel Foucault, Paris, Gallimard, 1970, p. 45-78, spécialement p. 55.

54

Philippe Hourcade, « En relisant Mme d’Aulnoy conteuse », Féeries, 14 (2007), en ligne = https://doi.org/10.4000/feeries.1043

55

Stéphane Zékian, « Que faire du Siècle de Louis XIV ? D’une réception paradoxale au lendemain de la Révolution française », Revue d'Histoire littéraire de la France, 110e Année, No 1 (janvier-mars 2010), p. 19-34.

56

Stéphane Zékian, « Inactualité d’un moderne au XIXe siècle : Charles Perrault à l’épreuve de l’histoire », Dix-septième siècle, no 264 (2014/3), p. 493-507, spécialement p. 493-494.

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