Résumé
C'est dans les Entretiens sur le Fils naturel qu'on voit exploitée théoriquement pour la première fois la polysémie du mot français scène. La scène désigne d'abord l'espace de la représentation, puis le contenu de ce qui s'y joue. A cette double signification, dont il n'est pas l'inventeur, Diderot en ajoute une troisième, plutôt inattendue : pour Le Fils naturel, la scène sera la double défaillance des deux premières, c'est-à-dire du lieu (il n'y a pas de scène mais un salon) et de l'avoir lieu (la dernière scène n'a pas lieu). C'est à partir de ce défaut fondamental que se déploie le dispositif scénique, que Diderot comprend comme la superposition d'un espace (une scène sans scène), d'une situation (une scène avant la scène) et d'un tableau (une scène sans événement).
Abstract
It is in the Entretiens sur le Fils naturel that the polysemy of the French word scène is exploited theoretically for the first time. Scène designates first the stage, the space of the performance, and then the scene, the content of what is played out on it. To this double meaning, of which he was not the inventor, Diderot adds a third, rather unexpected one: for Le Fils naturel, the scene will be the double failure of the first two, i.e. of the place (there is no scene but a salon) and of the having taken place in (the last scene does not take place). It is from this fundamental defect that the scenic device unfolds, which Diderot understands as the superposition of a space (a stage without a scene), a situation (a scene before its staging) and a tableau (a scene without an event).
La question de la scène est la question centrale des Entretiens sur le fils naturel. Mais ce n’est pas par ce terme que nous sommes introduits : le point de départ, ce sont les événements :
« il est incroyable que tant d’événements se soient passés dans un même lieu »
« Si les événements en ont été séparés par d’autres, [croyez-vous] qu’il était à propos de rendre cette confusion ? » (p. 11311)
« Je suis moins disposé à croire deux événements que le hasard a rendus successifs ou simultanés » (p. 1132)
« L’art d’intriguer consiste à lier les événements » (p. 1132)
« La raison doit être d’autant plus forte que les événements sont plus singuliers » (p. 1132)
Ce terme d’événement n’est pas aristotélicien2 : dans la Poétique, la mise en intrigue du mythos consiste à en ménager, en administrer les péripéties. L’événement n’est pas du théâtre, il est du réel. Le problème qui se pose est celui de la liaison d’événements du réel dans un « lieu », un espace qui se refuse à être celui du théâtre, mais n’est plus pour autant celui de la réalité (de la société, du salon).
La scène comme lieu et la scène comme contenu : une double négation
C’est donc par le lieu que nous sommes introduits à la scène, qu’il faut comprendre comme le réceptacle, le support destiné à recevoir le contenu des événements :
« Ah ! si nous avions des théâtres où la décoration changeât toutes les fois que le lieu de la scène doit changer ! » (p. 1132)
Le « lieu de la scène », c’est ce que la scène indique comme lieu, par la décoration théâtrale : la scène est d’abord l’espace vide des tréteaux, des planches du théâtre, que la présence des acteurs, que les éléments du décor vont venir remplir et auxquels ils vont donner force de fiction et de signification. La scène est une signification en devenir.
Mais d’abord, ce qui menace et du coup caractérise la scène, c’est son vide :
« La décoration ne peut changer, que la scène ne reste vide ; la scène ne peut rester vide qu’à la fin d’un acte. » (p. 1132)
L’unité de lieu est une contrainte du théâtre, parce que si vous voulez changer le lieu de la scène, vous êtes obligés de procéder à un déménagement à vue du décor, c’est-à-dire de la vider, de la ramener à son essence vide, qui est insupportable à regarder. Dorval ironise à ce propos, en imaginant ce que le spectateur est alors obligé de supposer :
« Puisque les personnages demeurent, il suppose apparemment que c’est le lieu qui s’en va. » (p. 1132)
La scène donc désigne le lieu de la fiction, mais n’est pas ce lieu : elle est le vide sous-jacent à ce lieu. Du moins c’est le premier sens dans lequel Diderot emploie le terme, et qui revient de façon récurrente avec l’expression « sur la scène » :
à propos des valets de comédie : « je me garderais bien de rendre importants sur la scène des êtres qui sont nuls dans la société »
… et des soubrettes : « Qu’elles restent sur la scène jusqu’à ce que notre éducation devienne meilleure » (p. 1134)
« Sur la scène » se comprend ici par métonymie comme « au théâtre », dans cet espace de convention qu’est le théâtre, par opposition avec la société, le salon, les événements de la réalité. « Sur la scène » implique du coup, ou tout du moins conditionne formellement un certain contenu, le genre de contenu qu’on peut ou ne peut pas voir sur la scène : la métonymie réassigne à la scène vide originaire la transmutation fictionnelle d’un événement, la scène devient ce qui au théâtre accueille l’événement, elle devient l’événement même, mais théâtralisé, transformé pour devenir du contenu théâtral.
« Au premier bruit de l’arrivée de mon père, nous descendîmes, nous accourûmes tous ; et la dernière scène se passa en autant d’endroits différents que cet honnête vieillard fit de pauses, depuis la porte d’entrée jusque dans ce salon. Je les vois encore, ces endroits… Si j’ai renfermé toutte l’action dans un lieu, c’est que je le pouvais sans gêner la conduite de la pièce, et sans ôter de la vraisemblance aux événements. » (p. 1133)
Lorsque Dorval dit que « la dernière scène se passa en autant d’endroits différents que cet honnête vieillard fit de pauses », la scène ne peut plus désigner les tréteaux du théâtre, mais les événements même, par quoi d’ailleurs sa phrase se conclut. Dorval dit « la scène » pour « les événements » précisément au moment où il s’agit de montrer que la scène ne peut pas accueillir tels quels les événements, où la dissémination des lieux, qui caractérise essentiellement ici les événements, qui en fait l’effet dramatique, apparaît incompatible avec l’espace resserré, unique, non modulable, de la scène théâtrale.
On pourrait simplement ramener ici le sens du mot scène à ce sens pratique qu’il a, pour le texte théâtral, du découpage de l’acte en scènes, qui changent à chaque fois qu’un personnage entre ou qu’il sort. Ici, la dernière scène commence parce que Lysimond entre ; le texte de la dernière scène commence avec l’entrée de Lysimond.
Mais précisément, cette scène, lors de la représentation, n’a pas eu lieu. Diderot n’évoque la scène au sens textuel du terme que pour ce qui, en termes de contenu, a fait défaut, a failli, n’a pas eu lieu. La scène diderotienne est la défaillance non seulement du lieu (elle est le vide sous le lieu), mais de l’avoir lieu (elle est ce qui n’a pas de lieu au théâtre). Quelques lignes plus loin en effet on peut lire :
« Vous me persuaderez donc que vous avez eu avec votre valet la seconde scène du premier acte ? Quoi ! lorsque vous lui dites : “Ma chaise, des chevaux”, il ne partit pas ? Il ne vous obéit pas ? » (p. 1133)
Ce que Diderot commence par désigner comme scènes au sens d’un contenu de scène, ce sont des scènes impossibles, ce sont des événements qu’il est impossible de transposer sur la scène, au théâtre, dans l’espace resserré des tréteaux (transposition matérielle) ou dans les conventions de vraisemblance et de bienséance du théâtre français (transposition symbolique). De même lorsque Dorval commande à André du thé :
« Moi. Et le thé de la même scène ? Lui dis-je.
Dorval. Je vous entends ; cela n’est pas de ce pays. J’en conviens ; mais j’ai voyagé longtemps en Hollande ; j’ai beaucoup vécu avec des étrangers ; j’ai pris d’eux cet usage ; et c’est moi que j’ai peint.
Moi. Mais au théâtre !
Dorval. Ce n’est pas là, c’est dans le salon qu’il faut juger mon ouvrage… » (p. 1135)
La scène du thé est une scène impossible au théâtre. Mais c’est précisément en tant que scène impossible au théâtre qu’elle constitue la marque de fabrique du nouveau théâtre que Diderot entend promouvoir, un théâtre qu’il ne faut pas penser « sur la scène », mais « dans le salon ». C’est par sa propre négation que la scène émerge ici comme notion théorique à partir de laquelle initier et penser la révolution dramaturgique des Lumières.
Le tableau contre le coup de théâtre : dispositif de la scène
« Moi » est supposé avoir lu la pièce de Dorval après l’avoir vue jouer dans son salon ; il rend compte de cette lecture à Dorval dans les Entretiens. L’entretien joue donc sur une triple temporalité : le temps des événements, celui de leur représentation, qui est en même temps une commémoration, et celui de la lecture du texte de la pièce composée par Dorval. Dans ce processus, le texte vient en dernier, mais il est censé évidemment avoir été écrit avant la représentation ; enfin, si l’on quitte la fiction, on est raisonnablement obligé de prendre en compte que le texte est premier, que c’est lui que Diderot a d’abord écrit, qu’il a donc précédé les événements qui y sont imaginés, et a fortiori la représentation qui en a été faite. Autrement dit, sur les trois temps de la représentation sur lesquels jouent les Entretiens, le temps du texte occupe la première position pour Diderot, la deuxième position pour Dorval, et la troisième pour Moi. C’est-à-dire que le temps du texte est inassignable. Le dispositif des Entretiens escamote le texte. Le texte est toujours ailleurs. Il n’est jamais au bon endroit.
Ce n’est pas là simplement un jeu malicieux. L’escamotage du texte est un préalable nécessaire à l’émergence de la scène comme double acception négative du lieu et du contenu. Dans la logique aristotélicienne de la mise en intrigue, dans la logique du texte, le coup de théâtre programme l’avènement de l’événement : il le fait advenir dans un lieu donné, avec un contenu textuel donné, un récit. Dans la logique de la scène, ce n’est plus l’événement, mais son effet qui constitue l’enjeu du spectacle. L’effet de l’événement se déduit de la scène même, qui n’est ni exactement un lieu, ni surtout le contenu d’un récit. L’administration des effets prend alors la forme du tableau. Le tableau est la forme pure de la scène en tant que lieu sans lieu et que texte sans texte.
« Moi. J’entends. Un incident imprévu qui se passe en action, et qui change subitement l’état des personnages, est un coup de théâtre. Une disposition de ces personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau. » (p. 1136)
L’expression « sur la scène » est réservée au tableau, défini comme la « disposition [des] personnages sur la scène ». Le coup de théâtre renvoie à la forme théâtrale du théâtre, à ses conventions, à ses « incidents », qui ne sont pas de vrais événements. La scène, elle, agence, dispose dans un lieu virtuel (qui a permis à Dorval de dire, quelques lignes plus haut que « la scène a changé de lieu ») des personnages dont la « disposition » en soi, visuellement et immédiatement, sans qu’il soit besoin de recourir au discours, fait sens. La scène est un agenceur de compositions3. Parce qu’elle tire parti des dispositions des personnages, parce qu’elle produit son contenu à partir de ces dispositions, la scène est un dispositif. Le tableau est le contenu produit par la scène, en tant que ce contenu est irréductible à une logique textuelle, qu’aucune poétique ne le régit, que ses règles de composition sont celles de la peinture.
L’essentiel de ce qui se joue ici n’est pas tellement le déplacement du paradigme textuel vers un modèle visuel de représentation. Par la comparaison avec la peinture et avec son mode de composition, par la disposition des figures dans l’espace de la toile, Diderot impose la primauté de la scène, comme espace virtuel de composition, dans le processus de la représentation. Le dramaturge, le poète, l’artiste en général ne représentent pas des actions (selon l’herméneutique aritotélicienne), mais des situations : de la scène qui fait tableau devant lui, le spectateur déduit, abstrait une situation ; de la disposition matérielle des personnages sur les tréteaux il se déplace en imagination vers une situation dans un lieu. La scène ne se réduit ni tout à fait à la matérialité de l’espace scénique, ni absolument à l’idéalité de la situation qui est en même temps la réalité de l’événement. Entre l’un et l’autre plan de la représentation, la scène constitue une interface, un échangeur transmédial.
« Il faut que l’action théâtrale soit bien imparfaite encore, puisqu’on ne voit sur la scène presque aucune situation dont on pût faire une composition supportable en peinture. Quoi donc ! La vérité y est-elle moins essentielle que sur la toile ? Serait-ce une règle, qu’il faut s’éloigner de la chose à mesure que l’art est plus voisin, et mettre moins de vraisemblance dans une scène vivante, où les hommes mêmes agissent, que dans une scène colorée, où l’on ne voit, pour ainsi dire, que leurs ombres ? » (p. 1137)
Où est la scène ? « On ne voit sur la scène » se comprend comme « On ne voit au théâtre », c’est l’espace scénique du théâtre et donc la vraie scène n’y est pas. Mais « une scène vivante, où les hommes mêmes agissent », non les acteurs qui les contrefont, est une scène du réel, où se jouent les vrais événements : ce n’est pas du théâtre. Et « dans une scène colorée » renvoie à la peinture, la peinture comme une scène, hors tableau, que le peintre aurait ensuite colorée, pour la transposer en couleurs sur la toile. La scène n’est encore pas sur le tableau, qui n’en fixe que les effets. Théâtre, société, peinture : la scène n’est essentiellement en aucun de ces lieux et pourtant se manifeste en chacun d’eux. Dans ces lieux, Diderot constate le carcan des contraintes matérielles, le poids des interdits, des bienséances, des conventions. Malheureusement, « il faut s’éloigner de la chose à mesure que l’art est plus voisin » : la chose, c’est le réel, et l’effet de réel que le poète de génie doit viser ; l’art, c’est la contrainte de l’art. La scène voyage de la chose à l’art : c’est pourquoi on ne saurait programmer pour elle le dessein d’un récit et la découpe d’un coup de théâtre. La préférence pour le tableau n’est certainement pas celle des images fixes : elle promeut d’abord le déplacement idéal, en imagination, de la scène depuis une situation vers des actualisations possibles4.
L’enjeu de la conversation de Dorval et de Moi, c’est la négociation de ces actualisations : Moi reprend une à une les scènes qu’il a lues, « la scène de Clairville désespéré » (p. 1142), « la scène d’André » (p. 1147), ces scènes qu’il a lues n’ont pas pu avoir lieu. Il n’est pas possible de ramener, de transposer les scènes du texte que Dorval lui a confié, ni dans un théâtre où elles seraient jouées pour le public, ni dans la salon où, jouées en privé, en famille, elles ont produit un autre effet, ni a fortiori dans les événements qui se sont réellement produit. La négociation fait voyager la scène dans ces actualisations récusées les unes par les autres. C’est-à-dire qu’il n’y a jamais une seule scène : le dispositif scénique est le ménagement de ces impossibilités superposées.
« Dorval. Et puis, je gage que vous me voyez encore sur la scène française, au théâtre.
Moi. Vous croyez donc que votre ouvrage ne réussirait point au théâtre ?
Dorval. Difficilement. Il faudrait ou élaguer en quelques endroits le dialogue, ou changer l’action théâtrale et la scène.
Moi. Qu’appelez-vous changer la scène ?
Dorval. En ôter tout ce qui resserre un lieu déjà trop étroit ; avoir des décorations ; pouvoir exécuter d’autres tableaux que ceux qu’on voit depuis cent ans ; en un mot, transporter au théâtre le salon de Clairville, comme il est.
Moi. Il est donc important d’avoir une scène ? » (p. 1151)
Question sidérante : il serait important d’avoir une scène, c’est-à-dire que nous n’avons pas de scène. Le théâtre est là, devant nous, avec l’évidence de ses représentations quotidiennes : la « scène française », c’est la scène du Théâtre-Français, de la Comédie française, qui a refusé Le Fils naturel. Hé bien sur ce théâtre, il n’y a pas de scène, pas de vraie scène, il n’y a pas la scène (l’espace) qui pourrait accueillir de vraies scènes (les tableaux du nouveau théâtre). La scène, au sens plein, actuel, que lui donne Diderot, n’existe pas. Or c’est dans cette scène que nous n’avons pas qu’il faudrait transporter le salon de Clairville. Faire de la scène le contraire d’une scène pour avoir enfin une scène.
La scène se manifeste comme le nouveau paradigme par l’exigence de « changer la scène » : il ne s’agit pas simplement de la réforme de Lauraguais5, de la suppression des spectateurs sur la scène du Français pour en élargir le lieu, même si cette réforme participe du nouveau paradigme. Il ne s’agit pas, une bonne fois pour toutes, de changer l’aménagement de la scène, la répartition entre scène et public, la décoration de la scène. Il faut pouvoir toujours en changer : « pouvoir exécuter d’autres tableaux que ceux qu’on voit depuis cent ans ». La scène sera désormais en perpétuel mouvement : « Faute de scène, on n’imaginera rien » (p. 1151). La scène est le dispositif depuis lequel déclencher le processus d’imagination.
Dans ce dispositif, il faut distinguer trois composantes, trois dimensions l’une à l’autre irréductibles : il y a d’abord l’espace de la scène, sa matérialité dans la salle du théâtre. Cet espace viendra accueillir le lieu de la fiction, mais il n’est pas ce lieu. C’est pourquoi l’espace de la scène est un espace vide, négatif, barré. Il y a ensuite la situation de la scène, la situation dont il faut imaginer qu’elle a causé l’état dans lequel sont les personnages, leur disposition dans l’espace, leur disposition d’esprit. La scène vient accueillir la situation des personnages, mais elle n’est pas cette situation, qu’il faut supposer antérieurement à elle. C’est pourquoi on extrapole la situation de la scène, on déduit la scène de la situation : une projection, uen transposition imaginaire est nécessaire. La négociation de Dorval et de Moi touche à cette transposition et se traduit toujours par le constat d’une impossibilité : c’est pourquoi la situation de la scène se définit comme une situation impossible, se défend comme une situation qui a l’air impossible et n’en est pas moins vraie, est d’autant plus vraie qu’elle est impossible. Enfin, la scène fait tableau, se donne à voir comme tableau. Le tableau est l’évidence sensible immédiate de la scène : on voit le tableau et on comprend tout de suite la chose de la scène, ce qui est en jeu dans cette scène, sa force dramatique et sa vérité sensible. La puissance de l’effet scénique tient dans cette immédiateté d’évidence du tableau, qui se passe de mots. Le tableau court-circuite la parole, ou réduit celle-ci à un simple mot. Le tableau interdit la déclamation, coupe court à l’éloquence, se passe de rhétorique.
« Ce que j’aime dans la scène de Clairville, c’est qu’il n’y a précisément que ce que la passion inspire, quand elle est extrême. La passion s’attache à une idée principale. Elle se tait, et elle revient à cette idée, presque toujours par exclamation. » (p. 1143)
Ce que la scène dit, c’est qu’il n’y a rien à dire. Elle le dit par retour à l’idée (la situation) qui la motive, qui la cause comme chose. « Elle revient à cette idée », c’est-à-dire qu’elle met en œuvre une hantise, un effet-retour de spectre, du fantôme-phantasma de la représentation platonicienne. La scène, par le tableau, frappe le discours d’interdit, après avoir dématérialisé le lieu et dénudé l’impossibilité de la situation. Cet interdit spectral est l’interdit symbolique. Décrivant l’échauffement de l’imagination nécessaire à la composition d’une scène, Diderot écrit en effet :
« Bientôt ce n’est plus un frémissement ; c’est une chaleur forte et permanente qui l’embrase, qui le fait haleter, qui le consume, qui le tue ; mais qui donne l’âme, la vie à tout ce qu’il touche. Si cette chaleur s’accroissait encore, les spectres se multiplieraient devant lui. » (p. 1142)
Au-delà de la production du tableau, un monde de spectres guette. La fureur poétique bascule dans la hantise si elle ne fait pas retour vers la scène.
Pantomime et déclamation : les deux scènes
Ce retour, cet effet retour, se joue dans la scène même, Dorval en donne deux exemples, un ancien, celui des Euménides poursuivant Oreste réfugié dans le temple d’Athéna, et un moderne, l’annonce à un père puis à une mère de la mort de leur fils au combat (p. 1152-1153). Les deux exemples sont structurés de la même manière : il y a d’abord deux scènes, qui se réunissent finalement dans un moment paroxystique. Chez Eschyle, c’est d’un côté les Furies déchaînées, de l’autre Oreste embrassant la statue de la déesse ; dans l’exemple moderne, on passe de l’appartement du père, à qui le domestique messager annonce la nouvelle, au lit de la mère, dont le père tire violemment les rideaux pour lui annoncer la nouvelle. L’effet dramatique sublime est obtenu par « la réunion des deux scènes » (p. 1152), « le moment de la réunion des scènes » (p. 1153), qui consiste à « entremêler une scène parlée avec une scène muette » (p. 1152), « une scène de désespoir « et « une pantomime de piété », « la pantomime et la déclamation » (p. 1153).
Une lecture rapide donne l’impression que Diderot commence par séparer deux effets distincts, celui de la déclamation tragique d’une part, celui du tableau muet d’autre part, pour finalement les réunir dans une scène totale. Un examen plus attentif nous détrompe : dans chacun des trois moments qu’il décrit, Dorval mêle en fait déclamation et pantomime. Alors que les Furies s’agitent et font tableau, l’une d’elles « s’écrie » ; Oreste « adresse sa plainte », mais « on voyait le coupable… embrassant les pieds de la statue » : lui aussi tout à la fois déclame et fait tableau. De même, le valet refusant de faire le récit de la mort du fils fait tableau par la répétition des « Rien » et des « Non, monsieur » qu’il oppose aux questions du père. Mais ce silence qui n’en est pas un se résout en déclamation du père. Quand celui-ci passe dans les appartements de son épouse, il lui annonce de façon très éloquemment théâtrale la mort de son fils ; mais c’est bien dans la chambre de la mère que Dorval imagine « une pantomime de piété ».
En fait, le processus de développement de la scène totale obéit à une autre modélisation que celle apparemment annoncée, dont la logique se déduit non de ce qui est immédiatement dit au moment de la description des deux scènes, mais de ce qui a été discuté et développé précédemment, et a permis de distinguer dans le dispositif scénique les trois dimensions géométrale de l’espace scénique, scopique de la situation et symbolique du tableau. Dans la scène d’Eschyle, « d’un côté c’était un espace » : les Furies déchaînées occupent « une espace », elles habitent l’espace de la scène et font advenir la scène par l’espace qu’elles remplissent. Le premier temps de la scène est sa première dimension, géométrale. Face à l’espace occupé par les Furies, la dissymétrie saute alors aux yeux : ce n’est pas un autre espace, mais une vision : « de l’autre, on voyait le coupable, le front ceint d’un bandeau, embrassant les pieds de la statue de Minerve ». Nul espace ici, on ne sait où se trouve Oreste. En revanche, Oreste est donné à voir conjurant la déesse. Le deuxième temps de la scène, ou la deuxième scène, est consacré à la prière et à la conjuration, qui donne à imaginer la situation d’Oreste. C’est le temps de la projection imaginaire, de la virtualisation de la scène comme situation susceptible de s’actualiser dans un effet, une conséquence, une action. Enfin, lorsque les Furies rejoignent Oreste et l’entourent, « quel moment de terreur et de pitié » : Oreste cerné fait tableau par la disposition des figures dans l’espace de la scène, par la superposition de l’espace vague des Furies déchaînées et de l’espace restreint d’Oreste suppliant. Alors que Diderot semble plaider pour un théâtre impossible, dont le plateau de scène immense permettrait de présenter deux scènes en même temps, puis de les réunir, ce plateau virtuel d’un théâtre antique rêvé lui permet en fait de mettre en œuvre le transport fondamental de la scène, sa circulation voyageuse par laquelle s’articulent ses trois dimensions de dispositif.
Il en est de même pour les trois scènes en une de la mort du fils. Le « domestique témoin du combat » où le fils a trouvé la mort n’entre d’abord sur la scène que pour en arpenter, en habiter l’espace : « Il se promène. Le bruit d’un homme qui marche éveille » le père. La scène se manifeste d’abord comme espace pur. De là, le père se transporte chez sa femme : « Voici le moment d’être chrétienne », lui annonce-t-il ; autrement dit, il va falloir se mettre en prière. « Et prenant un Christ qui était à son chevet, elle le serre dans ses bras ; elle y colle sa bouche ». La mère embrasse le crucifix comme Oreste embrassait la statue d’Athèna : ce second temps est celui de la conjuration, qui donne à imaginer, à ressentir la situation des parents endeuillés. Enfin, on porte « dans l’appartement du père le cadavre de son fils » ; la mère entre et s’évanouit. Se forme alors le tableau complet, qui superpose l’espace restreint de la mère s’affaissant à l’espace vague « des cris lamentables » du père, qui lui sert de fond et l’environne.
Faut-il opposer la scène déclamée du désespoir du père à la pantomime de piété muette de la mère, comme Diderot semble d’abord le suggérer ? Aussitôt, il se reprend, pour affirmer que « la pantomime et la déclamation changent alternativement de lieu ». Ce qui est important, c’est la dissymétrie première des deux lieux, un espace délimité d’un côté, l’appartement du père, et une situation donnée à voir de l’autre côté, « le tableau de la femme pieuse » (dont l’appartement, la chambre ne sont pas nommés, pas désignés). La réunion des deux scènes est l’installation du tableau de la mère dans l’espace du père, c’est cette installation qui, finalement, fait tableau.
L’opposition de la déclamation et de la pantomime brouille ce dispositif. Diderot d’ailleurs ne les oppose que pour aussitôt les mêler. La scène synthétise précisément ces deux modes d’expression apparemment inconciliables, par le biais de l’accent : à propos de « la scène de Clairville désespéré », Moi suggère quelques idées « sur les passions, leur accent, la déclamation, la pantomime » (p. 1143). Et Dorval de surenchérir : « Il y a dans la composition d’une pièce dramatique, une unité de discours qui correspond à une unité d’accent dans la déclamation » (p. 1145). « C’est à l’acteur à sentir cette unité d’accent » (ibid.). « Je voudrais bien vous parler de l’accent propre à chaque passion » (p. 1145).
On sait comment Rousseau s’est reconnu dans Dorval. Et de fait Dorval ne lui emprunte pas seulement des traits de caractère6 : composés en août-septembre 1756, le Fils naturel et les Entretiens viennent juste après l’Essai sur l’origine des langues dont Rousseau avait commencé la rédaction en novembre-décembre 1753 et probablement écrit l’essentiel en 1755 en réaction aux Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie publiées anonymement par Rameau. Rousseau n’achèvera l’Essaiqu’en 1761. Même s’il ne l’a pas publié de son vivant, il est impossible qu’il n’en ait pas discuté avec Diderot alors qu’ils étaient encore très liés, que Rousseau était ulcéré par les attaques de Rameau, que ces attaques concernaient ses contributions à l’Encyclopédie, et visaient donc aussi par là, indirectement, Diderot (qui s’en souviendra en rédigeant Le Neveu). Or l’Essaiétait la réponse de Rousseau aux attaques de Rameau.
La combinaison de la déclamation et de la pantomime, la théorie de l’accent sont des éléments essentiels de la théorie développée par Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues, dont il faut sans nul doute considérer que les Entretiens sur le Fils naturel subissent ici l’influence7. Au premier chapitre de l’Essai, on peut lire en effet :
« Supposez une situation de douleur parfaitement connue, en voyant la personne affligée vous serez difficilement ému jusqu’à pleurer ; mais laissez-lui le tems de vous dire tout ce qu’elle sent, et bientôt vous allez fondre en larmes. Ce n’est qu’ainsi que les scénes de tragédie font leur effet. La seule pantomime sans discours vous laissera presque tranquille ; Le discours sans geste vous arrachera des pleurs. Les passions ont leurs gestes, mais elles ont aussi leurs accens, et ces accens qui nous font tressaillir, ces accens auxquels on ne peut dérober son organe penétrent par lui jusqu’au fond du cœur, y portent malgré nous les mouvemens qui les arrachent, et nous font sentir ce que nous entendons. » (Rousseau, Œuvres complètes, V, éd. B. Gagnebin et alii, Gallimard, Pléiade, 1995, p. 378)
L’idée du mélange nécessaire de la déclamation et de la pantomime pour produire l’effet maximal de la scène vient de Rousseau et contredit la thèse habituelle de Diderot, qui oppose ces deux régimes sémiotiques comme inconciliables et préfère toujours le second au premier. L’accent joue un rôle essentiel dans le système de Rousseau, qui pense le langage non comme un système de signes pour exprimer des besoins, mais comme une musique de la langue pour chanter des passions. L’accent, et non le signe, est donc la base originaire de la langue. Pour Diderot, qui a réfléchi à ces questions dans la Lettre sur les sourds (1751), l’économie du geste précède et surpasse celle de la parole par sa simultanéité. L’effet s’obtient par la signification immédiate du geste, du silence éloquent ; chez Rousseau au contraire, il faut installer l’expression du sentiment dans la durée pour produire le maximum d’effet.
Vus sous cet angle, les Entretiens sur le Fils naturel répondent à l’Essai sur l’origine des langues, ou du moins aux discussions que Diderot et Rousseau n’ont pas manqué d’avoir à ce sujet pendant que Rousseau travaillait à l’Essai. L’invention de la scène est la réponse de Diderot au système de la langue théorisé par Rousseau : la réunion diderotienne des deux scènes mime l’association de la déclamation à la pantomime qui, selon Rousseau, produit l’effet de la scène tragique. Mais ce que Rousseau déploie dans la durée, Diderot en fait le superpose, comme il a toujours fait depuis la Lettre sur les sourds. Ainsi naît le dispositif scénique, qui n’est pas une scène continuée, mais la triple conjuration d’un espace, d’une situation et d’un tableau.
Notes
Les références sont données dans l’édition Versini des Œuvres de Diderot, tome IV, « Esthétique-Théâtre », Laffont, Bouquins, 1996.
Sur la notion d’événement à l’âge classique, voir Stéphane Lojkine, « La scène et le spectre. Inventer l’événement de l’âge classique à la fin des Lumières », Synergies pays riverains de la Baltique, n°13, 2019, p. 85-107.
La théorisation de la scène, qu’on voit à l’œuvre ici dans les Entretiens sur le Fils naturel, a été précédée par la rédaction de l’article Composition de l’Encyclopédie (1753), qui fait encore massivement référence à Aristote. C’est à partir de la composition classique, et notamment de la composition picturale théorisée dans les Conférences de l’Académie royale de peinture, que Diderot en vient au dispositif scénique.
La potentialité du tableau tire son origine d’un petit essai de Shaftesbury, « A notion of the historical draught or tablature of the judgment of Hercules », 1713, repris dans les Characteristicks of Men, Manners, Opinions, Times (London, 1714), vol. 3. Bien que l’Essai sur le mérite et la vertu traduit par Diderot ne comporte pas cet essai, Diderot s’en inspire visiblement dans l’article Composition, qui reprend l’exemple du Jugement d’Hercule. Shaftesbury serait donc l’inventeur du tableau comme concept esthétique, sou le nom étrange de tablature, car l’anglais n’a pas de traduction pour tableau au sens abstrait du terme français.
Diderot évoque cette réfortme dans le Paradoxe sur le comédien. Voir Paradoxe sur le comédien, éd. S. Lojkine, A. Colin, 1992, p. 113 et note 102.
Voir l’introduction de P. Vernière aux Entretiens dans Œuvres esthétiques de Diderot, Garnier, 1968, p. 71-75.
Ce développement vient discuter les thèses développées par Jean Starobinski dans « Diderot et le théâtre : l’accent de la vérité », Diderot, Comédie française, 1984, repris dans Diderot, un diable de ramage, Gallimard, nrf, 2012, p. 138-159. Jean Starobinski, qui est lui-même l’éditeur de l’Essai sur l’origine des langues pour la Pléiade, minimise ici l’emprunt rousseauiste et ne voit pas là un conflit entre deux modèles herméneutiques inconciliables.
Table des matières
De La Princesse de Clèves au Fils naturel. L'invention de la scène (Journée d'étude d'Aix)
Illustrer La Princesse de Clèves : scènes textuelles / scènes visuelles
Figure(s) dans La Princesse de Clèves. Ce qui manque à la scène ?
L’invention de la scène comme dispositif : Diderot, Entretiens sur le Fils naturel
“Négligez les coups de théâtre, cherchez des tableaux” : la scène picturale selon les Entretiens sur le Fils naturel
La scène de l’absence : Du Fils naturel au Paradoxe sur le comédien
La mise en scène de la vertu sensible dans Le Fils naturel et les Entretiens avec Dorval
La Princesse de Clèves (Journée d'étude du Mans)
Sait-on comment finit La Princesse de Clèves ?
Une lecture seiziémiste de La Princesse de Clèves
De la querelle de La Princesse de Clèves aux critiques modernes : lectures du roman et enjeux moraux
Conscience, volonté et distance critique dans La Princesse de Clèves
La passion et ses signes. La maîtrise de soi dans La Princesse de Clèves
Faut-il réécrire La Princesse de Clèves ? Les objets dérivés et leur quête
Journée d'agrégation du 4 décembre 2021
Archaïsmes lexicaux et néologismes chez Charles Perrault et Marie-Catherine d’Aulnoy
« Honni soit qui mal y pense » : le jeu des proverbes dans les contes de Perrault et de Mme d’Aulnoy
Le Colloque des chiens de Cervantès : une conclusion ironique et sceptique
Du Bellay, entre tradition et innovation (Regrets, Antiquités et Songe)