Lorsqu’il se lance dans le théâtre en 1757 avec l’« espèce de roman1 » composée de la préface du Fils naturel, de la pièce elle-même, de sa postface et des Entretiens sur celle-ci, Diderot pose un ensemble de réflexions théoriques sur l’art dramatique au cœur desquelles la notion de scène est centrale. Le terme est polysémique, qui renvoie au moins à cinq réalités : un espace réel (le « théâtre » dit-on au XVIIIe siècle, soit la scène du théâtre, le plateau où évoluent les comédiens et que regarde, en principe, le public) ; un lieu fictif (« La scène est à Saint-Germain-en-Laye2 ») ; un découpage du texte dramatique lié à l’entrée ou à la sortie de personnages (« Scène première ») ; une dramaturgie (« Cette scène marche vite3 ») et donc un jeu d’acteur guidé par l’écriture du dramaturge ; enfin, grâce à la métamorphose de la scène en tableau, un effet particulier du spectacle sur le public, par le biais de ce qui ne s’appelle pas encore, au XVIIIe siècle, mise en scène.
Or dans son travail d’auteur et de théoricien du théâtre, Diderot semble prendre cette notion par tous les bouts, pour en proposer une transformation radicale dont je voudrais tenter de présenter ici quelques aspects, sous trois angles : l’espace, l’écriture du jeu, la scène sensible.
L’espace du jeu théâtral
Je n’insisterai pas longtemps sur cette réalité bien connue : le plateau du théâtre sous l’Ancien Régime est loin d’être réservé aux seuls comédiens. Jusqu’en 1759, à la Comédie française (ainsi que dans les autres salles), des spectateurs sont assis sur des fauteuils, ou des banquettes, placés sur les bords du plateau. Ce sont des places de choix, de loin les plus chères, où l’on peut jouir du double avantage d’être tout près du spectacle (et donc de le voir et de l’entendre mieux) et de se donner soi-même en spectacle pour le reste du public. De nombreux textes rendent compte de cette pratique, et de ses effets désastreux sur la représentation théâtrale tant du point de vue de la vraisemblance que des possibilités de jeu scénique : on songe par exemple à la pièce de Molière Les Fâcheux (1661) où dix personnages empêchent tour à tour Éraste de parler à sa maîtresse. Or le premier qui apparaît, dès l’ouverture de la pièce, c’est le fâcheux au théâtre, caricature de petit-maître venant interrompre le spectacle pour s’installer bruyamment devant les comédiens, « au milieu du devant » du plateau :
J’étais sur le théâtre, en humeur d'écouter
La pièce, qu’à plusieurs j’avais ouï vanter ;
Les acteurs commençaient, chacun prêtait silence,
Lorsque d’un air bruyant, et plein d’extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement
En criant holà-ho, un siège promptement
Et de son grand fracas surprenant l’assemblée,
Dans le plus bel endroit a la pièce troublée. […]
Tandis que là-dessus je haussais les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles :
Mais l’homme, pour s’asseoir, a fait nouveau fracas,
Et traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et de son large dos morguant les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs4.
Il suffit d’écouter Éraste pour comprendre à quel point le spectacle que jouent les comédiens devient alors secondaire, et combien cette présence de spectateurs sur le plateau empêche son bon déroulement5. Il faudra attendre l’intervention du duc de Lauraguais, en 1759, pour que cette pratique soit abandonnée – le duc verse 20.000 livres6 pour restructurer la salle du Théâtre français, et bannir les banquettes de la scène tout en conservant une jauge équivalente.
La salle tout entière (et pas seulement la scène), qui demeure éclairée pendant toute la représentation, est par ailleurs le lieu d’un jeu mondain, théâtre dans le théâtre qui fait concurrence visuelle et sonore au jeu des comédiens : Montesquieu, par la plume de Rica, s’en fait par exemple l’écho dans la lettre XXVIII des Lettres persanes (1721). Si l’on ajoute à cela les difficultés (et les dangers) de l’éclairage aux chandelles (les lampes à huile, dont la durée est plus longue et la lumière plus forte, autorisant l’utilisation d’un espace scénique plus important, ne sont adoptées que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle), et l’exiguïté de la plupart des lieux, on comprend que les conditions du théâtre, au sens étymologique du terme (ce qui est l’objet du regard, le spectacle) sont loin d’être optimales.
Dans les Entretiens sur le Fils naturel, Diderot, par la voix de Dorval, propose à ce sujet plusieurs réformes fondamentales que je résumerai rapidement en trois points.
Il appelle d’abord de ses vœux un élargissement des théâtres (au sens de plateaux), ce qui autoriserait des décors plus réalistes7, des changements de décor8, et renforcerait la vraisemblance : Diderot prend l’exemple parfaitement invraisemblable de Cinna conspirant contre Auguste à l’endroit même où il vient de parler à l’empereur, du fait de l’exiguïté du plateau9.
Il désire également un public plus silencieux et plus attentif : deux options ici se présentent pour obtenir ce silence. Celle, fictive, du « roman » du Fils naturel, c’est-à-dire la représentation privée, avec un seul spectateur, nécessairement concentré sur le spectacle – le théâtre « de salon » ; et celle, symétrique, et préconisée par le Dorval des Entretiens, d’un « théâtre très étendu » où l’élargissement du plateau s’accompagne du « concours d’un grand nombre de spectateurs » (Entretiens sur le fils naturel, p. 1156) – Dorval prend le modèle des théâtres antiques qui « recevaient jusqu’à quatre-vingt mille citoyens » et développe l’intérêt de ce public de masse :
Jugez de la force d’un grand concours de spectateurs, par ce que vous savez vous-même de l’action des hommes les uns sur les autres, et de la communication des passions dans les émeutes populaires. Quarante à cinquante mille personnes ne se contiennent pas par décence. Et s’il arrivait à un grand personnage de la république de verser une larme, quel effet croyez-vous que sa douleur dût produire sur le reste des spectateurs ? (Entretiens sur le fils naturel, p. 115710)
Le public en très grand nombre abolit ainsi la possibilité du jeu mondain et des codes sociaux, renforce l’effet du spectacle, et permet de « fixer l’attention d’une nation entière » : ce théâtre de masse, rêvé par Diderot-Dorval, véritable machine de propagande idéologique, fait éventuellement un peu froid dans le dos si l’on songe à la manière dont l’Allemagne nazie a pu le mettre en œuvre… Mais dans les deux cas (théâtre de salon ou théâtre de masse), l’idée est bien de parvenir à une concentration maximale du public (solitaire ou en très grand nombre) sur le spectacle, et donc de donner au spectacle les conditions de possibilité d’un intérêt, ou d’un effet, maximal sur le public.
Dans le discours De la poésie dramatique (1758), Diderot poursuit cette réflexion sur l’intérêt que le spectacle doit produire. Et c’est là qu’il établit l’idée célèbre de « quatrième mur », déclarant : « Les spectateurs ne sont que des témoins ignorés de la chose » (p. 1306). C’est bien là retrouver le dispositif mis en place dans le « roman » du Fils naturel11 et cela permet de préserver l’illusion et la vie même du spectacle. « Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas. » (De la poésie dramatique, p. 1310)
Comme l’écrit Pierre Frantz dans son Esthétique du tableau dans le théâtre au XVIIIe siècle, c’est ainsi d’abord un « paradoxe du spectateur » que Diderot met en place, en proposant de l’exclure de la scène et de le réduire au silence pour mieux le toucher et l’absorber dans la fiction12. Cette exclusion du spectateur a bien entendu des conséquences qui touchent à la composition comme au jeu (« Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez… »).
L’écriture du jeu sensible
« Nous parlons trop dans nos drames ; et, conséquemment, nos acteurs n’y jouent pas assez » déclare Dorval13. À la fin du premier Entretien, il avait rappelé une anecdote, fictive bien entendu, située lors de l’écriture du troisième acte de la pièce :
ne trouvant en moi qu’une impression profonde sans la moindre idée de discours, je me rappelai quelques scènes de comédie, d’après lesquelles je fis de Clairville un désespéré très disert. Mais lui, parcourant son rôle légèrement, me dit : Mon frère, voilà qui ne vaut rien. Il n’y a pas un seul mot de vérité dans toute cette rhétorique. — Je le sais. Mais voyez et tâchez de faire mieux. — Je n’aurai pas de peine. Il ne s’agit que de se remettre dans la situation, et que de s’écouter. (p. 1141).
Il s’agit bien entendu de la scène 5 du troisième acte qui, dans sa version réécrite par Clairville, commence par une assez longue didascalie14 ; puis, après le début du court monologue où Clairville répète les derniers mots de Rosalie (« Laissez-moi. Je vous hais »), apparaît une nouvelle didascalie :
(Il pousse l’accent inarticulé du désespoir ; il se promène avec agitation, et il répète sous différentes sortes de déclamations violentes :) Laissez-moi, je vous hais. (Il se jette dans un fauteuil. Il y demeure un moment en silence.) (Le Fils Naturel, III, 5, p. 1102)
Mouvements, gestes, cris inarticulés et silences tiennent donc lieu de discours, et cette scène, dont la durée est soulignée, constitue un bon exemple de ce renouveau du jeu (et de l’écriture) qu’appelle Diderot, que l’on peut analyser en trois points.
L’écriture de ce jeu sensible (Il ne s’agit que de se remettre dans la situation, et que de s’écouter disait Clairville) passe donc d’abord par une condamnation de la tirade (Clairville était trop disert), dénoncée comme parole artificielle et conventionnelle, et assimilée à un vide scénique, c’est-à-dire sans émotion, du fait de la déclamation que la tirade impose, et du fait de sa longueur artificielle et invraisemblable15. À l’opposé de la tirade, il y a les « monosyllabes », les « exclamations », les « commencements de phrase16 », tous ces éléments infra-linguistiques qui disent moins qu’ils ne font sentir. Telle est bien la transformation que Clairville fait subir à sa scène de désespoir, réduisant la longueur du monologue pour y faire place aux « accents inarticulés ».
Le deuxième point est justement la promotion de la notion essentielle d’accent17. Il faut que l’acteur parvienne à faire sentir la passion par sa voix, son intonation, et que cette voix participe pleinement à la constitution du personnage : on est là à l’opposé de la déclamation, et c’est donner au comédien un rôle de premier plan dans l’effet sensible du spectacle.
Le troisième élément, fondamental, dans la proposition de rénovation dramaturgique de Diderot, est la pantomime, ou le geste – Dorval utilise les deux termes de façon quasi synonyme. Fortement liée à l’accent, la pantomime promeut le corps de l’acteur au premier plan : c’est lui qui doit parler avant tout, dans un langage infiniment plus « vrai » – et donc plus clair – que ne pourra jamais le faire le discours.
Un bref échange entre Dorval et Moi le montre bien :
Dorval. — […] Mais suivons vos observations. Je crois apercevoir un petit trait à côté du monologue qui termine l’acte.
Moi. — Cela est vrai.
Dorval. — Qu’est-ce qu’il signifie ?
Moi. — Qu’il est beau, mais d’une longueur insupportable.
Dorval. — Eh bien ! raccourcissons-le. Voyons : que voulez-vous en retrancher ?
Moi. — Je n’en sais rien.
Dorval. — Cependant, il est long.
Moi. — Vous m’embarrasserez tant qu’il vous plaira, mais vous ne détruirez pas la sensation.
Dorval. — Je vous demanderai seulement comment vous l’avez trouvé dans le salon.
Moi. — Bien ; mais je vous demanderai à mon tour comment il arrive que ce qui m’a paru court à la représentation, me paraisse long à la lecture.
Dorval. — C’est que je n’ai point écrit la pantomime, et que vous ne vous l’êtes point rappelée. Nous ne savons point encore jusqu’où la pantomime peut influer sur la composition d’un ouvrage dramatique et sur la représentation.
Moi. — Cela peut-être18.
Le jeu d’acteur, écrit ou improvisé, est bien le principal vecteur de l’intérêt et, partant, de l’émotion19.
L’intérêt de Diderot pour la pantomime au théâtre ne date pas de 1757. Dès la Lettre sur les sourds et muets (1751), il rapporte cette anecdote amusante :
Je fréquentais jadis beaucoup les spectacles, et je savais par cœur la plupart de nos bonnes pièces. Les jours que je me proposais l’examen des mouvements et du geste, j’allais aux troisièmes loges : car plus j’étais éloigné des acteurs, mieux j’étais placé. Aussitôt que la toile était levée, et le moment venu où tous les autres spectateurs se disposaient à écouter ; moi, je mettais mes doigts dans mes oreilles, non sans quelque étonnement de la part de ceux qui m’environnaient, et qui ne me comprenant pas, me regardaient presque comme un insensé qui ne venait à la comédie que pour ne la pas entendre. Je m’embarrassais fort peu des jugements, et je me tenais opiniâtrement les oreilles bouchées, tant que l’action et le jeu des acteurs me paraissaient d’accord avec le discours que je me rappelais. Je n’écoutais que quand j’étais dérouté par les gestes, ou que je croyais l’être. Ah ! Monsieur, qu’il y a peu de comédiens en état de soutenir une pareille épreuve, et que les détails où je pourrais entrer seraient humiliants pour la plupart d’entre eux. Mais j’aime mieux vous parler de la nouvelle surprise où l’on ne manquait pas de tomber autour de moi, lorsqu’on me voyait répandre des larmes dans les endroits pathétiques, et toujours les oreilles bouchées. Alors, on n’y tenait plus, et les moins curieux hasardaient des questions auxquelles je répondais froidement “que chacun avait sa façon d’écouter, et que la mienne était de me boucher les oreilles pour mieux entendre” ; riant moi-même des propos que ma bizarrerie apparente ou réelle occasionnait, et bien plus encore de la simplicité de quelques jeunes gens qui se mettaient aussi les doigts dans les oreilles pour entendre à ma façon, et qui étaient tout étonnés que cela ne leur réussît pas20.
Il est intéressant de mesurer le chemin parcouru entre ce texte et celui des Entretiens : ce que faisait Diderot « jadis », c’était de se boucher les oreilles en voyant des pièces qu’il connaissait par cœur. Il s’agissait donc pour lui de vérifier, en ayant du spectacle une vision aussi globale que possible, une adéquation entre le jeu des comédiens et le texte en donnant la primauté au texte – et, bien sûr, de ne pas manquer de se donner lui-même en spectacle à ses voisins21. À l’époque du Fils naturel, c’est par oubli de la pantomime non écrite que « Moi » trouve, à la lecture, la scène avec André trop longue tandis qu’il avoue l’avoir appréciée lorsqu’elle était jouée ; c’est donc que la pantomime vue a fait « passer » le texte : elle était réussie – c’est-à-dire non seulement qu’elle était en adéquation avec le texte mais qu’elle était surtout ce qui sur le moment et dans le salon – dans cette situation idéale de spectateur – a retenu l’attention, fixé l’émotion, et fait oublier la longueur de la scène. Point n’était besoin de texte, connu par avance ou non, l’essentiel résidait dans le spectacle. On peut s’étonner que Moi ait ensuite oublié ce moment de belle improvisation…
Dans Le Fils naturel, ces moments de pantomime, le plus souvent silencieuse, sont nombreux22. Ce sont des moments de silence, de suspension de l’intrigue, de disparition du texte et presque du mouvement, des tableaux qui font naître une émotion purifiée de tout élément perturbateur : et Dorval réclame, pour le nouveau théâtre qu’il entend promouvoir, une prolifération de ces tableaux sur scène : « Surtout, négligez les coups de théâtre ; cherchez des tableaux ; rapprochez-vous de la vie réelle, et ayez d’abord un espace qui permette l’exercice de la pantomime dans toute son étendue » (p. 1174). À l’opposé du coup de théâtre, qui suppose la surprise, le tableau est le moment d’acmé d’une tension émotionnelle, de ce que Diderot nomme intérêt.
Le tableau comme scène idéale
« La disposition [des] personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau » déclare Moi (p. 1136). Qu’est-ce qui plaît à Diderot sur la toile, qu’est-ce qui plaît à Diderot sur la scène ? Les réponses apportées ici seront nécessairement succinctes.
Sur la toile, ce que Diderot apprécie par-dessus tout, c’est une composition claire et unie : un espace clos, un sujet unique, une frontalité, un dispositif d’encadrement et de structuration de la scène. Tout cela permet une saisie synthétique, immédiate et assurée par l’œil du spectateur avant même que s‘établisse la possibilité d’une compréhension du discours porté par la peinture.
Et au théâtre ? J’aurais tendance à penser que c’est là que, pour Diderot théoricien de l’art, tout a commencé. Car sa prédilection pour Greuze trouve me semble-t-il sa source dans le rôle qu’il attribue, dès les Entretiens sur le Fils naturel, au théâtre. « Quel est l’objet d’une composition dramatique ? » demande Dorval. « C’est, je crois, d’inspirer aux hommes l’amour de la vertu, l’horreur du vice… » répond Moi (p. 1176). Le rôle du théâtre est donc social, moral, politique : c’est aller bien au-delà des enjeux de la catharsis et du castigat ridendo mores du théâtre classique. Il ne s’agit plus de maîtriser les passions, ou de censurer le ridicule, mais bien de diffuser l’enseignement et la philosophie des Lumières en vue d’un amendement du corps social. C’est la raison pour laquelle le théâtre selon Diderot – et, ultérieurement, la peinture – doit remplir un rôle de prédication. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles l’action représentée doit être « domestique et bourgeoise » : proche du public, le théâtre doit pouvoir l’obliger, par identification, à modifier ses mœurs (il faut mettre « un peuple comme à la gêne » écrit Diderot dans le discours De la poésie dramatique p. 1284).
Cette idée d’un théâtre de prédication est explicitement posée dans les Entretiens, dans la célèbre utopie de l’île de Lampédouse23. Or une telle prédication, pour qu’elle soit efficace, ne doit pas seulement se dérouler sur une scène dépourvue de spectateurs fâcheux, pas seulement construire un quatrième mur qui exclue le public pour mieux le toucher, pas seulement non plus privilégier le sensible (accent et pantomime) sur le textuel ; elle doit aussi proposer un enseignement moral simple et clair.
D’où l’insistance de Dorval, dans les Entretiens, sur la pertinence de la règle des unités, et sur l’importance de la liaison des éléments de l’intrigue (« J’aime mieux qu’une pièce soit simple que chargée d’incidents. Cependant je regarde plus à leur liaison qu’à leur multiplicité. » p. 1132) : il faut donc bannir les péripéties, pour proposer un spectacle dépourvu de toute forme de divertissement, le genre sérieux, où le rire n’a pas sa place non plus que les valets, et doit être remplacé par les larmes, et où, enfin, le sens doit être dépassé par l’émotion. C’est là que la notion de tableau prend toute sa force, et touche peut-être à sa limite. Comme l’écrit Pierre Frantz, « la pantomime, telle que la pense Diderot, ne transmet pas un sens verbalisable, antérieur et traductible ; elle ne se substitue pas à la parole pour la traduire […] : elle fait sens de l’indicible. Elle est profondément hiéroglyphe24. » C’est ce qui rapproche la pantomime, et, partant, le tableau, du sublime, puisque, écrit encore P. Frantz, « on pensait percevoir là, soudain, l’humanité tout entière, se révélant dans sa nature, dans ce qui échappe à toute codification. Le jeu muet s’adresse à l’imagination du spectateur, “fait parler le silence”25. »
On mesure l’étendue de la fonction dévolue au comédien et à son jeu, les risques aussi que court un tel spectacle où le sensible et le visuel sont aussi premiers : risque de lassitude, peut-être, risque d’opacité, surtout. Car s’il est idéalement hiéroglyphique, le tableau pourrait ne pas savoir toucher l’imagination, et son éloquence serait alors perdue pour la majeure partie du public : « L’intelligence de l’emblème poétique n’est pas donnée à tout le monde ; il faut être presque en état de le créer pour le sentir fortement26. » Ce n’est pas un hasard si Dorval est, aussi, une figure du génie.
C’est pourquoi, à lire les didascalies des tableaux du Fils naturel et tenter de les visualiser, une certaine déception peut parfois nous prendre : la répétition des mêmes postures, des mêmes gestes plus ou moins figés dans la longueur des silences, dénote une certaine codification de ces pantomimes – à l’exception, sans doute, de la scène, fort réussie à mes yeux, de désespoir de Clairville où pantomime et accent sont intimement mêlés. Peut-être nécessaire pour être le support d’une prédication adressée à « quarante à cinquante mille spectateurs », c’est-à-dire pour être une machine de propagande idéologique au service de la vertu du citoyen, cette codification, elle-même fortement empruntée à la peinture, ne vient-elle pas affaiblir ce qui devrait être le ressort central de l’énergie du théâtre27 ?
Je voudrais, pour ne pas conclure sur cette note un peu réticente, revenir sur l’apport majeur de la réflexion de Diderot sur le théâtre et sur ses éventuels échos très contemporains. Bien sûr, le théâtre aujourd’hui est, avant tout, mise en scène et jeu d’acteur, est avant tout théâtre, spectacle, et souvent spectacle « total », incluant jeu, voix, diction, sons, images, lumières, chorégraphie, etc. Tout cela, Diderot s’y reconnaîtrait et applaudirait des deux mains tout en se bouchant les oreilles ! Notre dette à son égard est grande, dans ce pays si facilement conservateur – n’oublions pas à qui et à quoi il s’oppose dans ses ouvrages. Mais au-delà de cette révolution théâtrale dont, en France, il est le principal instigateur il me semble que ses idées résonnent fortement avec certaines pratiques contemporaines de la poésie-performance.
Dans certaines performances à mi-chemin entre poésie et théâtre28, l’accent, la voix, la respiration et le silence en corps et en gestes sont primordiaux et soulignent l’importance essentielle du sensible. Ce qui est en jeu dans ces performances, c’est bien de retrouver, en direct sur la scène, quelque chose de la pulsion du moment de l’écriture, quelque chose qui dépasse le texte et « appelle29 » le public, quelque chose qui crève l’écran. Or, pour crever l’écran, il faut poser l’écran, et créer la scène. Merci, Denis Diderot !
Notes
De la poésie dramatique, in tome IV des Œuvres de Diderot, édition de L. Versini, Paris, R. Laffont, coll. “Bouquins”, 1996, p. 1303. Pour une étude globale sur le théâtre au XVIIIe siècle, voir Martine de Rougemont, La Vie théâtrale en France au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 1988.
Molière, Les Fâcheux, I,1. Le choix que fait Molière d’ouvrir sa pièce par ce premier « fâcheux » de théâtre est bien évidemment significatif : gare aux spectateurs qui oseraient se comporter comme ce trublion !
Il faut, écrit-il, « changer la scène », « en ôter tout ce qui resserre un lieu déjà trop étroit […] ; en un mot, transporter au théâtre le salon de Clairville, comme il est. » (Entretiens sur le Fils naturel, in Diderot, Œuvres, tome IV, « Esthétique-Théâtre », éd. L. Versini, Paris, Laffont, Bouquins, 1996, p. 1151)
« Ah ! si nous avions des théâtres où la décoration changeât toutes les fois que le lieu de la scène doit changer ! » (Entretiens sur le Fils naturel, p.1132)
« Sur de petits théâtres, tels que les nôtres, que doit penser un homme raisonnable, lorsqu’il entend des courtisans, qui savent si bien que les murs ont des oreilles, conspirer contre leur souverain dans l’endroit même où il vient de les consulter sur l’affaire la plus importante, sur l’abdication de l’Empire ? Puisque les personnages demeurent, il suppose apparemment que c’est le lieu qui s’en va. » (Entretiens sur le fils naturel, p. 1132)
Diderot n’est pas ici très loin de Condillac qui écrivait, dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines (1749) : « Chacun a pu remarquer qu’on n’est jamais plus porté à se croire le seul témoin d’une scène intéressante, que quand le spectacle est bien rempli. C’est peut-être que le nombre, la variété et la magnificence des objets remuent les sens, échauffent, élèvent l’imagination, et, par là, nous rendent plus propres aux impressions que le Poète veut faire naître. Peut-être encore que les spectateurs se portent mutuellement, par l’exemple qu’ils se donnent, à fixer la vue sur la scène » (Essai sur l’origine des connaissances humaines, cité par Jeffrey S. Ravel, « Le théâtre et ses publics : pratiques et représentations du parterre à Paris au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2002/3 (no49-3), p. 89-118. En ligne.
Moi assiste caché à la représentation : « Dorval, qui avait écarté tout le monde, me plaça dans un coin d’où, sans être vu, je vis et entendis ce qu’on va lire » (Le Fils naturel, p. 1083).
« Clairville quitte Rosalie. Il est comme un fou. Il va, il vient, il s’arrête. Il soupire de douleur, de fureur. Il s’appuie les coudes sur le dos d’un fauteuil, la tête sur ses mains, et les poings dans les yeux. Le silence dure un moment. Enfin il dit : » (Le Fils naturel, p. 1102)
« Tant que dure la tirade, l’action est suspendue pour moi, et la scène reste vide » (Entretiens sur le Fils naturel, p. 1145)
« Il y a peu de discours dans cette action; mais un homme de génie qui aura à remplir les intervalles vides, n’y répandra que quelques monosyllabes ; il jettera ici une exclamation ; là, un commencement de phrase ; il se permettra rarement un discours suivi, quelque court qu’il soit.
Voilà de la tragédie ; mais il faut, pour ce genre, des auteurs, des acteurs, un théâtre, et peut-être un peuple. » (Ibid, p. 1154)
« Il y a, dans la composition d’une pièce dramatique, une unité de discours qui correspond à une unité d’accent dans la déclamation. […] C’est à l’acteur à sentir cette unité d’accent. » (Ibid., p. 1145)
Ce privilège accordé au sensible et notamment au visuel n’est pas l’invention de Diderot : déjà l’abbé Du Bos écrivait, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719) : « Je crois que le pouvoir de la peinture est plus grand sur les hommes que celui de la poésie » (cité par P. Frantz, op. cit., p. 22) et posait le modèle pictural que reprendra Diderot. Mais c’est bien d’un jeu visuel et sonore de l’acteur qu’il est question ici. L’idée est fort proche de celle que développe Rousseau au premier chapitre de son Essai sur l’origine des langues, lorsqu’il écrit que « les passions ont leurs gestes, mais elles ont aussi leurs accents, et ces accents […] nous font sentir ce que nous entendons. » (Essai sur l’origine des langues, Paris, GF Flammarion 1993, p. 58).
La dernière remarque sur l’échec de ceux qui tentent de l’imiter est intéressante : échouent-ils parce qu’ils ne connaissent pas, eux, le texte par cœur, ou parce qu’ils ne savent pas comprendre, ou déchiffrer, la pantomime ? Diderot n’en dit rien.
Constance, un coude appuyé sur la table, et la tête penchée sur une de ses mains, demeure dans cette situation pensive à l’annonce du départ de Dorval (I,2) ; Justine et Rosalie travaillent au métier à broder, et Rosalie n’interrompt son ouvrage que pour essuyer des larmes qui tombent de ses yeux. Elle le reprend ensuite. Le silence dure un moment, pendant lequel Justine laisse l’ouvrage et considère sa maîtresse (II, 1) ; Dorval et Rosalie se regardent un moment en silence. Rosalie pleure amèrement. On annonce Clairville (II, 2) ; Clairville, en achevant ces mots, se jette dans le sein de son ami. Il y reste un moment en silence (II, 4) ; après avoir lu [la lettre] d’une voix entrecoupée, et dans un trouble extrême, [Dorval] se jette dans un fauteuil. Il garde un moment le silence (II, 7).
« J’étais chagrin quand j’allais au spectacle et que je comparais l’utilité des théâtres avec le peu de soin qu’on prend à former les troupes. Alors je m’écriai : “Ah ! mes amis, si nous allons jamais à la Lampédouse, fonder loin de la terre, au milieu des flots de la mer, un petit peuple d’heureux ! ce seront là nos prédicateurs, et nous les choisirons sans doute selon l’importance de leur ministère. Tous les peuples ont leurs sabbats, et nous aurons aussi les nôtres. Dans ces jours solennels, on représentera une bonne tragédie, qui apprenne aux hommes à redouter les passions, une bonne comédie, qui les instruisent de leurs devoirs et qui leur en inspirent le goût.” » (Entretiens sur le Fils naturel, p. 1147)
On m’objectera que c’est ignorer le sublime du jeu de certains acteurs fétiches de Diderot. Je répondrai à mon tour que je préfère l’usage que Beaumarchais fera, quelques décennies plus tard, des préceptes diderotiens : dans son théâtre, le tableau vient servir une mobilité d’action essentielle, et est, bien souvent, au service de la péripétie, plutôt que subordonné à elle. Mais ce serait l’objet d’une autre étude.
Je pense par exemple à Christophe Tarkos, Charles Pennequin, Edith Azam, Julien Blaine, Nadine Agostini, Pierre Guéry.
Table des matières
De La Princesse de Clèves au Fils naturel. L'invention de la scène (Journée d'étude d'Aix)
Illustrer La Princesse de Clèves : scènes textuelles / scènes visuelles
Figure(s) dans La Princesse de Clèves. Ce qui manque à la scène ?
L’invention de la scène comme dispositif : Diderot, Entretiens sur le Fils naturel
“Négligez les coups de théâtre, cherchez des tableaux” : la scène picturale selon les Entretiens sur le Fils naturel
La scène de l’absence : Du Fils naturel au Paradoxe sur le comédien
La mise en scène de la vertu sensible dans Le Fils naturel et les Entretiens avec Dorval
La Princesse de Clèves (Journée d'étude du Mans)
Sait-on comment finit La Princesse de Clèves ?
Une lecture seiziémiste de La Princesse de Clèves
De la querelle de La Princesse de Clèves aux critiques modernes : lectures du roman et enjeux moraux
Conscience, volonté et distance critique dans La Princesse de Clèves
La passion et ses signes. La maîtrise de soi dans La Princesse de Clèves
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