Notre propos1 a pour point de départ l’hypothèse selon laquelle, dans La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette, le problème moral concerne moins immédiatement le devoir lui-même, comme principe de jugement de la conformité des actions à des valeurs, qu’une question plus technique, relative à ce que l’on peut génériquement nommer la maîtrise de soi. À cet égard, la nouvelle semble constituer une mise en scène exemplaire du caractère éminemment problématique de toute prétention à la maîtrise de soi, entendue comme maîtrise des passions (et particulièrement de l’amour). Une telle maîtrise demeure un horizon moral commun à l’âge classique. Dans Les passions de l’âme de Descartes, elle constitue par exemple l’effet le plus remarquable de la sagesse entendue comme institution en soi de la vertu2. Reste que, dans La Princesse de Clèves, cette maîtrise ne concerne pas tant la naissance des passions, leur continuation ou encore leur excès d’intensité, que la production de ce que Descartes appelait « les signes extérieurs qui ont coutume de les accompagner », au premier rang desquels on peut compter « les actions des yeux et du visage, les changements de couleur, les tremblements, la langueur, la pâmoison, les ris, les larmes, les gémissements et les soupirs3 ». Il ne s’agit pas ici de proposer un inventaire exhaustif de la diversité des signes passionnels proposés par le récit, ni de leurs divers modes d’émission ou de réception (certains personnages sont très attentifs, d’autres beaucoup moins) : des travaux ont déjà été menés en ce sens4. Il suffit donc de rappeler qu’il est au fond question presque à chaque page des signes de la passion dont il s’agit de se rendre maître. Le récit est saturé par la présence de tels signes et par les problèmes posés par leur production involontaire. On peut en effet se demander si, du point de vue des énoncés textuels, la difficulté fondamentale que rencontre la Princesse ne consiste pas moins dans l’existence même de sa passion pour Nemours que dans la manifestation sensible de cette passion – aux yeux de Nemours lui-même et de la cour. Dans la trame du récit, l’enjeu n’est pas – ou n’est peut-être plus – de maîtriser l’existence de la passion, mais seulement ses signes. Ces derniers constituent bien le point d’application du programme moral que la Princesse se donne :
L’inclination qu’elle avait pour ce Prince lui donnait un trouble dont elle n’était pas maîtresse […]. Elle ne se flatta plus de l’espérance de ne le pas aimer ; elle songea seulement à ne lui en donner aucune marque. C’était une entreprise difficile, dont elle connaissait déjà les peines. (p. 382-383)
C’est moins de sa passion elle-même que du risque de la révéler que souffre la Princesse : « le plus grand des malheurs […] était de laisser voir à M. de Nemours l’inclination qu’elle avait pour lui » (p. 391). La cause de ses malheurs ne relève donc pas prioritairement de l’amour qu’elle éprouve pour Nemours – et qui s’oppose au devoir –, elle consiste surtout dans le fait de donner involontairement, et comme à son corps défendant, des signes de cet amour et de le rendre ainsi visible (par Nemours bien sûr, mais aussi par les autres membres de la cour). La difficulté relève moins d’un dilemme moral que d’une difficile « technique de soi5 ». La maîtrise de soi prend la forme privilégiée d’une maîtrise de ce qu’on donne à voir de soi – de sa visibilité – qui passe en premier lieu par une tentative de suppression des marques corporelles de ces mouvements particuliers de l’âme que sont les passions. Le problème moral consiste à opacifier autant que possible la relation d’expressivité immédiate qui existe entre les mouvements de l’âme et les modifications du corps. Et l’enjeu, pour la Princesse, est moins de raffermir son âme que de raffermir son corps : c’est bien ce dernier qui doit faire l’objet d’une maîtrise technique, afin de ne plus être une surface d’exposition transparente des passions. Il s’agit d’apprendre à brouiller autant que possible cette langue du corps, que les plus habiles semblent néanmoins toujours aptes à décrypter, comme le signalait en 1677 le Chevalier de Méré dans De l’esprit6.
Mais est-il toutefois possible de parvenir à une telle réduction du visible dans un monde de cour, fondé sur le commerce des « marques » ? Si exister, c’est toujours en même temps produire des signes, peut-on échapper à l’empire des signes ? Comment parvenir à ne pas rendre ostensible la passion, véritable principe directeur des conduites, dans ce monde de l’ostentation qu’est la cour ? À quelle forme de maîtrise de soi peut-on alors raisonnablement prétendre ?
La dissimulation impossible
Pour parvenir à cette maîtrise des signes de la passion, la solution la plus élémentaire est la dissimulation. Si la cour est le lieu où l’on prend grand soin du paraître (de « l’éclat »), la pratique de la dissimulation en est la norme. Mme de Chartres le dit à sa fille : « Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, […] vous serez souvent trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité » (p. 354). Toute la difficulté tient dans ce « presque » dont il s’agit de déterminer le champ d’extension. Comment discerner, au sein des apparences, ce qui relève de l’infime part de vrai de ce qui est majoritairement falsifié ? Cette incertitude fait de la cour le lieu, non pas de la fausseté, mais bien de la tromperie, c’est-à-dire un lieu où les signes ne sont pas univoques (fût-ce en direction de la fausseté) mais irréductiblement ambigus7. La cour dessine l’espace du soupçon permanent ; et dissimuler, c’est se rendre maître dans l’art de « ne rien faire qui pût augmenter les soupçons » (p. 435). C’est pourquoi Mme de Lafayette fait de la dissimulation l’un des principaux opérateurs de la maîtrise de soi.
Outre la maîtresse du Duc d’Orléans8, le personnage qui maîtrise le mieux cet art de la dissimulation est sans doute Mme de Tournon. Celle-ci sait contrefaire les signes de la tristesse et passer pour une veuve éplorée, ce qui permet à M. de Clèves de conclure : « L’adresse et la dissimulation […] ne peuvent aller plus loin qu’elle les a portées » (p. 376). La dissimulation est une opération complexe, qui ne se contente pas de soustraire au regard mais tend aussi à falsifier d’autres signes passionnels : l’apparente tristesse dissimule ici l’amour véritable9. Mais si Mme de Tournon semble avoir porté cet art à sa perfection, cela n’a pourtant pas suffi : M. de Clèves a percé à jour cette dissimulation et se trouve « choqué de son affectation à paraître affligée » (p. 371). C’est dire qu’une dissimulation pleinement accomplie ou réussie est une dissimulation qui se dissimule elle-même comme dissimulation. Mais dans quelle mesure cette dissimulation « au carré » est-elle rendue si difficilement praticable dans le récit ?
Le problème principal tient au fait que la dissimulation est une action qui certes cache son contenu, mais qui, en tant qu’action, s’expose toujours à être elle-même dévoilée10. L’impossibilité de dissimuler ses passions procède de l’impossibilité de parvenir à une entière maîtrise de sa conduite par la volonté. Les « résolutions » ont beau être formulées, elles finissent le plus souvent par se révéler impraticables : le décrets de la volonté ne semblent pas pouvoir résister à la force des passions11. Alors que dans la troisième partie, la Princesse assure encore à son mari qu’elle est « maîtresse de sa conduite » (p. 419), elle finit dans la quatrième partie par admettre devant Nemours que les passions peuvent être considérées comme les véritables maîtresses de la conduite : « les passions peuvent me conduire ; mais elles ne sauraient m’aveugler » (p. 471). La reconnaissance même de cette possible hétéronomie, du point de vue de la conduite, procède toutefois d’une clairvoyance fondamentale de la Princesse sur elle-même, ou plutôt sur la nature des déterminations qui la font agir. Et l’extension exacte de cette conduite par les passions et le domaine d’application précis des « résolutions » restent à préciser (nous y reviendrons). Signalons simplement ici le fait que la Princesse n’est pas la seule à éprouver cette difficulté. À la fin du récit, Nemours admet également n’être plus maître de sa passion, et il en vient à souligner l’extravagance12 de sa conduite.
On peut ainsi constater, en inversant la formule qui sert de titre à l’article 50 des Passions de l’âme de Descartes13, qu’il n’y a point d’âme si forte qu’elle ne puisse être au moins en partie vaincue par le pouvoir des passions. Or ce pouvoir des passions se manifeste de manière exemplaire dans le fait qu’elles produisent nécessairement des signes d’elles-mêmes.
La nécessité des signes
Toute passion, même la mieux dissimulée, finit en effet par se manifester. À défaut de pouvoir proposer ici une typologie systématique de tous ces signes qui couvrent un spectre d’actions allant du plus manifeste au plus imperceptible, on se contentera des cas les plus importants.
Le plus ouvertement manifeste, au-delà des actions particulières, consiste dans un changement radical de la conduite elle-même, entendue comme orientation générale de l’existence. L’exemple le plus frappant est bien sûr le changement de conduite de Nemours, manifeste aux yeux de tous dans ses effets mais obscur quant à sa cause précise14. Nemours le commente lui-même en ces termes, en guise de déclaration à la Princesse :
ce qui marque encore mieux un véritable attachement, c’est de devenir entièrement opposé à ce que l’on était, et de n’avoir plus d’ambition, ni de plaisirs, après avoir été toute sa vie occupé de l’un et de l’autre (p. 382)15.
Le plus grand signe de la passion est une altération de soi qui prend la forme d’une inversion radicale du caractère. Il ne s’agit pas de devenir simplement autre mais bien « entièrement opposé à ce que l’on était ». Or c’est à un tel changement de nature, de la part des hommes en général et de Nemours en particulier, que la Princesse dira plus tard ne pas croire : « dois-je espérer un miracle en ma faveur […] ? » (p. 471). Le bouleversement de la conduite est donc un signe manifeste pour tous, et c’est la raison pour laquelle M. de Clèves, après l’aveu, ne voudra pas que la Princesse change la sienne afin de ne pas éveiller les soupçons.
Mais la plupart des signes passionnels produits dans le récit sont beaucoup plus ténus. On peut évoquer ici l’air, le trouble, l’embarras, la rougeur, le ton de la voix16, etc. Tous ces signes relèvent de ce que la Princesse appelle dans la quatrième partie des « actions involontaires » (p. 471). Cette formule permet de qualifier l’ensemble des altérations de la conduite qui échappent à la stricte maîtrise de la volonté et se voient ainsi chargées d’une dimension d’autant plus significative. Dans la deuxième partie, Lafayette précise qu’en dépit de son application, la Princesse laisser échapper malgré elle des signes de ce mouvement amoureux qui agit en elle :
Quelque application qu’elle eût à éviter ses regards et à lui parler moins qu’à un autre, il lui échappait de certaines choses qui partaient d’un premier mouvement qui faisait juger à ce prince qu’il ne lui était pas indifférent. Un homme moins pénétrant que lui ne s’en fût peut-être pas aperçu ; mais il avait déjà été aimé tant de fois, qu’il était difficile qu’il ne connût pas quand on l’aimait. (p. 386)
La primauté chronologique du mouvement amoureux témoigne de son caractère principiel. Le mouvement amoureux est toujours premier par rapport aux mouvements de la volonté, qui accusent un irréductible temps de retard. C’est de cet écart, même minimal, que procède la nécessaire manifestation de la passion.
Dans d’autres cas, les signes sont non seulement manifestes mais la résolution même de les cacher à tout prix disparaît. C’est le cas lors de l’accident de cheval de Nemours :
« L’intérêt qu’elle y prenait lui donna une appréhension et un trouble qu’elle ne songea pas à cacher ; elle s’approcha de lui avec les Reines, et avec un visage si changé, qu’un homme moins intéressé que le Chevalier de Guise, s’en fût aperçu. » (p. 393)
La frayeur éprouvée par la Princesse n’a pas seulement vaincu sa résolution dissimulatoire inaugurale, elle l’a littéralement fait disparaître de son esprit : le combat entre la raison et les passions n’a plus lieu lorsque c’est la vie même de l’être aimé qui est en jeu. C’est dire que les passions peuvent œuvrer conjointement avec une forme d’affaiblissement de la volonté. Tout se passe comme si l’intensité passionnelle était telle qu’elle pouvait non seulement surmonter la force des résolutions volontaires (dans les cas où les unes s’opposeraient aux autres) mais aussi et surtout en venir à les abolir ponctuellement, pour pouvoir déterminer entièrement la conduite sans rencontrer aucune résistance.
Les deux passages cités signalent en outre l’existence de conditions affectives permettant la lecture des signes. L’amour rend attentif aux signes de l’amour, il invite à les reconnaître. Même lorsque la maîtrise de soi semble parfaite, les passions émettent toujours des signes d’elles-mêmes qui ne peuvent rester inaperçus de ceux qui sont passionnellement intéressés par ceux qui les produisent. Ainsi, un peu plus tôt dans le récit, Nemours paraît-il parfaitement maître de ses signes, mais cette maîtrise demeure en réalité partielle :
Il prit une conduite si sage, et s’observa avec tant de soin, que personne ne le soupçonna d’être amoureux de Mme de Clèves, que le chevalier de Guise ; et elle aurait eu peine à s’en apercevoir elle-même, si l’inclination qu’elle avait pour lui ne lui eût donné une attention particulière pour ses actions, qui ne lui permit pas d’en douter. (p. 358)
C’est bien l’intérêt passionnel du Chevalier de Guise17 et de la Princesse qui les rend attentifs à ces signes. Les passions deviennent ainsi des opérateurs d’interprétation des signes passionnels : elles sont à la fois les objets et les sujets de la lecture18. L’un des principes élémentaires de cette double lecture provient du fait que la passion est d’abord lisible par celle ou celui qui l’inspire, comme le signale la Dauphine : « ces sortes de passions n’échappent point à la vue de celles qui les causent ; elles s’en aperçoivent les premières » (p. 380). Ce principe est confirmé par la Princesse lors de la scène de l’aveu :
– Par où vous a-t-on donc fait voir qu’on vous aimait, reprit M. de Clèves, et quelles marques de passion vous a-t-on données ?
– Épargnez-moi la peine, répliqua-t-elle, de vous redire des détails qui me font honte à moi-même de les avoir remarqués et qui ne m’ont que trop persuadée de ma faiblesse. (p. 421-422)
Mais voir, ce n’est pas nécessairement bien voir. Les passions peuvent conduire à des erreurs d’interprétation : M. de Clèves, au début du récit, confond l’air de douceur de Mademoiselle de Chartres (simple signe de reconnaissance) avec un possible signe d’amour : « il se flatta d’une partie de ce qu’il souhaitait » (p. 347). Si les « marques involontaires » sont la plupart du temps des opérateurs de certitude19, ces signes passionnels ne sont pas réductibles à des données strictement objectives, recueillies par une pure raison analytique. Ils sont avant tout des éléments ambigus, dont la signification est l’effet d’une interprétation produite par une autre complexion passionnelle. Autrement dit, ils sont chargés d’une irréductible plasticité signifiante.
Quoi qu’il en soit de la diversité des régimes d’interprétation, l’essentiel est ici de remarquer que la maîtrise des signes constitue un programme impossible, car la passion produit nécessairement des signes, même quand ces signes sont négatifs. L’absence de signe est encore un signe, et même la production délibérée d’un signe contraire peut être démasquée et reconnue pour ce qu’elle est, à savoir le signe positif de la présence d’une passion que l’on cherche à dissimuler. Le silence, l’absence, mais aussi la froideur20, l’aigreur et les stratégies d’évitement, c’est-à-dire le fait même de vouloir ne pas donner de signes, constituent des signes à part entière.
La cour est alors le lieu d’une saturation sémiotique : tout y est action – même l’inaction – et toute action est un signe. Rien n’échappe à l’empire des signes. La loi fondamentale de cet empire est énoncé par M. de Clèves dans la quatrième partie : « D’une personne comme vous, madame, tout est des faveurs hors l’indifférence » (p. 447). Or même cette indifférence est impossible à maintenir, car se résoudre à l’indifférence, pour qui sait remarquer ce « détail », peut encore devenir le signe d’une faveur.
Le corps est irréductiblement signifiant, et à défaut d’obtenir la vérité par le discours, on peut encore soumettre le corps à la question pour le faire parler. Si les discours font l’objet d’une relative maîtrise par les personnages, en revanche les modifications de leur visage leur échappent le plus souvent21. Avertie de cette impossible maîtrise de son visage, la Princesse demande à son mari de ne pas s’adresser à son corps pour obtenir le nom de son amant, qu’elle se refuse à donner :
Je ne vous répondrai rien, lui dit-elle en rougissant, et je ne vous donnerai aucun lieu par mes réponses de diminuer ni de fortifier vos soupçons ; mais si vous essayez de les éclaircir en m’observant, vous me donnerez un embarras qui paraîtra aux yeux de tout le monde. (p. 425)
C’est pourtant ce qu’entreprend M. de Clèves en faisant croire à la Princesse que Nemours, suivant une décision royale, les accompagnerait en Espagne : cette fausse nouvelle lui « donna un tel trouble […] qu’elle ne le put cacher » (p. 426). La Princesse tente alors vainement de défaire par le discours (« voulant y donner d’autres raisons ») ce que le trouble de son corps a déjà signifié malgré elle.
Reste que, dans le récit, le regard inquisiteur par excellence, celui insiste et persévère dans sa traque pour voir la Princesse, est bien celui de Nemours. Son désir amoureux prend la forme d’un désir de voir qui cherche à abolir tout obstacle qui l’empêcherait d’atteindre son objet : il force les portes, les refus, les mises à distance spatiales, que ce soit à Coulommiers, depuis la chambre du magasin de soie depuis laquelle il observe les appartements de la Princesse, et même au couvent. Si le désir de l’autre est un désir d’être désiré en retour, Nemours cherche donc tous les signes possibles d’un tel désir.
Comme la cour, c’est tout l’espace du récit lui-même qui devient alors le lieu d’une incessante herméneutique des corps22. Chacun cherche à mettre au jour les ressorts cachés qui déterminent la conduite des autres.
Conjurer le hasard
En dépit du caractère réglé des convenances et des protocoles de la cour, les conduites des individus demeurent soumises au hasard des rencontres. Une pleine maîtrise de la conduite impliquerait une entière maîtrise des rencontres, ce qui est impossible en raison de la double contingence qui les affectent : il s’agit aussi bien du hasard qui engendre les rencontres23– lequel est susceptible d’être contrefait24 – que du hasard de ce qui se passe durant les rencontres25.
Pour conjurer autant que possible les risques du hasard, il faut construire les conditions qui empêchent de voir l’être aimé pour s’empêcher de produire des signes de son amour. La réduction maximale des occasions de rencontres est ce qui dépend encore de soi, comme le voit bien la Princesse à la fin de la première partie : « sentant bien qu’elle ne pouvait s’empêcher de le trouver aimable, elle avait fait une forte résolution de s’empêcher de le voir et d’en éviter toutes les occasions qui dépendraient d’elle » (p. 367). Ne pouvant s’empêcher de l’aimer, il faut s’empêcher de le lui montrer, c’est-à-dire, en fait, de le voir. Mais la Princesse comprend tout aussi bien que ce programme est intenable, et que toutes les résolutions que l’on peut former à ce sujet sont également vaines :
Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m’entraîne malgré moi. Toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensai hier tout ce que je pense aujourd’hui, et je fais aujourd’hui tout le contraire de ce que je résolus hier. Il faut m’arracher de la présence de M. de Nemours ; il faut m’en aller à la campagne, quelque bizarre que puisse paraître mon voyage. (p. 416)
Or même cet éloignement ne semble pas dépendre entièrement de la volonté individuelle de la Princesse. Ne parvenant pas à régler seule sa conduite, elle demande au Prince de Clèves de le faire, formulant une paradoxale requête d’hétéronomie : « réglez ma conduite ; faites que je ne voie personne. C’est tout ce que je vous demande26 » (p. 424).
Le récit propose en effet une gradation des niveaux d’isolement de la Princesse, qui constituent autant de modes possibles de neutralisation du commerce des signes passionnels. On passe ainsi de l’écart minimal, l’absence ponctuelle (la maladie ou le deuil peuvent alors servir de « prétextes27 »), à l’éloignement géographique (Coulommiers). Ces deux solutions s’avèrent vaines devant la force de pénétration des espaces manifestée par Nemours (il force l’entrée de sa chambre en prétextant une affaire importante relative à son oncle le Vidame, il l’espionne, de l’extérieur, à Coulommiers, et va encore jusqu’à forcer l’intrusion dans la maison en utilisant sa sœur, Mme de Mercœur).
La présence insistante de Nemours est impossible à exclure. Son amour lui fait constamment abolir les mises à distances spatiales (ce qui n’est pas sans creuser, en même temps, la distance morale qui les séparera28). La dernière solution pour supprimer le pouvoir du hasard de la rencontre29 sera donc la retraite, par un « assez long voyage » d’abord, puis en allant vivre dans un couvent, espace accomplissant topographiquement la disparation des marques et permettant enfin une pleine maîtrise de la visibilité. Devant l’impossibilité de se transformer soi-même en un espace clos, où l’extérieur (le visage, les paroles) n’ouvre plus sur l’intérieur (les passions), il reste à se placer soi-même dans un tel espace fermé. La retraite peut ainsi être considérée comme une opération technique davantage que comme un acte moral ou religieux. L’éloignement spatial est bien un procédé qui permet aux résolutions de ne pas être, encore et toujours, vaincues par les occasions, comme le dit de manière limpide une formule de la quatrième partie : « mais comme elle connaissait ce que peuvent les occasions sur les résolutions les plus sages, elle ne voulut pas s’exposer à détruire les siennes, ni revenir dans les lieux où était ce qu’elle avait aimé » (p. 477).
Le « repos » alors conquis est un bonheur négatif, une absence de trouble procédant d’un affaiblissement général de son être causé par une longue « maladie de langueur » (p. 476). Ce détachement final des choses de la vie, dont on a souligné la dimension augustinienne30, engage toutefois moins une disparition de sa passion pour Nemours – la Princesse a pris soin de préciser que son amour pour lui serait éternel31 – qu’une suspension du commerce incessant des signes que seule la stricte solitude permet. Alors que la cour force l’émission de signes (car même le refus de voir quelqu’un est le signe qu’il est traité différemment des autres), la vie retirée produit une solitude permettant de vivre une passion qui ne soit plus soumise aux règles gouvernant la production et la réception des signes.
La Princesse ne peut rien contre son amour pour Nemours et ne peut même pas s’empêcher d’en donner des signes : seule l’abolition des conditions de toute rencontre avec Nemours lui permet de suivre ses résolutions. Mais cette indéniable faiblesse de la volonté, au regard de la force de la passion, peut en fait conduire à déterminer plus précisément le point de résistance fondamental de la Princesse : la maîtrise de la Princesse se manifeste non pas à l’égard de sa passion elle-même, ni de ses signes, mais de ses suites.
Lorsque la Princesse, au cœur de l’aveu qu’elle fait à son mari, prétend n’avoir « jamais donné nulle marque de faiblesse » (p. 419), le lecteur peut s’étonner d’un mensonge aussi patent au cœur d’un discours se donnant pour vrai. Elle sait en effet très bien qu’elle a déjà donné un grand nombre de marques de l’amour qu’elle porte à Nemours. Mais il convient peut-être de distinguer les « marques des passions » et les « marques de faiblesse32 ». Si les passions ne dépendent pas directement de la volonté, la faiblesse, de son côté, est toujours faiblesse de la volonté agissante. Elle n’est pas un synonyme de la passion, ni même de la force de la passion à l’égard des résolutions, elle désigne plutôt le consentement volontaire aux effets – corporels – de la passion, c’est-à-dire le réinvestissement volontaire de ce qui a été « causé, entretenu et fortifié33 » de manière involontaire. La Princesse donne à Nemours beaucoup de marques de sa passion, mais jamais de sa faiblesse, car elle ne montre jamais qu’elle consentirait à agir conformément à cet amour ou de sorte à le satisfaire. Donner des marques de l’existence de sa passion ne saurait donc être strictement assimilé au fait de donner des marques de son propre consentement aux effets de cette passion. Ces « suites » de la passion constituent ainsi le point d’application précis de la maîtrise de la Princesse, témoignant de la persistance de sa force d’âme, en dépit des défaites infligées par le pouvoir de son amour34. Rigoureusement, il faut attendre la fin de la quatrième partie pour que la Princesse « cède » et suive les mouvements de sa passion : « Mme de Clèves céda pour la première fois au penchant qu’elle avait pour M. de Nemours et, le regardant avec des yeux pleins de douceur et de charmes […] » (p. 467). Mais cette faiblesse demeure toute relative car son action est tout entière contenue dans cette simple douceur du regard, alors que son discours consiste précisément à refuser ses avances et donc à ne pas suivre son inclination amoureuse. Si elle finit par avouer son amour à Nemours, c’est pour ajouter aussitôt que « cet aveu n’aura point de suite » (p. 469). Cet aveu, tout comme l’aveu qu’elle avait fait à son mari, n’est en aucun cas un aveu de faiblesse, dans la mesure où il conduit la Princesse à s’interdire de donner suite à son inclination amoureuse.
Ambiguïté des signes, complexité des passions
On remarquera toutefois qu’en dépit de leur omniprésence et de leur visibilité exacerbée, ces « marques passionnelles » demeurent très peu déterminées du point de vue de leur figuration concrète. À quoi reconnaît-on cet embarras ou ce trouble qui trahissent les passions des personnages ? Seule la rougeur, qui revient à plusieurs reprises, constitue un signe positivement déterminé. Un tel privilège provient sans doute du fait qu’elle accomplit la double propriété de ces signes passionnels, qui est d’être à la fois manifestes et irrépressibles35.
Le problème est que la rougeur est elle-même un signe ambigu. Descartes souligne par exemple qu’elle peut être causée aussi bien par la joie que par son contraire, la tristesse, mais aussi par l’amour, la honte ou encore la colère36. Il ne s’agit donc pas d’un signe discriminant. Il en va de même dans La Princesse de Clèves où la rougeur demeure un signe ambivalent, qui révèle aussi bien l’amour naissant que la simple modestie ou la pudeur. Une telle ambiguïté rend donc possible les contrefaçons. Et c’est à une telle contrefaçon que se livre la Princesse pour répondre aux plaintes de son mari37. Il y a donc différentes manières de rougir, qui ne sauraient faire l’objet d’une interprétation univoque et requièrent d’être toujours interprétées contextuellement.
Cette équivocité des signes de l’amour procède plus fondamentalement du caractère composite de la passion amoureuse elle-même. Il semble en effet nécessaire de ne pas exagérer la spécificité de l’amour. Certes, l’objet principal du roman est bien, en un sens large, « l’amour », mais le roman ne parle pas d’amour si l’on entend par là une forme passionnelle unique, semblable chez tous les protagonistes et qui se présenterait sous une forme chimiquement pure (l’amour et rien que l’amour). Dès la première partie de la nouvelle, Lafayette affirme que l’amour, dans le monde de la cour, est une passion irréductiblement composite, mêlée à d’autres passions :
L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d’intérêts et tant de cabales différentes, et les dames y avaient tant de part que l’amour était toujours mêlé aux affaires et les affaires à l’amour. (p. 341)
Les passions à l’état pur sont des abstractions qui se rencontrent plutôt dans les traités philosophiques que dans les œuvres littéraires38. La science du cœur proposée par la nouvelle montre bien plutôt que, derrière l’unité purement nominale (et trompeuse) de l’amour au singulier se trouve en fait une irréductible diversité de formes d’amour et de manières d’aimer. Par exemple, l’amour de M. de Clèves pour la Princesse n’est pas le même que celui que Nemours lui porte, ni que celui qu’éprouve la Princesse pour le Duc. Concernant ces deux dernières relations, l’amour de la Princesse est unique39, alors que celui de Nemours est singulier certes, mais prend place dans une série galante40.
Cette diversité vient du fait que ce qui est recouvert par le terme d’amour est une configuration passionnelle irréductiblement composite et mêlée. Pour paraphraser un célèbre fragment de Pascal41, on pourrait dire que l’amour, de loin c’est l’amour, mais à mesure qu’on s’approche, c’est de la surprise42, de l’orgueil et de la vanité43, de l’ambition44, du désir, de l’estime et de l’amitié45, de la tendresse46, du désespoir47, de la peur48, de la colère49, de la haine et de la honte50 du dépit, de la jalousie bien sûr, etc., à l’infini. Tout cela s’enveloppe – mais s’enveloppe seulement – sous le nom d’amour. L’amour est toujours mêlé à d’autres passions pour former des configurations passionnelles singulières, déterminées par les circonstances (le rang social, l’âge, le sexe des personnages, la légitimité de l’amour, sa réciprocité, etc.). Ce sont ces configurations affectives mixtes, dans leur pluralité et leur conflictualité, qui font le matériau premier du roman. Ces configurations passionnelles ne sont pas elles-mêmes fixées d’emblée, elles se transforment au cours du temps : par exemple, juste après son mariage, il est précisé que « la jalousie n’avait point de part » à l’inquiétude amoureuse du Prince de Clèves et que « jamais mari n’était si loin d’en prendre » (p. 349). Mais après l’aveu, il dira qu’il éprouve paradoxalement la jalousie d’un amant : « j’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant, mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre » (p. 420). C’est cette même jalousie que cherchera à exploiter Nemours, lui-même jaloux, pour « détruire51 » M. de Clèves auprès de la Princesse, en suggérant que cette passion l’aurait poussé à révéler l’aveu. Elle ira d’ailleurs en s’intensifiant52, jusqu’à causer sa mort53 : si les soupçons constituent les objets ordinaires de la vie de la cour, ils peuvent également coûter la vie à certains de ses membres lorsqu’ils deviennent trop intenses. C’est encore la jalousie (anticipée) qui constitue l’une des deux raisons fondant le refus par la Princesse de suivre son inclination pour Nemours54.
De ce point de vue, cette jalousie de la Princesse aperçoit bien un élément constitutif de l’amour de Nemours. L’amour que Nemours éprouve pour la Princesse a beau être considéré comme « la plus vive et la plus tendre passion dont un cœur ait jamais été touché » (p. 472-473), il semble bien s’accompagner d’un certain désir de possession, qui conduit Nemours à souhaiter être aimé de la Princesse, contre sa volonté et comme malgré elle :
Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un homme qui vous adore et qui est assez heureux pour vous plaire ? Il est plus difficile que vous ne pensez, Madame, de résister à ce qui nous plaît et à ce qui nous aime. Vous l’avez fait par une vertu austère, qui n’a presque point d’exemple. Mais cette vertu ne s’oppose plus à vos sentiments et j’espère que vous les suivrez malgré vous. (p. 472)
On peut se demander ce qu’il en est exactement de la tendresse d’un amour qui va jusqu’à espérer l’hétéronomie de l’être aimé. Si l’on suit la distinction opérée par Descartes dans Les passions de l’âme (art. 81-82), il semblerait que Nemours éprouve moins de l’amour pour la Princesse elle-même que pour la possession de la Princesse. En ce sens, il la désire davantage qu’il ne l’aime ou, plus précisément, il ne se contente pas de l’aimer, il la désire aussi, car il ne se contente pas de se joindre à elle « de volonté », il veut encore se joindre à elle réellement, jusqu’à la posséder55. À l’article 90, Descartes signale en outre qu’on appelle souvent du nom d’amour ce qui n’est en fait qu’un désir particulier produit par l’agrément « qui vient des perfections qu’on imagine en une personne qu’on pense pouvoir devenir un autre soi-même », qui a d’« étranges effets », et qui, précisément, « sert de principale matière aux faiseurs de romans et aux poètes56 ».
Le roman ne parle donc pas tant d’amour comme universel singulier dont la forme serait chimiquement pure qu’il ne met en scène la diversification temporelle des configurations affectives complexes enveloppées sous le nom d’amour, et les divers régimes de mise en signe de ces formes passionnelles.
Pour conclure, on peut souligner que la cour constitue au fond un vaste texte, au sein duquel l’écriture elle-même fonctionne comme un signe ou une mise en signe des passions. Parmi les différents écrits présents dans le roman que constituent les lettres57, l’épisode de la rédaction de la fausse lettre par la Princesse et Nemours a ceci d’intéressant qu’il constitue justement une entreprise de falsification de ce qui semblait demeurer le signe le plus vrai qui soit. Les écrits, comme les discours et les marques corporelles, font donc partie de ce monde d’apparences trompeuses de la cour, où « ce qui paraît n’est presque jamais la vérité », comme l’énonçait Mme de Chartres. Si cette tentative de falsification est manquée, c’est parce que le charme éprouvé par les deux protagonistes à écrire ensemble leur « fait oublier les intérêts58 » du Vidame. Cet exercice d’écriture en commun est comme l’acmé sentimentale du roman. Moment de « joie pure et sans mélange [que la Princesse] n’avait jamais sentie » (p. 414), la rédaction est en fait l’occasion de déclarations en palimpsestes. Ils se parlent et s’écrivent au lieu de réécrire la lettre : « quand Mme de Clèves voulu commencer à se souvenir de la lettre et à l’écrire, ce Prince, au lieu de lui aider sérieusement, ne faisait que l’interrompre et lui dire des choses plaisantes. Mme de Clèves entra dans le même esprit de gaité » (Ibid.). Si la rédaction de la fausse lettre est un échec du point de vue des effets affichés (la Reine n’est en rien trompée), elle constitue en revanche un succès amoureux : leur passion réciproque circule de manière libre et joyeuse, comme dans un « songe » (p. 415). La situation a ceci de paradoxal que M. de Clèves n’est pas absent, il est au contraire bien présent, mais sa présence a pour effet de rassurer la Princesse, et donc de lui donner une liberté et en enjouement tout à fait singuliers, qui contribuent finalement à l’exclure symboliquement. Dans cette scène d’écriture, Nemours et la Princesse sont ainsi plus complices et plus proches qu’ils ne le sont jamais dans le récit : c’est là le moment où leur amour est le plus consommé. La Princesse ne s’y trompe pas : revenue de son songe et considérant après coup ce qui vient de se passer, elle reconnaît que la complicité construite avec Nemours, invisible pour M. de Clèves, constitue une forme de tromperie de son mari59. Mais ici l’acte amoureux le plus accompli ne consiste pas dans le « crime » de passer la nuit avec un autre homme, il se joue seulement dans l’écriture de l’amour, c’est-à-dire dans la production discursive de ses signes.
Notes
Nous avons conservé certains éléments du style oral de la première version de cette présentation. Nous avons également pris le parti de citer systématiquement les passages auxquels nous faisions référence afin de faciliter la lecture et le repérage dans l’œuvre. L’édition de La Princesse de Clèves utilisée est celle de Camille Esmein-Sarrazin : Madame de Lafayette, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014 (à laquelle les numéros de pages donnés dans le corps du texte et en note renverront désormais). Pour Les passions de l’âme de Descartes, nous nous référons aux Œuvres, éd. Charles Adam et Paul Tannery, 11 vol. [1964-1974], rééd. Paris, Vrin, 1996, vol. XI (désormais abrégé AT XI, suivi du numéro de la page).
Le dernier article des Passions de l’âme précise ainsi : « Mais la sagesse est principalement utile en ce point, qu’elle enseigne à s’en [les passions] rendre tellement maître et à les ménager avec tant d’adresse, que les maux qu’elles causent sont fort supportables, et même qu’on tire de la joie de tous » (art. 212, AT XI, 488). L’art. 156 faisait déjà de l’entière maîtrise des passions une propriété de la générosité.
Voir John D. Lyons, « L’économie des marques dans La Princesse de Clèves », Neuphilologische Mitteilungen, vol. 81, n°3, 1980, p. 326-336.
Voir Michel Foucault, « Les techniques de soi » [1988], in Dits et Écrits, II, Paris, Gallimard, Quarto, 2001, p. 1602-1632.
« [R]ien ne se passe dans le cœur ni dans l’esprit qu’il n’en paraisse quelque marque sur le visage ou dans le ton de la voix, ou dans les actions, et quand on s’accoutume à ce langage, il n’y a rien de si caché ni de si brouillé qu’on ne découvre et qu’on ne démêle » (De l’esprit [1677], in Œuvres complètes, Paris, Klincksieck, 2008, t. II, p. 76). Dans le discours De la conversation [1677], Méré insiste sur le caractère presque imperceptible de ces signes passionnels, qui requièrent une grande attention pour pouvoir être lus : « Il faut observer tout ce qui se passe dans le cœur et dans l’esprit des personnes qu’on entretient, et s’accoutumer de bonne heure à connaître les sentiments et les pensées, par des signes presque imperceptibles. […] C’est une science qui s’apprend comme une langue étrangère, où d’abord on ne comprend que peu de choses. […] Cet art semble avoir un peu de sorcellerie ; car il instruit à être devin, et c’est par là qu’on découvre un grand nombre de choses qu’on ne verrait jamais autrement, et qui peuvent beaucoup servir » (Ibid., p. 107).
La cour, dans La Princesse de Clèves, ressemble au monde décrit quelques temps avant par Baltasar Gracián dans son Oracle manuel et art de la prudence [1647] ; un monde soumis au principe général selon lequel « les choses ne passent pas pour ce qu’elles sont mais pour ce qu’elles paraissent » (§99 et §130). Dans ce monde de l’ambiguïté, « les passions sont les brèches de l’âme. La science du plus grand usage et l’art de dissimuler […] Que la circonspection combatte contre la curiosité » (§98). Dans son traité De l’honnête dissimulation [1641], Torquato Accetto soulignait déjà que l’amour constitue un cas limite, car il se fait toujours « trop voir » (chap. XIV).
« Je ne vous la nommerai pas, parce qu’elle a vécu avec tant de sagesse, et qu’elle a même caché avec tant de soin, la passion qu’elle avait pour ce Prince, qu’elle a mérité qu’on conserve sa réputation » (p. 356).
La curiosité de la Princesse de Clèves pour Élisabeth dissimulera, plus ou moins bien, sa jalousie, c’est-à-dire son amour pour Nemours : « Si elle eût suivi ses mouvements, elle se serait informée avec soin de l’état de cette affaire [le projet de mariage de Nemours avec Élisabeth] ; mais le même sentiment qui lui donnait de la curiosité l’obligeait à la cacher, et elle s’enquérait seulement de la beauté, de l’esprit et de l’humeur de la Reine Élisabeth. […] Toutes les Dames qui étaient présentes au récit de Madame la Dauphine la remercièrent de les avoir si bien instruites de la Cour d’Angleterre, et entre autres Mme de Clèves, qui ne put s’empêcher de lui faire encore plusieurs questions sur la Reine Élisabeth » (p. 386 et 389). On notera qu’au départ la Princesse parvient à résister à ses mouvements passionnels spontanés – la dissimulation passant alors par une latéralisation de l’objet de ses questions – mais qu’après le long récit de la Dauphine, cette résistance est en partie vaincue. En partie seulement, car ce dont elle ne peut s’empêcher, ce n’est pas de poser des questions sur l’affaire elle-même mais c’est de poser à nouveau des questions sur Élisabeth. Autrement dit, au sein même d’une tactique de dissimulation réussie de sa passion (par la latéralisation des questions), une part de ce mouvement passionnel demeure immaîtrisable et se manifeste par la répétition de ces questions. Si l’objet de ses questions dissimule sa passion, leur fréquence semble toutefois finir par la trahir.
Une difficulté semblable se pose pour la discrétion, qui désigne la vertu consistant à savoir cacher une information ou une passion pour ne pas exposer celles ou ceux qui sont concernés, au nom des convenances sociales. Si la dissimulation cherche avant tout à protéger le sujet même qui la pratique, la discrétion cherche plutôt à protéger la réputation de l’objet de sa passion, en ne la faisant pas paraître aux yeux tous. La Princesse est dite « touchée » de la discrétion de Nemours (p. 398 et p. 436). La discrétion rend possible la production de signes qui ne suscitent pas les soupçons publics car uniquement intelligibles par le seul destinataire : « Ce prince crut pouvoir paraître avec cette couleur sans indiscrétion, puisque Mme de Clèves n’en mettant point, on ne pouvait soupçonner que ce fût la sienne » (p. 440).
Dans la lettre tombée de la poche du Vidame : « Je voulus avoir du temps pour résoudre de quelle sorte j’en devais user avec vous ; je pris et je quittai vingt fois les mêmes résolutions ; mais enfin je vous trouvai indigne de voir ma douleur, et je résolus de ne vous la point faire paraître. […] Je m’arrêtai à cette résolution ; mais qu’elle me fut difficile à prendre, et qu’en vous revoyant elle me parut impossible à exécuter ! » (p. 396). L’échec des résolutions de la volonté contre la force des passions est clairement affirmée par la Princesse : « Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m’entraîne malgré moi : toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensai hier tout ce que je pense aujourd’hui et je fais aujourd’hui tout le contraire de ce que je résolus hier » (p. 416).
Ces extravagances caractérisent à la fois sa conduite passée (« Il trouva qu’il y avait eu de la folie, non pas à venir voir Mme de Clèves sans en être vu, mais à penser de s’en faire voir ; il vit tout ce qu’il n’avait point encore envisagé. Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre, au milieu de la nuit, une personne à qui il n’avait encore jamais parlé de son amour », p. 452 ; « Je crois savoir que M. de Clèves m’a cru plus heureux que je n’étais, et qu’il s’est imaginé que vous aviez approuvé des extravagances, que la passion m’a fait entreprendre sans votre aveu », p. 469), que sa conduite future (« Écoutez-moi, Madame, écoutez-moi ; si ce n’est par bonté, que ce soit du moins pour l’amour de vous-même, et pour vous délivrer des extravagances où m’emporterait infailliblement une passion dont je ne suis plus le maître », p. 467).
« Qu’il n’y a point d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions » (Descartes, Les passions de l’âme, art. 50).
La Reine Dauphine dit ainsi à la Princesse : « Nous parlions de M. de Nemours, […] et nous admirions combien il est changé depuis son retour de Bruxelles ; devant que d’y aller il avait un nombre infini de maîtresses, et c’était même un défaut en lui, car il ménageait également celles qui avaient du mérite et celles qui n’en avaient pas ; depuis qu’il est revenu, il ne connaît ni les unes ni les autres, il n’y a jamais eu un si grand changement ; je trouve même qu’il y en a dans son humeur, et qu’il est moins gai que de coutume » (p. 364).
Cette considération sur son propre amour a été adroitement introduite par l’explication générale que Nemours propose du changement que la Princesse dit avoir subi depuis la violente douleur éprouvée par la mort de sa mère. C’est en effet l’intensité passionnelle qui est considérée comme la cause d’un tel changement, dont Nemours dit lui aussi avoir été victime : « Les grandes afflictions et les passions violentes, repartit M. de Nemours, font de grands changements dans l’esprit ; et, pour moi, je ne me reconnais pas depuis que je suis revenu de Flandres. Beaucoup de gens ont remarqué ce changement, et même Madame la Dauphine m’en parlait encore hier » (p. 381).
Ainsi lorsque Nemours, « si rempli de sa passion », en fait état de manière impersonnelle : « il la conta au Vidame, sans lui nommer la personne et sans lui dire qu’il y eût aucune part ; mais il la conta avec tant de chaleur et avec tant d’admiration que le Vidame soupçonna aisément que cette histoire regardait ce prince » (p. 423).
Le Chevalier de Guise fait montre d’une véritable acribie dans la lecture des signes passionnels tout au long du récit.
La passion n’est pas seulement lue, elle est aussi lectrice : l’instance passionnelle produit des signes, mais elle les interprète aussi.
Nemours signale clairement la valeur d’évidence de ces signes dans la quatrième partie, lorsqu’il « se mit à repasser toutes les actions de Mme de Clèves depuis qu’il en était amoureux » : « Car enfin elle m’aime, disait-il, elle m’aime, je n’en saurais douter ; les plus grands engagements et les plus grandes faveurs ne sont pas des marques si assurées que celles que j’en ai eues », avant de dire à la Princesse : « Vous m’aimez, vous me le cachez inutilement ; vous-même m’en avez donné des marques involontaires. Je sais mon bonheur ; laissez-m’en jouir, cessez de me rendre malheureux. » (p. 454)
« Ce Prince ne fut pas blessé de ce refus : une marque de froideur, dans un temps où elle pouvait avoir de la jalousie, n’était pas un mauvais augure. » (p. 409)
Le visage constitue une véritable surface d’inscription par laquelle l’invisible se rend visible. Il peut ainsi manifester aussi bien des propriétés morales – l’agrément qui procède de la grande valeur de Nemours, le charme qui procède de la personne de la Princesse (p. 333 et p. 338), ou un état de santé général (p. 362) – que, bien sûr, des passions particulières. Nemours perd également la maîtrise de son visage (même s’il la retrouve aussitôt après) lorsque la Reine Dauphine lui demande, devant la Princesse, s’il est bien cet homme aimé en secret d’une femme de la cour qui en fait l’aveu à son mari, dans ce qui constitue un sommet de l’embarras dans le récit (p. 431).
Le signe est ainsi doté, dans le récit, d’une sorte d’irréductible valeur de vérité (même négative), ce qui est peut-être discrètement confirmé par le fait que même les prédictions des astrologues finissent par être vraies. L’horoscope constitue bien un recueil de signes qui prétend régler les destinées.
Le hasard est ainsi chargé d’espoir, aussi bien par Nemours : « Quelle douleur pour ce Prince de ne pas voir Mme de Clèves et de ne la pas voir parce qu’elle ne voulait pas qu’il la vît ! Il s’en allait le lendemain ; il n’avait plus rien à espérer du hasard » (p. 445), que par la Princesse : « Depuis qu’elle l’aimait, il ne s’était point passé de jour qu’elle n’eût craint, ou espéré de le rencontrer, et elle trouva une grande peine à penser qu’il n’était plus au pouvoir du hasard de faire qu’elle le rencontrât » (p. 448).
« M. de Nemours entra comme si le hasard l’eût conduit » (p. 466). Ce hasard artificiel permet de supprimer ponctuellement les effets du hasard véritable : « Ne craignez rien, madame, répliqua-t-il, personne ne sait que je suis ici et aucun hasard n’est à craindre » (p. 467).
C’était auparavant à sa mère que revenait la charge de l’aider à déterminer sa conduite : « si j’avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire » (p. 419).
Le prétexte fonctionne dans le récit comme une cause factice qui dissimule la véritable raison des effets, et évite ainsi d’éveiller les soupçons. Il en va ainsi de la maladie : « Mme de Chartres combattit quelque temps l’opinion de sa fille, comme la trouvant particulière ; mais, voyant qu’elle s’y opiniâtrait, elle s’y rendit, et lui dit qu’il fallait donc qu’elle fît la malade pour avoir un prétexte de n’y pas aller, parce que les raisons qui l’en empêchaient ne seraient pas approuvées et qu’il fallait même empêcher qu’on ne les soupçonnât » (p. 361). La Princesse demandera également à son mari de la dire malade : « Au nom de Dieu, continua-t-elle, trouvez bon que, sur le prétexte de quelque maladie, je ne voie personne » (p. 425). Le deuil peut également être investi de la même fonction. Après avoir reconnu la difficulté de tenir sa résolution de ne plus donner à Nemours de marques de son amour, la Princesse « savait que le seul moyen d’y réussir était d’éviter la présence de ce prince ; et, comme son deuil lui donnait lieu d’être plus retirée que de coutume, elle se servit de ce prétexte pour n’aller plus dans les lieux où il la pouvait voir. Elle était dans une tristesse profonde ; la mort de sa mère en paraissait la cause, et l’on n’en cherchait point d’autre » (p. 383). Signalons que Nemours se sert aussi du prétexte de la maladie : « Une légère maladie lui servit longtemps de prétexte pour demeurer chez lui et pour éviter d’aller dans tous les lieux où il savait bien que Mme de Clèves ne serait pas » (p. 383).
Jean Rousset écrit en ce sens qu’au lieu de les unir « la passion sépare ceux qui s’aiment, elles les contraint à la communication indirecte et finalement, dans la Princesse de Clèves, à la communication impossible » (Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1962, p. 28).
« [M]ais elle voyait aussi qu’elle entreprenait une chose impossible, que de résister en présence au plus aimable homme du monde, qu’elle aimait et dont elle était aimée, et de lui résister sur une chose qui ne choquait ni la vertu, ni la bienséance. Elle jugea que l’absence seule et l’éloignement pouvaient lui donner quelque force ; elle trouva qu’elle en avait besoin, non seulement pour soutenir la résolution de ne se pas engager, mais même pour se défendre de voir Monsieur de Nemours » (p. 476).
Voir, par exemple, Philippe Sellier, « Augustinisme et préciosité au paradis des Valois » [1984], repris dans Port-Royal et la littérature II. Le siècle de saint Augustin, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Sacy, Racine [1999], Paris, H. Champion, 2012, p. 351-367. On peut remarquer qu’un tel repos n’est toutefois pas nécessairement empreint de spiritualité augustinienne. Il est également constitutif de la générosité cartésienne elle-même : « La satisfaction qu’ont toujours ceux qui suivent constamment la vertu est une habitude en leur âme qui se nomme tranquillité et repos de conscience » (Les passions de l’âme, art. 190, AT XI, 471).
« [C]royez que les sentiments que j’ai pour vous seront éternels et qu’ils subsisteront également, quoi que je fasse » (p. 473).
Descartes définit les passions comme « des perceptions ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits » (Les passions de l’âme, art. 27, AT XI, 349).
De ce point de vue, la conduite de la Princesse est très proche de la manière dont Descartes envisage l’irréductible pouvoir de la volonté sur les passions. Après avoir montré que l’âme ne pouvait pas surmonter entièrement les passions les plus vives en raison de l’intensité du mouvement des esprits animaux dans le corps, il précise en quoi réside ultimement le pouvoir de la volonté au comble de la passion : « Le plus que la volonté puisse faire pendant que cette émotion est en sa vigueur, c’est de ne pas consentir à ses effets et de retenir plusieurs des mouvements auxquels elle dispose le corps » (Ibid., art. 46, AT XI, 364).
Ce double caractère de la rougeur trouve par exemple une explication physiologique chez Descartes : « On ne peut pas si facilement s’empêcher de rougir ou de pâlir lorsque quelque passion y dispose, parce que ces changements ne dépendent pas des nerfs et des muscles, ainsi que les précédents, et qu’ils viennent plus immédiatement du cœur, lequel on peut nommer la source des passions, en tant qu’il prépare le sang et les esprits à les produire » (Ibid., art. 114, AT XI, 413). Autrement dit, la rougeur du visage est l’effet de l’agitation du sang dans le corps, qui est constitutive de que Descartes appelle une passion.
Ibid., art. 115 (pour la joie), art. 117 (pour la tristesse – d’autant plus lorsqu’elle est accompagnée de pleurs –, la honte et la colère).
« Vous n’avez pour moi qu’une sorte de bonté qui ne peut me satisfaire ; vous n’avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin ». La réponse consiste en une tentative de fausse détermination causale de sa rougeur : « Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n’aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble ». Tentative déjouée par M. de Clèves : « Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il, c’est un sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre cœur, et je n’en tire l’avantage que j’en dois tirer » (p. 348).
Voir, par exemple, Ronsard, qui décrit ainsi la nature de l’amour : « C’est un plaisir rempli de tristesse,/ C’est un tourment tout confit de liesse,/ Un désespoir où toujours on espère,/ Un espérer où l’on se désespère » (« Chanson [à Olivier de Magny] » [1559], v. 5-8, Œuvres complètes, vol. X, Paris, Klincksieck, 1991, p. 116).
« [A]yez cependant le plaisir de vous être fait aimer d’une personne qui n’aurait rien aimé, si elle ne vous avait jamais vu » (p. 473).
« [V]ous êtes né avec toute les dispositions pour la galanterie, et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux : vous avez déjà eu plusieurs passions ; vous en auriez encore » (p. 471).
« Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne » (Pascal, Pensées, Lafuma 65/Sellier 99/Le Guern 61).
Voir notre article « L’admiration, antichambre des passions dans La Princesse de Clèves », XVIIe siècle, n°294, 2022/1, p. 51-68.
« Elle trouvait qu’elle aurait mieux fait de la découvrir à un mari dont elle connaissait la bonté, et qui aurait eu intérêt à la cacher, que de la laisser voir à un homme qui en était indigne, qui la trompait, qui la sacrifiait peut-être, et qui ne pensait à être aimé d’elle que par un sentiment d’orgueil et de vanité » (p. 398).
« MM. de Guise, dont elle était nièce, avaient beaucoup augmenté leur crédit et leur considération par son mariage ; leur ambition les faisait aspirer à s’égaler aux princes du sang et à partager le pouvoir du Connétable de Montmorency » (p. 334).
« [E]lle trouva même de la douceur à avoir donné ce témoignage de fidélité à un mari qui le méritait si bien, qui avait tant d’estime et tant d’amitié pour elle, et qui venait de lui en donner encore des marques par la manière dont il avait reçu ce qu’elle lui avait avoué » (p. 422).
« Le moyen de ne se pas reconnaître pour cette personne dont on ne savait point le nom, et le moyen de n’être pas pénétrée de reconnaissance et de tendresse, en apprenant, par une voie qui ne lui pouvait être suspecte, que ce Prince, qui touchait déjà son cœur, cachait sa passion à tout le monde, et négligeait pour l’amour d’elle les espérances d’une couronne ? » (p. 379).
« Si Mme de Clèves avait eu d’abord de la douleur par la pensée qu’elle n’avait aucune part à cette aventure, les dernières paroles de Mme la Dauphine lui donnèrent du désespoir, par la certitude de n’y en avoir que trop » (p. 429).
« Mon ami ne se peut flatter d’aucune espérance ; mais, tout malheureux qu’il est, il se trouve heureux d’avoir du moins donné la peur de l’aimer, et il ne changerait pas son état contre celui du plus heureux amant du monde » (p. 432).
« [c]ette certitude lui donna quelque mouvement de colère, par la hardiesse et l’imprudence qu’elle trouvait dans ce qu’il avait entrepris » (p. 455).
« [J]e vous adore, je vous hais ; je vous offense, je vous demande pardon ; je vous admire, j’ai honte de vous admirer » (p. 448).
Devant le caractère inexplicable de la publicité de son aveu, la Princesse en vient à s’interroger sur son mari : « ce serait un mari bien indigne du procédé que l’on aurait eu avec lui ». Nemours se sert alors de la jalousie pour confirmer ce soupçon : « M. de Nemours, qui vit les soupçons de Mme de Clèves sur son mari, fut bien aise de les lui confirmer. Il savait que c’était le plus redoutable rival qu’il eût à détruire. "La jalousie, répondit-il, et la curiosité d’en savoir peut-être davantage que l’on ne lui en a dit, peuvent faire faire bien des imprudences à un mari." » (p. 432).
« Quoiqu’il dût bien s’imaginer que M. de Nemours pouvait trouver souvent des occasions de parler à sa femme, néanmoins la pensée qu’il était chez elle, qu’il y était seul, et qu’il lui pouvait parler de son amour, lui parut dans ce moment une chose si nouvelle et si insupportable, que la jalousie s’alluma dans son cœur avec plus de violence qu’elle n’avait encore fait » (p. 446).
La relation de causalité est d’abord suggérée par Nemours s’imaginant ce que pourrait penser la Princesse : « il jugea bien quels seraient d’abord les sentiments de Mme de Clèves, et quel éloignement elle aurait de lui si elle croyait que le mal de son mari eût été causé par la jalousie » (p. 462), avant d’être clairement affirmée par la Princesse : « Les soupçons que lui a donnés votre conduite inconsidérée lui ont coûté la vie, comme si vous la lui aviez ôtée de vos propres mains » (p. 469). Après le récit, interrompu, de son Gentilhomme, M. de Clèves éprouve « en même temps la douleur que cause l’infidélité d’une Maîtresse et la honte d’être trompée par une femme » (p. 457).
« Les raisons qu’elle avait de ne point épouser Monsieur de Nemours lui paraissaient fortes du côté de son devoir et insurmontables du côté de son repos. La fin de l’amour de ce Prince, et les maux de la jalousie qu’elle croyait infaillibles dans un mariage, lui montraient un malheur certain où elle s’allait jeter » (p. 475-476). On peut se demander si, parmi ces deux raisons invoquées, la seconde ne constitue pas la conséquence malheureusement nécessaire de la première : l’inconstance présumée de l’amour de Nemours engendrera, in fine, la jalousie, qui constitue ce mal le plus insupportable dont elle a fait l’épreuve réelle, en dépit du caractère fictif de sa cause, lors de la lecture de la lettre (de Madame de Thémines) qu’elle croyait adressée à Nemours : « Mais elle se trompait elle-même ; et ce mal qu’elle trouvait si insupportable, était la jalousie avec toutes les horreurs dont elle peut être accompagnée » (p. 397).
« Et si on juge que ce soit un bien de le [l’objet aimé] posséder ou d’être associé avec lui d’autre façon que de volonté, on le désire : ce qui est aussi l’un des plus ordinaires effets de l’amour » (Les passions de l’âme, art. 81, AT XI, 388). L’article 79 définissait l’amour comme « une émotion de l’âme causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables » (art. 79). Vouloir se joindre à l’objet plus étroitement que par la simple volonté, c’est transformer cette jonction de volonté, qui s’accommode de l’absence de l’objet, qu’est l’amour, en une jonction qui requiert la présence réelle de l’objet, car elle vise l’effectivité, c’est-à-dire en désir. Un tel désir de possession détermine aussi l’amour de la Reine pour le Vidame. À ce dernier qui jure n’avoir d’attachement pour aucune femme de la cour, la première répond : « – Je le veux croire, repartit la Reine, parce que je le souhaite ; et je le souhaite, parce que je désire que vous soyez entièrement attaché à moi, et qu’il serait impossible que je fusse contente de votre amitié si vous étiez amoureux » (p. 404).
« Mais le principal [désir issu de l’agrément] est celui qui vient des perfections qu’on imagine en une personne qu’on pense pouvoir devenir un autre soi-même car, avec la différence du sexe, que la nature a mise dans les hommes ainsi que dans les animaux sans raison, elle a mis aussi certaines impressions dans le cerveau qui font qu’en certain âge et en certain temps on se considère comme défectueux et comme si on n’était que la moitié d’un tout dont une personne de l’autre sexe doit être l’autre moitié, en sorte que l’acquisition de cette moitié est confusément représentée par la nature comme le plus grand de tous les biens imaginables. Et encore qu’on voie plusieurs personnes de cet autre sexe, on n’en souhaite pas pour cela plusieurs en même temps, d’autant que la nature ne fait point imaginer qu’on ait besoin de plus d’une moitié. Mais lorsqu’on remarque quelque chose en une qui agrée davantage que ce qu’on remarque au même temps dans les autres, cela détermine l’âme à sentir pour celle-là seule toute l’inclination que la nature lui donne à rechercher le bien qu’elle lui représente comme le plus grand qu’on puisse posséder ; et cette inclination ou ce désir qui naît ainsi de l’agrément est appelé du nom d’amour plus ordinairement que la passion d’amour qui a ci-dessus été décrite. Aussi a-t-il de plus étranges effets, et c’est lui qui sert de principale matière aux faiseurs de romans et aux poètes » (AT XI, 395-396).
Il faudrait distinguer à ce titre la force respective des signes corporels, des signes langagiers oraux (les discours et les paroles) et des signes langagiers écrits (les lettres et les billets). Concernant la lettre de Madame de Thémines, les discours de Nemours ne suffisent pas à persuader la Princesse qu’il n’en est pas le destinataire. Seul un écrit semble pouvoir surmonter la force d’un autre écrit : ce sera la fonction du billet de Madame d’Amboise, amie de Madame de Thémines, que le Vidame donne à Nemours pour qu’il puisse se justifier. En effet, ce billet tire la Princesse hors de sa « situation » de froideur et d’indifférence (p. 411).
La formule revient deux fois : « M. de Nemours était bien aise de faire durer un temps qui lui était si agréable et oubliait les intérêts de son ami. Mme de Clèves ne s’ennuyait pas et oubliait aussi les intérêts de son oncle » (p. 414).
« [E]lle trouvait qu’elle était d’intelligence avec M. de Nemours ; qu’elle trompait le mari du monde qui mérite le moins d’être trompé » (p. 415).
Table des matières
De La Princesse de Clèves au Fils naturel. L'invention de la scène (Journée d'étude d'Aix)
Illustrer La Princesse de Clèves : scènes textuelles / scènes visuelles
Figure(s) dans La Princesse de Clèves. Ce qui manque à la scène ?
L’invention de la scène comme dispositif : Diderot, Entretiens sur le Fils naturel
“Négligez les coups de théâtre, cherchez des tableaux” : la scène picturale selon les Entretiens sur le Fils naturel
La scène de l’absence : Du Fils naturel au Paradoxe sur le comédien
La mise en scène de la vertu sensible dans Le Fils naturel et les Entretiens avec Dorval
La Princesse de Clèves (Journée d'étude du Mans)
Sait-on comment finit La Princesse de Clèves ?
Une lecture seiziémiste de La Princesse de Clèves
De la querelle de La Princesse de Clèves aux critiques modernes : lectures du roman et enjeux moraux
Conscience, volonté et distance critique dans La Princesse de Clèves
La passion et ses signes. La maîtrise de soi dans La Princesse de Clèves
Faut-il réécrire La Princesse de Clèves ? Les objets dérivés et leur quête
Journée d'agrégation du 4 décembre 2021
Archaïsmes lexicaux et néologismes chez Charles Perrault et Marie-Catherine d’Aulnoy
« Honni soit qui mal y pense » : le jeu des proverbes dans les contes de Perrault et de Mme d’Aulnoy
Le Colloque des chiens de Cervantès : une conclusion ironique et sceptique
Du Bellay, entre tradition et innovation (Regrets, Antiquités et Songe)