Résumé
La présence de l’histoire du XVIe siècle est tellement massive dans La Princesse de Clèves qu’elle constitue sa texture même, plutôt qu’un simple décor. Il vaut donc la peine de faire le détour par les sources historiques pratiquées par Mme de Lafayette pour éclairer son rapport à la cour des Valois. En resserrant le focus à deux moments, à deux personnages masculins (Nemours et le vidame de Chartres) et à deux objets clés (la miniature de la Princesse et la lettre tombée de la poche du vidame), nous observons (1) comment la nouvelliste opère un changement de régime narratif par rapport à Brantôme (Vies des dames illustres), source probable de l’épisode du portrait ; (2) comment elle relit les Mémoires ou Histoires disponibles (Castelnau, Matthieu, Mézeray…) en effaçant le plus possible les fils rattachant la fin tragique du vidame avec le contexte de la conjuration d’Amboise de 1560, comme si elle cherchait, par ces deux voies, à se conformer à une certaine modernité poétique et politique.
« Si déclarer que La Princesse de Clèves est une chronique de cour reste sans doute d’une banalité affligeante, la question du poids, de la place, et du rôle de cette chronique dans la composition du roman ne me semble nullement triviale1. »
La présence de l’histoire du xvie siècle est tellement massive dans La Princesse de Clèves qu’elle constitue sa texture même, plutôt qu’un simple décor (voir tableau en Annexe). Il vaut donc la peine de faire le détour par les sources historiques utilisées par Mme de Lafayette pour éclairer son rapport à la cour des Valois. Nous resserrerons le focus à deux moments, à deux personnages masculins (Nemours et le vidame de Chartres) et à deux objets clés depuis longtemps repérés par la critique. Car comme le dit Pierre Malandain, « au centre exact du livre, on trouve […] deux objets concrets, la miniature de la Princesse et la lettre tombée de la poche du vidame ; ce sont deux objets perdus, mais pas pour tout le monde2 ».
Une source de la scène du portrait chez Brantôme ?
Pour commencer, un scoop. On trouve chez Brantôme la source possible de la scène du portrait (IIe partie). Le célèbre chroniqueur de la seconde moitié du xvie siècle est à la mode depuis les parutions de ses œuvres en 1665 (Mémoires contenant les Vies des hommes illustres) et 1666 (Vies des dames illustres), des textes bien connus de Mme de Lafayette, appréciés particulièrement par les hommes (pour le premier titre) et par les femmes (pour le second).
On se rappelle que Mme de Clèves est invitée dans les appartements de la reine dauphine, cette « jeune reine » écossaise à « la beauté » et à « l’esprit capable et avancé3 » qui a épousé depuis peu le maladif dauphin François4 – et est donc devenue la belle-fille de Catherine de Médicis. L’héroïne doit poser pour un portrait de petite taille destiné à être envoyé à Édimbourg à Marie de Guise (mère de l’écossaise Marie Stuart). La séance est publique et se tient en présence de la cour5. Le duc de Nemours, qui ne manque pas de se rendre chez la dauphine à cette occasion, est ébloui par la beauté de la jeune femme et succombe bientôt à la tentation de voler un autre portrait miniature appartenant à M. de Clèves, déposé un moment sur une table à titre de comparaison6.
Or une anecdote rapportée dans les Vies des dames illustres (1666) évoque le regard masculin d’un certain M. de Nemours – le personnage historique – se livrant à une comparaison entre des portraits de princesses7 et, convergence supplémentaire, il y est aussi question d’une reine dauphine. Dans les deux cas, « Nemours » ne peut détacher son regard d’une princesse placée face à son propre portrait… mais il ne réagit pas de la même manière et l’épisode n’obéit pas aux mêmes choix de composition chez Brantôme et chez Mme de Lafayette.
Dans les Vies des dames illustres, le portrait de princesse dont il est question est celui de Catherine de Médicis. En 1536, à Lyon, la jeune épouse (16 ans) d’Henri d’Orléans pose pour le peintre franco-hollandais Corneille de la Haye, alors lui-même installé depuis peu dans la ville (1533). Pendant ce long séjour lyonnais (mai-août 1536)8, un drame survient, et la jeune Catherine se rapproche soudain du pouvoir. Au « pré d’Ainay » (un quartier de Lyon près de la basilique Saint-Martin d’Ainay), en pleine chaleur, le 2 août 1536, le dauphin François (18 ans) boit un gobelet d’eau glacée (empoisonnée ?) pendant une partie de jeu de paume9. Cette imprudence lui est fatale, puisqu’il décède quelques jours plus tard à Tournon – comme cela est rappelé à la première page de la nouvelle10 – ce qui ouvre la voie vers le trône au second fils de François Ier, le futur Henri II11. La très florentine duchesse d’Orléans devient reine dauphine.
L’anecdote de Brantôme évoque cette scène de pose, mais l’articule à une autre visite au peintre lyonnais effectuée dix-huit ans plus tard, en 1564, soit cinq ans après le décès accidentel d’Henri II.
Maintenant âgée de 44 ans, la veuve toujours vêtue de noir s’abîme dans la contemplation de la petite huile sur bois (une quinzaine de centimètres carrés) la représentant adolescente.
La situation a changé. La reine mère et le jeune Charles IX (alors âgé de 14 ans) se sont installés dans la cité rhodanienne en juin 1564, pour un séjour finalement écourté (seulement 10 jours) à cause de la peste qui sévit en ville. Cela fait trente ans que Corneille de Lyon, nommé peintre de la maison du roi dès l’avènement d’Henri II (1547), portraiture les membres de la famille royale dans son style caractéristique (des tableaux de petit format sans décor, avec un cadrage resserré sur le visage et le buste du modèle). Puisqu’elle connaît le maître hollandais de longue date, Catherine ne manque pas de se rendre dans son atelier. Elle est accompagnée, comme il se doit, par une large compagnie, dont fait partie Jacques de Savoie-Nemours (1531-1585), son cousin par alliance.
Nul besoin pour Brantôme de présenter au lecteur cet homme de guerre et de cour puisque son caractère et ses hauts faits ont été l’objet de larges développements dans son ouvrage précédent, les Mémoires contenant les Vies des hommes illustres et grands capitaines (1665). Mme de Lafayette y aura appris que son personnage – un noble « qui aima fort à faire la guerre » – s’est illustré « au grand siège de Metz » de 155212. Amoureux d’une mystérieuse inconnue, il portait livrée « jaune et noir […] qui signifiaient jouissance et fermeté, ou ferme en jouissance ; car il était lors (ce disait-on) jouissant d’une des belles dames du monde : et pour ce devait-il être ferme et fidèle à elle par bonne raison ; car ailleurs n’eût su mieux rencontrer et avoir13. » À l’exemple du chroniqueur, la nouvelliste du Grand Siècle fait du duc le courtisan parfait, l’icône de la cour des Valois14, à l’aise dans « toutes sortes d’exercices cavaleresques » et attirant sur lui irrésistiblement le regard des dames15, ce dont il tire avantage16, avant de connaître une unique passion vraie, cachée aux yeux du monde et d’arborer les mêmes couleurs symboliques que son modèle historique17.
Un changement de régime narratif
Dans l’épisode des Vies des dames illustres qui nous occupe, Nemours fait face à Catherine de Médicis, et lui rappelle galamment l’ancienne beauté qu’elle fut. Brantôme raconte :
Sur quoi il me souvient qu’étant allée un jour voir à Lyon un peintre, qui s’appelait Corneille, qui avait peint en une grande chambre tous les grands seigneurs, princes, cavaliers, et grandes reines, princesses, dames et filles de la cour de France, étant donc en ladite chambre de ces peintures18, nous y vîmes cette reine paraître peinte très bien en sa beauté et en sa perfection19, habillée à la française d’un chaperon avec ses grosses perles, et une robe à grandes manches de toile d’argent fourrée de loup cervier20, le tout si bien représenté au vif avec son beau visage qu’il n’y fallait rien plus que la parole, ayant ses trois belles filles auprès d’elle21 ; à quoi elle prit fort grand plaisir à telle vue, et toute la compagnie qui y était s’amusant fort à la contempler, admirer et louer sa beauté par dessus toutes : elle-même s’y ravit en contemplation, si bien qu’elle n’en put retirer les yeux de dessus, jusqu’à ce que M. de Nemours22 lui vint dire : “Madame, je vous trouve là fort bien portraite, et n’y a rien à dire ; et me semble que vos filles vous portent grand honneur ; car elles ne vont point devant vous, et ne vous surpassent point.” Elle répondit : “Mon cousin23, je crois qu’il vous ressouvient bien du temps, de l’âge et de l’habillement de cette peinture ; vous en pouvez bien juger mieux que pas un de cette compagnie, vous qui m’avez vue ainsi, si j’étais estimée telle que vous dites, et si j’ai été telle comme me voilà.” Il n’y eut pas un de la compagnie qui ne louât et estimât infiniment cette beauté, et ne dît que la mère était digne des filles, et les filles dignes de la mère : et telle beauté lui a duré, et mariée et veuve, jusque quasi à sa mort ; non qu’elle fût aussi fraîche comme en ses ans plus florissants, mais pourtant bien entretenue et fort désirable et agréable24.
Chez Brantôme, la noblesse qui se presse dans la chambre des peintures (en 1564) regarde une collection de beautés peintes revêtues d’atours luxueux. Ce faisant, le chroniqueur souligne les attraits physiques durables de la matriarche des Valois, qui n’est pourtant pas passée à la postérité pour son charme irrésistible, mais que Mme de Lafayette loue également pour son physique dès l’ouverture de la nouvelle25.
La scène la montre happée par la contemplation silencieuse de son propre portrait et repérant les marques de désuétude dans le costume, quand elle est soudain interrompue par une initiative masculine : la prise de parole de Jacques de Nemours, qui élargit le champ du regard aux portraits de trois autres princesses, ses filles (auxquelles sont consacrés d’autres chapitres du recueil Des dames illustres). Le parallèle est osé puisque l’aînée, Élisabeth de Valois (Isabel de la Paz), n’a que 19 ans en 1564 : elle est reine d’Espagne depuis déjà cinq ans par son mariage avec le vieux Philippe II (après avoir été promise au fils celui-ci, le séduisant Don Carlos)27.
Les filles suivantes de la reine ont respectivement 17 ans pour Claude (épouse depuis déjà six ans du duc Charles III de Lorraine29) et 11 ans pour Marguerite (la future « reine Margot30 »). La comparaison de Jacques de Nemours entre les portraits sert à tourner un compliment galant à l’adresse d’une femme d’âge mûr tôt délaissée par son mari, à flatter une mère de dix enfants, à la tirer de sa rêverie et à engager une conversation mondaine, à laquelle fait bientôt chorus l’ensemble des présents. Ce discours met en perspective les deux épisodes lyonnais de la visite honorifique au peintre royal en 1564 et de la pose de la jeune princesse en 1536, c’est-à-dire juste avant que son mari ne succombe aux charmes d’une veuve de 38 ans, Diane de Poitiers31. Il s’agit précisément de conjurer le risque d’une confrontation désavantageuse avec sa rivale d’une vie, dont « les couleurs et les chiffres paraissaient partout32 ». Avec doigté, Jacques de Nemours fait écran à la duchesse de Valentinois pour mettre au contraire en avant une comparaison pacifiée entre mère et filles. Ainsi le spectre de la dame d’Anet est-il neutralisé : on sublime un moment antérieur à son apparition, puis on maintient sa présence hors champ. À ce prix, la séquence peut donc se refermer sur elle-même, sans fausse note.
Ce n’est pas là l’effet produit par l’épisode « équivalent » chez Mme de Lafayette33. La composition modulaire à l’œuvre dans les recueils de nouvelles, d’historiettes et d’anecdotes florissant au siècle précédent34 est maintenant surclassée par une logique romanesque à la mécanique soignée. Dans ces conditions, la séance de pose de l’héroïne devant M. de Clèves, M. de Nemours et la reine dauphine est utilisée de façon dynamique, comme une scansion de la matière dramatique. S’il y avait déjà (au moins) deux portraits comparés dans le texte de Brantôme – celui de Catherine de Médicis jeune et le(s) tableau(x) de ses filles – la transformation opérée est saisissante puisque ces deux reproductions concernent maintenant une seule et même personne35. Nemours, pour sa part, au lieu de faire un compliment convenu au modèle, accomplit une action transgressive – le vol de la miniature possédée par M. de Clèves, un geste aperçu par la princesse et non dénoncé. Se mettent ainsi en place le triangle amoureux central de l’intrigue (la femme, le mari, le séducteur) et le jeu tout aussi fondamental entre secret et exposition publique qui court dans l’ensemble du récit. Tout est fait pour créer une tension narrative amenant le lecteur à se demander ce qu’il adviendra de la complicité amorcée entre les amants. Un nouveau modèle de lecture s’installe, fondé sur l’attente et la gradation puisque le portrait dérobé – aveu indirect de la passion de Nemours surpris par Mme de Clèves – prélude à l’aveu indirect symétrique de l’amante à son séducteur caché près du pavillon de Coulommiers (IIIe partie). Sous l’influence de nouvelles poétiques dramatiques, avec l’essor du théâtre36, l’auteure prend manifestement ses distances avec le modèle de la collection de séquences autonomes qui avait triomphé de L’Heptaméron (dont l’édition Gruget de 1559 est rééditée en 1615) aux histoires tragiques du début du xviie siècle, tout en s’en inspirant37.
Une lecture sélective des travaux historiographiques
Puisqu’elle n’écrit pas une chronique, Mme de Lafayette a toute latitude pour réaménager à sa guise38 les éléments issus des écrits d’historiens et de mémorialistes comme l’ultra-catholique Pierre Matthieu édité en 163139, l’ambassadeur Michel de Castelnau édité en 165940, le piquant Brantôme édité en 1665-1666, l’Académicien François-Eudes Mézeray édité en 168541, et d’autres42.
Pour qui a fréquenté ces sources, d’emblée, il saute aux yeux que la nouvelle de 1678 privilégie l’histoire diplomatique et les mariages princiers et qu’est occultée, dans la même proportion, la thématique religieuse, mal venue à la veille de la révocation de l’édit de Nantes (1685). Rien n’est dit de la progression du calvinisme en France43 avec les premières églises dressées (1555), des dures mesures politiques répressives prises à l’encontre des huguenots par Henri II, de l’émotion provoquée par l’arrestation du parlementaire protestataire Anne du Bourg44 ou des manifestations de pure joie des Réformés saluant comme une divine réparation la mort accidentelle du roi à 40 ans45.
S’il est largement question du rôle proéminent des Guises sous le valétudinaire François II, en revanche on ne s’attarde guère sur l’épreuve de force qui s’engage alors et sur les vives résistances d’une partie de la haute noblesse à cette situation46. Il serait fâcheux de faire remonter à la surface le souvenir d’un épisode montrant un pouvoir légitime fragilisé quand la Fronde (1652), que Marie-Madeleine Pioche a connue de près dans son adolescence et dont elle a subi directement les conséquences47, est encore dans tous les esprits. Puisqu’il s’agit de mettre sous le boisseau le thème des désordres civils, on évitera aussi toute allusion au rôle du connétable de Montmorency dans la sanglante répression de la révolte de la gabelle à Bordeaux (octobre-décembre 1548) – le point de départ probable de l’écriture du Discours de la Servitude volontaire par le tout jeune Étienne de La Boétie. Cela ferait tache quand on cherche à privilégier l’angle galant et la mise en scène de la vie aulique. Celle-ci apparaît dominée par l’esprit de cabale, les rivalités entre grandes maisons (Guises vs Montmorency) ou entre personnes48 et par le désir d’élever les siens par des mariages prestigieux (comme la duchesse de Valentinois sait si bien le faire pour sa descendance49). Aussi la politique n’apparaît-elle jamais que mêlée aux intrigues galantes et aux jalousies qu’elles suscitent : « Il y avait tant d’intérêts et tant de cabales différentes, et les dames y avaient tant de part, que l’amour était toujours mêlé aux affaires, et les affaires à l’amour50 ».
Même au plus haut niveau de l’État, on voit Henri d’Orléans (futur Henri II) entrer en rivalité avec Henri VIII d’Angleterre et risquer de « se démarier » avec Catherine de Médicis par passion pour Marie de Guise (la mère de Marie Stuart)51. De la création de la Chambre ardente, de sa haine des hérétiques et des processions expiatoires organisées à son initiative52, nulle nouvelle, en revanche. Tout se passe comme si l’on montait en épingle un non-événement pour faire écran à des décisions politiques plus embarrassantes.
Une représentation « embarrassée » du sort du vidame de Chartres
Ce parti-pris de composition détermine le traitement du personnage secondaire le plus important de la nouvelle53, François de Vendôme (1523-1560).
Chez Mme de Lafayette, l’ami de Nemours est présenté comme un « coureur » menant plusieurs galanteries en parallèle54, d’où son désarroi au moment où il perd la lettre d’une dame au jeu de paume (IIe partie). Il risque d’être l’objet d’une vengeance toute personnelle d’une reine jalouse, un moment flattée par ses assiduités55 : c’est tout l’objet de la IIIe partie que de prévenir ce courroux. Si ces éléments ont bien des fondements historiques56, un voile est jeté en revanche sur les fréquentations politiques de ce grand seigneur au moment du tumulte d’Amboise (mars 1560). À peine Mme de Lafayette mentionne-t-elle les funestes conséquences qui s’ensuivent : « Leur liaison [entre la reine et le vidame] se rompit ; et elle le perdit ensuite à la conjuration d’Amboise où il se trouva embarrassé57 ».
Les embarras du personnage semblent déteindre sur la plume de la nouvelliste. Lectrice de Castelnau Mauvissière, celle-ci n’ignore pourtant rien de la fin tragique du prince de Chabanais58, arrêté et incarcéré le 29 août 1560, à la toute fin du court règne de François II. Des chefs protestants ainsi que des « malcontents », inquiets de la mainmise des Guises sur l’État, ont monté une conjuration59. Le voilà accusé par les Lorrains d’une trop grande proximité avec Louis Ier de Bourbon, prince de Condé, un temps réfugié en Guyenne auprès de son frère cadet Antoine de Bourbon. Or il est de notoriété publique que Condé est marié à une protestante60 et que son frère le roi consort de Navarre, lui aussi, « avait quelque sentiment de la religion protestante » par son mariage avec Jeanne d’Albret (Castelnau61) et « favorisa au commencement les huguenots62 » (Brantôme). Le vidame, resté catholique, commet une imprudence fatale. Sondé par le prince de Condé, il lui promet par écrit de le servir, ce qui suffit à le faire embastiller et tenir rigoureusement au secret dans un cachot, alors même qu’il n’a nullement participé à l’entreprise d’Amboise. De son côté, Condé, tout prince du sang qu’il est, se trouve mandé à la cour et maintenu sous surveillance, bien qu’il proteste continûment de son innocence devant le roi63. Très malade, le vidame est transféré dans la prison des Tournelles, où il fait son testament (18 décembre). De retour dans son hôtel de Graville, il meurt précocement, à 38 ans, peu après sa sortie de prison, probablement le 22 décembre, soit trois jours avant la mort du roi.
Or la nouvelle suggère dès le départ un parallèle entre le vidame et un autre gentilhomme, le fougueux Pierre de Bocosel, seigneur de Chastelart (ou Chastellard)64 : respectivement amants de cœur de la reine Catherine et de la reine dauphine Marie Stuart, ils périrent tous deux prématurément avec le consentement, voire par la volonté, de leur dame. Il est encore un autre aspect, moins visible, qui les relie : là où le vidame s’était compromis en fréquentant Condé, Chastelard « était de la religion65 » et prit le parti de s’exiler en Écosse auprès de l’ancienne reine de France précisément pour éviter d’avoir à choisir un camp en 1562, lorsqu’éclata la première guerre de religion. Qu’à cela ne tienne. Dans la galerie liminaire des personnes de marque de la cour, le nom du vidame, dont c’est la première mention66, apparaît mêlé à celui de ses cousins Bourbon-Vendôme67 – Antoine de Navarre (né en 1518 et père du futur Henri IV)68 et Louis de Condé (né en 1530)69 – et au milieu d’autres gentilshommes, sans distinction et sans prémonition des factions et divisions idéologiques en germe.
Au niveau de la composition romanesque, la position centrale du vidame tient, dans la Ire partie, à ce qu’il est lié à la fois à Mlle de Chartres par le sang (elle est sa nièce), et à Nemours par une étroite alliance d’amitié, ce qui le met en position de médiateur idéal entre les amants, un rôle qu’il endossera de nouveau après la mort de M. de Clèves dans la IVe partie. Dans la IIe partie, avec l’épisode majeur de la lettre tombée de sa poche70, lui est dévolu un rôle d’accélérateur dans le rapprochement du couple puisque tout se noue dans la IIIe partie avec la réécriture complice de la lettre dangereuse par Nemours et Mme de Clèves71. Enfin, son indiscrétion comme ami et confident de Nemours à propos d’un aveu qui précipite la mort de M. de Clèves (IIIe partie72) laisse mal augurer d’une réconciliation entre les amants malgré ses efforts (IVe partie73). Celui qui était le faire-valoir de Nemours au seuil de la nouvelle74, puis un entremetteur dévoué, se révèle en même temps son pire ennemi objectif. Comme le fictif Chabannes, seize ans plus tôt (1662), rapprochait en vain le séduisant duc de Guise et la passionnée princesse de Montpensier, le fidèle prince de Chabanais tient lieu de médiateur ambigu.
Quant à sa biographie personnelle et à son sort funeste, ils sont passés sous silence. Si l’on parle bien de « l’embarras et [du] péril où était le vidame75 », c’est en évitant soigneusement d’évoquer sa compromission politique et son emprisonnement. Le projecteur est braqué sur l’impeccable Nemours (idéologiquement parlant), dont le double historique participa à la répression du tumulte d’Amboise avant de s’engager dans les guerres civiles côté catholique76. De ce fait, si le vidame du XVIe siècle continue à hanter le texte de Mme de Lafayette pour des lecteurs avertis, c’est à la manière de l’image conjurée de Diane de Poitiers dont l’ombre plane dans la description de Catherine de Médicis par Brantôme. En 1678, la répression des calvinistes et de leurs alliés, évoquée explicitement à la fin de La Princesse de Montpensier, n’a plus droit de cité, même rapidement, au détour d’une phrase, comme c’était le cas à propos du « pauvre comte de Chabannes » massacré parmi tant d’autres la nuit de la Saint Barthélemy77. Rien ne doit filtrer de la fin du pauvre prince de Chabanais, lui aussi victime collatérale de « la ruine des huguenots ».
En conclusion, il apparaît un peu facile d’évacuer l’histoire dans La Princesse de Clèves, comme dans les autres nouvelles historiques et galantes contemporaines, au titre qu’elle est « avant tout le cadre d’une intrigue sentimentale78 ». On ne peut que souscrire à la thèse de Pierre Malandain, à savoir que Mme de Lafayette, fascinée par la cour des Valois, grande lectrice des historiens des xvie et xviie siècles, tient « non seulement un discours situé très précisément dans l’histoire, mais surtout un discours sur l’histoire79 ».
Son « xvie siècle magnifique et galant80 » se conforme à sa propre perception de la modernité : modernité de l’écriture, qui conduit une poétique de la collection d’anecdotes à refluer au profit d’un montage nouant ensemble tous les fils dramatiques ; modernité politique, qui invisibilise les tensions et les conflits à dimension religieuse au sommet de l’État. Cela ne s’observe jamais mieux que lorsqu’on confronte le texte à ses sources historiographiques. Sur les deux points précis évoqués (le portrait et la lettre tombée), l’auteure nous dit que le monde contemporain est un reflet revu et corrigé du xvie siècle, aux modalités de lecture et aux attendus idéologiques différents : ressemblant au modèle renaissant, mais distinct de lui, comme le serait une réminiscence, ou une reproduction mue par une intention artistique. Ainsi, ce n’est nullement un hasard si aucun miroir ne figure dans l’œuvre, mais bien… une multitude de portraits81.
Annexe : Tableau chronologique (xvie siècle)
Par défaut, les événements indiqués ici sont mentionnés dans la nouvelle (y compris sous forme allusive)
Les événements non mentionnés sont indiqués en italiques
Les références au texte sont données d’après l’édition Garnier, 1970.
1533 |
28 mai : mariage d’Henri VIII avec Anne Boleyn, après répudiation de Catherine d’Aragon. 28 octobre : mariage d’Henri duc d’Orléans (futur Henri II, 14 ans) avec Catherine de Médicis (14 ans), petite cousine du pape Clément VII qui célèbre le mariage à Marseille en présence de la cour. |
1534
|
17-18 octobre : Affaire des Placards (affichage de tracts contre les « abus de la messe papale » dans plusieurs villes et jusque dans la résidence royale d’Amboise). Répression contre les hérétiques. |
1535 |
21 janvier : procession expiatoire de François Ier à Paris à la suite de la seconde Affaire des Placards. Échec du compromis théologique avec les luthériens. Marie de Guise (de Lorraine) (20 ans), veuve du duc de Longueville, est courtisée par plusieurs princes (dont Henri VIII d’Angleterre) et aimée d’Henri d’Orléans (futur Henri II). [I-256] |
1536
|
Huitième guerre d’Italie entre François Ier et Charles Quint. 10 août : mort du dauphin François : Montecuculli, accusé de l’avoir empoisonné pour le compte de l’Empereur, est écartelé. Henri d’Orléans prend le titre de dauphin et sa femme Catherine de Médicis devient reine dauphine. [I-266] |
1537 |
Juillet : mort de Madeleine de France (3e fille de François Ier), épouse de Jacques V d’Écosse. [I-256] |
v.1538 |
Diane de Poitiers (38 ans), veuve de Louis de Brézé, mère de deux filles, devient la maîtresse du dauphin Henri (19 ans), 3e fils de François Ier. [I-241, 266] 19 janvier : Françoise de Brézé (23 ans ?), fille de Diane de Poitiers et de Louis de Brézé, épouse Robert IV de La Marck, duc de Bouillon. 12 juin : Marie de Guise (de Lorraine) épouse Jacques V d’Écosse, veuf de Madeleine de France (3e fille de François Ier). [I-256] |
1542
|
Neuvième guerre d’Italie. Fortes rivalités entre les deux fils de François Ier, le dauphin Henri et Charles d’Orléans. [I-266-267] Naissance d’Antoinette de La Marck (petite-fille de Diane de Poitiers). Naissance de François de Bourbon (fils de Louis de Bourbon, duc de Montpensier), prince dauphin (d’Auvergne). [I-254] 8 décembre : Naissance au palais de Linlithgow de Marie Stuart, fille de Jacques V d’Écosse (qui décède cinq jours plus tard) et de sa seconde épouse, Marie de Guise (de Lorraine) ; reine d’Écosse sous la régence de sa mère ; est élevée en France, à la cour, puis dans un couvent. |
1544
|
19 janvier : naissance de François (futur François II), fils aîné du dauphin Henri et de Catherine de Médicis. |
1545 |
2 avril : naissance d’Élisabeth de France à Fontainebleau (deuxième enfant du dauphin Henri et de Catherine de Médicis). 9 septembre : mort de Charles, duc d’Orléans, fils cadet de François Ier. [I-267] |
1547
|
28 janvier : Mort d’Henri VIII. 31 mars : mort de François Ier. Avènement d’Henri II. [I-268] Retour à la cour du connétable Anne de Montmorency. [I-244 et 268] Création de la Chambre ardente pour juger les hérétiques. 16 juin : Entrée solennelle d’Henri II dans Paris. Couronnement de la reine Catherine de Médicis. 1er août : mariage de Claude II d’Aumale (21 ans), frère de François et de Charles de Guise, avec Louise de Brézé (26 ans), fille de Diane de Poitiers. [I-244] Septembre : entrée solennelle d’Henri II à Lyon. Procession contre les hérétiques. Charles de Cossé, comte de Brissac (41 ans), nommé grand maître de l’artillerie. [I-268] Jacques Albon de Saint-André fait chevalier de l’ordre de Saint-Michel et maréchal de France. [I-270] |
1548 |
8 octobre : Diane de Poitiers, créée duchesse de Valentinois par Henri II. [I-241] 20 octobre : mariage à Moulins d’Antoine de Bourbon-Vendôme (30 ans) et de Jeanne d’Albret (fille de Marguerite de Navarre et d’Henri d’Albret). 29 avril : mariage de François de Lorraine duc de Guise, dit le Balafré, avec Anne d’Este, fille du duc de Ferrare et de Renée de France. [I-242] octobre-décembre : gouvernement du connétable Anne de Montmorency [I-244] Il réprime dans le sang la révolte de Bordeaux contre la gabelle. |
1552 |
Odes de Ronsard à sa bienfaitrice, la protectrice des lettrés Marguerite de France, duchesse du Berry, sœur d’Henri II. [I-242] Défense de Metz (assiégée par Charles Quint) menée par François de Lorraine duc de Guise (le Balafré), lieutenant général (33 ans), avec M. de Nemours et le vidame de Chartres. [I-246 + IV-367] |
1555 |
Premières églises réformées « dressées » en France. Antoine de Bourbon-Vendôme (37 ans), roi consort de Navarre à l’avènement de Jeanne d’Albret. [I-242] |
1556 |
16 janvier : Ferdinand Ier, Empereur du saint Empire romain germanique après l’abdication de son frère aîné Charles Quint. |
1557 |
3 mai : mariage (forcé) de François de Montmorency (27 ans), fils du connétable, avec Diane de France, fille naturelle légitimée par Henri II. [I-244] juillet-août : défaite française de Saint-Quentin (troupes de Philippe II commandées par Emmanuel-Philibert de Savoie) : nombreux nobles faits prisonniers, dont le maréchal de Saint-André et le connétable de Montmorency. Paris menacée. [I-246 et 264-265] |
1558 |
22 janvier : contrat de mariage entre Claude de France (11 ans), 2e fille d’Henri II, et Charles II de Lorraine. [I-260] 26 janvier 1558 : contrat de mariage entre Antoinette de La Marck (16 ans, petite-fille de Diane de Poitiers) et Henri Ier de Montmorency, seigneur d’Ampville [d’Anville] (24 ans), 2e fils du connétable. [I-241 et 245] octobre : négociations de paix à Cercamp. 17 novembre : mort de Marie Tudor. 19 avril : fiançailles officielles de Marie Stuart (16 ans) et du roi dauphin François (14 ans) au Louvre ; 24 avril : mariage célébré à Notre-Dame de Paris. [I-245] Le roi dauphin François en mauvaise santé. [I-270] Novembre : Avènement d’Elizabeth d’Angleterre. |
1559 |
mars-avril : traité de Cateau-Cambrésis : l’Angleterre d’Elizabeth Ire abandonne Calais à la France. Paix avec l’Espagne. [I-246] 2 juin : édit d’Écouen réprimant l’hérésie ; 10 juin : les Parlementaires protestataires sont arrêtés. 22 juin : mariage de Madame Élisabeth de France (14 ans), fille d’Henri II, avec Philippe II d’Espagne. [I-242 et II-292] Est conduite en Espagne par des grands seigneurs français [III-392] 30 juin : blessure d’Henri II dans un tournoi à la cour. 10 juillet : mort d’Henri II (40 ans). Juillet : mariage de Marguerite de France (36 ans), duchesse du Berry, sœur d’Henri II, avec le duc Emmanuel-Philibert de Savoie. [II-292] 18 septembre : sacre de François II (15 ans) à Reims. Gouvernement dominé par les Guises (de la maison de sa femme Marie Stuart) : Charles de Guise, cardinal de Lorraine (35 ans) aux affaires politiques et financières, son frère puîné François aux affaires militaires. Les protestants réclament au contraire la tutelle d’Antoine de Bourbon et du prince de Condé, princes du sang favorables à leurs idées. [I-242] |
1560 |
29 août : arrestation de François de Vendôme, vidame de Chartres, accusé par les Guises d’une trop grande proximité avec le prince de Condé, chef du parti protestant et frère d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre. Suspicion d’une vengeance personnelle de Catherine de Médicis. [III-319-320 et 329] 5 décembre : mort de François II. 22 décembre : date probable de la mort du vidame de Chartres en prison. |
1561 |
30 mars : Antoine de Bourbon roi de Navarre, lieutenant général du royaume. 15 mai : Sacre de Charles IX à Reims. 14 août : Marie Stuart quitte la France. |
1562 |
mars : massacre de Wassy, début de la 1re Guerre de religion. |
1563 |
6 mars : mort du chevalier de Guise (grand prieur) François de Lorraine après la bataille de Dreux (29 ans). [I-243] Exécution en Écosse de Pierre de Bocosel, seigneur de Chastelart, à la demande de Marie Stuart. |
1566 |
26 avr. : mort de Diane de Poitiers. |
1567 |
Septembre : début de la 2e Guerre de religion. |
1568 |
23 mars : paix de Longjumeau, fin de la 2e Guerre de religion. |
1587 |
8 février : exécution de Marie Stuart à Fotheringhay. |
Notes
80 Ibid., p. 27.
81 Ibid., p. 28.
Michel Charles, « La forme au fil du texte. Une princesse entre cour et jardin », Poétique, 2012/3 (n° 171), p. 349-372). DOI : 10.3917/poeti.171.0349 URL : https://www.cairn.info/revue-poetique-2012-3-page-349.htm
Pierre Malandain, « Écriture de l’histoire dans La Princesse de Clèves », Littérature, n° 36, 1979, Sémiotiques du roman, p. 19-36, ici p. 29.
Nous citons La Princesse de Clèves dans l’édition procurée par Émile Magne pour Garnier en 1970 pour ses riches notes d’ordre historique. Nous donnons en second rang la référence à une édition de 1820 disponible sur wikisource. Ici, Ire partie, éd. Garnier, p. 245 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 9.
Les fiançailles officielles de Marie Stuart (16 ans) et du roi dauphin François (14 ans) au Louvre (19 avril 1558) sont suivies d’un mariage célébré à Notre-Dame de Paris (24 avril). Pour l’évocation de la « reine d’Écosse, jadis reine de notre France », Mme de Lafayette dispose notamment du Discours III des Vies des dames illustres de Brantôme.
« La reine dauphine faisait faire des portraits en petit de toutes les belles personnes de la cour, pour les envoyer à la reine sa mère. Le jour qu’on achevait celui de madame de Clèves, madame la dauphine vint passer l’après-dînée chez elle. M. de Nemours ne manqua pas de s’y trouver : il ne laissait échapper aucune occasion de voir madame de Clèves, sans laisser paraître néanmoins qu’il les cherchât. Elle était si belle, ce jour-là, qu’il en serait devenu amoureux, quand il ne l’aurait pas été : il n’osait pourtant avoir les yeux attachés sur elle pendant qu’on la peignait, et il craignait de laisser trop voir le plaisir qu’il avait à la regarder. » (La Princesse de Clèves, IIe partie, éd. Garnier, p. 301 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 86).
« Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d’avoir le portrait de Mme de Clèves. Lorsqu’il vit celui qui était à M. de Clèves, il ne put résister à l’envie de le dérober à un mari qu’il croyait tendrement aimé […]. » (Suite du précédent : éd. Garnier, p. 302 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 86).
Pour la liste des différentes visites royales à Lyon, voir le site : https://www.psbenlyonnais.fr/rois-de-france-en-visite-a-lyon/
Voir Patricia Eichel-Lojkine, Marguerite de Navarre. Perle de la Renaissance, Paris, Perrin, 2021, p. 181.
« Le roi l’avait épousée [Catherine de Médicis] lorsqu’il était encore duc d’Orléans, et qu’il avait pour aîné [frère aîné] le dauphin, qui mourut à Tournon, prince que sa naissance et ses grandes qualités destinaient à remplir dignement la place du roi François premier, son père. » (La Princesse de Clèves, Ire partie, première page).
Corneille de Lyon fait son portrait à cette date, ou l’année suivante : Portrait du dauphin Henri en armure (v. 1536), huile sur panneau de bois. 15,5 x 12,5 cm, Modène, Galerie Estense.
Brantôme (Pierre Bourdeille, seigneur de), Mémoires contenant les Vies des hommes illustres et grands capitaines, « Le grand roi Henri II », Leyde, Jean Sambix (Elzevir), 1665, rééd. Paris, Vve J. Renouard, 1867, t. 3, p. 249 et 268 (désormais : éd. Renouard).
« Il a été un très beau prince et de très bonne grâce, brave, vaillant, agréable, aimable et accostable, bien disant, bien écrivant, autant en rime qu’en prose, s’habillant des mieux, si que toute la cour de son temps (au moins la jeunesse) prenait tout son patron de se bien habiller sur lui » (Ibid., t. 4, éd. Renouard, p. 164-165).
« Il aimait toutes sortes d’exercices ; et si [en effet] y était si universel qu’il était parfait en tous. […] sautait, voltigeait, dansait, et le tout avec si bonne grâce, qu’on pouvait dire qu’il était très parfait en toutes sortes d’exercices cavaleresques : si bien, qui n’a vu M. de Nemours en ses années gaies, il n’a rien vu ; et qui l’a vu, le peut baptiser par tout le monde la fleur de toute chevalerie ; et pour ce, fort aimé de tout le monde, et principalement des dames […] » (Ibid., t. 4, éd. Renouard, p. 165).
« […] mais il disait que la plus propre recette pour jouir de ses amours était la hardiesse ; et qui serait bien hardi en sa première pointe, infailliblement il emporterait la forteresse de sa dame ; et qu’il en avait ainsi conquis de cette façon plusieurs, et moitié à demi force, et moitié en jouant » (Ibid., t. 4, Paris, Vve J. Renouard, p. 166). Ces descriptions de Brantôme nourrissent le portrait de l’homme à bonnes fortunes dans les premières pages de La Princesse de Clèves (Ire partie, éd. Garnier, p. 244 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 6-7).
« M. de Nemours avait du jaune et du noir ; on en chercha inutilement la raison. » (La Princesse de Clèves, IIIe partie, éd. Garnier, p. 355 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 159).
Comprendre : ayant une représentation de trois de ses filles autour de son propre portrait dans cette chambre des peintures.
Catherine de Médicis (épouse d’Henri II) nomme ainsi Jacques de Savoie-Nemours parce qu’il est le cousin germain de François Ier. En effet, Louise de Savoie (la mère de François Ier) et Philippe de Savoie-Nemours (le père de Jacques) sont frère et sœur (enfants légitimes de Philippe de Bresse/Philippe II de Savoie).
Brantôme, Discours II « Catherine de Médicis », Vies des dames illustres, Leyde, Jean Sambix le Jeune, 1665, rééd. Paris, Garnier, 1868, p. 41 (des variantes mineures dans l’éd. crit. moderne d’É. Vaucheret : Recueil des Dames, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 34). Orthographe modernisée.
« La présence de la reine [Catherine de Médicis] autorisait la sienne [la duchesse de Valentinois]. Cette princesse était belle, quoiqu’elle eût passé la première jeunesse ; elle aimait la grandeur, la magnificence et les plaisirs » (La Princesse de Clèves, Ire partie, première page).
RMN (Réunion des Musées Nationaux), permalien : https://www.photo.rmn.fr/archive/07-524506-2C6NU0CQU8RP.html
Parmi les parutions récentes à ce sujet, il faut citer la célèbre nouvelle de Saint Réal, Dom Carlos (1672), ainsi que le Discours II sur Catherine de Médicis et surtout le Discours IV sur Élisabeth de France dans les Vies des dames illustres (1666). L’hypothèse d’une lecture rapprochée de Brantôme est d’autant plus plausible que la scène du portrait volé, dans La Princesse de Clèves, est immédiatement suivie d’une allusion au projet de mariage censé sceller la paix de Cateau-Cambrésis (1559) : « La paix était signée ; Mme Élisabeth, après beaucoup de répugnance, s’était résolue à obéir au roi son père » (IIe partie, éd. Garnier, p. 304 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 89).
Le mariage en 1559 de ce prince lorrain de 16 ans élevé à la cour de France (appelé Charles II ou III selon les historiographes) avec Claude de France, 11 ans, est mentionné dans La Princesse de Clèves, Ire partie : « La duchesse de Lorraine [Élisabeth de Danemark], en travaillant pour la paix [Cateau-Cambrésis], avait aussi travaillé pour le mariage du duc de Lorraine, son fils. Il avait été conclu avec Mme Claude de France, seconde fille du roi. Les noces en furent résolues au mois de février » (éd. Garnier, p. 260 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 30).
Le Discours V des Vies des dames illustres sur Marguerite de Valois s’ouvre sur un éloge dithyrambique de « la beauté de cette rare princesse » (Recueil des Dames, éd. cit., p. 119).
Diane de Poitiers, veuve de Louis de Brézé et mère de deux filles, devient l’amante du dauphin Henri (19 ans) vers 1538. Pour une analyse de ce personnage dans La Princesse de Clèves, voir Nathalie Grande, « La représentation de Diane de Poitiers dans les fictions narratives françaises du xviie siècle : Villedieu, Lafayette, Fontenelle », Storicamente, 12, n° 21, 2016, DOI : 10.12977/stor638
L’hypothèse d’un emprunt ou d’une réminiscence est plausible, mais même si ce n’était pas le cas, le rapprochement a une vertu heuristique pour l’enquête littéraire.
Au sujet de l’agencement modulaire, voir Michel Jeanneret, « Le récit modulaire et la crise de l’interprétation. À propos de L’Heptaméron », Le Défi des signes, Orléans, Paradigme, 1994, p. 53-74 et Patricia Eichel-Lojkine, « Marguerite de Navarre. L’Heptaméron », Agrégation de lettres 2021. Tout le programme en un seul volume, dir. J.-M. Gouvard, Paris, Ellipses, 2020, p. 126-128.
Pierre Malandain souligne cette incongruité : « […] car il y a – on croit rêver – deux reproductions de la princesse de Clèves, que l’on compare : une que le peintre est en train d’achever, l’autre, cette miniature que Nemours ose dérober, en oubliant la boîte » (art. cit., p. 29).
Le grand théoricien du théâtre classique qu’est l’abbé d’Aubignac (1604-1676) est d’ailleurs un proche de la famille de Marie-Madeleine Pioche avant son mariage : voir la biographie de Nathalie Grande, « Mme de Lafayette, ou les passions subjuguées », SIEFAR, 2/2021 : http://siefar.org/wp-content/uploads/2021/03/Bio-Lafayette-NG-janvier-2020.pdf
De même, on pourrait suggérer que Mme de Lafayette n’accorde plus une place centrale au personnel narratif privilégié par une Marguerite de Navarre – les hypocrites, les dissimulés, à l’image de Jambique/Camelle de la nouvelle 43 – dont subsiste néanmoins le souvenir avec Mme de Tournon, « une femme qui avait l’artifice de soutenir, aux yeux du public, un personnage si éloigné de la vérité » (début de la IIe partie). L’Heptaméron des nouvelles […] était alors lu dans l’édition parisienne de 1615 (impr. J. Bessin).
Pour une première approche du sujet, voir Henri Chamard et Gustave Rudler, « L’histoire et la fiction dans La Princesse de Clèves », Revue du Seizième siècle, 1917-1918, t. 5, fasc. 3/4 (1917-1918), p. 231-243.
L’Histoire de France du jésuite proche des Ligueurs et des Guises Pierre Matthieu (1563-1621) est parue posthume à Paris en 1631 : Histoire de France soubs les règnes de François i, Henry II, François ii, Charles ix, Henry iii, Henry iv, Louys xiii […].
Le diplomate au service de six rois, longtemps ambassadeur de France en Angleterre, Michel de Castelnau, seigneur de Mauvissière (1518-1592) ne sut empêcher l’arrestation et l’exécution de Marie Stuart en 1587. Ses Mémoires sont lus dans l’édition parisienne de 1659 (chez P. Lamy, contenant les annexes de J. Le Laboureur) : Les Mémoires de messire Michel de Castelnau, seigneur de Mauvissière, illustrés et augmentés de plusieurs commentaires et manuscrits... servants à donner la vérité de l’histoire des règnes de François II, Charles IX et Henri III, et de la régence... de Catherine de Médicis […] (éd consultée : Paris, Foucault, 1823).
L’ancien frondeur devenu Académicien François-Eudes Mézeray (1610-1683) est l’auteur d’une monumentale Histoire de France en trois tomes, lue par Mme de Lafayette dans l’édition parisienne de 1685 : Histoire de France depuis Faramond jusqu’au règne de Louis le Juste [...] Par le sieur F. de Mézeray [...], Nouvelle édition, augmentée par l’auteur d’un volume de l’Origine des François.
Par exemple à propos du siège de Metz de 1552 : Bertrand de Salignac de la Motte Fénelon, Le siège de Mets, en l’an MDLII, Paris Charles Estienne, 1553, rééd. Metz, Pierre Collignon, 1665.
Rapporté par Brantôme : « Les huguenots disent que Dieu le punit et le fit mourir, et le blessa à la vue, de laquelle il se vantait et se voulait aider à voir brûler le conseiller Bourg, à cause de l’hérésie. » (Mémoires contenant les Vies…, éd. Renouard, t. 3, « Le grand roi Henri II », p. 292).
Après le sacre de François II (septembre 1559), le gouvernement est dominé par les Guises (de la maison de sa femme Marie Stuart) : Charles de Guise, cardinal de Lorraine (35 ans) est nommé aux affaires politiques et financières, et son frère puîné François aux affaires militaires. Les protestants réclament au contraire la tutelle d’Antoine de Bourbon et du prince de Condé, princes du sang favorables à leurs idées.
Sa famille, proche des Gondi frondeurs, doit s’exiler en Anjou en 1553-1554. Voir Nathalie Grande, « Mme de Lafayette, ou les passions subjuguées », déjà cité.
« Toutes ces différentes cabales avaient de l’émulation et de l’envie les unes contre les autres. Les dames qui les composaient avaient aussi de la jalousie entre elles, ou pour la faveur, ou pour les amants […] » (La Princesse de Clèves, Ire partie, éd. Garnier, p. 252-253 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 19-20). Les haines invétérées et parfois non expliquées des dames n’ont d’égale que celles de leurs contreparties masculines, comme celle de Charles de Guise envers le vidame.
On nous informe ainsi, au tout début de la nouvelle, de l’union d’une fille de Diane de Poitiers avec un Guise et de celle d’une de ses petites-filles avec un Montmorency. Il s’agit d’abord du mariage, célébré le 1er août 1547, de Louise de Brézé (26 ans) avec Claude II d’Aumale (21 ans), frère de François de Lorraine (« Le duc d’Aumale, frère du duc de Guise, avait épousé une de ses filles », La Princesse de Clèves, Ire partie, éd. Garnier, p. 244 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 8) ; puis du contrat de mariage (26 janv. 1558) entre Antoinette de La Marck (16 ans) et Henri Ier de Montmorency, seigneur d’Ampville [d’Anville] (24 ans), deuxième fils du connétable (« […] et elle [la duchesse de Valentinois] paraissait elle-même avec tous les ajustements que pouvait avoir Mlle de la Marck, sa petite-fille, qui était alors à marier », « […] de sorte que le connétable la trouva [la duchesse de Valentinois] disposée à s’unir à lui, et à entrer dans son alliance par le mariage de Mlle de la Marck, sa petite-fille, avec M. d’Anville, son second fils, qui succéda depuis à sa charge sous le règne de Charles IX » (Ire partie, éd. Garnier, p. 241 et 245 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 4 et 9).
La Princesse de Clèves, Ire partie, éd. Garnier, p. 256 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 24. L’épisode rapporté se situe en 1535.
En 1547, dès l’avènement du roi, est créée une Chambre ardente pour juger les « mal sentants de la foi » ; peu après, l’Entrée royale solennelle dans Lyon est accompagnée d’une procession contre les hérétiques. En juin 1559, est promulgué l’édit d’Écouen réprimant l’hérésie et des Parlementaires sont arrêtés.
102 occurrences de son nom dans la nouvelle (en gros cinq fois moins de mentions que Nemours) réparties inégalement entre les quatre parties, avec un pic dans la IIIe partie : 15 / 12 / 47 / 28.
Le personnage confesse, dans la IIIe partie, deux liaisons sérieuses (avec Mme de Thémines et Mme de Martigues) et une plus légère avec une amante anonyme.
« La jalousie est naturelle aux personnes de sa nation, et peut-être que cette princesse a pour moi des sentiments plus vifs qu’elle ne pense elle-même. Mais enfin le bruit que j’étais amoureux lui donna de si grandes inquiétudes et de si grands chagrins que je me crus cent fois perdu auprès d’elle. » (La Princesse de Clèves, IIIe partie, première page).
Joli cœur connu pour ses multiples liaisons – comme en atteste son testament – il subit la défaveur de la reine, à qui il faisait la cour : elle finit par le sacrifier au moment où s’opérait un rapprochement avec les Guises. Voir Brantôme, Mémoires contenant les Vies…, éd. Renouard, t. 4, p. 346 et Jules de Pétigny, « Testament de François de Vendôme, vidame de Chartres. 1560 », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1850, tome 11, p. 327-342 : DOI : https://doi.org/10.3406/bec.1850.452262
« […] les informations [parvenues aux protestants] contenaient qu’ils [les Guises] se voulaient emparer du royaume et ruiner tous les princes et exterminer tous les protestants ; ce qu’ils estimaient chose facile, ayant la force, la justice, les finances, les villes et places fortes toutes en main, et beaucoup de partisans et d’amis, et l’amour des peuples, qui désiraient la ruine des protestants. » (Michel de Castelnau, Les Mémoires [1559], Paris, Foucault, 1823, chap. 7, p. 45)
Pierre Matthieu, Histoire de France, Paris, 1631, p. 228 : « […] le Roi dit qu’il l’avait fait venir pour savoir la vérité de la conjuration d’Amboise parce qu’on lui en imputait la cause. Le Prince de Condé dit que cela venait de la calomnie de ses ennemis, mais que se confiant en son innocence et en la justice de sa Majesté, il était venu à son premier commandement et s’assurait que la vérité serait plus puissance que l’imposture. »
Sur Chastelart (v. 1540-1563), voir Brantôme, Discours III sur Marie Stuart, Vies des dames illustres, Paris, Garnier, 1868, p. 116 et 151-156 ; Recueil des Dames, éd. cit., p. 81 et 101-104.
« Le vidame de Chartres, descendu de cette ancienne maison de Vendôme, dont les princes de sang n’ont pas dédaigné de porter le nom, était également distingué dans la guerre et dans la galanterie » (Ibid.). Sur le personnage historique, voir la généalogie sur ce site : https://vieux-marcoussis.pagesperso-orange.fr/Chroniques/graville29.htm
« Le roi de Navarre attirait le respect de tout le monde par la grandeur de son rang et par celle qui paraissait en sa personne » (La Princesse de Clèves, Ire partie, deuxième page).
« Le prince de Condé, dans un petit corps peu favorisé de la nature, avait une âme grande et hautaine, et un esprit qui le rendait aimable aux yeux même des plus belles femmes » (Ibid.).
Sur l’importance de cette aventure « située au milieu géométrique de l’œuvre », voir Benoît Tane, « Figure(s) dans La Princesse de Clèves : ce qui manque à la scène ? », in Malice, 12/2021 : https://cielam.univ-amu.fr/malice/articles/figures-dans-princesse-cleves-qui-manque-a-scene
« Elle commença alors à raisonner avec lui sur l’embarras et le péril où était le vidame […] Mme de Clèves, sous le prétexte des affaires de son oncle, entrait avec plaisir à garder tous les secrets que M. de Nemours lui confiait. » (La Princesse de Clèves, IIIe partie, éd. Garnier, p. 325-326 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 119).
Le vidame raconte l’aveu surpris par Nemours à Mme de Martigues, qui s’empresse de la rapporter à la dauphine, qui la raconte publiquement en présence de Mme de Clèves (La Princesse de Clèves, IIIe partie, éd. Garnier, p. 343 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 136).
« […] et il [Nemours] avait lieu de croire que la faute d’avoir parlé au vidame avait détruit toutes ses espérances » (La Princesse de Clèves, IVe partie, éd. Garnier, p. 360 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 168).
Voir la gradation : « […] toutes ces bonnes qualités [du vidame] étaient vives et éclatantes ; enfin, il était seul digne d’être comparé au duc de Nemours […] » (La Princesse de Clèves, Ire partie, éd. Garnier, p. 243 ; éd. Lepetit/wikisource, p. 6).
Voir La Princesse de Montpensier in Nouvelles galantes du xviie siècle, présentation par Marc Escola, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 84.
Alain Niderst, La Princesse de Clèves, le roman paradoxal, Larousse, Thèmes et textes, 1973, p. 23.
Table des matières
De La Princesse de Clèves au Fils naturel. L'invention de la scène (Journée d'étude d'Aix)
Illustrer La Princesse de Clèves : scènes textuelles / scènes visuelles
Figure(s) dans La Princesse de Clèves. Ce qui manque à la scène ?
L’invention de la scène comme dispositif : Diderot, Entretiens sur le Fils naturel
“Négligez les coups de théâtre, cherchez des tableaux” : la scène picturale selon les Entretiens sur le Fils naturel
La scène de l’absence : Du Fils naturel au Paradoxe sur le comédien
La mise en scène de la vertu sensible dans Le Fils naturel et les Entretiens avec Dorval
La Princesse de Clèves (Journée d'étude du Mans)
Sait-on comment finit La Princesse de Clèves ?
Une lecture seiziémiste de La Princesse de Clèves
De la querelle de La Princesse de Clèves aux critiques modernes : lectures du roman et enjeux moraux
Conscience, volonté et distance critique dans La Princesse de Clèves
La passion et ses signes. La maîtrise de soi dans La Princesse de Clèves
Faut-il réécrire La Princesse de Clèves ? Les objets dérivés et leur quête
Journée d'agrégation du 4 décembre 2021
Archaïsmes lexicaux et néologismes chez Charles Perrault et Marie-Catherine d’Aulnoy
« Honni soit qui mal y pense » : le jeu des proverbes dans les contes de Perrault et de Mme d’Aulnoy
Le Colloque des chiens de Cervantès : une conclusion ironique et sceptique
Du Bellay, entre tradition et innovation (Regrets, Antiquités et Songe)