Résumé
Sur quelle scène se joue le Fils naturel ? La scène est dédoublée, parce que le salon de la maison de Clairville est en même temps l’espace fictionnel et celui de la réalité où Dorval met en scène l’histoire de sa famille : Diderot y met en abyme la scène elle-même pour inventer un nouveau théâtre. En analysant la figure de Lysimond du Fils naturel, la notion de « quatrième mur » dans le discours De la poésie dramatique et la théorie du « modèle idéal » formulée dans le Paradoxe sur le comédien, cet articlemontre que le Fils naturel ne constitue pas seulement une pièce du théâtre, mais aussi témoigne du début de la réflexion diderotienne sur la notion même de scène. En effet, le père qui n’entre jamais en scène constitue paradoxalement la clef de voûte de la pièce en s’imposant comme l’absence à suppléer. Ce dispositif mis en œuvre dans Le Fils naturel permet à Diderot d’élaborer sa dramaturgie et son esthétique dans ses écrits dramaturgiques comme l’Entretien sur le Fils naturel et le discours De la poésie dramatique. Le Paradoxe sur le comédien marque enfin le moment de l’achèvement de son esthétique théâtrale, parce que Diderot y formule philosophiquement le dispositif de l’absence sous forme de la théorie du modèle idéal.
Commençons par poser une question dont la réponse est apparemment évidente : sur quelle scène se joue le Fils naturel ? C’est la scène de la pièce de théâtre où se déroule l’histoire de Dorval, de ses amis et de sa famille. Mais la scène est-elle vraiment dans l’ouvrage dramatique ? La pièce elle-même n’est-elle pas mise en scène ? Quand la pièce commence, elle est en effet déjà insérée dans un autre cadre fictionnel : sollicité par son père, Dorval écrit le Fils naturel et le met en scène avec sa famille dans le salon même où l’histoire s’est déroulée. La scène est donc dédoublée : on assiste à une mise en abyme de la mise en scène. Diderot met en scène l’histoire de Dorval qui met lui-même en scène l’histoire de son passé. La scène est ainsi doublement dédoublée1. D’abord, le temps est dédoublé : la scène se déroule en même temps au moment de l’histoire et au moment du jeu. Le lieu est également dédoublé : le salon est à la fois celui de l’espace fictionnel et celui dans lequel Diderot se cache dans un coin et regarde la pièce. Il n’est donc pas évident de savoir si la scène montre une histoire passée ou présente le jeu qui la représente. Revenons donc à la question du début : qu’est-ce que la scène du Fils naturel ? En réalité, il n’est pas si facile d’y répondre. Pour du moins apporter à cette question des éléments de réponse nous analyserons d’abord le dispositif scénique mis en œuvre par Diderot et la figure du père dans Le Fils naturel. Ensuite, nous essayerons d’extrapoler ce dispositif dans la dramaturgie générale proposée par les Entretiens, le discours De la poésie dramatique et le Paradoxe sur le comédien. Nous montrerons enfin que la réflexion diderotienne sur le dispositif scénique est philosophiquement parachevée dans le Paradoxe sous la forme de la théorie du « modèle idéal ».
L’absence du père
Dans Le Fils naturel, Diderot introduit un personnage qui incarne dans un sens le statut paradoxal de la scène. Il est toujours au centre du dispositif, mais en même temps exclu de la scène. C’est le père, qui est toujours absent, et qui toutefois constitue la cause directe de l’existence de la pièce et de l’histoire. En effet, dans la préface, il ne parle que par la bouche de Dorval qui explique à Diderot la raison d’être de la pièce :
Voilà les réflexions que je fais toutes les fois que je me rappelle ton histoire. Elles me consolent du peu de temps qui me reste à vivre ; et si tu voulais, ce serait la morale d’une pièce dont une partie de notre vie serait le sujet, et que nous représenterions entre nous (DPV, X, 162).
Le père veut faire une pièce de l’histoire de sa famille. C’est d’abord parce qu’elle permettrait de prolonger en quelque sorte sa vie parmi ses descendants. Ensuite, la raison plus profonde est qu’elle suppléerait son absence. Toute l’histoire du Fils naturel porte sur l’interdit de l’inceste, mais les personnages n’apprennent de quel interdit il s’agit qu’à la dernière scène. Jusqu’à la fin de la pièce, personne ne sait le lien de parenté entre Dorval et Rosalie : le père censé interdire l’inceste est toujours absent de la maison de Clairville. En ce sens l’interdit vient hanter Dorval et Rosalie, en prenant l’apparence du devoir d’amitié ou de fidélité. Le Fils naturel, ou les épreuves de la vertu, en tant que pièce de théâtre, supplée l’absence du père et transmet la « morale » de l’histoire vécue. Le père absent survivrait ainsi à sa mort et la pièce exprimerait l’interdit de l’inceste à sa place :
Nous le renouvellerions nous-mêmes, tous les ans, dans cette maison, dans ce salon. Les choses que nous avons dites, nous les redirions. Tes enfants en feraient autant, et les leurs, et leurs descendants. Et je me survivrais à moi-même, et j’irais converser ainsi, d’âge en âge, avec tous mes neveux…(Ibid.).
À notre avis, Diderot réutilise ici un schéma théâtral classique pour mettre en scène le moment de la naissance de la pièce elle-même : d’Œdipe à Hamlet, c’est le père absent qui vient hanter le descendant pour interdire l’inceste ou le fratricide et pour rétablir l’ordre familial troublé ou menacé. En effet, le père qui demande de faire la pièce est mort avant son achèvement et donc Le Fils naturel se joue en son absence. Il nous faut aussi bien retenir que le père demeure absent jusqu’à la fin de la mise en scène chez Clairville, car la pièce finit abruptement à l’arrivée du voisin qui joue le père, accueilli par les larmes des acteurs et des spectateurs. Lisons maintenant le début des Entretiens sur le Fils naturel :
J’ai promis de dire pourquoi je n’entendis pas la dernière scène ; et le voici. Lysimond n’était plus. On avait engagé un de ses amis qui était à peu près de son âge, et qui avait sa taille, sa voix, et ses cheveux blancs, à le remplacer dans la pièce.
Ce vieillard entra dans le salon, comme Lysimond y était entré la première fois, tenu sous les bras par Clairville et par André, et couvert des habits que son ami avait apportés des prisons. Mais à peine y parut-il que, ce moment de l’action remettant sous les yeux de toute la famille, un homme qu’elle venait de perdre, et qui lui avait été si respectable et si cher, personne ne put retenir ses larmes. Dorval pleurait. Constance et Clairville pleuraient. Rosalie étouffait ses sanglots et détournait ses regards. Le vieillard qui représentait Lysimond, se troubla, et se mit à pleurer aussi. La douleur passant des maîtres aux domestiques, devint générale, et la pièce ne finit pas (Ibid., 83).
Ce que nous avons sous nos yeux n’est donc pas la pièce telle qu’elle a été jouée. Tout au contraire, le texte ne constitue que le livret d’une pièce dont la dernière scène n’est en fait pas jouée dans l’histoire racontée par Diderot narrateur : le père reste donc toujours absent. Au moment précis de l’arrivée du père, il devient invisible à cause des larmes qui aveuglent tout le monde, y compris Diderot qui « essuie ses yeux » en sortant du salon. Ainsi Lysimond n’est, à proprement parler, jamais en scène. D’abord parce que la pièce commence par son absence et s’arrête avant son arrivée. De plus, le père lui-même est déjà mort avant la représentation dans le salon de la maison de Clairville. Dans le cadre extérieur de la pièce et dans l’espace fictif même, le père s’impose ainsi comme l’absence à suppléer.
En effet, dans l’article Absence de l’Encyclopédie, la notion d’absence se distingue explicitement de celle de mort3. L’enjeu central de l’article Absent qui le suit est ainsi l’héritage des biens de l’absent : un des enjeux fondamentaux du Fils natureln’est-il pas également la fortune du père ? En effet, Toussaint présente au début de l’article une problématique que D’Alembert et Diderot traitent dans les parties suivantes4 : « il faut distinguer s’il y a une certitude probable qu’il soit vivant, ou si la probabilité au contraire est qu’il soit mort ». Voilà la façon exacte dont le père du Fils naturel s’annonce. Ni mort ni vivant, le père y est presque un fantôme qui hante comme celui du père d’Hamlet5. Il s’impose en tant qu’il est absent, c’est-à-dire qu’il n’est plus ici. Donc il vient s’annoncer de l’ailleurs, mais s’avère enfin invisible, soit à cause des larmes, soit parce qu’il ne vit plus. L’absence du père hante ainsi la scène. En effet, elle jette toujours une ombre sur la personnalité de Dorval. Constance le diagnostique très clairement : « Vous êtes obsédé de fantômes » (Ibid., 63). D’ailleurs, l’image fantomatique fonctionne partout dans le Fils naturel. Clairville désespéré dit à Rosalie : « Je laisserai au fond de votre âme une image terrible qui y entretiendra le trouble et la douleur » (Ibid., 72). Le discours de Dorval vers la fin de la pièce évoque aussi l’image angoissante :
Songez qu'aux pieds de ces autels où vous auriez reçu mes serments, où j'aurais exigé les vôtres, l'idées de Clairville trahi et désespéré vous aurait suivie. Vous eussiez vu le regard sévère de Constance attaché sur vous. Voilà quels auraient été les témoins effrayants de notre union (Ibid., 75).
C’est donc l’image qui supplée l’absence et vient s’imposer pour rétablir un ordre. Même si le père est ailleurs, son image fantomatique subsiste toujours. Si Clairville mourait du désespoir, l’image effrayante viendrait hanter Dorval et Rosalie. Ils sont invisibles, mais ils ne sont pas inexistants : ils sont juste absents, c’est-à-dire qu’ils viennent en disant « je suis ailleurs ». C’est exactement ce que signifient les larmes qui empêchent de jouer la dernière scène. Certes, la figure du père reste invisible, toutefois les larmes témoignent clairement de sa présence ou… de son absence.
De sorte que l’absence du père est paradoxalement la plus présente sur la scène du Fils naturel : Diderot y déconstruit la dichotomie entre l’absence et la présence dans le sens normal des termes. Ce qui est mis en scène n’est ni totalement présent ni absolument inexistant : il est ailleurs, donc absent. Le dispositif de l’absence permet à Diderot de mettre en œuvre le pouvoir de négation exercé par l’absence originelle qui exige toujours le supplément. L’absence du père impose à Dorval et à Rosalie un impératif qui se prononce en conditionnel négatif : s’ils commettent l’inceste, ils ne seraient plus innocents ni vertueux. L’image conjecturale et fantomatique y constitue le supplément de l’absence. Elle hante, mais reste invisible. En effet, André, servant du père, vient évoquer la figure du père chez Dorval : « Cet André a jeté le trouble dans mon âme. Si vous saviez les idées qui me sont venues pendant son récit… Ce vieillard… Ses discours… Son caractère… Ce changement de nom… Mais laissez-moi dissiper un soupçon qui m’obsède » (Ibid., 53).
Le dispositif de l’absence n’est pas seulement essentiel dans Le Fils naturel, mais aussi fondamental pour la dramaturgie que Diderot élabore depuis les écrits des années 1750 jusqu’au Paradoxe sur le comédien. Par exemple, le « quatrième mur » formulé dans le discours De la poésie dramatique est peut-être une de ses théories théâtrales les plus connues : « Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre » (Ibid., 372-373). Or, le dispositif de l’absence jette en effet les bases épistémologiques du concept de quatrième mur. Parce que ce n’est rien d’autre que la théorie de l’absence du spectateur. Certes, le spectateur est devant les comédiens, mais séparé de la scène par la coupure imaginaire entre la salle et l’espace fictionnel : il est physiquement dans un même espace de la scène, mais en quelque sorte ailleurs.
L’absence du spectateur
Comme l’a bien montré Michael Fried, Diderot élabore sa théorie théâtrale en la mettant en relation étroite avec son esthétique picturale, qu’il développe à la faveur de sa fréquentation des artistes et des expositions du Salon carré du Louvre6. Diderot formule la théorie du quatrième mur dans le discours De la poésie dramatique, pourtant il commence à s’interroger sur la relation entre la salle et la scène déjà dans le Fils naturel7. Diderot, le spectateur de la pièce, qui n’a point de relation intime avec la famille de Dorval, se cache dans un coin du salon : il est dans le salon, mais absent pour les acteurs et de même pour d’autres spectateurs. En effet, Dorval propose à Diderot :
Le sujet de la pièce vous est connu ; et vous n’aurez pas de peine à croire qu’il y a quelques scènes où la présence d’un étranger gênerait beaucoup. Cependant c’est moi qui fais ranger le salon. Je ne vous promets point. Je ne vous refuse pas. Je verrai. (Ibid., 17).
Diderot assiste ainsi à la mise en scène en se cachant dans un coin du salon. Pourquoi faut-il se cacher ? La raison est que, comme l’affirme Dorval, la présence du spectateur « gênerait beaucoup » la scène. Comme Le Fils naturel est mis en scène dans le salon de la maison de Clairville, la scène fictionnelle et le salon réel se superposent : c’est exactement dans ce salon que l’histoire s’est déroulée. S’il y avait un « étranger », il briserait l’illusion théâtrale et donc la superposition de deux espaces. En revanche, la séparation entre la salle et la scène est nécessaire dans le théâtre normal, car c’est en l’occurrence le mélange de l’espace imaginaire et de la réalité qui dérangerait l’illusion théâtrale. C’est pourquoi le spectateur doit être absent de la scène. Toutefois, cette absence constitue en réalité une exigence pour les acteurs : ils sont obligés de jouer comme s’il n’y avait aucun spectateur. Le spectateur s’exclut de la scène pour parfaire l’illusion théâtrale. En effet, comme nous l’avons déjà lu, Diderot formule définitivement la théorie du quatrième mur dans le discours De la poésie dramatique de la façon suivante :
Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre. Jouez comme si la toile ne se levait pas (Ibid., 372-373).
Le « comme si » du quatrième mur montre bien le statut flottant du spectateur : il n’est pas totalement séparé de la scène, car elle devrait être visible pour lui, cependant il faut que la « toile » imaginaire existe entre la scène et la salle, pour rendre le spectateur absent de la scène. Ainsi l’acteur joue comme s’il n’y avait aucun spectateur. C’est ce que Michael Fried appelle le principe de l’ « absorbement ». Selon lui, c’est la pierre angulaire de l’esthétique diderotienne : il faut que les personnages du « drame bourgeois » ou de la peinture soient complètement absorbés dans ce qui se passe dans l’œuvre et se désintéressent du spectateur. Le comédien joue « comme si » le spectateur était absent, paradoxalement, pour qu’il soit le plus touché. En effet, Diderot se moque d’un auteur qui sacrifie la cohérence interne de l’illusion théâtrale pour que la pièce plaise aux spectateurs :
J’ai remarqué que l’acteur jouait mal tout ce que le poète avait composé pour le spectateur ; et que si le parterre eût fait son rôle, il eût dit au personnage : « A qui en voulez-vous ? Je n’en suis pas. Est-ce que je me mêle de vos affaires ? rentrez chez vous. » Et que si l’auteur eût fait le sien, il serait sorti de la coulisse et eût répondu au parterre : « Pardon, Messieurs, c’est ma faute : une autre fois je ferai mieux et lui aussi » (Ibid., 373).
Si le comédien veut vraiment susciter le sentiment esthétique chez le spectateur, il devrait donc jouer comme s’il ignorait totalement son existence. Ainsi, l’impératif du spectateur s’impose-t-il dans la mesure où il est absent : jouez comme si nous n’étions pas ici. En d’autres termes, le spectateur assiste à la scène comme si face à elle il disait : « je suis ailleurs ». Le même dispositif que celui du Fils naturel y fonctionne ; pour le comédien, le spectateur est invisible, mais il n’est pas inexistant : il est absent8. Revenons à l’article Absence de l’Encyclopédie : « l’éloignement de quelqu’un, du lieu de son domicile ». Ainsi, le spectateur est-il imaginairement éloigné du parterre, qui existe physiquement devant la scène. Pourtant, Diderot affirme dans le Paradoxe sur le comédien que l’acteur doit conserver son « sang-froid » et jouer sans « nulle sensibilité » pour produire un effet optimal sur les spectateurs9. Cependant, pour que le comédien maximise « l’effet », il lui faudra bien tenir compte du spectateur : il n’est pas du tout « absorbé » dans l’histoire, mais dédoublé dans les deux espaces réel (le parterre) et fictionnel (la scène). Diderot explique clairement le dédoublement du comédien dans le Paradoxe :
A la première représentation d'Inès de Castro, à l’endroit où les enfants paraissent, le parterre se mit à rire ; la Duclos qui faisait Inès, indignée, dit au parterre : Ris donc, sot parterre, au plus bel endroit de la pièce. Le parterre l’entendit, se contint ; l’actrice reprit son rôle, et ses larmes et celles du spectateur coulèrent. Quoi donc ! est-ce qu’on passe et repasse ainsi d’un sentiment profond à un sentiment profond, de la douleur à l’indignation, de l’indignation à la douleur ? Je ne le conçois pas ; mais ce que je conçois très bien, c’est que l’indignation de la Duclos était réelle et sa douleur simulée (DPV, XX, 81).
Pourtant, ce propos et le principe de l’« absorbement » ne se contredisent-ils pas ? Si le comédien est conscient de l’effet visé par son jeu et de la réaction du parterre, il n’est nullement « absorbé » dans l’histoire. Diderot a-t-il changé d’avis pendant la décennie qui sépare la rédaction du Fils naturel de celle du Paradoxe ? Pour répondre à cette question, il nous faut revenir au « comme si » du quatrième mur. Le comédien ne s’absorbe pas réellement dans son illusion : tout au contraire, il joue de sang-froid comme s’il n’y avait aucun spectateur pour produire l’effet esthétique. Dans ce sens, il n’existe aucune contradiction dans l’esthétique de Diderot ; ce qu’il y a dedans, c’est le « paradoxe » : ce qui est le plus présent sur la scène, c’est l’absence.
L’absence du comédien
Dans le Paradoxe sur le comédien, Diderot formule enfin théoriquement le dispositif que nous venons d’analyser. Par paradoxe, il faut entendre « une proposition absurde en apparence, à cause qu’elle est contraire aux opinions reçues et qui néanmoins est vraie au fond, ou du moins peut recevoir un air de vérité » (ENC, XI, 895, article de D’Alembert). Le paradoxe sur le comédien est donc le suivant : « il me faut dans cet homme [=le comédien] un spectateur froid et tranquille, j’en exige par conséquent de la pénétration et nulle sensibilité » (DPV, XX, 48)10. Selon Diderot, le bon comédien ne joue pas avec sa sensibilité, mais avec son jugement et son sang-froid11. S’il montre son véritable sentiment sur la scène, celle-ci ne constitue plus une illusion théâtrale, mais une réalité. En d’autres termes, le comédien en tant qu’homme réel doit se retirer de la scène pour céder la place au personnage. Rappelons-nous la fin du Fils naturel mis en scène chez Clairville : les vraies larmes mettent fin à la pièce et ramènent les acteurs et les spectateurs à la réalité. Jusqu’au moment de l’arrivée du père, la scène était l’espace fictif ; une fois l’illusion théâtrale brisée, le salon redevient celui d’après la mort du père, dans lequel Dorval met en scène la pièce. Le comédien intériorise le regard du spectateur et s’absente ainsi de la scène. L’acteur est possédé par le spectateur absent, pour effacer le soi réel sur la scène et pour faire apparaître un personnage fictionnel. Cependant, si ce n’est pas la réalité qui touche les spectateurs et qu’il faut mettre en scène, qu’est-ce que le comédien montre ? Si ce n’est pas la mimésis exacte du réel, qu’est-ce qu’il imite ? Pour répondre à ces questions, il nous faut maintenant aborder la notion de « modèle idéal » chez Diderot.
Le modèle idéal est la notion que Diderot hérite de Charles Batteux et élabore sous l’influence de la philosophie platonicienne et idéaliste, à partir de l’article Admiration de l’Encyclopédie jusqu’au Paradoxe sur le comédien en passant par la Poésie dramatique et le Salon de 1767. Selon Diderot, le comédien doit concevoir le modèle idéal à imiter à force d’un travail assidu et d’une expérience tâtonnante :
Sans doute elle [=Mlle Clairon] s’est fait un modèle auquel elle a d’abord cherché à se conformer ; sans doute elle a conçu ce modèle le plus haut, le plus grand, le plus parfait qu’il lui a été possible ; mais ce modèle qu’elle a emprunté de l’histoire ou que son imagination a créé comme un grand fantôme, ce n’est pas elle ; si ce modèle n’était que de sa hauteur, que son action serait faible et petite ! […]
Comme il nous arrive quelquefois dans le rêve, sa tête touche aux nues, ses mains vont chercher les deux confins de l’horizon ; elle est l’âme d’un grand mannequin qui l’enveloppe ; ses essais l’ont fixé sur elle (Ibid., 51).
Au lieu de se présenter en tant que tel, le comédien met en place le modèle idéal en effaçant sa réalité « faible et petite » : il s’absente de la scène pour y invoquer le « grand fantôme » qu’il élabore à tâtons. Vu que le modèle idéal s’avère lui-même fantomatique, si nous empruntons les termes de Diderot dans le Salon de 1767, « purement idéal », il s’inscrit également dans le paradigme de l’absence que nous avons vu à l’œuvre avec le père du Fils naturel, confronté au spectateur et aux comédiens : le modèle idéal s’impose comme un modèle à imiter, mais reste toujours invisible et difficile à concevoir. Le « grand fantôme » vient s’annoncer, mais c’est au comédien de tâtonner dans sa quête. Le modèle idéal est donc un impératif à venir dont le comédien devrait poursuivre la recherche :
Mais ce modèle idéal n’était pas elle [=Mlle Clairon]. Quel était donc son talent ? Celui d’imaginer un grand fantôme et de le copier de génie. Elle imitait le mouvement, les actions, les gestes, toute l’expression d’un être fort au-dessus d’elle (Ibid., 89).
La quête s’effectue toujours dans l’obscurité, parce que selon Diderot, le modèle idéal ne s’achèvera jamais et n’est conçu que « vaguement, confusément dans l’entendement de l’artiste » : l’invisibilité fantomatique du modèle idéal exige le « tâtonnement » de l’artiste. Pour ce faire, il intériorise le regard absent du spectateur, se rend absent de la scène et met en scène le modèle idéal : l’absence du comédien invoque le « grand fantôme » qui vient faire office de supplément. Or, ce qui se montre sur la scène n’est donc ni le comédien lui-même ni le modèle idéal. Car ils sont en même temps absents : l’acteur ne doit jamais montrer sa réalité pour ne pas briser la scène elle-même ; le modèle idéal ne se présente jamais visuellement sur la scène, puisqu’il est imaginaire. Ainsi ce qui est sur la scène est l’absence elle-même, l’énoncé du « je suis ailleurs ». Le modèle idéal, en tant que « grand fantôme », vient suppléer en quelque sorte l’absence de la scène elle-même, c’est-à-dire toute l’absence que nous avons vue mise en scène.
Conclusion
Revenons pour conclure à notre question de départ : qu’est-ce que la scène du Fils naturel ? Nous pourrions conclure que ce n’est rien d’autre que la scène de l’absence où Diderot met en jeu le dispositif du « je suis ailleurs ». Dès Le Fils naturel, le philosophe met en scène le caractère paradoxal de la scène elle-même : ce n’est ni totalement un espace imaginaire ni complètement un espace réel. Le père qui n’entre jamais en scène constitue paradoxalement la clef de voûte de la pièce en s’imposant comme l’absence à suppléer. Dans ses écrits dramaturgiques comme l’Entretien sur le Fils naturel et De la poésie dramatique, Diderot continue à élaborer sa théorie fondée sur le paradoxe ; le Paradoxe sur le comédien marque le moment de l’achèvement de son esthétique théâtrale, parce que Diderot y formule philosophiquement le dispositif de l’absence, c’est-à-dire, le jeu de l’absence et de son supplément sur la scène sous la forme d’une théorie du modèle idéal. Nous avons du moins dégagé l’aspect philosophique de la mise en scène textuelle du Fils naturel, à partir duquel les pensées diderotiennes s’élaborent. Donc, nous pourrions maintenant dire qu’il nous faudrait regarder Le Fils naturel non seulement comme une pièce de théâtre, mais aussi comme une réflexion sur la notion même de scène.
Notes
Pour l’analyse du dispositif scénique du Fils naturel, notre approche s’inspire grandement des travaux de Stéphane Lojkine. Voir. « La scène au salon : Le Fils naturel », L’Œil révolté, J. Chambon, 2007, chap. III, p. 241-255 ; « La scène absente : autoréflexivité narrative et autoréflexivité fictionnelle dans Jacques de Fataliste », L’Assiette des fictions. Enquêtes sur l’autoréflexivité romanesque, dir. J. Herman, A. Paschoud, P. Pelckmans et F. Rosset, Louvain, Paris et Walpole, Peeters, 2010, p. 337-351.
Les références sont données dans l’édition des œuvres complètes publiée par Hermann, dite édition Dieckmann-Proust-Varlot, et abrégée DPV.
« Absence, s. f. en Droit, est l’éloignement de quelqu’un, du lieu de son domicile. […]Celui qui est absent du Royaume avec l’intention de n’y plus retourner, est réputé étranger : mais il n’est pas réputé mort »(ENC, I, 40).
D’Alembert et Diderot qui se contentent de résumer la pensée de Buffon adoptent l’approche mathématique pour résoudre le problème : il explique le calcul de la probabilité à partir des données de l’espérance de la vie. L’héritage des biens de l’absence consiste donc un des topos sociaux à l’âge classique où la classe bourgeoise commence à émerger.
Dans Spectres de Marx, Jacques Derrida analyse le dispositif de l’injonction du fantôme à partir de la tragédie d’Hamlet. Selon lui, le fantôme s’annonce mais reste toujours invisible : il demeure ailleurs, et donc absent. Dans ce sens, cette injonction ne peut pas se prononcer d’une façon claire et positive. Lorsque les hommes sont confrontés à un fantôme, l’injonction du fantôme met en œuvre le mouvement contradictoire de la « conjuration ». La conjuration consiste à le solliciter d’advenir à la présence et en même temps à l’exorciser. Dans le Fils naturel, Lysimond conjure ainsi Dorval de faire la pièce pour devenir un fantôme et Dorval essaie de conjurer, dans la pièce, le fantôme de Lysimond pour suppléer son absence. La déconstruction diderotienne de la dichotomie entre la présence et l’absence prises dans le sens ordinaire rejoint en quelque sorte la tentative derridienne. Voir Jacques Derrida, « Injonctions de Marx », Spectre de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 73-74.
Michael Fried, La place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, trad. par Claire Brunet, Paris, Gallimard, 1990. (Absorption and theatricality. Painting and beholder in the Age of Diderot, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1980.)
Voir, Pierre Frantz, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 2015, p. 61.
L’invention du dispositif de l’absence constitue pour Diderot une arme intellectuelle et fondamentale pour sa tentative de réforme du théâtre. Sur le projet de réforme du théâtre qui traverse Le Fils naturel, voir Jacques Chouillet, La Formation des idées esthétiques de Diderot (1751-1763), Paris, Armand Colin, 1973, p. 429-442.
En effet, selon Stéphanie Loubère, « l’effet » sur les spectateurs est « un critère essentiel dans l’évaluation d’une œuvre d’art ». « La critique de l’effet dans les Salons de Diderot », Les Salons de Diderot : Théorie et écriture, Paris, PUPS, 2008, p. 61-72.
Sur l’analyse du paradoxe dans l’esthétique diderotienne, voir Yvon Belaval, L’Esthétique sans paradoxe de Diderot, Paris, Gallimard, 1950.
Sur le dispositif mis en œuvre dans le Paradoxe, voir Stéphane Lojkine, « Dispositif du paradoxe », communication au Congrès de la société américaine d’étude du XVIIIe siècle, Albuquerque, 2020. Consultable en ligne (https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/diderot/dispositif-paradoxe).
Table des matières
De La Princesse de Clèves au Fils naturel. L'invention de la scène (Journée d'étude d'Aix)
Illustrer La Princesse de Clèves : scènes textuelles / scènes visuelles
Figure(s) dans La Princesse de Clèves. Ce qui manque à la scène ?
L’invention de la scène comme dispositif : Diderot, Entretiens sur le Fils naturel
“Négligez les coups de théâtre, cherchez des tableaux” : la scène picturale selon les Entretiens sur le Fils naturel
La scène de l’absence : Du Fils naturel au Paradoxe sur le comédien
La mise en scène de la vertu sensible dans Le Fils naturel et les Entretiens avec Dorval
La Princesse de Clèves (Journée d'étude du Mans)
Sait-on comment finit La Princesse de Clèves ?
Une lecture seiziémiste de La Princesse de Clèves
De la querelle de La Princesse de Clèves aux critiques modernes : lectures du roman et enjeux moraux
Conscience, volonté et distance critique dans La Princesse de Clèves
La passion et ses signes. La maîtrise de soi dans La Princesse de Clèves
Faut-il réécrire La Princesse de Clèves ? Les objets dérivés et leur quête
Journée d'agrégation du 4 décembre 2021
Archaïsmes lexicaux et néologismes chez Charles Perrault et Marie-Catherine d’Aulnoy
« Honni soit qui mal y pense » : le jeu des proverbes dans les contes de Perrault et de Mme d’Aulnoy
Le Colloque des chiens de Cervantès : une conclusion ironique et sceptique
Du Bellay, entre tradition et innovation (Regrets, Antiquités et Songe)